Histoire de la grandeur et de la décadence de César Birotteau

Histoire de la grandeur et de la décadence de César Birotteau

d’ Honoré de Balzac

A MONSIEUR ALPHONSE DE LAMARTINE,

Son admirateur DE BALZAC.

Chapitre 1 César à son apogée

Durant les nuits d’hiver, le bruit ne cesse dans la rue Saint-Honoré que pendant un instant&|160;; les maraîchers y continuent, en allant à la Halle, le mouvement qu’ont fait les voitures qui reviennent du spectacle ou du bal. Au milieu de ce point d’orgue qui, dans la grande symphonie du tapage parisien, se rencontre vers une heure du matin, la femme de monsieur César Birotteau, marchand parfumeur établi près de la place Vendôme, fut réveillée en sursaut par un épouvantable rêve. La parfumeuse s’était vue double, elle s’était apparu à elle-même en haillons,tournant d’une main sèche et ridée le bec de canne de sa propre boutique, où elle se trouvait à la fois et sur le seuil de la porte et sur son fauteuil dans le comptoir ; elle se demandait l’aumône, elle s’entendait parler à la porte et au comptoir. Elle voulut saisir son mari et posa la main sur une place froide. Sapeur devint alors tellement intense qu’elle ne put remuer son cou qui se pétrifia : les parois de son gosier se collèrent, la voix lui manqua ; elle resta clouée sur son séant, les yeux agrandis et fixes, les cheveux douloureusement affectés, les oreilles pleines de sons étranges, le cœur contracté mais palpitant, enfin tout à la fois en sueur et glacée au milieu d’une alcôve dont les deux battants étaient ouverts. La peur est un sentiment morbifique à demi, qui presse si violemment la machine humaine que les facultés y sont soudainement portées soit au plus haut degré de leur puissance, soit au dernier de la désorganisation. La Physiologie a été pendant long-temps surprise de ce phénomène qui renverse ses systèmes et bouleverse ses conjectures, quoiqu’il soit tout simplement un foudroiement opéré à l’intérieur, mais, comme tous les accidents électriques bizarre, et capricieux dans ses modes. Cette explication deviendra vulgaire le jour où les savants auront reconnu le rôle immense que joue l’électricité dans la pensée humaine. Madame Birotteau subit alors quelques-unes des souffrances en quelque sorte lumineuses que procurent ces terribles décharges de la volonté répandue ou concentrée par un mécanisme inconnu. Ainsi pendant un laps detemps, fort court en l’appréciant à la mesure de nos montres, maisincommensurable au compte de ses rapides impressions, cette pauvrefemme eut le monstrueux pouvoir d’émettre plus d’idées, de fairesurgir plus de souvenirs que dans l’état ordinaire de ses facultéselle n’en aurait conçu pendant toute une journée. La poignantehistoire de ce monologue peut se résumer en quelques mots absurdes,contradictoires et dénués de sens comme il le fut.

– Il n’existe aucune raison qui puisse faire sortir Birotteau demon lit&|160;! Il a mangé tant de veau que peut-être est-ilindisposé&|160;? Mais s’il était malade il m’aurait éveillée.Depuis dix-neuf ans que nous couchons ensemble dans ce lit, danscette même maison, jamais il ne lui est arrivé de quitter sa placesans me le dire, pauvre mouton&|160;! Il n’a découché que pourpasser la nuit au corps-de-garde. S’est-il couché ce soir avecmoi&|160;? Mais oui, mon Dieu, suis-je bête&|160;!

Elle jeta les yeux sur le lit, et vit le bonnet de nuit de sonmari qui conservait la forme presque conique de la tête.

– Il est donc mort&|160;! Se serait-il tué&|160;? reprit-elle.Depuis deux ans qu’ils l’ont nommé adjoint au maire, il esttout je ne sais comment. Le mettre dans les fonctionspubliques, n’est-ce pas, foi d’honnête femme, à faire pitié&|160;?Ses affaires vont bien, il m’a donné un châle. Elles vont malpeut-être&|160;? Bah&|160;! je le saurais. Sait-on jamais ce qu’unhomme a dans son sac&|160;? ni une femme non plus&|160;? ça n’estpas un mal. Mais n’avons-nous pas vendu pour cinq mille francsaujourd’hui&|160;? D’ailleurs un adjoint ne peut pas se fairemourir soi-même, il connaît trop bien les lois. Où doncest-il&|160;?

Elle ne pouvait ni tourner le cou, ni avancer la main pour tirerun cordon de sonnette qui aurait mis en mouvement une cuisinière,trois commis et un garçon de magasin. En proie au cauchemar quicontinuait dans son état de veille, elle oubliait sa fillepaisiblement endormie dans une chambre contigüe à la sienne, etdont la porte donnait au pied de son lit. Enfin elle cria : -Birotteau&|160;! et ne reçut aucune réponse. Elle croyait avoircrié le nom, et ne l’avait prononcé que mentalement.

– Aurait-il une maîtresse&|160;? Il est trop bête, reprit-elle.D’ailleurs, il m’aime trop pour cela. N’a-t-il pas dit à madameRoguin qu’il ne m’avait jamais fait d’infidélité, même en pensée.C’est la probité venue sur terre, cet homme-là. Si quelqu’un méritele paradis, n’est-ce pas lui&|160;? De quoi peut-il s’accuser à sonconfesseur&|160;? il lui dit des nunu. Pour un royalistequ’il est, sans savoir pourquoi, par exemple, il ne fait guère bienmousser sa religion. Pauvre chat, il va dès huit heures en cachetteà la messe, comme s’il allait dans une maison de plaisir. Il craintDieu, pour Dieu même : l’enfer ne le concerne guère. Commentaurait-il une maîtresse&|160;? il quitte si peu ma jupe qu’il m’enennuie. Il m’aime mieux que ses yeux, il s’aveuglerait pour moi.Pendant dix-neuf ans, il n’a jamais proféré de parole plus haut quel’autre, parlant à ma personne. Sa fille ne passe qu’après moi.Mais Césarine est là, Césarine&|160;! Césarine&|160;! Il n’a jamaiseu de pensée qu’il ne me l’ait dite. Il avait bien raison, quand ilvenait au PETIT MATELOT, de prétendre que je ne le connaîtrais qu’àl’user. Et plus là&|160;!… voilà de l’extraordinaire.

Elle tourna péniblement la tête et regarda furtivement a traverssa chambre, alors pleine de ces pittoresques effets de nuit quifont le désespoir du langage, et semblent appartenir exclusivementau pinceau des peintres de genre. Par quels mots rendre leseffroyables zigzags que produisent les ombres portées, lesapparences fantastiques des rideaux bombés par le vent, les jeux dela lumière incertaine que projette la veilleuse dans les plis ducalicot rouge, les flammes que vomit une patère dont le centrerutilant ressemble à l’oeil d’un voleur, l’apparition d’une robeagenouillée, enfin toutes les bizarreries qui effraientl’imagination au moment où elle n’a de puissance que pour percevoirdes douleurs et pour les agrandir. Madame Birotteau crut voir uneforte lumière dans la pièce qui précédait sa chambre, et pensa toutà coup au feu&|160;; mais en apercevant un foulard rouge, qui luiparut être une mare de sang répandu, les voleurs l’occupèrentexclusivement, surtout quand elle voulut trouver les traces d’unelutte dans la manière dont les meubles étaient placés. Au souvenirde la somme qui était en caisse, une crainte généreuse éteignit lesfroides ardeurs du cauchemar&|160;; elle s’élança tout effarée, enchemise, au milieu de sa chambre, pour secourir son mari, qu’ellesupposait aux prises avec des assassins.

– Birotteau&|160;! Birotteau&|160;! cria-t-elle enfin d’une voixpleine d’angoisses.

Elle trouva le marchand parfumeur au milieu de la pièce voisine,une aune à la main et mesurant l’air, mais si mal enveloppé dans sarobe de chambre d’indienne verte, à pois couleur chocolat, que lefroid lui rougissait les jambes sans qu’il le sentît, tant il étaitpréoccupé. Quand César se retourna pour dire à sa femme : – Ehbien&|160;! que veux-tu, Constance&|160;? son air, comme celui deshommes distraits par des calculs, fut si exorbitamment niais, quemadame Birotteau se mit à rire.

– Mon Dieu, César, es-tu original comme ça&|160;! dit-elle.Pourquoi me laisses-tu seule sans me prévenir&|160;? J’ai manquémourir de peur, je ne savais quoi m’imaginer. Que fais-tu donc là,ouvert à tous vents&|160;? Tu vas t’enrhumer comme un loup.M’entends-tu, Birotteau&|160;?

– Oui, ma femme, me voilà, répondit le parfumeur en rentrantdans la chambre.

– Allons, arrive donc te chauffer, et dis-moi quelle lubie tuas, reprit madame Birotteau en écartant les cendres du feu, qu’elles’empressa de rallumer. Je suis gelée. Etais-je bête de me lever enchemise&|160;! Mais j’ai vraiment cru qu’on t’assassinait.

Le marchand posa son bougeoir sur la cheminée, s’enveloppa danssa robe de chambre, et alla chercher machinalement à sa femme unjupon de flanelle.

– Tiens, mimi, couvre-toi donc, dit-il. Vingt-deux sur dix-huit,reprit-il en continuant son monologue, nous pouvons avoir unsuperbe salon.

– Ah çà, Birotteau, te voilà donc en train de devenir fou&|160;?rêves-tu&|160;?

– Non, ma femme, je calcule.

– Pour faire tes bêtises, tu devrais bien au moins attendre lejour, s’écria-t-elle en rattachant son jupon sous sa camisole pouraller ouvrir la porte de la chambre où couchait sa fille.

– Césarine dort, dit-elle, elle ne nous entendra point. Voyons,Birotteau, parle donc. Qu’as-tu&|160;?

– Nous pouvons donner le bal.

– Donner un bal&|160;! nous&|160;? Foi d’honnête femme, turêves, mon cher ami.

– Je ne rêve point, ma belle biche blanche. Ecoute&|160;? ilfaut toujours faire ce qu’on doit relativement à la position oùl’on se trouve. Le gouvernement m’a mis en évidence, j’appartiensau gouvernement&|160;; nous sommes obligés d’en étudier l’esprit etd’en favoriser les intentions en les développant. Le duc deRichelieu vient de faire cesser l’occupation de la France. Selonmonsieur de La Billardière, les fonctionnaires qui représentent laville de Paris doivent se faire un devoir, chacun dans la sphère deses influences, de célébrer la libération du territoire. Témoignonsun vrai patriotisme qui fera rougir celui des soi-disant libéraux,ces damnés intrigants, hein&|160;? Crois-tu que je n’aime pas monpays&|160;? Je veux montrer aux libéraux, à mes ennemis, qu’aimerle roi, c’est aimer la France&|160;!

– Tu crois donc avoir des ennemis, mon pauvreBirotteau&|160;?

– Mais oui, ma femme, nous avons des ennemis. Et la moitié denos amis dans le quartier sont nos ennemis. Ils disent tous :Birotteau a la chance, Birotteau est un homme de rien, le voilàcependant adjoint, tout lui réussit. Eh bien&|160;! ils vont êtreencore joliment attrapés. Apprends la première que je suischevalier de la Légion-d’Honneur : le roi a signé hierl’ordonnance.

– Oh&|160;! alors, dit madame Birotteau tout émue, faut donnerle bal, mon bon ami. Mais qu’as-tu donc tant fait pour avoir lacroix&|160;?

– Quand hier monsieur de La Billardière m’a dit cette nouvelle,reprit Birotteau embarrassé, je me suis aussi demandé, comme toi,quels étaient mes titres&|160;; mais en revenant j’ai fini par lesreconnaître et par approuver le gouvernement. D’abord, je suisroyaliste, j’ai été blessé à Saint-Roch en vendémiaire, n’est-cepas quelque chose que d’avoir porté les armes dans ce temps-là pourla bonne cause&|160;? Puis, selon quelques négociants, je me suisacquitté de mes fonctions consulaires à la satisfaction générale.Enfin, je suis adjoint, le roi accorde quatre croix au corpsmunicipal de la ville de Paris. Examen fait des personnes qui,parmi les adjoints, pouvaient être décorées, le préfet m’a porté lepremier sur la liste. Le roi doit d’ailleurs me connaître : grâceau vieux Ragon, je lui fournis la seule poudre dont il veuillefaire usage&|160;; nous possédons seuls la recette de la poudre dela feue reine, pauvre chère auguste victime&|160;! Le maire m’aviolemment appuyé. Que veux-tu&|160;? Si le roi me donne la croixsans que je la lui demande, il me semble que je ne peux pas larefuser sans lui manquer à tous égards. Ai-je voulu êtreadjoint&|160;? Aussi, ma femme, puisque nous avons le vent enpompe, comme dit ton oncle Pillerault quand il est dans sesgaietés, suis-je décidé à mettre chez nous tout d’accord avec notrehaute fortune. Si je puis être quelque chose, je me risquerai àdevenir ce que le bon Dieu voudra que je sois, sous-préfet, si telest mon destin. Ma femme, tu commets une grave erreur en croyantqu’un citoyen a payé sa dette à son pays après avoir débité pendantvingt ans des parfumeries à ceux qui venaient en chercher. Sil’Etat réclame le concours de nos lumières, nous les lui devons,comme nous lui devons l’impôt mobilier, les portes et fenêtres,et caetera. As-tu donc envie de toujours rester dans toncomptoir&|160;? Il y a, Dieu merci, bien assez long-temps que tu yséjournes. Le bal sera notre fête à nous. Adieu le détail, pour tois’entend. Je brûle notre enseigne de LA REINE DES ROSES, j’effacesur notre tableau CESAR BIROTTEAU, MARCHAND PARFUMEUR, SUCCESSEURDE RAGON, et mets tout bonnement Parfumeries, en grosseslettres d’or. Je place à l’entresol le bureau, la caisse, et unjoli cabinet pour toi. Je fais mon magasin de l’arrière-boutique,de la salle à manger et de la cuisine actuelles. Je loue le premierétage de la maison voisine, où j’ouvre une porte dans le mur. Jeretourne l’escalier, afin d’aller de plain-pied d’une maison àl’autre. Nous aurons alors un grand appartement meublé auxoiseaux&|160;!

Oui, je renouvelle ta chambre, je te ménage un boudoir, et donneune jolie chambre à Césarine. La demoiselle de comptoir que tuprendras, notre premier commis et ta femme de chambre (oui, madame,vous en aurez une&|160;!) logeront au second. Au troisième, il yaura la cuisine, la cuisinière et le garçon de peine. Le quatrièmesera notre magasin général de bouteilles, cristaux et porcelaines.L’atelier de nos ouvrières dans le grenier&|160;! Les passants neverront plus coller les étiquettes, faire des sacs, trier desflacons, boucher des fioles. Bon pour la rue Saint-Denis&|160;;mais rue Saint-Honoré, fi donc&|160;! mauvais genre. Notre magasindoit être cossu comme un salon. Dis donc, sommes-nous les seulsparfumeurs qui soient dans les honneurs&|160;? N’y a-t-il pas desvinaigriers, des marchands de moutarde qui commandent la gardenationale, et qui sont très-bien vus au château&|160;? Imitons-les,étendons notre commerce, et en même temps poussons-nous dans leshautes sociétés.

– Tiens, Birotteau, sais-tu ce que je pense en t’écoutant&|160;?Eh bien&|160;! tu me fais l’effet d’un homme qui cherche midi àquatorze heures. Souviens-toi de ce que je t’ai conseillé quand ila été question de te nommer maire : ta tranquillité avanttout&|160;!  » Tu es fait, t’ai-je dit, pour être en évidence, commemon bras pour faire une aile de moulin. Les grandeurs seraient taperte.  » Tu ne m’as pas écoutée, la voilà venue notre perte. Pourjouer un rôle politique, il faut de l’argent, en avons-nous&|160;?Comment, tu veux brûler ton enseigne qui a coûté six cents francs,et renoncer à la Reine des Roses, à ta vraie gloire&|160;? Laissedonc les autres être des ambitieux. Qui met la main à un bûcher enretire de la flamme, est-ce vrai&|160;? la politique brûleaujourd’hui. Nous avons cent bons mille francs, écus, placés endehors de notre commerce, de notre fabrique et de nosmarchandises&|160;? Si tu veux augmenter la fortune, agisaujourd’hui comme en 1793 : les rentes sont à soixante-douzefrancs, achète des rentes. Tu auras dix mille livres de revenu,sans que ce placement nuise à nos affaires. Profite de cerevirement pour marier notre fille, vends notre fonds et allonsdans ton pays. Comment, pendant quinze ans, tu n’as parlé qued’acheter les Trésorières, ce joli petit bien près deChinon, où il y a des eaux, des prés, des bois, des vignes, deuxmétairies, qui rapporte mille écus, dont l’habitation nous plaît àtous deux, que nous pouvons avoir encore pour soixante millefrancs, et monsieur veut aujourd’hui devenir quelque chose dans legouvernement&|160;? Souviens-toi donc de ce que nous sommes, desparfumeurs. Il y a seize ans, avant que tu n’eusses inventé laDOUBLE PATE DES SULTANES et l’EAU CARMINATIVE, si l’on était venute dire :  » Vous allez avoir l’argent nécessaire pour acheter lesTrésorières  » ne te serais-tu pas trouvé mal de joie&|160;? Ehbien&|160;! tu peux acquérir cette propriété, dont tu avais tantenvie que tu n’ouvrais la bouche que de ça, maintenant tu parles dedépenser en bêtises un argent gagné à la sueur de notre front, jepeux dire le nôtre, j’ai toujours été assise dans ce comptoir partous les temps comme un pauvre chien dans sa niche. Ne vaut-il pasmieux avoir un pied à terre chez ta fille, devenue la femme d’unnotaire de Paris, et vivre huit mois de l’année à Chinon, que decommencer ici à faire de cinq sous six blancs, et de six blancsrien. Attends la hausse des fonds publics, tu donneras huit millelivres de rente à ta fille, nous en garderons deux mille pour nous,le produit de notre fonds nous permettra d’avoir les Trésorières.Là, dans ton pays, mon bon petit chat, en emportant notre mobilierqui vaut gros, nous serons comme des princes, tandis qu’ici faut aumoins un million pour faire figure.

– Voilà où je t’attendais, ma femme, dit César Birotteau. Je nesuis pas assez bête encore (quoique tu me croies bien bête,toi&|160;!) pour ne pas avoir pensé à tout. Ecoute-moi bien.Alexandre Crottat nous va comme un gant pour gendre, et il aural’étude de Roguin&|160;; mais crois-tu qu’il se contente de centmille francs de dot (une supposition que nous donnions tout notreavoir liquide pour établir notre fille, et c’est mon avis.J’aimerais mieux n’avoir que du pain sec pour le reste de mesjours, et la voir heureuse comme une reine, enfin la femme d’unnotaire de Paris, comme tu dis). Eh bien&|160;! cent mille francsou même huit mille livres de rente ne sont rien pour acheterl’étude à Roguin. Ce petit Xandrot, comme nous l’appelons, nouscroit, ainsi que tout le monde, bien plus riches que nous ne lesommes. Si son père, ce gros fermier qui est avare comme uncolimaçon, ne vend pas pour cent mille francs de terres, Xandrot nesera pas notaire, car l’étude à Roguin vaut quatre ou cinq centmille francs. Si Crottat n’en donne pas moitié comptant, comment setirerait-il d’affaire&|160;? Césarine doit avoir deux cent millefrancs de dot&|160;; et je veux nous retirer bons bourgeois deParis avec quinze mille livres de rentes. Hein&|160;! Si je tefaisais voir ça clair comme le jour, n’aurais-tu pas la margoulettefermée&|160;?

– Ah&|160;! si tu as le Pérou…

– Oui, j’ai, ma biche. Oui, dit-il en prenant sa femme la tailleet la frappant à petits coups, ému par une joie qui anima tous sestraits. Je n’ai point voulu te parler de cette affaire avantqu’elle ne fût cuite&|160;; mais, ma foi, demain je la terminerai,peut-être. Voici : Roguin m’a proposé une spéculation si sûre qu’ils’y met avec Ragon, avec ton oncle Pillerault et deux autres de sesclients. Nous allons acheter aux environs de la Madeleine desterrains que, suivant les calculs de Roguin, nous aurons pour lequart de la valeur à laquelle ils doivent arriver d’ici à troisans, époque à laquelle, les baux étant expirés, nous deviendronsmaîtres d’exploiter. Nous sommes tous six par portions convenues.Moi je fournis trois cent mille francs, afin d’y être pour troishuitièmes. Si quelqu’un de nous a besoin d’argent, Roguin lui entrouvera sur sa part en l’hypothéquant. Pour tenir la queue de lapoêle et savoir comment frira le poisson, j’ai voulu êtrepropriétaire en nom pour la moitié qui sera commune entrePillerault, le bonhomme Ragon et moi. Roguin sera sous le nom d’unmonsieur Charles Claparon, mon co-propriétaire, qui donnera, commemoi, une contre-lettre à ses associés. Les actes d’acquisition sefont par promesses de vente sous seing privé jusqu’à ce que noussoyons maîtres de tous les terrains. Roguin examinera quels sontles contrats qui devront être réalisés, car il n’est pas sûr quenous puissions nous dispenser de l’enregistrement et en rejeter lesdroits sur ceux à qui nous vendrons en détail, mais ce serait troplong à t’expliquer. Les terrains payés, nous n’aurons qu’à nouscroiser les bras, et dans trois ans d’ici nous serons riches d’unmillion. Césarine aura vingt ans, notre fonds sera vendu, nousirons alors à la grâce de Dieu modestement vers les grandeurs.

– Eh bien&|160;! où prendras-tu donc tes trois cent millefrancs&|160;? dit madame Birotteau.

– Tu n’entends rien aux affaires, ma chatte aimée. Je donnerailes cent mille francs qui sont chez Roguin, j’emprunterai quarantemille francs sur les bâtiments et les jardins où sont nos fabriquesdans le faubourg du Temple, nous avons vingt mille francs enportefeuille&|160;; en tout, cent soixante mille francs. Reste centquarante mille autres, pour lesquels je souscrirai des effets àl’ordre de monsieur Charles Claparon, banquier&|160;; il en donnerala valeur, moins l’escompte. Voilà nos cent mille écus payés :qui a terme ne doit rien. Quand les effets arriveront àéchéance, nous les acquitterons avec nos gains. Si nous ne pouvionsplus les solder, Roguin me remettrait des fonds à cinq pour cent,hypothéqués sur ma part de terrain. Mais les emprunts serontinutiles : j’ai découvert une essence pour faire pousser lescheveux, une Huile Comagène&|160;! Livingston m’a posélà-bas une presse hydraulique pour fabriquer mon huile avec desnoisettes qui, sous cette forte pression, rendront aussitôt touteleur huile. Dans un an, suivant mes probabilités, j’aurai gagnécent mille francs, au moins. Je médite une affiche qui commencerapar : A bas les perruques&|160;! dont l’effet seraprodigieux. Tu ne t’aperçois pas de mes insomnies, toi&|160;! Voilàtrois mois que le succès de l’Huile de Macassar m’empêchede dormir, Je veux couler Macassar&|160;!

– Voilà donc les beaux projets que tu roules dans ta cabochedepuis deux mois, sans vouloir m’en rien dire. Je viens de me voiren mendiante à ma propre porte, quel avis du ciel&|160;! Dansquelque temps, il ne nous restera que les yeux pour pleurer. Jamaistu ne feras ça, moi vivante, entends-tu, César&|160;? Il se trouvelà-dessous quelques manigances que tu n’aperçois pas, tu es tropprobe et trop loyal pour soupçonner des friponneries chez lesautres. Pourquoi vient-on t’offrir des millions&|160;? Tu tedépouilles de toutes tes valeurs, tu t’avances au delà de tesmoyens, et si ton huile ne prend pas, si l’on ne trouvepas d’argent, si la valeur des terrains ne se réalise pas, avecquoi paieras-tu tes billets&|160;? est-ce avec les coques de tesnoisettes&|160;? Pour te placer plus haut dans la société, tu neveux plus être en nom, tu veux ôter l’enseigne de la Reine desRoses, et tu vas faire encore tes salamalecs d’affiches et deprospectus qui montreront César Birotteau au coin de toutes lesbornes et au-dessus de toutes les planches, aux endroits où l’onbâtit.

– Oh&|160;! tu n’y es pas. J’aurai une succursale sous le nom dePopinot, dans quelque maison autour de la rue des Lombards, où jemettrai le petit Anselme. J’acquitterai ainsi la dette de lareconnaissance envers monsieur et madame Ragon, en établissant leurneveu, qui pourra faire fortune. Ces pauvres Ragonnins m’ont l’aird’avoir été bien grêlés depuis quelque temps.

– Tiens, ces gens-là veulent ton argent.

– Mais quelles gens donc, ma belle&|160;? Est-ce ton onclePillerault qui nous aime comme ses petits boyaux et dîne avec noustous les dimanches&|160;? Est-ce ce bon vieux Ragon, notreprédécesseur, qui voit quarante ans de probité devant lui, avec quinous faisons notre boston&|160;? Enfin serait-ce Roguin, un notairede Paris, un homme de cinquante-sept ans, qui a vingt-cinq ans denotariat&|160;? Un notaire de Paris, ce serait la fleur des pois,si les honnêtes gens ne valaient pas tous le même prix. Au besoin,mes associés m’aideraient&|160;! Où donc est le complot, ma bicheblanche&|160;? Tiens, il faut que je te dise ton fait&|160;! Foid’honnête homme, je l’ai sur le cœur.

Tu as toujours été défiante comme une chatte&|160;! Aussitôt quenous avons eu pour deux sous à nous dans la boutique, tu croyaisque les chalands étaient des voleurs.

Il faut se mettre à tes genoux afin de te supplier de te laisserenrichir&|160;! Pour une fille de Paris, tu n’as guèred’ambition&|160;! Sans tes craintes perpétuelles, il n’y aurait paseu d’homme plus heureux que moi&|160;!

Si je t’avais écoutée, je n’aurais jamais fait ni la Pâtedes Sultanes, ni l’Eau carminative. Notre boutiquenous a fait vivre, mais ces deux découvertes et nos savons nous ontdonné les cent soixante mille francs que nous possédons clair etnet&|160;!

Sans mon génie, car j’ai du talent comme parfumeur, nous serionsde petits détaillants, nous tirerions le diable par la queue pourjoindre les deux bouts, et je ne serais pas un desnotables négociants qui concourent à l’élection des juges autribunal de commerce, je n’aurais été ni juge ni adjoint. Sais-tuce que je serais&|160;? un boutiquier comme a été le père Ragon,soit dit sans l’offenser, car je respecte les boutiques, le plusbeau de notre nez en est fait&|160;!

Après avoir vendu de la parfumerie pendant quarante ans, nousposséderions, comme lui, trois mille livres de rente&|160;; et auprix où sont les choses dont la valeur a doublé, nous aurions,comme eux, à peine de quoi vivre. (De jour en jour, ce vieuxménage-là me serre le cœur davantage. Il faudra que j’y voie clair,et je saurai le fin mot par Popinot, demain&|160;!)

Si j’avais suivi tes conseils, toi qui as le bonheur inquiet etqui te demandes si tu auras demain ce que tu tiens aujourd’hui, jen’aurais pas de crédit, je n’aurais pas la croix de laLégion-d’Honneur, et je ne serais pas en passe d’être un hommepolitique. Oui, tu as beau branler la tête, si notre affaire seréalise, je puis devenir député de Paris. Ah&|160;! je ne me nommepas César pour rien, tout m’a réussi.

C’est inimaginable, au dehors chacun m’accorde de lacapacité&|160;; mais ici, la seule personne à laquelle je veux tantplaire que je sue sang et eau pour la rendre heureuse, estprécisément celle qui me prend pour une bête.

Ces phrases, quoique scindées par des repos éloquents et lancéescomme des balles, ainsi que font tous ceux qui se posent dans uneattitude récriminatoire, exprimaient un attachement si profond, sisoutenu, que madame Birotteau fut intérieurement attendrie&|160;;mais elle se servit, comme toutes les femmes, de l’amour qu’elleinspirait pour avoir gain de cause.

– Eh bien&|160;! Birotteau, dit-elle, si tu m’aimes, laisse-moidonc être heureuse à mon goût. Ni toi, ni moi, nous n’avons reçud’éducation&|160;; nous ne savons point parler, ni faire unserviteur à la manière des gens du monde, comment veut-onque nous réussissions dans les places du gouvernement&|160;? Jeserai heureuse aux Trésorières, moi&|160;! J’ai toujours aimé lesbêtes et les petits oiseaux, je passerai très-bien ma vie à prendresoin des poulets, à faire la fermière. Vendons notre fonds, marionsCésarine, et laisse ton Imogène. Nous viendrons passer leshivers à Paris, chez notre gendre, nous serons heureux, rien nidans la politique ni dans le commerce ne pourra changer notremanière d’être. Pourquoi vouloir écraser les autres&|160;? Notrefortune actuelle ne nous suffit-elle pas&|160;? Quand tu serasmillionnaire, dîneras-tu deux fois&|160;? as-tu besoin d’une autrefemme que moi&|160;? Vois mon oncle Pillerault&|160;? il s’estsagement contenté de son petit avoir, et sa vie s’emploie à debonnes œuvres. A-t-il besoin de beaux meubles, lui&|160;? Je suissûre que tu m’as commandé le mobilier : j’ai vu venir Braschon ici,ce n’était pas pour acheter de la parfumerie.

– Eh bien&|160;!oui, ma belle, tes meubles sont ordonnés, nostravaux vont être commencés demain et dirigés par un architecte quem’a recommandé monsieur de La Billardière.

– Mon Dieu, s’écria-t-elle, ayez pitié de nous&|160;!

– Mais tu n’es pas raisonnable, ma biche. Est-ce à trente-septans, fraîche et jolie comme tu l’es, que tu peux aller t’enterrer àChinon&|160;? Moi, Dieu merci, je n’ai que trente-neuf ans. Lehasard m’ouvre une belle carrière, j’y entre. En m’y conduisantavec prudence, je puis faire une maison honorable dans labourgeoisie de Paris, comme cela se pratiquait jadis, fonder lesBirotteau, comme il y a des Keller, des Jules Desmarets, desRoguin, des Cochin, des Guillaume, des Lebas, des Nucingen, desSaillard, des Popinot, des Matifat qui marquent ou qui ont marquédans leurs quartiers. Allons donc&|160;! Si cette affaire-làn’était pas sûre comme de l’or en barres…

– Sûre&|160;!

– Oui, sûre. Voilà deux mois que je la chiffre. Sans en avoirl’air, je prends des informations sur les constructions, au bureaude la ville, chez des architectes et chez des entrepreneurs.Monsieur Rohault, le jeune architecte qui va remanier notreappartement, est désespéré de ne pas avoir d’argent pour se mettredans notre spéculation.

– Il y aura des constructions à faire, il vous y pousse pourvous gruger.

– Peut-on attraper des gens comme Pillerault, comme CharlesClaparon et Roguin&|160;? Le gain est sûr comme celui de la Pâtedes Sultanes, vois-tu&|160;?

– Mais, mon cher ami, qu’a donc besoin Roguin de spéculer, s’ila sa charge payée et sa fortune faite&|160;? Je le vois quelquefoispasser plus soucieux qu’un ministre d’Etat, avec un regard endessous que je n’aime pas : il cache des soucis. Sa figure estdevenue, depuis cinq ans, celle d’un vieux débauché. Qui te ditqu’il ne lèvera pas le pied quand il aura vos fonds en main&|160;?Cela s’est vu. Le connaissons-nous bien&|160;? Il a beau depuisquinze ans être notre ami, je ne mettrais pas ma main au feu pourlui. Tiens, il est punais et ne vit pas avec sa femme, il doitavoir des maîtresses qu’il paie et qui le ruinent&|160;; je netrouve pas d’autre cause à sa tristesse. Quand je fais ma toilette,je regarde à travers les persiennes, je le vois rentrer à pied chezlui, le matin, revenant d’où&|160;? personne ne le sait. Il me faitl’effet d’un homme qui a un ménage en ville, qui dépense de soncôté, madame du sien. Est-ce la vie d’un notaire&|160;? S’ilsgagnent cinquante mille francs et qu’ils en mangent soixante, envingt ans on voit la fin de sa fortune, on se trouve nus comme depetits saint Jean&|160;; mais comme on s’est habitué à briller, ondévalise ses amis sans pitié : charité bien ordonnée commence parsoi-même. Il est intime avec ce petit gueux de du Tillet, notreancien commis, je ne vois rien de bon dans cette amitié. S’il n’apas su juger du Tillet, il est bien aveugle&|160;; s’il le connaît,pourquoi le choye-t-il tant&|160;? tu me diras que sa femme aime duTillet&|160;? eh bien&|160;! je n’attends rien de bon d’un hommequi n’a pas d’honneur à l’égard de sa femme. Enfin les possesseursactuels de ces terrains sont donc bien bêtes de donner pour centsous ce qui vaut cent francs&|160;? Si tu rencontrais un enfant quine sût pas ce que vaut un louis, ne lui en dirais-tu pas lavaleur&|160;? Votre affaire me fait l’effet d’un vol, à moi, soitdit sans t’offenser.

– Mon Dieu&|160;! que les femmes sont quelquefois drôles, etcomme elles brouillent toutes les idées&|160;! Si Roguin n’étaitrien dans l’affaire, tu me dirais : Tiens, tiens, César, tu faisune affaire où Roguin n’est pas&|160;; elle ne vaut rien. A cetteheure, il est là comme une garantie, et tu me dis…

– Non, c’est un monsieur Claparon.

– Mais un notaire ne peut pas être en nom dans unespéculation.

– Pourquoi fait-il alors une chose que lui interdit laloi&|160;? Que me répondras-tu, toi qui ne connais que laloi&|160;?

– Laisse-moi donc continuer. Roguin s’y met, et tu me dis quel’affaire ne vaut rien&|160;? Est-ce raisonnable&|160;? Tu me disencore : Il fait une chose contre la loi. Mais il s’y mettraostensiblement s’il le faut. Tu me dis maintenant : Il est riche.Ne peut-on pas m’en dire autant à moi&|160;? Ragon et Pilleraultseraient-ils bien venus à me dire : Pourquoi faites-vous cetteaffaire, vous qui avez de l’argent comme un marchand decochons&|160;?

– Les commerçants ne sont pas dans la position des notaires, ditmadame Birotteau.

– Enfin, ma conscience est bien intacte, dit César encontinuant. Les gens qui vendent, vendent par nécessité&|160;; nousne les volons pas plus qu’on ne vole ceux à qui on achète desrentes à soixante-quinze. Aujourd’hui, nous acquérons les terrainsà leur prix d’aujourd’hui&|160;; dans deux ans, ce sera différent,comme pour les rentes. Sachez, Constance-Barbe-JoséphinePillerault, que vous ne prendrez jamais César Birotteau à faire uneaction qui soit contre la plus rigide probité, ni contre la loi, nicontre la conscience, ni contre la délicatesse. Un homme établidepuis dix-huit ans être soupçonné d’improbité dans sonménage&|160;!

– Allons, calme-toi, César&|160;! Une femme qui vit avec toidepuis ce temps connaît le fond de ton âme. Tu es le maître, aprèstout. Cette fortune, tu l’as gagnée, n’est-ce pas&|160;? elle est àtoi, tu peux la dépenser. Nous serions réduites à la dernièremisère, ni moi ni ta fille nous ne te ferions un seul reproche.Mais écoute : quand tu inventais ta Pâte des Sultanes et ton EauCarminative, que risquais-tu&|160;? des cinq à six mille francs.Aujourd’hui, tu mets toute ta fortune sur un coup de cartes, tun’es pas seul à le jouer, tu as des associés qui peuvent se montrerplus fins que toi. Donne ton bal, renouvelle ton appartement, faisdix mille francs de dépense, c’est inutile, ce n’est pas ruineux.Quant à ton affaire de la Madeleine, je m’y oppose formellement. Tues parfumeur, sois parfumeur, et non pas revendeur de terrains.Nous avons un instinct qui ne nous trompe pas, nous autresfemmes&|160;! Je t’ai prévenu, maintenant agis à ta tête. Tu as étéjuge au tribunal de commerce, tu connais les lois, tu as bien menéta barque, je te suivrai, César&|160;! Mais je tremblerai jusqu’àce que je voie notre fortune solidement assise, et Césarine bienmariée. Dieu veuille que mon rêve ne soit pas uneprophétie&|160;!

Cette soumission contraria Birotteau, qui employa l’innocenteruse à laquelle il avait recours en semblable occasion.

– Ecoute, Constance, je n’ai pas encore donné ma parole&|160;;mais c’est tout comme.

– Oh&|160;! César, tout est dit, n’en parlons plus. L’honneurpasse avant la fortune. Allons, couche-toi, mon cher ami, nousn’avons plus de bois. D’ailleurs, nous serons toujours mieux au litpour causer, si cela t’amuse. Oh&|160;! le vilain rêve&|160;! MonDieu&|160;! se voir soi-même&|160;! Mais c’est affreux&|160;!Césarine et moi, nous allons joliment faire des neuvaines pour lesuccès de tes terrains.

– Sans doute l’aide de Dieu ne nuit à rien, dit gravementBirotteau. Mais l’essence de noisettes est aussi une puissance, mafemme&|160;! J’ai fait cette découverte comme autrefois celle de laDouble Pâte des Sultanes, par hasard : la première fois en ouvrantun livre, cette fois en regardant la gravure d’Héro et Léandre. Tusais, une femme qui verse de l’huile sur la tête de son amant,est-ce gentil&|160;? Les spéculations les plus sûres sont cellesqui reposent sur la vanité, sur l’amour-propre, l’envie deparaître. Ces sentiments-là ne meurent jamais.

– Hélas&|160;! je le vois bien.

– A un certain âge, les hommes feraient les cent coups pouravoir des cheveux, quand ils n’en ont pas. Depuis quelque temps,les coiffeurs me disent qu’ils ne vendent pas seulement leMacassar, mais toutes les drogues bonnes à teindre lescheveux, ou qui passent pour les faire pousser. Depuis la paix, leshommes sont bien plus auprès des femmes, et elles n’aiment pas leschauves, hé&|160;! hé&|160;! mimi&|160;! La demande de cetarticle-là s’explique donc par la situation politique. Unecomposition qui vous entretiendrait les cheveux en bonne santé sevendrait comme du pain, d’autant que cette Essence sera sans douteapprouvée par l’Académie des Sciences. Mon bon monsieur Vauquelinm’aidera peut-être encore. J’irai demain lui soumettre mon idée, enlui offrant la gravure que j’ai fini par trouver après deux ans derecherches en Allemagne. Il s’occupe précisément de l’analyse descheveux. Chiffreville, son associé pour sa fabrique de produitschimiques, me l’a dit. Si ma découverte s’accorde avec les siennes,mon Essence serait achetée par les deux sexes. Mon idée est unefortune, je le répète. Mon Dieu, je n’en dors pas. Eh&|160;! parbonheur, le petit Popinot a les plus beaux cheveux du monde. Avecune demoiselle de comptoir qui aurait des cheveux longs à tomberjusqu’à terre et qui dirait, si la chose est possible sans offenserDieu ni le prochain, que l’huile Comagène (car ce sera décidémentune huile) y est pour quelque chose, les têtes des grisons sejetteraient là-dessus comme la pauvreté sur le monde. Dis-donc,mignonne, et ton bal&|160;? Je ne suis pas méchant, mais jevoudrais bien rencontrer ce petit drôle de du Tillet, qui faitle gros avec sa fortune, et qui m’évite toujours à la Bourse.Il sait que je connais un trait de lui qui n’est pas beau.Peut-être ai-je été trop bon avec lui. Est-ce drôle, ma femme,qu’on soit toujours puni de ses bonnes actions, ici-bass’entend&|160;! Je me suis conduit comme un père envers lui, tu nesais pas tout ce que j’ai fait pour lui.

– Tu me donnes la chair de poule rien que de m’en parler. Si tuavais su ce qu’il voulait faire de toi, tu n’aurais pas gardé lesecret sur le vol des trois mille francs, car j’ai deviné lamanière dont l’affaire s’est arrangée. Si tu l’avais envoyé enpolice correctionnelle, peut-être aurais-tu rendu service à bien dumonde.

– Que prétendait-il donc faire de moi&|160;?

– Rien. Si tu étais en train de m’écouter ce soir, je tedonnerais un bon conseil, Birotteau, ce serait de laisser ton duTillet.

– Ne trouverait-on pas extraordinaire de voir exclu de chez moiun commis que j’ai cautionné pour les premiers vingt mille francsavec lesquels il a commencé les affaires&|160;? Va, faisons le bienpour le bien. D’ailleurs, du Tillet s’est peut-être amendé.

– Il faudra mettre tout cen dessus dessous ici.

– Que dis-tu donc avec tel cen dessus dessous&|160;? Mais toutsera rangé comme un papier de musique. Tu as donc déjà oublié ceque je viens de te dire relativement à l’escalier et à ma locationdans la maison voisine que j’ai arrangée avec le marchand deparapluies, Cayron&|160;? Nous devons aller ensemble demain chezmonsieur Molineux, son propriétaire, car j’ai demain des affairesautant qu’en a un ministre…

– Tu m’as tourné la cervelle avec tes projets, lui ditConstance, je m’y brouille. D’ailleurs, Birotteau, je dors.

– Bonjour, répondit le mari. Ecoute donc, je te dis bonjourparce que nous sommes au matin, mimi. Ah&|160;! la voilà partie,cette chère enfant&|160;! Va, tu seras richissime, ou je perdraimon nom de César.

Quelques instants après, Constance et César ronflèrentpaisiblement.

Un coup d’oeil rapidement jeté sur la vie antérieure de ceménage confirmera les idées que doit suggérer l’amicale altercationdes deux principaux personnages de cette scène. En peignant lesmœurs des détaillants, cette esquisse expliquera d’ailleurs parquels singuliers hasards César Birotteau se trouvait adjoint etparfumeur, ancien officier de la garde nationale et chevalier de laLégion-d’Honneur. En éclairant la profondeur de son caractère etles ressorts de sa grandeur, on pourra comprendre comment lesaccidents commerciaux que surmontent les têtes fortes deviennentd’irréparables catastrophes pour de petits esprits. Les événementsne sont jamais absolus, leurs résultats dépendent entièrement desindividus : le malheur est un marche-pied pour le génie, unepiscine pour le chrétien, un trésor pour l’homme habile, pour lesfaibles un abîme.

Un closier des environs de Chinon, nommé Jacques Birotteau,épousa la femme de chambre d’une dame chez laquelle il faisait lesvignes&|160;; il eut trois garçons, sa femme mourut en couches dudernier, et le pauvre homme ne lui survécut pas long-temps. Lamaîtresse affectionnait sa femme de chambre&|160;; elle fit éleveravec ses fils l’aîné des enfants de son closier, nommé François, etle plaça dans un séminaire. Ordonné prêtre, François Birotteau secacha pendant la révolution et mena la vie errante des prêtres nonassermentés, traqués comme des bêtes fauves, et pour le moinsguillotinés. Au moment où commence cette histoire, il se trouvaitvicaire de la cathédrale de Tours, et n’avait quitté qu’une seulefois cette ville, pour venir voir son frère César. Le mouvement deParis étourdit si fort le bon prêtre qu’il n’osait sortir de sachambre&|160;; il nommait les cabriolets des petitsfiacres, et s’étonnait de tout. Après une semaine de séjour,il revint à Tours, en se promettant de ne jamais retourner dans lacapitale.

Le deuxième fils du vigneron, Jean Birotteau, pris par lamilice, gagna promptement le grade de capitaine pendant lespremières guerres de la révolution. A la bataille de la Trébia,Macdonald demanda des hommes de bonne volonté pour emporter unebatterie, le capitaine Jean Birotteau s’avança avec sa compagnie etfut tué. La destinée des Birotteau voulait sans doute qu’ilsfussent opprimés par les hommes ou par les événements partout oùils se planteraient.

Le dernier enfant est le héros de cette scène. Lorsqu’à l’âge dequatorze ans César sut lire, écrire et compter, il quitta le pays,vint à pied à Paris chercher fortune avec un louis dans sa poche.La recommandation d’un apothicaire de Tours le fit entrer, enqualité de garçon de magasin, chez monsieur et madame Ragon,marchands parfumeurs. César possédait alors une paire de souliersferrés, une culotte et des bas bleus, son gilet à fleurs, une vestede paysan, trois grosses chemises de bonne toile et son gourdin deroute. Si ses cheveux étaient coupés comme le sont ceux des enfantsde chœur, il avait les reins solides du Tourangeau&|160;; s’il selaissait aller parfois à la paresse en vigueur dans le pays, elleétait compensée par le désir de faire fortune&|160;; s’il manquaitd’esprit et d’instruction, il avait une rectitude instinctive etdes sentiments délicats qu’il tenait de sa mère, créature qui,suivant l’expression tourangelle, était un cœur d’or.César eut la nourriture, six francs de gages par mois, et futcouché sur un grabat, au grenier, près de la cuisinière. Lescommis, qui lui apprirent à faire les emballages et lescommissions, à balayer le magasin et la rue, se moquèrent de luitout en le façonnant au service, par suite des mœurs boutiquières,où la plaisanterie entre comme principal élément d’instruction.Monsieur et madame Ragon lui parlèrent comme à un chien. Personnene prit garde à sa fatigue, quoique le soir ses pieds meurtris parle pavé lui fissent un mal horrible et que ses épaules fussentbrisées. Cette rude application du chacun pour soi,l’évangile de toutes les capitales, lui fit trouver la vie de Parisfort dure. Le soir, il pleurait en pensant à la Touraine où lepaysan travaille à son aise, où le maçon pose sa pierre en douzetemps, où la paresse est sagement mêlée au labeur&|160;; mais ils’endormait sans avoir le temps de penser à s’enfuir, car il avaitdes courses pour la matinée et obéissait à son devoir avecl’instinct d’un chien de garde. Si par hasard il se plaignait, lepremier commis souriait d’un air jovial.

– Ah&|160;! mon garçon, disait-il, tout n’est pas rose à laReine des Roses, et les alouettes n’y tombent pas toutesrôties&|160;; faut d’abord courir après, puis les prendre, enfin,faut avoir de quoi les accommoder.

La cuisinière, grosse Picarde, prenait les meilleurs morceauxpour elle, et n’adressait la parole à César que pour se plaindre demonsieur ou de madame Ragon, qui ne lui laissaient rien à voler.Vers la fin du premier mois, cette fille, obligée de garder lamaison un dimanche, entama la conversation avec César. Ursuledécrassée sembla charmante au pauvre garçon de peine, qui, sans lehasard, allait échouer sur le premier écueil caché dans sacarrière. Comme tous les êtres dénués de protection, il aima lapremière femme qui lui jetait un regard aimable. La cuisinière pritCésar sous sa protection, et il s’ensuivit de secrètes amours queles commis raillèrent impitoyablement. Deux ans après, lacuisinière quitta très-heureusement César pour un jeune réfractairede son pays caché à Paris, un Picard de vingt ans, riche dequelques arpents de terre, qui se laissa épouser par Ursule.

Pendant ces deux années, la cuisinière avait bien nourri sonpetit César, lui avait expliqué plusieurs mystères de la vieparisienne en la lui faisant examiner d’en bas, et lui avaitinculqué par jalousie une profonde horreur pour les mauvais lieuxdont les dangers ne lui paraissaient pas inconnus. En 1792, lespieds de César trahi s’étaient accoutumés au pavé, ses épaules auxcaisses, et son esprit à ce qu’il nommait les bourdes deParis. Aussi, quand Ursule l’abandonna, fut-il promptement consolé,car elle n’avait réalisé aucune de ses idées instinctives sur lessentiments. Lascive et bourrue, pateline et pillarde, égoïste etbuveuse, elle froissait la candeur de Birotteau sans lui offriraucune riche perspective. Parfois, le pauvre enfant se voyait avecdouleur lié par les nœuds les plus forts pour les cœurs naïfs à unecréature avec laquelle il ne sympathisait pas. Au moment où ildevint maître de son cœur, il avait grandi et atteint l’âge deseize ans. Son esprit, développé par Ursule et par lesplaisanteries des commis, lui fit étudier le commerce d’un regardoù l’intelligence se cachait sous la simplesse : il observa leschalands, demanda dans les moments perdus des explications sur lesmarchandises dont il retint les diversités et les places&|160;; ilconnut un beau jour les articles, les prix et les chiffres mieuxque ne les connaissaient les nouveaux venus&|160;; monsieur etmadame Ragon s’habituèrent dès lors à l’employer.

Le jour où la terrible réquisition de l’an II fit maison nettechez le citoyen Ragon, César Birotteau, promu second commis,profita de la circonstance pour obtenir cinquante livresd’appointements par mois, et s’assit à la table des Ragon avec unejouissance ineffable. Le second commis de la Reine desRoses, déjà riche de six cents francs, eut une chambre où ilput convenablement serrer dans des meubles long-temps convoités lesnippes qu’il s’était amassées. Les jours de décadi, mis comme lesjeunes gens de l’époque à qui la mode ordonnait d’affecter desmanières brutales, ce doux et modeste paysan avait un air qui lerendait au moins leur égal, et il franchit ainsi les barrièresqu’en d’autres temps la domesticité eût mises entre la bourgeoisieet lui. Vers la fin de cette année, sa probité le fit placer à lacaisse. L’imposante citoyenne Ragon veillait au linge du commis, etles deux marchands se familiarisèrent avec lui.

En vendémiaire 1794, César, qui possédait cent louis d’or, leséchangea contre six mille francs d’assignats, acheta des rentes àtrente francs, les paya la veille du jour où l’échelle dedépréciation eut cours à la Bourse, et serra son inscription avecun indicible bonheur. Dès ce jour, il suivit le mouvement des fondset des affaires publiques avec des anxiétés secrètes qui lefaisaient palpiter au récit des revers ou des succès qui marquèrentcette période de notre histoire. Monsieur Ragon, ancien parfumeurde Sa Majesté la reine Marie-Antoinette, confia dans ces momentscritiques son attachement pour les tyrans déchus à César Birotteau.Cette confidence fut une des circonstances capitales de la vie deCésar. Les conversations du soir, quand la boutique était close, larue calme et la caisse faite, fanatisèrent le Tourangeau qui, endevenant royaliste, obéissait à ses sentiments innés. Le narré desvertueuses actions de Louis XVI, les anecdotes par lesquelles lesdeux époux exaltaient les mérites de la reine, échauffèrentl’imagination de César. L’horrible sort de ces deux têtescouronnées, tranchées quelques pas de la boutique, révolta son cœursensible et lui donna de la haine pour un système de gouvernement àqui le sang innocent ne coûtait rien à répandre. L’intérêtcommercial lui montrait la mort du négoce dans le maximum et dansles orages politiques, toujours ennemis des affaires. En vraiparfumeur, il haïssait d’ailleurs une révolution qui mettait toutle monde à la Titus et supprimait la poudre. La tranquillité queprocure le pouvoir absolu pouvant seule donner la vie à l’argent,il se fanatisa pour la royauté. Quand monsieur Ragon le vit enbonne disposition, il le nomma son premier commis et l’initia ausecret de la boutique de la Reine des Roses, dont quelques chalandsétaient les plus actifs, les plus dévoués émissaires des Bourbons,et où se faisait la correspondance de l’Ouest avec Paris. Entraînépar la chaleur du jeune âge, électrisé par ses rapports avec lesGeorges, les La Billardière, les Montauran, les Bauvan, les Longuy,les Manda, les Bernier, les du Guénic et les Fontaine, César sejeta dans la conspiration que les royalistes et les terroristesréunis dirigèrent au 13 vendémiaire contre la Conventionexpirante.

César eut l’honneur de lutter contre Napoléon sur les marches deSaint-Roch, et fut blessé dès le commencement de l’affaire. Chacunsait l’issue de cette tentative. Si l’aide-de-camp de Barras sortitde son obscurité, Birotteau fut sauvé par la sienne. Quelques amistransportèrent le belliqueux premier commis à la Reine des Roses,où il resta caché dans le grenier, pansé par madame Ragon, etheureusement oublié. César Birotteau n’avait eu qu’un éclair decourage militaire. Pendant le mois que dura sa convalescence, ilfit de solides réflexions sur l’alliance ridicule de la politiqueet de la parfumerie. S’il resta royaliste, il résolut d’êtrepurement et simplement un parfumeur royaliste, sans jamais plus secompromettre, et s’adonna corps et âme à sa partie.

Au 18 brumaire, monsieur et madame Ragon, désespérant de lacause royale, se décidèrent à quitter la parfumerie, à vivre enbons bourgeois, sans plus se mêler de politique. Pour recouvrer leprie de leur fonds, il leur fallait rencontrer un homme qui eûtplus de probité que d’ambition, plus de gros bon sens que decapacité, Ragon proposa donc l’affaire à son premier commis.Birotteau, maître à vingt ans de mille francs de rente dans lesfonds publics, hésita. Son ambition consistait à vivre auprès deChinon, quand il se serait fait quinze cents francs de rente, etque le premier consul aurait consolidé la dette publique en seconsolidant aux Tuileries. Pourquoi risquer son honnête et simpleindépendance dans les chances commerciales&|160;? se disait-il. Iln’avait jamais cru gagner une fortune si considérable, due à ceschances auxquelles on ne se livre que pendant la jeunesse&|160;; ilsongeait alors à épouser en Touraine une femme aussi riche que luipour pouvoir acheter et cultiver les Trésorières, petitbien que, depuis l’âge de raison, il avait convoité, qu’il rêvaitd’augmenter, où il se ferait mille écus de rente, où il mèneraitune vie heureusement obscure. Il allait refuser quand l’amourchangea tout à coup ses résolutions en décuplant le chiffre de sonambition.

Depuis la trahison d’Ursule, César était resté sage, autant parcrainte des dangers que l’on court à Paris en amour que par suitede ses travaux. Quand les passions sont sans aliment, elles sechangent en besoin&|160;; le mariage devient alors, pour les gensde la classe moyenne, une idée fixe&|160;; car ils n’ont que cettemanière de conquérir et de s’approprier une femme. César Birotteauen était là. Tout roulait sur le premier commis dans le magasin dela Reine des Roses : il n’avait pas un moment à donner au plaisir.Dans une semblable vie les besoins sont encore plus impérieux :aussi la rencontre d’une belle fille, à laquelle un commis libertineût à peine songé, devait-elle produire le plus grand effet sur lesage César. Par un beau jour de juin, en entrant par le pont Mariedans l’île Saint-Louis, il vit une jeune fille debout sur la ported’une boutique située à l’encoignure du quai d’Anjou. ConstancePillerault était la première demoiselle d’un magasin de nouveautésnommé le Petit-Matelot, le premier des magasins qui depuisse sont établis dans Paris avec plus ou moins d’enseignes peintes,banderoles flottantes, montres pleines de châles en balançoire,cravates arrangées comme des châteaux de cartes, et mille autresséductions commerciales, prix fixes, bandelettes, affiches,illusions et effets d’optique portés à un tel degré deperfectionnement que les devantures de boutiques sont devenues despoèmes commerciaux. Le bas pris de tous les objets dits Nouveautésqui se trouvaient au Petit-Matelot lui donna une vogue inouïe dansl’endroit de Paris le moins favorable à la vogue et au commerce.Cette première demoiselle était alors citée pour sa beauté, commedepuis le furent la Belle Limonadière du café des Mille-Colonnes etplusieurs autres pauvres créatures ont fait lever plus de jeunes etde vieux nez aux carreaux des modistes, des limonadiers et desmagasins, qu’il n’y a de pavés dans les rues de Paris. Le premiercommis de la Reine des Roses, logé entre Saint-Roch et la rue de laSourdière, exclusivement occupé de parfumerie, ne soupçonnait pasl’existence du Petit-Matelot&|160;; car les petits commerces deParis sont assez étrangers les uns aux autres. César fut sivigoureusement féru par la beauté de Constance qu’il entrafurieusement au Petit-Matelot pour y acheter six chemises de toile,dont il débattit long-temps le prix, en se faisant déplier desvolumes de toiles, non plus ni moins qu’une Anglaise en humeur demarchander (shoping). La première demoiselle daignas’occuper de César en s’apercevant, à quelques symptômes connus detoutes les femmes, qu’il venait bien plus pour la marchande quepour la marchandise. Il dicta son nom et son adresse à lademoiselle, qui fut très indifférente à l’admiration du chalandaprès l’emplette. Le pauvre commis avait eu peu de chose à fairepour gagner les bonnes grâces d’Ursule, il était demeuré niaiscomme un mouton&|160;; l’amour l’enniaisant encore davantage, iln’osa pas dire un mot, et fut d’ailleurs trop ébloui pour remarquerl’insouciance qui succédait au sourire de cette sirènemarchande.

Pendant huit jours il alla tous les soirs faire faction devantle Petit-Matelot, quêtant un regard comme un chien quête un os à laporte d’une cuisine, insoucieux des moqueries que se permettaientles commis et les demoiselles, se dérangeant avec humilitépour les acheteurs ou les passants, attentifs aux petitesrévolutions de la boutique. Quelques jours après il entra denouveau dans le paradis où était son ange, moins pour y acheter desmouchoirs que pour lui communiquer une idée lumineuse.

– Si vous aviez besoin de parfumeries, mademoiselle, je vous enfournirais bien tout de même, dit-il en la payant.

Constance Pillerault recevait journellement de brillantespropositions où il n’était jamais question de mariage&|160;; et,quoique son cœur fût aussi pur que son front était blanc, ce ne futqu’après six mois de marches et de contremarches, où César signalason infatigable amour, qu’elle daigna recevoir les soins de César,mais sans vouloir se prononcer : prudence commandée par le nombreinfini de ses serviteurs, marchands de vins en gros, richeslimonadiers et autres qui lui faisaient les yeux doux. L’amants’était appuyé sur le tuteur de Constance, monsieur Claude-JosephPillerault, alors marchand quincaillier sur le quai de laFerraille, qu’il avait fini par découvrir en se livrant àl’espionnage souterrain qui distingue le véritable amour. Larapidité de ce récit oblige à passer sous silence les joies del’amour parisien fait avec innocence, à taire les prodigalitésparticulières aux commis : melons apportés dans la primeur, finsdîners chez Vénua suivis du spectacle, parties de campagne enfiacre le dimanche. Sans être joli garçon, César n’avait rien danssa personne qui s’opposât à ce qu’il fût aimé. La vie de Paris etson séjour dans un magasin sombre avaient fini par éteindre lavivacité de son teint de paysan. Son abondante chevelure noire, sonencolure de cheval normand, ses gros membres, son air simple etprobe, tout contribuait à disposer favorablement en sa faveur.L’oncle Pillerault, chargé de veiller au bonheur de la fille de sonfrère, avait pris des renseignements : il sanctionna les intentionsdu Tourangeau. En 1800, au joli mois de mai, mademoisellePillerault consentit à épouser César Birotteau, qui s’évanouit dejoie au moment où, sous un tilleul, à Sceaux,Constance-Barbe-Joséphine l’accepta pour époux.

– Ma petite, dit monsieur Pillerault, tu acquiers un bon mari.Il a le cœur chaud et des sentiments d’honneur : c’est franc commel’osier et sage comme un Enfant-Jésus, enfin le roi des hommes.Constance abdiqua franchement les brillantes destinées auxquelles,comme toutes les filles de boutique, elle avait parfois rêvé : ellevoulut être une honnête femme, une bonne mère de famille, et pritla vie suivant le religieux programme de la classe moyenne. Ce rôleallait d’ailleurs bien mieux à ses idées que les dangereusesvanités qui séduisent tant de jeunes imaginations parisiennes.D’une intelligence étroite, Constance offrait le type de la petitebourgeoise dont les travaux ne vont pas sans un peu d’humeur, quicommence par refuser ce qu’elle désire et se fâche quand elle estprise au mot, dont l’inquiète activité se porte sur la cuisine etsur la caisse, sur les affaires les plus graves et sur les reprisesinvisibles à faire au linge, qui aime en grondant, ne conçoit queles idées les plus simples, la petite monnaie de l’esprit, raisonnesur tout, a peur de tout, calcule tout et pense toujours àl’avenir. Sa beauté froide, mais candide, son air touchant, safraîcheur, empêchèrent Birotteau de songer à des défauts compensésd’ailleurs par cette délicate probité naturelle aux femmes, par unordre excessif, par le fanatisme du travail et par le génie de lavente. Constance avait alors dix-huit ans et possédait onze millefrancs. César, à qui l’amour inspira la plus excessive ambition,acheta le fonds de la Reine des Roses et le transporta près de laplace Vendôme, dans une belle maison. Agé de vingt et un ansseulement, marié à une belle femme adorée, possesseur d’unétablissement dont il avait payé le prix aux trois quarts, il dutvoir et vit l’avenir en beau, surtout en mesurant le chemin faitdepuis son point de départ. Roguin, notaire des Ragon, le rédacteurdu contrat de mariage, donna de sages conseils au nouveau parfumeuren l’empêchant d’achever le payement du fonds avec la dot de safemme.

– Gardez donc des fonds pour faire quelques bonnes entreprises,mon garçon, lui avait-il dit.

Birotteau regarda le notaire avec admiration, prit l’habitude dele consulter, et s’en fit un ami. Comme Ragon et Pillerault, il euttant de foi dans le notariat, qu’il se livrait alors à Roguin sansse permettre un soupçon. Grâce à ce conseil, César, muni des onzemille francs de Constance pour commencer les affaires, n’eût pasalors échangé son avoir contre celui du premier Consul,quelque brillant que parût être l’avoir de Napoléon.D’abord, Birotteau n’eut qu’une cuisinière, il se logea dansl’entresol situé au-dessus de sa boutique, espèce de bouge assezbien décoré par un tapissier, et où les nouveaux mariés entamèrentune éternelle lune de miel. Madame César apparut comme unemerveille dans son comptoir. Sa beauté célèbre eut une énormeinfluence sur la vente, il ne fut question que de la belle madameBirotteau parmi les élégants de l’Empire. Si César fut accusé deroyalisme, le monde rendit justice à sa probité&|160;; si quelquesmarchands voisins envièrent son bonheur, il passa pour en êtredigne. Le coup de feu qu’il avait reçu sur les marches deSaint-Roch lui donna la réputation d’un homme mêlé aux secrets dela politique et celle d’un homme courageux, quoiqu’il n’eût aucuncourage militaire au cœur et nulle idée politique dans la cervelle.Sur ces données, les honnêtes gens de l’arrondissement le nommèrentcapitaine de la garde nationale, mais il fut cassé par Napoléonqui, selon Birotteau, lui gardait rancune de leur rencontre envendémiaire. César eut alors à bon marché un vernis de persécutionqui le rendit intéressant aux yeux des opposants, et lui fitacquérir une certaine importance.

Voici quel fut le sort de ce ménage constamment heureux par lessentiments, agité seulement par les anxiétés commerciales.

Pendant la première année, César Birotteau mit sa femme au faitde la vente et du détail des parfumeries, métier auquel elles’entendit admirablement bien&|160;; elle semblait avoir été crééeet mise au monde pour ganter les chalands. Cette année finie,l’inventaire épouvanta l’ambitieux parfumeur : tous frais prélevés,en vingt ans à peine aurait-il gagné le modeste capital de centmille francs, auquel il avait chiffré son bonheur. Il résolut alorsd’arriver à la fortune plus rapidement, et voulut d’abord joindrela fabrication au détail. Contre l’avis de sa femme, il loua unebaraque et des terrains dans le faubourg du Temple, et y fitpeindre en gros caractères : FABRIQUE DE CESAR BIROTTEAU. Ildébaucha de Grasse un ouvrier avec lequel il commença de compte àdemi quelques fabrications de savon, d’essences et d’eau deCologne. Son association avec cet ouvrier ne dura que six mois, etse termina par des pertes qu’il supporta seul. Sans se décourager,Birotteau voulut obtenir un résultat à tout prix, uniquement pourne pas être grondé par sa femme, à laquelle il avoua plus tardqu’en ce temps de désespoir la tête lui bouillait comme unemarmite, et que plusieurs fois, n’était ses sentiments religieux,il se serait jeté dans la Seine. Désolé de quelques expériencesinfructueuses, il flânait un jour le long des boulevards enrevenant dîner, car le flâneur parisien est aussi souvent un hommeau désespoir qu’un oisif. Parmi quelques livres à six sous étalésdans une manne à terre, ses yeux furent saisis par ce titre jaunede poussière : Abdecker ou l’Art de conserver laBeauté. Il prit ce prétendu livre arabe, espèce de roman faitpar un médecin du siècle précédent, et tomba sur une page où ils’agissait de parfums. Appuyé sur un arbre du boulevard pourfeuilleter le livre, il lut une note où l’auteur expliquait lanature du derme et de l’épiderme, et démontrait que telle pâte outel savon produisait un effet souvent contraire à celui qu’on enattendait, si la pâte et le savon donnaient du ton à la peau quivoulait être relâchée, ou relâchaient la peau qui exigeait destoniques. Birotteau acheta ce livre où il vit une fortune.Néanmoins, peu confiant dans ses lumières, il alla chez un chimistecélèbre, Vauquelin, auquel il demanda tout naïvement les moyens decomposer un double cosmétique qui produisît des effets appropriésaux diverses natures de l’épiderme humain. Les vrais savants, ceshommes si réellement grands en ce sens qu’ils n’obtiennent jamaisde leur vivant le renom par lequel leurs immenses travaux inconnusdevraient être payés, sont presque tous serviables et sourient auxpauvres d’esprit. Vauquelin protégea donc le parfumeur, lui permitde se dire l’inventeur d’une pâte pour blanchir les mains et dontil lui indiqua la composition. Birotteau appela ce cosmétique laDouble Pâte des Sultanes. Afin de compléter l’œuvre, il appliqua leprocédé de la pâte pour les mains à une eau pour le teint qu’ilnomma l’Eau Carminative. Il imita dans sa partie le système duPetit-Matelot, il déploya, le premier d’entre les parfumeurs, celuxe d’affiches, d’annonces et de moyens de publication que l’onnomme peut-être injustement charlatanisme.

La Pâte des Sultanes et l’Eau Carminative se produisirent dansl’univers galant et commercial par des affiches coloriées, en têtedesquelles étaient ces mots : Approuvées parl’Institut&|160;! Cette formule, employée pour la premièrefois, eut un effet magique. Non-seulement la France, mais lecontinent fut pavoisé d’affiches jaunes, rouges, bleues, par lesouverain de la Reine des Roses qui tenait, fournissait etfabriquait, à des prix modérés, tout ce qui concernait sa partie. Aune époque où l’on ne parlait que de l’Orient, nommer un cosmétiquequelconque Pâte des Sultanes, en devinant la magie exercée par cesmots dans un pays où tout homme tient autant à être sultan que lafemme à devenir sultane, était une inspiration qui pouvait venir àun homme ordinaire comme à un homme d’esprit&|160;; mais le publicjugeant toujours les résultats, Birotteau passa d’autant plus pourun homme supérieur, commercialement parlant, qu’il rédigea lui-mêmeun prospectus dont la ridicule phraséologie fut un élément desuccès : en France, on ne rit que des choses et des hommes dont ons’occupe, et personne ne s’occupe de ce qui ne réussit point.Quoique Birotteau n’eût pas joué sa bêtise, on lui donna le talentde savoir faire la bête à propos. Il s’est retrouvé, non sanspeine, un exemplaire de ce prospectus dans la maison Popinot etcompagnie, droguistes, rue des Lombards. Cette pièce curieuse estau nombre de celles que, dans un cercle plus élevé, les historiensintitulent pièces justificatives. La voici donc :

DOUBLE PATE DES SULTANES ET EAU CARMINATIVE

DE CESAR BIROTTEAU,

DECOUVERTE MERVEILLEUSE

APPROUVEE PAR L’INSTITUT DE FRANCE.

Depuis long-temps une pâte pour les mains et une eau pour levisage, donnant un résultat supérieur à celui obtenu par l’Eau deCologne dans l’œuvre de la toilette, étaient généralement désiréespar les deux sexes en Europe. Après avoir consacré de longuesveilles à l’étude du derme et de l’épiderme chez les deux sexes,qui, l’un comme l’autre, attachent avec raison le plus grand prix àla douceur, à la souplesse, au brillant, au velouté de la peau, lesieur Birotteau, parfumeur avantageusement connu dans la capitaleet à l’étranger, a découvert une Pâte et une Eau à juste titrenommées, dès leur apparition, merveilleuses par les élégants et parles élégantes de Paris. En effet, cette Pâte et cette Eau possèdentd’étonnantes propriétés pour agir sur la peau, sans la riderprématurément, effet immanquable des drogues employéesinconsidérément jusqu’à ce jour et inventées par d’ignorantescupidités. Cette découverte repose sur la division des tempéramentsqui se rangent en deux grandes classes indiquées par la couleur dela Pâte et de l’Eau, lesquelles sont roses pour le derme etl’épiderme des personnes de constitution lymphatique, et blanchespour ceux des personnes qui jouissent d’un tempéramentsanguin. Cette Pâte est nommée Pâte des Sultanes,parce que cette découverte avait déjà été faite pour le sérailpar un médecin arabe. Elle a été approuvée par l’Institut sur lerapport de notre illustre chimiste VAUQUELIN, ainsi quel’Eau établie sur les principes qui ont dicté la composition de laPâte. Cette précieuse Pâte, qui exhale les plus douxparfums, fait donc disparaître les taches de rousseur les plusrebelles, blanchit les épidermes les plus récalcitrants, et dissipeles sueurs de la main dont se plaignent les femmes non moins queles hommes.

L’Eau carminative enlève ces légers boutons qui, danscertains moments, surviennent inopinément aux femmes, etcontrarient leurs projets pour le bal, elle rafraîchit et raviveles couleurs en ouvrant ou fermant les pores selon les exigences dutempérament&|160;; elle est si connue déjà pour arrêter lesoutrages du temps que beaucoup de dames l’ont, par reconnaissance,nommée L’AMIE DE LA BEAUTE.

L’eau de Cologne est purement et simplement un parfum banalsans efficacité spéciale, tandis que la Double Pâte desSultanes et l’Eau Carminative sont deux compositionsopérantes, d’une puissance motrice agissant sans danger sur lesqualités internes et les secondant&|160;; leurs odeursessentiellement balsamiques et d’un esprit divertissant réjouissentle cœur et le cerveau admirablement, charment les idées et lesréveillent&|160;; elles sont aussi étonnantes par leur mérite quepar leur simplicité&|160;; enfin, c’est un attrait de plus offertaux femmes, et un moyen de séduction que les hommes peuventacquérir. L’usage journalier de l’Eau dissipe les cuissonsoccasionnées par le feu du rasoir&|160;; elle préserve égalementles lèvres de la gerçure et les maintient rouges&|160;; elle effacenaturellement à la longue les taches de rousseur et finit parredonner du ton aux chairs. Ces effets annoncent toujours enl’homme un équilibre parfait entre les humeurs, ce qui tend àdélivrer les personnes sujettes à la migraine de cette horriblemaladie. Enfin, l’Eau Carminative, qui peut être employéepar les femmes dans toutes leurs toilettes, prévient les affectionscutanées en ne gênant pas la transpiration des tissus, tout en leurcommuniquant un velouté persistant. S’adresser, franc deport, à monsieur CESAR BIROTTEAU, successeur de Ragon,ancien parfumeur de la reine Marie-Antoinette, à la Reine desRoses, rue Saint-Honoré à Paris, près la place Vendôme.

Le prix du pain de Pâte est de trois livres, et celui de labouteille est de six livres.

Monsieur César Birotteau, pour éviter toutes les contrefaçons,prévient le public que la Pâte est enveloppée d’un papier portantsa signature, et que les bouteilles ont un cachet incrusté dans leverre.

Le succès fut dû, sans que César s’en doutât, à Constance quilui conseilla d’envoyer l’Eau Carminative et la Pâte des Sultanespar caisses à tous les parfumeurs de France et de l’étranger, enleur offrant un gain de trente pour cent, s’ils voulaient prendreces deux articles par grosses. La Pâte et l’Eau valaientmieux en réalité que les cosmétiques analogues et séduisaient lesignorants par la distinction établie entre les tempéraments : lescinq cents parfumeurs de France, alléchés par le gain, achetèrentannuellement chez Birotteau chacun plus de trois cents grosses dePâte et d’Eau, consommation qui lui produisit des bénéficesrestreints quant à l’article, énormes par la quantité. César putalors acheter les bicoques et les terrains du faubourg du Temple,il y bâtit de vastes fabriques et décora magnifiquement son magasinde la Reine des Roses&|160;; son ménage éprouva les petits bonheursde l’aisance, et sa femme ne trembla plus autant.

En 1810, madame César prévit une hausse dans les loyers, ellepoussa son mari à se faire principal locataire de la maison où ilsoccupaient la boutique et l’entresol, et à mettre leur appartementau premier étage. Une circonstance heureuse décida Constance àfermer les yeux sur les folies que Birotteau fit pour elle dans sonappartement. Le parfumeur venait d’être élu juge au tribunal decommerce. Sa probité, sa délicatesse connue et la considérationdont il jouissait lui valurent cette dignité qui le classadésormais parmi les notables commerçants de Paris. Pour augmenterses connaissances, il se leva dès cinq heures du matin, lut lesrépertoires de jurisprudence et les livres qui traitaient deslitiges commerciaux. Son sentiment du juste, sa rectitude, son bonvouloir, qualités essentielles dans l’appréciation des difficultéssoumises aux sentences consulaires, le rendirent un des juges lesplus estimés. Ses défauts contribuèrent également à sa réputation.En sentant son infériorité, César subordonnait volontiers seslumières à celles de ses collègues flattés d’être si curieusementécoutés par lui : les uns recherchèrent la silencieuse approbationd’un homme censé profond, en sa qualité d’écouteur&|160;; lesautres, enchantés de sa modestie et de sa douceur, le vantèrent.Les justiciables louèrent sa bienveillance, son espritconciliateur, et il fut souvent pris pour arbitre en descontestations où son bon sens lui suggérait une justice de cadi.Pendant le temps que durèrent ses fonctions, il sut se composer unlangage farci de lieux communs, semé d’axiomes et de calculstraduits en phrases arrondies qui doucement débitées sonnaient auxoreilles des gens superficiels comme de l’éloquence. Il plut ainsià cette majorité naturellement médiocre, à perpétuité condamnée auxtravaux, aux vues du terre à terre. César perdit tant de temps autribunal, que sa femme le contraignit à refuser désormais cecoûteux honneur.

Vers 1813, grâce à sa constante union et après avoirvulgairement cheminé dans la vie, ce ménage vit commencer une èrede prospérité que rien ne semblait devoir interrompre. Monsieur etmadame Ragon, leurs prédécesseurs, leur oncle Pillerault, Roguin lenotaire, les Matifat, droguistes de la rue des Lombards,fournisseurs de la Reine des Roses, Joseph Lebas, marchand drapier,successeur des Guillaume, au Chat qui pelote, une deslumières de la rue Saint-Denis, le juge Popinot, frère de madameRagon, Chiffreville, de la maison Protez et Chiffreville, monsieuret madame Cochin, employés au Trésor et commanditaires des Matifat,l’abbé Loraux, confesseur et directeur des gens pieux de cettecoterie, et quelques autres personnes, composaient le cercle deleurs amis. Malgré les sentiments royalistes de Birotteau,l’opinion publique était alors en sa faveur, il passait pour êtretrès-riche, quoiqu’il ne possédât encore que cent mille francs endehors de son commerce. La régularité de ses affaires, sonexactitude, son habitude de ne rien devoir, de ne jamais escompterson papier et de prendre au contraire des valeurs sûres à ceuxauxquels il pouvait être utile, son obligeance lui méritaient uncrédit énorme. Il avait d’ailleurs réellement gagné beaucoupd’argent&|160;; mais ses constructions et ses fabriques en avaientbeaucoup absorbé. Puis sa maison lui coûtait près de vingt millefrancs par an. Enfin l’éducation de Césarine, fille uniqueidolâtrée par Constance autant que par lui, nécessitait de fortesdépenses. Ni le mari ni la femme ne regardaient à l’argent quand ils’agissait de faire plaisir à leur fille dont ils n’avaient pasvoulu se séparer. Imaginez les jouissances du pauvre paysanparvenu, quand il entendait sa charmante Césarine répétant au pianoune sonate de Steibelt ou chantant une romance&|160;; quand il lavoyait écrire correctement la langue française, lire Racine père etfils, lui en expliquer les beautés, dessiner un paysage ou faireune sépia&|160;! revivre dans une fleur si belle, si pure, quin’avait pas encore quitté la tige maternelle, un ange enfin dontgrâces naissantes, dont les premiers développements avaient étépassionnément suivis, admirés&|160;! une fille unique, incapable demépriser son père ou de se moquer de son défaut d’instruction, tantelle était vraiment jeune fille. En venant à Paris, Césarsavait lire, écrire et compter, mais son instruction en étaitrestée là, sa vie laborieuse l’avait empêché d’acquérir des idéeset des connaissances étrangères au commerce de la parfumerie. Mêléconstamment à des gens à qui les sciences, les lettres étaientindifférentes, et dont l’instruction n’embrassait que desspécialités&|160;; n’ayant pas de temps pour se livrer à des étudesélevées, le parfumeur devint un homme pratique. Il épousa forcémentle langage, les erreurs, les opinions du bourgeois de Paris quiadmire Molière, Voltaire et Rousseau sur parole, qui achète leursœuvres sans les lire&|160;; qui soutient que l’on doit direormoire, parce que les femmes serraient dans ces meublesleur or et leurs robes autrefois presque toujours enmoire, et que l’on a dit par corruption armoire. Pottier,Talma, mademoiselle Mars, étaient dix fois millionnaires et nevivaient pas comme les autres humains : le grand tragédien mangeaitde la chair crue, mademoiselle Mars faisait parfois fricasser desperles, pour imiter une célèbre actrice égyptienne. L’Empereuravait dans ses gilets des poches en cuir pour pouvoir prendre sontabac par poignées, il montait à cheval au grand galop l’escalierde l’orangerie de Versailles. Les écrivains, les artistes mouraientà l’hôpital par suite de leurs originalités&|160;; ils étaient tousathées, il fallait bien se garder de les recevoir chez soi. JosephLebas citait avec effroi l’histoire du mariage de sa belle-sœurAugustine avec le peintre Sommervieux. Les astronomes vivaientd’araignées. Ces points lumineux de leurs connaissances en languefrançaise, en art dramatique, en politique, en littérature, enscience, expliquent la portée de ces intelligences bourgeoises. Unpoète, qui passe rue des Lombards, peut en y sentant quelquesparfums rêver l’Asie&|160;; il admire des danseuses dans unechauderie en respirant du vétiver&|160;; frappé par l’éclat de lacochenille, il y retrouve les poèmes brahamiques, les religions etleurs castes&|160;; en se heurtant contre l’ivoire brut, il montesur le dos des éléphants, dans une cage de mousseline, et y faitl’amour comme le roi de Lahore. Mais le petit commerçant ignored’où viennent et où croissent les produits sur lesquels il opère.Birotteau parfumeur ne savait pas un iôta d’histoire naturelle nide chimie. En regardant Vauquelin comme un grand homme, il leconsidérait comme une exception, il était de la force de cetépicier retiré qui résumait ainsi une discussion sur la manière defaire venir le thé : – Le thé ne vient que de deux manières,par caravane ou par le Hâvre, dit-il d’un airfinaud. Selon Birotteau, l’aloès et l’opium ne se trouvaient querue des Lombards. L’eau de rose prétendue de Constantinople sefaisait, comme l’eau de Cologne, à Paris. Ces noms de lieux étaientdes bourdes inventées pour plaire aux Français qui ne peuventsupporter les choses de leur pays. Un marchand français devait diresa découverte anglaise, afin de lui donner de la vogue, comme enAngleterre un droguiste attribue la sienne à la France. Néanmoins,César ne pouvait jamais être entièrement sot ni bête : la probité,la bonté jetaient sur les actes de sa vie un reflet qui les rendaitrespectables, car une belle action fait accepter toutes lesignorances possibles. Son constant succès lui donna de l’assurance.A Paris, l’assurance est acceptée pour le pouvoir dont elle est lesigne. L’ayant apprécié durant les trois premières années de leurmariage, sa femme fut en proie à des transes continuelles : ellereprésentait dans cette union la partie sagace et prévoyante, ledoute, l’opposition, la crainte&|160;; comme César y représentaitl’audace, l’ambition, l’action, le bonheur inouï de la fatalité.Malgré les apparences, le marchand était trembleur, tandis que safemme avait en réalité de la patience et du courage. Ainsi un hommepusillanime, médiocre, sans instruction, sans idées, sansconnaissances. sans caractère, et qui ne devait point réussir surla place la plus glissante du monde, arriva, par son esprit deconduite, par le sentiment du juste, par la bonté d’une âmevraiment chrétienne, par amour pour la seule femme qu’il eûtpossédée, à passer pour un homme remarquable, courageux et plein derésolution. Le public ne voyait que les résultats. Hors Pilleraultet le juge Popinot, les personnes de sa société, ne le voyant quesuperficiellement, ne pouvaient le juger&|160;; d’ailleurs, lesvingt ou trente amis qui se réunissaient entre eux disaient lesmêmes niaiseries, répétaient les mêmes lieux communs, seregardaient tous comme des gens supérieurs dans leur partie. Lesfemmes faisaient assaut de bons dîners et de toilettes&|160;;chacune d’elles avait tout dit en disant un mot de mépris sur sonmari&|160;; madame Birotteau seule avait le bon sens de traiter lesien avec honneur et respect en public : elle voyait en lui l’hommequi, malgré ses secrètes incapacités, avait gagné leur fortune, etdont elle partageait la considération. Seulement, elle se demandaitparfois ce qu’était le monde, si tous les hommes prétendussupérieurs ressemblaient à son mari. Sa conduite ne contribuait paspeu à maintenir l’estime respectueuse accordée au marchand dans unpays où les femmes sont assez portées à déconsidérer leurs maris età s’en plaindre.

Les premiers jours de l’année 1814, si fatale à la Franceimpériale, furent signalés chez eux par deux événements peumarquants dans tout autre ménage, mais de nature à impressionnerdes âmes simples comme celles de César et de sa femme, qui, enjetant les yeux sur leur passé, n’y trouvaient que des émotionsdouces. Ils avaient pris pour premier commis un jeune homme devingt-deux ans, nommé Ferdinand du Tillet. Ce garçon, qui sortaitd’une maison de parfumerie où l’on avait refusé de l’intéresserdans les bénéfices, et qui passait pour un génie, se remua beaucouppour entrer à la Reine des Roses, dont les êtres, les forces et lesmœurs intérieures lui étaient connus. Birotteau l’accueillit et luidonna mille francs d’appointements, avec l’intention d’en faire sonsuccesseur. Ferdinand eut sur les destinées de cette famille une sigrande influence, qu’il est nécessaire d’en dire quelques mots.

D’abord, il se nommait simplement Ferdinand, son nom de famille.Cette anonymie lui parut un immense avantage au moment où Napoléonpressa les familles pour y trouver des soldats. Il était cependantné quelque part, par le fait de quelque cruelle et voluptueusefantaisie. Voici le peu de renseignements recueillis sur son étatcivil. En 1793, une pauvre fille du Tillet, petit endroit situéprès des Andelys, était venue accoucher nuitamment dans le jardindu desservant de l’église du Tillet, et s’alla noyer après avoirfrappé aux volets. Le bon prêtre recueillit l’enfant, lui donna lenom du saint inscrit au calendrier ce jour-là, le nourrit etl’éleva comme son enfant. Le curé mourut en 1804, sans laisser unesuccession assez opulente pour suffire à l’éducation qu’il avaitcommencée. Ferdinand, jeté dans Paris, y mena une existence deflibustier dont les hasards pouvaient le mener à l’échafaud ou à lafortune, au barreau, dans l’armée, au commerce, à la domesticité.Ferdinand, obligé de vivre en vrai Figaro, devint commis-voyageur,puis commis parfumeur à Paris, où il revint après avoir parcouru laFrance, étudié le monde, et pris son parti d’y réussir à tout prix.En 1813, il jugea nécessaire de constater son âge et de se donnerun état civil, en requérant au tribunal des Andelys un jugement quifît passer son acte de baptême des registres du presbytère sur ceuxde la mairie, et il y obtint une rectification en demandant qu’on yinsérât le nom de du Tillet sous lequel il s’était fait connaître,autorisé par le fait de son exposition dans la commune. Sans pèreni mère, sans autre tuteur que le procureur impérial, seul dans lemonde, ne devant de comptes à personne, il traita la Société deTurc à More en la trouvant marâtre : il ne connut d’autre guide queson intérêt, et tous les moyens de fortune lui semblèrent bons. CeNormand, armé de capacités dangereuses, joignait à son envie deparvenir les âpres défauts reprochés à tort ou à raison aux natifsde sa province. Des manières patelines faisaient passer son espritchicanier, car c’était le plus rude ferrailleur judiciaire&|160;;mais s’il contestait audacieusement le droit d’autrui, il ne cédaitrien sur le sien&|160;; il prenait son adversaire par letemps&|160;; il le lassait par une inflexible volonté. Sonprincipal mérite consistait en celui des Scapins de la vieillecomédie : il possédait leur fertilité de ressources, leur adresse àcôtoyer l’injuste, leur démangeaison de prendre ce qui était bon àgarder. Enfin il comptait appliquer à son indigence le mot quel’abbé Terray disait au nom de l’Etat, quitte à devenir plus tardhonnête homme. Il avait une activité passionnée, une intrépiditémilitaire à demander à tout le monde une bonne comme une mauvaiseaction, en justifiant sa demande par la théorie de l’intérêtpersonnel. Il méprisait trop les hommes en les croyant touscorruptibles, il était trop peu délicat sur le choix des moyens enles trouvant tous bons, il regardait trop fixement le succès etl’argent comme l’absolution du mécanisme moral pour ne pas réussirtôt ou tard. Un pareil homme, placé entre le bagne et des millions,devait être vindicatif, absolu, rapide dans ses déterminations,mais dissimulé comme un Cromwell qui voulait couper la tête à laProbité. Sa profondeur était cachée sous un esprit railleur etléger. Simple commis parfumeur, il ne mettait point de bornes à sonambition&|160;; il avait embrassé la Société par un coup d’oeilhaineux en se disant : – Tu seras à moi&|160;! et il s’était juré àlui-même de ne se marier qu’à quarante ans. Il se tint parole.

Au physique, Ferdinand était un jeune homme élancé, de tailleagréable et de manières mixtes qui lui permettaient de prendre aubesoin le diapason de toutes les sociétés. Sa figure chafouineplaisait à la première vue&|160;; mais plus tard, en le pratiquant,on y surprenait des expressions étranges qui se peignent à lasurface des gens mal avec eux-mêmes, ou dont la conscience grogne àcertaines heures. Son teint très-ardent sous la peau molle desNormands avait une couleur aigre. Le regard de ses yeux vaironsdoublés d’une feuille d’argent était fuyant, mais terrible quand ill’arrêtait droit sur sa victime. Sa voix semblait éteinte commecelle d’un homme qui a long-temps parlé. Ses lèvres minces nemanquaient pas de grâce&|160;; mais son nez pointu, son frontlégèrement bombé trahissaient un défaut de race. Enfin ses cheveux,d’une coloration semblable à celle des cheveux teints en noir,indiquaient un métis social qui tirait son esprit d’un grandseigneur libertin, sa bassesse d’une paysanne séduite, sesconnaissances d’une éducation inachevée, et ses vices de son étatd’abandon.

Birotteau apprit avec le plus profond étonnement que son commissortait très-élégamment mis, rentrait fort tard, allait au bal chezdes banquiers ou chez des notaires Ces mœurs déplurent à César :dans ses idées, les commis devaient étudier les livres de leurmaison, et penser exclusivement à leur partie. Le parfumeur sechoqua de niaiseries, il reprocha doucement à du Tillet de porterdu linge trop fin, d’avoir des cartes sur lesquelles son nom étaitgravé ainsi : F. du Tillet&|160;; mode dans sa jurisprudencecommerciale qui appartenait exclusivement aux gens du monde.Ferdinand était venu chez cet Orgon dans les intentions de Tartuffe: il fit la cour à madame César, tenta de la séduire, et jugea sonpatron comme elle le jugeait elle-même, mais avec une effrayantepromptitude. Quoique discret, réservé, ne disant que ce qu’ilvoulait dire, du Tillet dévoila ses opinions sur les hommes et lavie, de manière à épouvanter une femme timorée qui partageait lesreligions de son mari, et regardait comme un crime de causer leplus léger tort au prochain. Malgré l’adresse dont usa madameBirotteau, du Tillet devina le mépris qu’il inspirait. Constance, àqui Ferdinand avait écrit quelques lettres d’amour, aperçut bientôtun changement dans les manières de son commis, qui prit avec elledes airs avantageux, pour faire croire à leur bonne intelligence.Sans instruire son mari de ses raisons secrètes, elle lui conseillade renvoyer Ferdinand. Birotteau se trouva d’accord avec sa femmeen ce point. Le renvoi du commis fut résolu. Trois jours avant dele congédier, par un samedi soir, Birotteau fit le compte mensuelde sa caisse, et y trouva trois mille francs de moins. Saconsternation fut affreuse, moins pour la perte que pour lessoupçons qui planaient sur trois commis, une cuisinière, un garçonde magasin et des ouvriers attitrés. A qui s’en prendre&|160;?madame Birotteau ne quittait point le comptoir. Le commis chargé dela caisse était un neveu de monsieur Ragon, nommé Popinot, jeunehomme de dix-neuf ans, logé chez eux, la probité même. Seschiffres, en désaccord avec la somme en caisse, accusaient ledéficit et indiquaient que la soustraction avait été faite après labalance. Les deux époux résolurent de se taire et de surveiller lamaison. Le lendemain dimanche, ils recevaient leurs amis. Lesfamilles qui composaient cette espèce de coterie se festoyaient àtour de rôle. En jouant à la bouillotte, Roguin le notaire mit surle tapis de vieux louis que madame César avait reçus quelques joursauparavant d’une nouvelle mariée, madame d’Espard.

– Vous avez volé un tronc, dit en riant le parfumeur.

Roguin dit avoir gagné cet argent chez un banquier à du Tillet,qui confirma la réponse du notaire, sans rougir. Le parfumeur, lui,devint pourpre. La soirée finie, au moment où Ferdinand alla secoucher, Birotteau l’emmena dans le magasin, sous prétexte deparler affaire.

– Du Tillet, lui dit le brave homme, il manque trois millefrancs à ma caisse, et je ne puis soupçonner personne&|160;; lacirconstance des vieux louis semble être trop contre vous pour queje ne vous en parle point&|160;; aussi ne nous coucherons-nous passans avoir trouvé l’erreur, car après tout ce ne peut être qu’uneerreur. Vous pouvez bien avoir pris quelque chose en compte sur vosappointements.

Du Tillet dit effectivement avoir pris les louis. Le parfumeuralla ouvrir son grand livre, le compte de son commis ne se trouvaitpas encore débité.

– J’étais pressé, je devais faire écrire la somme par Popinot,dit Ferdinand.

– C’est juste, dit Birotteau bouleversé par la froideinsouciance du Normand qui connaissait bien les braves gens chezlesquels il était venu dans l’intention d’y faire fortune.

Le parfumeur et son commis passèrent la nuit en vérificationsque le digne marchand savait inutiles. En allant et venant, Césarglissa trois billets de banque de mille francs dans la caisse enles collant contre la bande du tiroir, puis il feignit d’êtreaccablé de fatigue, parut dormir et ronfla. Du Tillet le réveillatriomphalement et afficha une joie excessive d’avoir éclaircil’erreur. Le lendemain, Birotteau gronda publiquement le petitPopinot, sa femme, et se mit en colère à propos de leur négligence.Quinze jours après, Ferdinand du Tillet entra chez un agent dechange. La parfumerie ne lui convenait pas, dit-il, il voulaitétudier la banque. En sortant de chez Birotteau, du Tillet parla demadame César de manière à faire croire que son patron l’avaitrenvoyé par jalousie. Quelques mois après, du Tillet vint voir sonancien patron, et réclama de lui sa caution pour vingt millefrancs, afin de compléter les garanties qu’on lui demandait dansune affaire qui le mettait sur le chemin de la fortune. Enremarquant la surprise que Birotteau manifesta de cetteeffronterie, du Tillet fronça le sourcil et lui demanda s’iln’avait pas confiance en lui. Matifat et deux négociants enaffaires avec Birotteau remarquèrent l’indignation du parfumeur quiréprima sa colère en leur présence. Du Tillet était peut-êtreredevenu honnête homme, sa faute pouvait avoir été causée par unemaîtresse au désespoir ou par une tentative au jeu, la réprobationpublique d’un honnête homme allait jeter dans une voie de crimes etde malheurs un homme encore jeune et peut-être sur la voie durepentir. Cet ange prit alors la plume et fit un aval sur lesbillets de du Tillet en lui disant qu’il rendait de grand cœur celéger service à un garçon qui lui avait été très-utile. Le sang luimontait au visage en faisant ce mensonge officieux. Du Tillet nesoutint pas le regard de cet homme, et lui voua sans doute en cemoment cette haine sans trêve que les anges des ténèbres ont conçuecontre les anges de lumière. Du Tillet tint si bien le balancier endansant sur la corde roide des spéculations financières, qu’ilresta toujours élégant et riche en apparence avant de l’être enréalité. Dès qu’il eut un cabriolet, il ne le quitta plus&|160;; ilse maintint dans la sphère élevée des gens qui mêlent les plaisirsaux affaires, en faisant du foyer de l’Opéra la succursale de laBourse, les Turcarets de l’époque. Grâce à madame Roguin, qu’ilconnut chez Birotteau, il se répandit promptement parmi les gens definance les plus haut placés. En ce moment, Ferdinand du Tilletétait arrivé à une prospérité qui n’avait rien de mensonger. Aumieux avec la maison Nucingen où Roguin l’avait fait admettre, ils’était lié promptement avec les frères Keller, avec la hautebanque. Personne ne savait d’où lui venaient les immenses capitauxqu’il faisait mouvoir, mais chacun attribuait son bonheur à sonintelligence et à sa probité.

La restauration fit un personnage de César, à qui naturellementle tourbillon des crises politiques ôta la mémoire de ces deuxaccidents domestiques. L’immutabilité de ses opinions royalistes,auxquelles il était devenu fort indifférent depuis sa blessure,mais dans lesquelles il avait persisté par décorum, le souvenir deson dévouement en vendémiaire lui valurent de hautes protections,précisément parce qu’il ne demanda rien. Il fut nommé chef debataillon dans la garde nationale, quoiqu’il fût incapable derépéter le moindre mot de commandement. En 1815, Napoléon, toujoursennemi de Birotteau, le destitua. Durant les cent jours, Birotteaudevint la bête noire des libéraux de son quartier&|160;;car en 1815 seulement, commencèrent les scissions politiques entreles négociants, jusqu’alors unanimes dans leurs vœux detranquillité dont les affaires avaient besoin. A la seconderestauration, le gouvernement royal dut remanier le corpsmunicipal. Le préfet voulut nommer Birotteau maire. Grâce à safemme, le parfumeur accepta seulement la place d’adjoint qui lemettait moins en évidence. Cette modestie augmenta beaucoupl’estime qu’on lui portait généralement et lui valut l’amitié dumaire, monsieur Flamet de La Billardière. Birotteau, qui l’avait vuvenir à la Reine des Roses au temps où la boutique servaitd’entrepôt aux conspirations royalistes, le désigna lui-même aupréfet de la Seine, qui le consulta sur le choix à faire. Monsieuret madame Birotteau ne furent jamais oubliés dans les invitationsdu maire. Enfin madame César quêta souvent à Saint-Roch, en belleet bonne compagnie. La Billardière servit chaudement Birotteauquand il fut question de distribuer au corps municipal les croixaccordées, en appuyant sur sa blessure reçue à Saint-Roch, sur sonattachement aux Bourbons et sur la considération dont il jouissait.Le ministère qui voulait, tout en prodiguant la croix de laLégion-d’Honneur afin d’abattre l’œuvre de Napoléon, se faire descréatures et rallier aux Bourbons les différents commerces, leshommes d’art et de science, comprit donc Birotteau dans laprochaine promotion. Cette faveur, en harmonie avec l’éclat quejetait Birotteau dans son arrondissement, le plaçait dans unesituation où durent s’agrandir les idées d’un homme à quijusqu’alors tout avait réussi. La nouvelle que le maire lui avaitdonnée de sa promotion fut le dernier argument qui décida leparfumeur à se lancer dans l’opération qu’il venait d’exposer à safemme, afin de quitter au plus vite la parfumerie, et s’élever auxrégions de la haute bourgeoisie de Paris.

César avait alors quarante ans. Les travaux auxquels il selivrait dans sa fabrique lui avaient donné quelques ridesprématurées, et avaient légèrement argenté la longue cheveluretouffue que la pression de son chapeau lustrait circulairement. Sonfront, où, par la manière dont ils étaient plantés, ses cheveuxdessinaient cinq pointes, annonçait la simplicité de sa vie. Sesgros sourcils n’effrayaient point, car ses yeux bleuss’harmoniaient par leur limpide regard toujours franc à son frontd’honnête homme. Son nez cassé à la naissance et gros du bout luidonnait l’air étonné des gobe-mouches de Paris. Ses lèvres étaienttrès-lippues, et son grand menton tombait droit. Sa figure,fortement colorée, à contours carrés, offrait, par la dispositiondes rides, par l’ensemble de la physionomie, le caractèreingénuement rusé du paysan. La force générale du corps, la grosseurdes membres, la carrure du dos, la largeur des pieds, tout dénotaitd’ailleurs le villageois transplanté dans Paris. Ses mains largeset poilues, les grasses phalanges de ses doigts ridés, ses grandsongles carrés eussent attesté son origine, s’il n’en était pasresté des vestiges dans toute sa personne. Il avait sur les lèvresle sourire de bienveillance que prennent les marchands quand vousentrez chez eux, mais ce sourire commercial était l’image de soncontentement intérieur et peignait l’état de son âme douce. Sadéfiance ne dépassait jamais les affaires, sa ruse le quittait surle seuil de la Bourse ou quand il fermait son grand livre. Lesoupçon était pour lui ce qu’étaient ses factures imprimées, unenécessité de la vente elle-même. Sa figure offrait une sorted’assurance comique, de fatuité mêlée de bonhomie qui le rendaitoriginal à voir en lui évitant une ressemblance trop complète avecla plate figure du bourgeois parisien. Sans cet air de naïveadmiration et de foi en sa personne, il eût imprimé trop derespect&|160;; il se rapprochait ainsi des hommes en payant saquote part de ridicule. Habituellement en parlant il se croisaitles mains derrière le dos. Quand il croyait avoir dit quelque chosede galant ou de saillant, il se levait imperceptiblement sur lapointe des pieds, à deux reprises, et retombait sur ses talonslourdement, comme pour appuyer sur sa phrase. Au fort d’unediscussion on le voyait quelquefois tourner sur lui-mêmebrusquement, faire quelques pas comme s’il allait chercher desobjections et revenir sur son adversaire par un mouvement brusque.Il n’interrompait jamais, et se trouvait souvent victime de cetteexacte observation des convenances, car les autres s’arrachaient laparole, et le bonhomme quittait la place sans avoir pu dire un mot.Sa grande expérience des affaires commerciales lui avait donné deshabitudes taxées de manies par quelques personnes. Si quelquebillet n’était pas payé, il l’envoyait à l’huissier, et ne s’enoccupait plus que pour recevoir le capital, l’intérêt et les frais,l’huissier devait poursuivre jusqu’à ce que le négociant fût enfaillite&|160;; César cessait alors toute procédure, necomparaissait à aucune assemblée de créanciers, et gardait sestitres. Ce système et son implacable mépris pour les faillis luivenaient de monsieur Ragon qui, dans le cours de sa viecommerciale, avait fini par apercevoir une si grande perte de tempsdans les affaires litigieuses, qu’il regardait le maigre etincertain dividende donné par les concordats comme amplementregagné par l’emploi du temps qu’on ne perdait point à aller,venir, faire des démarches et courir après les excuses del’improbité.

– Si le failli est honnête homme et se refait, il vous payera,disait monsieur Ragon. S’il reste sans ressource et qu’il soitpurement malheureux, pourquoi le tourmenter&|160;? si c’est unfripon, vous n’aurez jamais rien. Votre sévérité connue vous faitpasser pour intraitable, et comme il est impossible de transigeravec vous, tant que l’on peut payer, c’est vous qu’on paye.

César arrivait à un rendez-vous à l’heure dite, mais dix minutesaprès il partait avec une inflexibilité que rien ne faisaitplier&|160;; aussi son exactitude rendait-elle exacts les gens quitraitaient avec lui.

Le costume qu’il avait adopté concordait à ses mœurs et saphysionomie. Aucune puissance ne l’eût fait renoncer aux cravatesde mousseline blanche dont les coins brodés par sa femme ou safille lui pendaient sous le cou. Son gilet de piqué blanc boutonnécarrément descendait très-bas sur son abdomen assez proéminent, caril avait un léger embonpoint. Il portait un pantalon bleu, des basde soie noire et des souliers à rubans dont les nœuds sedéfaisaient souvent. Sa redingote vert-olive toujours trop large,et son chapeau à grands bords lui donnaient l’air d’un quaker.Quand il s’habillait pour les soirées du dimanche, il mettait uneculotte de soie, des souliers à bouches d’or, et son infailliblegilet carré dont les deux bouts s’entr’ouvraient alors afin demontrer le haut de son jabot plissé. Son habit de drap marron étaità grands pans et à longues basques. Il conserva, jusqu’en 1819,deux chaînes de montre qui pendaient parallèlement, mais il nemettait la seconde que quand il s’habillait.

Tel était César Birotteau, digne homme à qui les mystères quiprésident à la naissance des hommes avaient refusé la faculté dejuger l’ensemble de la politique et de la vie, de s’éleverau-dessus du niveau social sous lequel vit la classe moyenne, quisuivait en toute chose les errements de la routine : toutes sesopinions lui avaient été communiquées, et il les appliquait sansexamen. Aveugle mais bon, peu spirituel mais profondémentreligieux, il avait un cœur pur. Dans ce cœur brillait un seulamour, la lumière et la force de sa vie&|160;; car son désird’élévation, le peu de connaissances qu’il avait acquises, toutvenait de son affection pour sa femme et pour sa fille.

Quant à madame César, alors âgée de trente-sept ans, elleressemblait si parfaitement à la Vénus de Milo que tous ceux qui laconnaissaient virent son portrait dans cette belle statue quand leduc de Rivière l’envoya. En quelques mois, les chagrins passèrentsi promptement leurs teintes jaunes sur son éblouissante blancheur,creusèrent et noircirent si cruellement le cercle bleuâtre oùjouaient ses beaux yeux verts, qu’elle eut l’air d’une vieillemadone&|160;; car elle conserva toujours, au milieu de ses ruines,une douce candeur, un regard pur quoique triste, et il futimpossible de ne pas la trouver toujours belle femme, d’un maintiensage et plein de décence. Au bal prémédité par César, elle devaitjouir d’ailleurs d’un dernier éclat de beauté qui fut remarqué.

Toute existence a son apogée, une époque pendant laquelle lescauses agissent et sont en rapport exact avec les résultats. Cemidi de la vie, où les forces vives s’équilibrent et se produisentdans tout leur éclat, est non-seulement commun aux êtres organisés,mais encore aux cités, aux nations, aux idées, aux institutions,aux commerces, aux entreprises qui, semblables aux races nobles etaux dynasties, naissent, s’élèvent et tombent. D’où vient larigueur avec laquelle ce thème de croissance et de décroissances’applique à tout ce qui s’organise ici-bas&|160;? car la mortelle-même a, dans les temps de fléau, son progrès, sonralentissement, sa recrudescence et son sommeil. Notre globelui-même est peut-être une fusée un peu plus durable que lesautres. L’histoire, en redisant les causes de la grandeur et de ladécadence de tout ce qui fut ici-bas, pourrait avertir l’homme dumoment où il doit arrêter le jeu de toutes ses facultés&|160;; maisni les conquérants, ni les acteurs, ni les femmes, ni les auteursn’en écoutent la voix salutaire.

César Birotteau, qui devait se considérer comme étant à l’apogéede sa fortune, prenait ce temps d’arrêt comme un nouveau point dedépart. Il ne savait pas, et d’ailleurs ni les nations, ni les roisn’ont tenté d’écrire en caractères ineffaçables la cause de cesrenversements dont l’histoire est grosse, dont tant de maisonssouveraines ou commerciales offrent de si grands exemples. Pourquoide nouvelles pyramides ne rappelleraient-elles pas incessamment ceprincipe qui doit dominer la politique des nations aussi bien quecelle des particuliers : Quand l’effet produit n’est plus enrapport direct ni en proportion égale avec sa cause, ladésorganisation commence&|160;? Mais ces monuments existentpartout, c’est les traditions et les pierres qui nous parlent dupassé, qui consacrent les caprices de l’indomptable Destin, dont lamain efface nos songes et nous prouve que les plus grandsévénements se résument dans une idée. Troie et Napoléon ne sont quedes poèmes. Puisse cette histoire être le poème des vicissitudesbourgeoises auxquelles nulle voix n’a songé, tant elles semblentdénuées de grandeur, tandis qu’elles sont au même titre immenses :il ne s’agit pas d’un seul homme ici, mais de tout un peuple dedouleurs.

En s’endormant, César craignit que le lendemain sa femme ne luifît quelques objections péremptoires, et s’ordonna de se lever degrand matin pour tout résoudre. Au petit jour, il sortit donc sansbruit, laissa sa femme au lit, s’habilla lestement et descendit aumagasin, au moment où le garçon en ôtait les volets numérotés.Birotteau, se voyant seul, attendit le lever de ses commis, et semit sur le pas de sa porte en examinant comment son garçon de peinenommé Raguet s’acquittait de ses fonctions, et Birotteau s’yconnaissait&|160;! Malgré le froid, le temps était superbe.

– Popinot, va prendre ton chapeau, mets tes souliers, faisdescendre monsieur Célestin, nous allons causer tous deux auxTuileries, dit-il en voyant descendre Anselme.

Popinot, cet admirable contrepied de du Tillet, et qu’un de cesheureux hasards qui font croire à la Providence avait mis auprès deCésar, joue un si grand rôle dans cette histoire qu’il estnécessaire de le profiler ici. Madame Ragon était une demoisellePopinot. Elle avait deux frères. L’un, le plus jeune de la famille,se trouvait alors juge suppléant au tribunal de première instancede la Seine. L’aîné avait entrepris le commerce des laines brutes,y avait mangé sa fortune, et mourut en laissant à la charge desRagon et de son frère le juge qui n’avait pas d’enfants, son filsunique, déjà privé d’une mère morte en couches. Pour donner un étatà son neveu, madame Ragon l’avait mis dans la parfumerie enespérant le voir succéder à Birotteau. Anselme Popinot était petitet pied-bot, infirmité que le hasard a donnée à lord Byron, àWalter Scott, à monsieur de Talleyrand, pour ne pas décourager ceuxqui en sont affligés. Il avait ce teint éclatant et plein de tachesde rousseur qui distingue les gens dont les cheveux sontrouges&|160;; mais son front pur, ses yeux de la couleur des agatesgris-veiné, sa jolie bouche, sa blancheur et la grâce d’unejeunesse pudique, la timidité que lui inspirait son vice deconformation réveillaient à son profit des sentiments protecteurs :on aime les faibles. Popinot intéressait. Le petit Popinot, tout lemonde l’appelait ainsi, tenait à une famille essentiellementreligieuse, où les vertus étaient intelligentes, où la vie étaitmodeste et pleine de belles actions. Aussi l’enfant, élevé par sononcle le juge, offrait-il en lui la réunion des qualités quirendent la jeunesse si belle : sage et affectueux, un peu honteux,mais plein d’ardeur, doux comme un mouton, mais courageux autravail, dévoué, sobre, il était doué de toutes les vertus d’unchrétien des premiers temps de l’Eglise.

En entendant parler d’une promenade aux Tuileries, laproposition la plus excentrique que pût faire à cette heure sonimposant patron, Popinot crut qu’il voulait lui parlerd’établissement&|160;; le commis pensa soudain à Césarine, lavéritable reine des Roses, l’enseigne vivante de la maison et delaquelle il s’éprit le jour même où, deux mois avant du Tillet, ilétait entré chez Birotteau. En montant l’escalier, il fut doncobligé de s’arrêter, son cœur se gonflait trop, ses artèresbattaient trop violemment&|160;; il descendit bientôt suivi deCélestin, le premier commis de Birotteau. Anselme et son patroncheminèrent sans mot dire vers les Tuileries. Popinot avait alorsvingt et un ans, Birotteau s’était marié à cet âge, Anselme nevoyait donc aucun empêchement à son mariage avec Césarine, quoiquela fortune du parfumeur et la beauté de sa fille fussent d’immensesobstacles à la réussite de vœux si ambitieux&|160;; mais l’amourprocède par les élans de l’espérance, et plus ils sont insensés,plus il y ajoute foi&|160;; aussi plus sa maîtresse se trouvaitloin de lui, plus ses désirs étaient-ils vifs. Heureux enfant qui,par un temps où tout se nivelle, ou tous les chapeaux seressemblent, réussissait à créer des distances entre la fille d’unparfumeur et lui, rejeton d’une vieille famille parisienne&|160;!Malgré ses inquiétudes, il était heureux : il dînait tous les joursauprès de Césarine&|160;! Puis en s’appliquant aux affaires de lamaison, il y mettait un zèle, une ardeur qui dépouillait le travailde toute amertume&|160;; en faisant tout au nom de Césarine, iln’était jamais fatigué. Chez un jeune homme de vingt ans, l’amourse repaît de dévouement.

– Ce sera un négociant, il parviendra, disait de lui César àmadame Ragon en vantant l’activité d’Anselme au milieu desmises de la fabrique, en louant son aptitude à comprendreles finesses de l’art, en rappelant l’âpreté de son travail dansles moments où les expéditions donnaient, et où, les manchesretroussées, les bras nus, le boiteux emballait et clouait à luiseul plus de caisses que les autres commis.

Les prétentions connues et avouées d’Alexandre Crottat, premierclerc de Roguin, la fortune de son père, riche fermier de la Brie,formaient des obstacles bien grands au triomphe del’orphelin&|160;; mais ces difficultés n’étaient cependant pointencore les plus âpres à vaincre : Popinot ensevelissait an fond deson cœur de tristes secrets qui agrandissaient l’intervalle misentre Césarine et lui. La fortune des Ragon, sur laquelle il auraitpu compter, était compromise&|160;; l’orphelin avait le bonheur deles aider à vivre en leur apportant ses maigres appointementsCependant il croyait au succès&|160;! Il avait plusieurs fois saisiquelques regards jetés avec un apparent orgueil sur lui parCésarine&|160;; au fond de ses yeux bleus, il avait osé lire unesecrète pensée pleine de caressantes espérances. Il allait donc,travaillé par son espoir du moment, tremblant, silencieux, ému,comme pourraient l’être en semblable occurrence tous les jeunesgens pour qui la vie est en bourgeon.

– Popinot, lui dit le brave marchand, ta tante va-t-ellebien&|160;?

– Oui, monsieur.

– Cependant elle me paraît soucieuse depuis quelque temps, yaurait-il quelque chose qui clocherait chez elle&|160;? Ecoute-moi,garçon, faut pas trop faire le mystérieux avec moi, je suis quaside la famille, voilà vingt-cinq ans que je connais ton oncle Ragon.Je suis entré chez lui en gros souliers ferrés, arrivant de monvillage. Quoique l’endroit s’appelle les Trésorières,j’avais pour toute fortune un louis d’or que m’avait donné mamarraine, feu madame la marquise d’Uxelles, une parente à monsieurle duc et madame la duchesse de Lenoncourt, qui sont de nospratiques. Aussi ai-je prié tous les dimanches pour elle et pourtoute sa famille&|160;; j’envoie en Touraine à sa nièce, madame deMortsauf, toutes ses parfumeries. Il me vient toujours despratiques par eux, comme, par exemple, monsieur de Vandenesse, quiprend pour douze cents francs par an. On ne serait pasreconnaissant par bon cœur, on devrait l’être par calcul : mais jete veux du bien sans arrière-pensée et pour toi.

– Ah&|160;! monsieur, vous aviez, si vous me permettez de vousle dire, une fière caboche&|160;!

– Non, mon garçon, non, cela ne suffit point. Je ne dis pas quema caboche n’en vaille pas une autre&|160;; mais j’avais de laprobité, mordicus&|160;! mais j’ai eu de la conduite, maisje n’ai jamais aimé que ma femme. L’amour est un fameuxvéhicule, un mot heureux qu’a employé hier monsieur deVillèle à la tribune.

– L’amour&|160;! dit Popinot. Oh&|160;! monsieur, est-ceque…

– Tiens, tiens, voilà le père Roguin qui vient à pied par lehaut de la place Louis XV, à huit heures. Qu’est-ce que le bonhommefait donc là&|160;? se dit César en oubliant Anselme Popinot etl’huile de noisette.

Les suppositions de sa femme lui revinrent à la mémoire, et, anlieu d’entrer dans le jardin des Tuileries, Birotteau s’avança versle notaire pour le rencontrer. Anselme suivit son patron àdistance, sans pouvoir s’expliquer le subit intérêt qu’il prenait àune chose en apparence si peu importante&|160;; mais très-heureuxdes encouragements qu’il trouvait dans le dire de César sur sessouliers ferrés, son louis d’or et l’amour.

Roguin, grand et gros homme bourgeonné, le front très-découvert,à cheveux noirs, ne manquait pas jadis de physionomie&|160;; ilavait été audacieux et jeune, car de petit-clerc il était devenunotaire&|160;; mais, en ce moment, son visage offrait, au yeux d’unhabile observateur, les tiraillements, les fatigues de plaisirscherchés. Lorsqu’un homme se plonge dans la fange des excès, il estdifficile que sa figure ne soit pas fangeuse en quelqueendroit&|160;; aussi les contours des rides, la chaleur du teintétaient-ils, chez Roguin, sans noblesse&|160;; au lieu de cettelueur pure qui flambe sous les tissus des hommes contenus et leurimprime une fleur de santé, l’on entrevoyait chez lui l’impuretéd’un sang fouetté par des efforts contre lesquels regimbe le corps.Son nez était ignoblement retroussé, comme celui des gens chezlesquels les humeurs, en prenant la route de cet organe, produisentune infirmité secrète qu’une vertueuse reine de France croyaitnaïvement être un malheur commun à l’espèce, n’ayant jamaisapproché d’autre homme que le roi d’assez prés pour reconnaître sonerreur. En prisant beaucoup de tabac d’Espagne, Roguin avait crudissimuler son incommodité, il en avait augmenté les inconvénientsqui furent la principale cause de ses malheurs. N’est-ce pas uneflatterie sociale un peu trop prolongée que de toujours peindre leshommes sous de fausses couleurs, et de ne pas révéler quelques-unsdes vrais principes de leurs vicissitudes, si souvent causées parla maladie&|160;? Le mal physique, considéré dans ses ravagesmoraux, examiné dans ses influences sur le mécanisme de la vie, apeut-être été jusqu’ici trop négligé par les historiens des mœurs.Madame César avait bien deviné le secret du ménage. Dès la premièrenuit de ses noces, la charmante fille unique du banquier Chevrelavait conçu pour le pauvre notaire une insurmontable antipathie, etvoulut aussitôt requérir le divorce. Trop heureux d’avoir une femmeriche de cinq cent mille francs sans compter les espérances, Roguinavait supplié sa femme de ne pas intenter une action en divorce, enla laissant libre et se soumettant à toutes les conséquences d’unpareil pacte. Madame Roguin, devenue souveraine maîtresse, seconduisit avec son mari comme une courtisane avec un vieil amant.Roguin trouva bientôt sa femme trop chère, et, comme beaucoup demaris parisiens, il eut un second ménage en ville. D’abord contenuedans de sages bornes, cette dépense fut médiocre. Primitivement,Roguin rencontra, sans grands frais, des grisettes très-heureusesde sa protection&|160;; mais, depuis trois ans, il était rongé parune de ces indomptables passions qui envahissent les hommes entrecinquante et soixante ans, et que justifiait l’une des plusmagnifiques créatures de ce temps, connue dans les fastes de laprostitution sous le sobriquet de la belle Hollandaise, car elleallait retomber dans ce gouffre où sa mort l’illustra. Elle avaitété jadis amenée de Bruges à Paris par un des clients de Roguin,qui, forcé de partir par suite des événements politiques, lui enfit présent en 1815. Le notaire avait acheté pour sa belle unepetite maison aux Champs-Elysées, l’avait richement meublée ets’était laissé entraîner à satisfaire les coûteux caprices de cettefemme, dont les profusions absorbèrent sa fortune. L’air sombreempreint sur la physionomie de Roguin, et qui se dissipa quand ilvit son client, tenait à des événements mystérieux où se trouvaientles secrets de la fortune si rapidement faite par du Tillet. Leplan formé par du Tillet changea dès le premier dimanche où il putobserver chez son patron la situation respective de monsieur etmadame Roguin. Il était venu moins pour séduire madame César quepour se faire offrir la main de Césarine en dédommagement d’unepassion rentrée, et il eut d’autant moins de peine à renoncer à cemariage qu’il avait cru César riche et le trouvait pauvre. Ilespionna le notaire, s’insinua dans sa confiance, se fit présenterchez la belle Hollandaise, y étudia dans quels termes elle étaitavec Roguin, et apprit qu’elle menaçait de remercier son amant s’illui rognait son luxe. La belle Hollandaise était de ces femmesfolles qui ne s’inquiètent jamais d’où vient l’argent ni comment ils’acquiert, et qui donneraient une fête avec les écus d’unparricide. Elle ne pensait jamais le lendemain à la veille. Pourelle, l’avenir était son après-dîner, et la fin du mois l’éternité,même quand elle avait des mémoires à payer. Charmé de rencontrer unpremier levier, du Tillet commença par obtenir de la belleHollandaise qu’elle aimât Roguin pour trente mille francs par an aulieu de cinquante mille, service que les vieillards passionnésoublient rarement. Après un souper très-aviné, Roguin s’ouvrit à duTillet sur sa crise financière. Ses immeubles étant absorbés parl’hypothèque légale de sa femme, il avait été conduit par sapassion à prendre dans les fonds de ses clients une somme déjàsupérieure à la moitié de sa charge. Quand le reste serait dévoré,l’infortuné Roguin se brûlerait la cervelle, car il croyaitdiminuer l’horreur de la faillite en imposant la pitié publique. DuTillet aperçut une fortune rapide et sûre qui brilla comme unéclair dans la nuit de l’ivresse, il rassura Roguin et le paya desa confiance en lui faisant tirer ses pistolets en l’air.

– En se hasardant ainsi, lui dit-il, un homme de votre portée nedoit pas se conduire comme un sot et marcher à tâtons, mais opérerhardiment.

Il lui conseilla de prendre dès à présent une forte somme, de lalui confier pour être jouée avec audace dans une partie quelconque,à la Bourse, ou dans quelque spéculation choisie entre les millequi s’entreprenaient alors. En cas de gain, ils fonderaient à euxdeux une maison de banque où l’on tirerait parti des dépôts, etdont les bénéfices lui serviraient à contenter sa passion. Si lachance tournait contre eux, Roguin irait vivre à l’étranger au lieude se tuer, parce que son du Tillet lui serait fidèlejusqu’au dernier sou. C’était une corde à portée de main pour unhomme qui se noyait, et Roguin ne s’aperçut pas que le commisparfumeur la lui passait autour de cou. Maître du secret de Roguin,du Tillet s’en servit pour établir à la fois son pouvoir sur lafemme, sur la maîtresse et sur le mari. Prévenue d’un désastrequ’elle était loin de soupçonner, madame Roguin accepta les soinsde du Tillet, qui sortit alors de chez le parfumeur, sûr de sonavenir. Il n’eut pas de peine à convaincre la maîtresse de risquerune somme, afin de ne jamais être obligée de recourir à laprostitution s’il lui arrivait quelque malheur. La femme régla sesaffaires, amassa promptement un petit capital, et le remit à unhomme en qui son mari se fiait, car le notaire donna d’abord centmille francs à son complice. Placé près de madame Roguin de manièreà transformer les intérêts de cette belle femme en affection, duTillet sut lui inspirer la plus violente passion. Ses troiscommanditaires lui constituèrent naturellement une part&|160;;mais, mécontent de cette part, il eut l’audace, en les faisantjouer à la Bourse, de s’entendre avec un adversaire qui lui rendaitle montant des pertes supposées, car il joua pour ses clients etpour lui-même. Aussitôt qu’il eut cinquante mille francs, il futsûr de faire une grande fortune&|160;; il porta le coup d’oeild’aigle qui le caractérise dans les phases où se trouvait alors laFrance : il joua la baisse pendant la campagne de France, et lahausse au retour des Bourbons. Deux mois après la rentrée de LouisXVIII, madame Roguin possédait deux cent mille francs, et du Tilletcent mille écus. Le notaire, aux yeux de qui ce jeune homme étaitun ange, avait rétabli l’équilibre dans ses affaires. La belleHollandaise dissipait tout, elle était la proie d’un infâme cancer,nommé Maxime de Trailles, ancien page de l’empereur. Du Tilletdécouvrit le véritable nom de cette fille en faisant un acte avecelle. Elle se nommait Sarah Gobseck. Frappé de la coïncidence de cenom avec celui d’un usurier dont il avait entendu parler, il allachez ce vieil escompteur, la providence des enfants de famille,afin de reconnaître jusqu’où pourrait aller sur lui le crédit de saparente. Le Brutus des usuriers fut implacable pour sapetite-nièce, mais du Tillet sut lui plaire en se posant comme lebanquier de Sarah, et comme ayant des fonds à faire mouvoir. Lanature normande et la nature usurière se convinrent l’une àl’autre. Gobseck se trouvait avoir besoin d’un homme jeune ethabile pour surveiller une petite opération à l’étranger.

Un Auditeur au Conseil d’Etat, surpris par le retour desBourbons, avait eu l’idée, pour se bien mettre en cour, d’aller enAllemagne racheter les titres des dettes contractées par lesprinces pendant leur émigration. Il offrait les bénéfices de cetteaffaire, pour lui purement politique, à ceux qui lui donneraientles fonds nécessaires. L’usurier ne voulait lâcher les sommes qu’aufur et à mesure de l’achat des créances, et les faire examiner parun fin représentant. Les usuriers ne se fient à personne, ilsveulent des garanties&|160;; auprès d’eux, l’occasion est tout : deglace quand ils n’ont pas besoin d’un homme, ils sont patelins etdisposés à la bienfaisance quand leur utilité s’y trouve. Du Tilletconnaissait le rôle immense sourdement joué sur la place de Parispar les Werbrust et Gigonnet, escompteurs du commerce des ruesSaint-Denis et Saint-Martin, par Palma, banquier du faubourgPoissonnière, presque toujours intéressés avec Gobseck. Il offritdonc une caution pécuniaire en se faisant accorder un intérêt et enexigeant que ces messieurs employassent dans leur commerce d’argentles fonds qu’il leur déposerait : il se préparait ainsi des appuis.Il accompagna monsieur Clément Chardin des Lupeaulx dans un voyageen Allemagne qui dura pendant les Cent-Jours, et revint à laseconde restauration, ayant plus augmenté les éléments de safortune que sa fortune elle même. Il était entré dans les secretsdes plus habiles calculateurs de Paris, il avait conquis l’amitiéde l’homme dont il était le surveillant, car cet habile escamoteurlui avait mis à nu les ressorts et la jurisprudence de la hautepolitique. Du Tillet était un de ces esprits qui entendent àdemi-mot, il acheva de se former pendant ce voyage. Au retour, ilretrouva madame Roguin fidèle. Quant au pauvre notaire, ilattendait Ferdinand avec autant d’impatience qu’en témoignait safemme, la belle Hollandaise l’avait de nouveau ruiné. Du Tilletquestionna la belle Hollandaise, et ne retrouva pas une dépenseéquivalente aux sommes dissipées. Du Tillet découvrit alors lesecret que Sarah Gobseck lui avait si soigneusement caché, sa follepassion pour Maxime de Trailles, dont les débuts dans sa carrièrede vices et de débauche annonçaient ce qu’il fut, un de cesgarnements politiques nécessaires à tout bon gouvernement, et quele jeu rendait insatiable. En faisant cette découverte, du Tilletcomprit l’insensibilité de Gobseck pour sa petite-nièce. Dans cesconjonctures, le banquier du Tillet, car il devint banquier,conseilla fortement à Roguin de garder une poire pour la soif, enembarquant ses clients les plus riches dans une affaire où ilpourrait se réserver de fortes sommes, s’il était contraint àfaillir en recommençant le jeu de la Banque. Après des hauts etdes bas, profitables seulement à du Tillet et à madame Roguin,le notaire entendit enfin sonner l’heure de sadéconfiture. Son agonie fut alors exploitée par sonmeilleur ami. Du Tillet inventa la spéculation relative auxterrains situés autour de la Madeleine. Naturellement les centmille francs déposés par Birotteau chez Roguin, en attendant unplacement, furent remis à du Tillet qui, voulant perdre leparfumeur, fit comprendre à Roguin qu’il courait moins de dangers àprendre dans ses filets ses amis intimes. – Un ami, lui dit-il,conserve des ménagements jusque dans sa colère. Peu de personnessavent aujourd’hui combien peu valait à cette époque une toise deterrain autour de la Madeleine, mais ces terrains allaientnécessairement être vendus au-dessus de leur valeur momentanée àcause de l’obligation où l’on serait d’aller trouver despropriétaires qui profiteraient de l’occasion&|160;; or du Tilletvoulait être à portée de recueillir les bénéfices sans supporterles pertes d’une spéculation à long terme. En d’autres termes, sonplan consistait à tuer l’affaire pour s’adjuger un cadavre qu’ilsavait pouvoir raviver. En semblable occurrence, les Gobseck, lesPalma, les Werbrust et Gigonnet se prêtaient mutuellement lamain&|160;; mais du Tillet n’était pas assez intime avec eux pourleur demander leur aide&|160;; d’ailleurs il voulait si bien cacherson bras tout en conduisant l’affaire, qu’il pût recueillir lesprofits du vol sans en avoir la honte&|160;; il sentit donc lanécessité d’avoir à lui l’un de ces mannequins vivants nommés dansla langue commerciale hommes de paille. Son joueur supposéde la Bourse lui parut propre à devenir son âme damnée, et ilentreprit sur les droits divins en créant un homme. D’un anciencommis-voyageur, sans moyens ni capacité, excepté celle de parlerindéfiniment sur toute espèce de sujet en ne disant rien, sans souni maille, mais pouvant comprendre un rôle et le jouer sanscompromettre la pièce&|160;; plein de l’honneur le plus rare,c’est-à-dire capable de garder un secret et de se laisserdéshonorer au profit de son commettant, du Tillet fit un banquierqui montait et dirigeait les plus grandes entreprises, le chef dela maison Claparon. La destinée de Charles Claparon était d’être unjour livré aux Juifs et aux pharisiens, si les affaires lancées pardu Tillet exigeaient une faillite, et Claparon le savait. Mais,pour un pauvre diable qui se promenait mélancoliquement sur lesboulevards avec un avenir de quarante sous dans sa poche quand soncamarade du Tillet le rencontra, les petites parts qui devaient luiêtre abandonnées dans chaque affaire furent un Eldorado. Ainsi sonamitié, son dévouement pour du Tillet corroborés d’unereconnaissance irréfléchie, excités par les besoins d’une vielibertine et décousue, lui faisaient dire amen à tout.Puis, après avoir vendu son honneur, il le vit risquer avec tant deprudence, qu’il finit par s’attacher à son ancien camarade, commeun chien à son maître. Claparon était un caniche fort laid, maistoujours prêt à faire le saut de Curtius. Dans la combinaisonactuelle, il devait représenter une moitié des acquéreurs desterrains comme César Birotteau représenterait l’autre. Les valeursque Claparon recevrait de Birotteau seraient escomptées par un desusuriers de qui du Tillet pouvait emprunter le nom, pour précipiterBirotteau dans les abîmes d’une faillite, quand Roguin luienlèverait ses fonds. Les syndics de la faillite agiraient au grédes inspirations de du Tillet qui, possesseur des écus donnés parle parfumeur et son créancier sous différents noms, ferait liciterles terrains et les achèterait pour la moitié de leur valeur enpayant avec les fonds de Roguin et le dividende de la faillite. Lenotaire trempait dans ce plan en croyant avoir une bonne part desprécieuses dépouilles du parfumeur et de ses cointéressés&|160;;mais l’homme à la discrétion duquel il se livrait devait se faireet se fit la part du lion. Roguin, ne pouvant poursuivre du Tilletdevant aucun tribunal, fut heureux de l’os à ronger qui lui futjeté, de mois en mois, au fond de la Suisse où il trouva desbeautés au rabais. Les circonstances. et non une méditationd’auteur tragique inventant une intrigue, avaient engendré cethorrible plan. La haine sans désir de vengeance est un grain tombésur du granit&|160;; la vengeance vouée à César, par du Tillet,était donc un des mouvements les plus naturels, ou il faut nier laquerelle des anges maudits et des anges de lumière. Du Tillet nepouvait sans de grands inconvénients assassiner le seul homme dansParis qui le savait coupable d’un vol domestique, mais il pouvaitle jeter dans la boue et l’annihiler au point de rendre sontémoignage impossible. Pendant long-temps sa vengeance avait germédans son cœur sans fleurir, car les gens les plus haineux font àParis très-peu de plans, la vie y est trop rapide, tropremuée&|160;; il y a trop d’accidents imprévus&|160;; mais aussices perpétuelles oscillations, en ne permettant pas lapréméditation, servent une pensée tapie au fond du cœur qui guetteleurs chances fluviatiles. Quand Roguin avait fait sa confidence àdu Tillet, le commis y entrevit vaguement la possibilité dedétruire César, et il ne s’était pas trompé. Sur le point dequitter son idole, le notaire buvait le reste de son philtre dansla coupe cassée, il allait tous les jours aux Champs-Elysées etrevenait chez lui de grand matin. Ainsi la défiante madame Césaravait raison. Dès qu’un homme se résout à jouer le rôle que duTillet avait donné à Roguin, il acquiert les talents du plus grandcomédien, il a la vue d’un lynx et la pénétration d’un voyant, ilsait magnétiser sa dupe&|160;; aussi le notaire avait-il aperçuBirotteau long-temps avant que Birotteau ne le vît, et quand leparfumeur le regarda, il lui tendait déjà la main de loin.

– Je viens d’aller recevoir le testament d’un grand personnagequi n’a pas huit jours à vivre, dit-il de l’air le plus naturel dumonde&|160;; mais l’on m’a traité comme un médecin de village, onm’a envoyé chercher en voiture, et je reviens à pied.

Ces paroles dissipèrent un léger nuage de défiance qui avaitobscurci le front du parfumeur, et que Roguin entrevit&|160;; aussile notaire se garda-t-il bien de parler de l’affaire des terrainsle premier, car il voulait porter le dernier coup à sa victime.

– Après les testaments, les contrats de mariage, dit Birotteau,voilà la vie. Et à propos de cela, quand épousons-nous laMadeleine&|160;? Hé&|160;! hé&|160;! papa Roguin, ajouta-t-il enlui tapant sur le ventre.

Entre hommes la prétention des plus chastes bourgeois est deparaître égrillards.

– Mais si ce n’est pas aujourd’hui, répondit le notaire d’un airdiplomatique, ce ne sera jamais. Nous craignons que l’affaire nes’ébruite, je suis déjà vivement pressé par deux de mes plus richesclients qui veulent se mettre dans cette spéculation. Aussi est-ceà prendre ou à laisser. Passé midi, je dresserai les actes et vousn’aurez la faculté d’y être que jusqu’à une heure. Adieu. Je vaisprécisément lire les minutes que Xandrot a dû me dégrossir pendantcette nuit.

– Eh&|160;! bien, c’est fait, vous avez ma parole, dit Birotteauen courant après le notaire et lui frappant dans la main. Prenezles cent mille francs qui devaient servir à la dot de ma fille.

– Bien, dit Roguin en s’éloignant.

Pendant l’instant que Birotteau mit à revenir auprès du petitPopinot, il éprouva dans ses entrailles une chaleur violente, sondiaphragme se contracta, ses oreilles tintèrent.

– Qu’avez-vous, monsieur&|160;? lui demanda le commis en voyantà son maître le visage pâle.

– Ah&|160;! mon garçon, je viens de conclure par un seul mot unegrande affaire, personne n’est maître de ses émotions en pareilcas. D’ailleurs tu n’y es pas étranger. Aussi, t’ai-je amené icipour y causer plus à l’aise, personne ne nous écoutera. Ta tanteest gênée, à quoi donc a-t-elle perdu son argent&|160;?dis-le-moi.

– Monsieur, mon oncle et ma tante avaient leurs fonds chezmonsieur de Nucingen, ils ont été forcés de prendre enremboursement des actions dans les mines de Worstchin qui nedonnent pas encore de dividende, et il est difficile à leur âge devivre d’espérance.

– Mais avec quoi vivent-ils&|160;?

– Ils m’ont fait le plaisir d’accepter mes appointements.

– Bien, bien, Anselme, dit le parfumeur en laissant voir unelarme qui roula dans ses yeux, tu es digne de l’attachement que jete porte. Aussi vas-tu recevoir une haute récompense de tonapplication à mes affaires.

En disant ces paroles, le négociant grandissait autant à sespropres yeux qu’à ceux de Popinot&|160;; il y mit cette bourgeoiseet naïve emphase, expression de sa supériorité postiche.

– Quoi&|160;! vous auriez deviné ma passion pour…

– Pour qui&|160;? dit le parfumeur.

– Pour mademoiselle Césarine.

– Ah&|160;! garçon, tu es bien hardi, s’écria Birotteau. Maisgarde bien ton secret, je te promets de l’oublier, et tu sortirasde chez moi demain. Je ne t’en veux pas&|160;; à ta place,diable&|160;! diable&|160;! j’en aurais fait tout autant. Elle estsi belle&|160;!

– Ah, monsieur&|160;! dit le commis qui sentait sa chemisemouillée tant il tressuait [Le typographe avait introduit parerreur un pronom réfléchi : il se tressuait.]

.- Mon garçon, cette affaire n’est pas l’affaire d’un jour :Césarine est sa maîtresse, et sa mère a ses idées. Ainsi rentre entoi-même, essuie tes yeux, tiens ton cœur en bride et n’en parlonsjamais. Je ne rougirais pas de t’avoir pour gendre : neveu demonsieur Popinot, juge au tribunal de première instance&|160;;neveu des Ragon, tu as le droit de faire ton chemin tout comme unautre&|160;; mais il y a des mais, des car, dessi&|160;! Quel diable de chien me lâches-tu là dans uneconversation d’affaire&|160;! Tiens, assieds-toi sur cette chaise,et que l’amoureux fasse place au commis. Popinot, es-tu homme decœur&|160;? dit-il en regardant son commis. Te sens-tu le couragede lutter avec plus fort que toi, de te battre corps àcorps&|160;?…

– Oui, monsieur.

– De soutenir un combat long, dangereux…

– De quoi s’agit-il&|160;?

– De couler l’huile de Macassar&|160;! dit Birotteau, sedressant en pied comme un héros de Plutarque. Ne nous abusons pas,l’ennemi est fort, bien campé, redoutable. L’huile de Macassar aété rondement menée. La conception est habile. Les fioles carréesont l’originalité de la forme. Pour mon projet, j’ai pensé à faireles nôtres triangulaires&|160;; mais je préférerais, après de mûresréflexions, de petites bouteilles de verre mince clissées enroseau&|160;; elles auraient un air mystérieux, et le consommateuraime tout ce qui l’intrigue.

– C’est coûteux, dit Popinot. Il faudrait tout établir aumeilleur marché possible, afin de faire de fortes remises auxdétaillants.

– Bien, mon garçon, voilà les vrais principes. Songes-y bien,l’huile de Macassar se défendra&|160;! elle est spécieuse, elle aun nom séduisant. On la présente comme une importation étrangère,et nous aurons le malheur d’être de notre pays. Voyons, Popinot, tesens-tu de force à tuer Macassar&|160;? D’abord tu l’emporterasdans les expéditions d’outre-mer : il parait que Macassar estréellement aux Indes, il est plus naturel alors d’envoyer leproduit français aux Indiens que de leur renvoyer ce qu’ils sontcensés nous fournir. A toi les pacotilleurs&|160;! Mais il fautlutter à l’étranger, lutter dans les départements&|160;! Or,l’huile de Macassar a été bien affichée, il ne faut pas se déguisersa puissance, elle est poussée, le public la connaît.

– Je la coulerai, s’écria Popinot l’oeil en feu.

– Avec quoi&|160;? lui dit Birotteau. Voilà bien l’ardeur desjeunes gens. Ecoute-moi donc jusqu’au bout.

Anselme se mit comme un soldat au port d’armes devant unmaréchal de France.

– J’ai inventé, Popinot, une huile pour exciter la pousse descheveux, raviver le cuir chevelu, maintenir la couleur deschevelures mâles et femelles. Cette essence n’aura pas moins desuccès que ma pâte et mon eau&|160;; mais je ne veux pas exploiterce secret par moi-même, je pense à me retirer du commerce. C’esttoi, mon enfant, qui lanceras mon huile Comagène (du motcoma, mot latin qui signifie cheveux, comme me l’a ditmonsieur Alibert, médecin du roi. Ce mot se trouve dans la tragédiede Bérénice, où Racine a mis un roi de Comagène, amant de cettebelle reine si célèbre par sa chevelure, lequel amant, sans doutepar flatterie, a donné ce nom à son royaume&|160;! Comme ces grandsgénies ont de l’esprit&|160;! ils descendent aux plus petitsdétails).

Le petit Popinot garda son sérieux en écoutant cette parenthèsesaugrenue, évidemment dite pour lui qui avait de l’instruction.

– Anselme, j’ai jeté les yeux sur toi pour fonder une maison decommerce de haute droguerie, rue des Lombards, dit Birotteau. Jeserai ton associé secret, je te baillerai les premiers fonds. Aprèsl’huile Comagène, nous essaierons de l’essence de vanille, del’esprit de menthe. Enfin, nous aborderons la droguerie en larévolutionnant, en vendant ses produits concentrés au lieu de lesvendre en nature. Ambitieux jeune homme, es-tu content&|160;?

Anselme ne pouvait répondre, tant il était oppressé, mais sesyeux pleins de larmes répondaient pour lui. Cette offre luisemblait dictée par une indulgente paternité qui lui disait :Mérite Césarine en devenant riche et considéré.

– Monsieur, répondit-il enfin en prenant l’émotion de Birotteaupour de l’étonnement, moi aussi je réussirai&|160;!

– Voilà comme j’étais, s’écria le parfumeur, je n’ai pas dit unautre mot. Si tu n’as pas ma fille, tu auras toujours une fortune.Eh&|160;! bien, garçon, qu’est-ce qui te prend&|160;?

– Laissez-moi espérer qu’en acquérant l’une j’obtiendrail’autre.

– Je ne puis t’empêcher d’espérer, mon ami, dit Birotteau touchépar le ton d’Anselme.

– Eh&|160;! bien, monsieur, puis-je dès aujourd’hui prendre mesmesures pour trouver une boutique afin de commencer au plustôt&|160;?

– Oui, mon enfant. Demain nous irons nous enfermer tous deux àla fabrique. Avant d’aller dans le quartier de la rue des Lombards,tu passeras chez Livingston, pour savoir si ma presse hydrauliquepourra fonctionner demain. Ce soir, nous irons, à l’heure du dîner,chez l’illustre et bon monsieur Vauquelin pour le consulter. Cesavant s’est occupé tout récemment de la composition des cheveux,il a recherché quelle était leur substance colorante, d’où elleprovenait, quelle était la contexture des cheveux. Tout est là,Popinot. Tu sauras mon secret, et il ne s’agira plus que del’exploiter avec intelligence. Avant d’aller chez Livingston, passechez Pieri Bénard. Mon enfant, le désintéressement de monsieurVauquelin est une des grandes douleurs de ma vie : il estimpossible de lui rien faire accepter. Heureusement, j’ai su parChiffreville qu’il voulait une Vierge de Dresde, gravée par uncertain Muller, et, après deux ans de correspondance en Allemagne,Bénard a fini par la trouver sur papier de Chine, avant la lettre :elle coûte quinze cents francs, mon garçon. Aujourd’hui, notrebienfaiteur la verra dans son antichambre en nous reconduisant, carelle doit être encadrée, tu t’en assureras. Nous nous rappelleronsainsi à son souvenir, ma femme et moi, car quant à lareconnaissance, voilà seize ans que nous prions Dieu, tous lesjours, pour lui. Moi je ne l’oublierai jamais&|160;; mais, Popinot,enfoncés dans la science, les savants oublient tout, femmes, amis,obligés. Nous autres, notre peu d’intelligence nous permet au moinsd’avoir le cœur chaud. Ça console de ne pas être un grand homme.Ces messieurs de l’Institut, c’est tout cerveau, tu verras, vous neles rencontrez jamais dans une église. Monsieur Vauquelin esttoujours dans son cabinet ou dans son laboratoire, j’aime à croirequ’il pense à Dieu en analysant ses ouvrages. Voilà qui est entendu: je te ferai les fonds, je te laisserai la possession de monsecret, nous serons de moitié, sans qu’il soit besoin d’acte.Vienne le succès&|160;! nous arrangerons nos flûtes. Cours, mongarçon, moi je vais à mes affaires. Ecoute donc, Popinot, jedonnerai dans vingt jours un grand bal, fais-toi faire un habit,viens-y comme un commerçant déjà calé…

Ce dernier trait de bonté émut tellement Popinot, qu’il saisitla grosse main de César et la baisa. Le bonhomme avait flattél’amoureux par cette confidence, et les gens épris sont capables detout.

– Pauvre garçon, dit Birotteau en le voyant courir à travers lesTuileries, si Césarine l’aimait&|160;! mais il est boiteux, il ales cheveux de la couleur d’un bassin, et les jeunes filles sont sisingulières, je ne crois guère que Césarine… Et puis sa mère veutla voir la femme d’un notaire. Alexandre Crottat la fera riche : larichesse rend tout supportable, tandis qu’il n’y a pas de bonheurqui ne succombe à la misère. Enfin, j’ai résolu de laisser ma fillemaîtresse d’elle-même jusqu’à concurrence d’une folie.

Le voisin de Birotteau était un petit marchand de parapluies,d’ombrelles et de cannes, nommé Cayron, Languedocien, qui faisaitde mauvaises affaires, et que Birotteau avait obligé déjà plusieursfois. Cayron ne demandait pas mieux que de se restreindre à saboutique et de céder au riche parfumeur les deux pièces du premierétage, en diminuant d’autant son bail.

– Eh&|160;! bien, voisin, lui dit familièrement Birotteau enentrant chez le marchand de parapluies, ma femme consent àl’augmentation de notre local&|160;! Si vous voulez, nous ironschez monsieur Molineux à onze heures.

– Mon cher monsieur Birotteau, reprit le marchand de parapluies,je ne vous ai jamais rien demandé pour cette cession, mais voussavez qu’un bon commerçant doit faire argent de tout.

– Diable&|160;! diable&|160;! répondit le parfumeur, je n’ai pasdes mille et des cents. J’ignore si mon architecte, que j’attends,trouvera la chose praticable. Avant de conclure, m’a-t-il dit,sachons si vos planchers sont de niveau. Puis il faut que monsieurMolineux consente à laisser percer le mur, et le mur est-ilmitoyen&|160;? Enfin j’ai à faire retourner chez moi l’escalier,pour changer le palier afin d’établir le plain-pied. Voilà bien desfrais, je ne veux pas me ruiner.

– Oh&|160;! monsieur, dit le Méridional, quand vous serez ruiné,le soleil sera venu coucher avec la terre, et ils auront fait despetits&|160;!

Birotteau se caressa le menton en se soulevant sur la pointe despieds et retombant sur ses talons.

– D’ailleurs, reprit Cayron, je ne vous demande pas autre choseque de me prendre ces valeurs-là…

Et il lui présenta un petit bordereau de cinq mille francscomposé de seize billets.

– Ah&|160;! dit le parfumeur en feuilletant les effets, depetites broches, deux mois, trois mois…

– Prenez-les moi à six pour cent seulement, dit le marchand d’unair humble.

– Est-ce que je fais l’usure&|160;? dit le parfumeur d’un air dereproche.

– Mon Dieu, monsieur, je suis allé chez votre ancien commis duTillet&|160;; il n’en voulait à aucun prix, sans doute pour savoirce que je consentirais à perdre.

– Je ne connais pas ces signatures-là, dit le parfumeur.

– Mais nous avons de si drôles de noms dans les cannes et lesparapluies, c’est des colporteurs&|160;!

– Eh&|160;! bien, je ne dis pas que je prenne tout, mais jem’arrangerai toujours des plus courts.

– Pour mille francs qui se trouvent à quatre mois, ne me laissezpas courir après les sangsues qui nous tirent le plus clair de nosbénéfices, faites-moi tout, monsieur. J’ai si peu recours àl’escompte, je n’ai nul crédit, voilà ce qui nous tue nous autrespetits détaillants.

– Allons, j’accepte vos broches, Célestin fera le compte. A onzeheures, soyez prêt. Voici mon architecte, monsieur Grindot, ajoutale parfumeur en voyant venir le jeune homme avec lequel il avaitpris la veille rendez-vous chez monsieur de La Billardière. Contrela coutume des gens de talent, vous êtes exact, monsieur, lui ditCésar en déployant ses grâces commerciales les plus distinguées. Sil’exactitude, suivant un mot du Roi, homme d’esprit autant quegrand politique, est la politesse des rois, elle est aussi lafortune des négociants. Le temps, le temps est de l’or, surtoutpour vous artistes. L’architecture est la réunion de tous les arts,je me suis laissé dire cela. Ne passons point par la boutique,ajouta-t-il en montrant la fausse porte cochère de sa maison.

Quatre ans auparavant, monsieur Grindot avait remporté legrand prix d’architecture, il revenait de Rome après un séjourde trois ans aux frais de l’Etat. En Italie le jeune artistesongeait à l’art, à Paris il songeait à la fortune. Le gouvernementpeut seul donner les millions nécessaires à un architecte pourédifier sa gloire&|160;; en revenant de Rome, il est si naturel dese croire Fontaine ou Percier que tout architecte ambitieux inclineau ministérialisme : le pensionnaire libéral, devenu royaliste,tâchait donc de se faire protéger par les gens influents. Quand ungrand prix se conduit ainsi, ses camarades l’appellent unintrigant. Le jeune architecte avait deux partis à prendre&|160;;servir le parfumeur ou le mettre à contribution. Mais Birotteaul’adjoint, Birotteau le futur possesseur par moitié des terrains dela Madeleine, autour de laquelle tôt ou tard il se bâtirait un beauquartier, était un homme à ménager. Grindot immola donc le gainprésent aux bénéfices à venir. Il écouta patiemment les plans, lesredites, les idées d’un de ces bourgeois, cible constante destraits, des plaisanteries de l’artiste, éternel objet de sesmépris, et suivit le parfumeur en hochant la tête pour saluer sesidées. Quand le parfumeur eut bien tout expliqué, le jeunearchitecte essaya de lui résumer à lui-même son plan.

– Vous avez à vous trois croisées de face sur la rue, plus lacroisée perdue sur l’escalier et prise par le palier. Vous ajoutezà ces quatre croisées les deux qui sont de niveau dans la maisonvoisine en retournant l’escalier pour aller de plain-pied dans toutl’appartement, du côté de la rue.

– Vous m’avez parfaitement compris, dit le parfumeur étonné.

– Pour réaliser votre plan, il faut éclairer par en haut lenouvel escalier, et ménager une loge de portier sous le socle.

– Un socle…

– Oui, c’est la partie sur laquelle reposera…

– Je comprends, monsieur.

– Quant à votre appartement, laissez-moi carte blanche pour ledistribuer et le décorer. Je veux le rendre digne…

– Digne&|160;! Vous avez dit le mot, monsieur.

– Quel temps me donnez-vous pour opérer ce changement dedécor&|160;?

– Vingt jours.

– Quelle somme voulez-vous jeter à la tête des ouvriers&|160;?dit Grindot.

– Mais à quelle somme pourront monter ces réparations&|160;?

– Un architecte chiffre une construction neuve à un centimeprès, répondit le jeune homme&|160;; mais comme je ne sais pas ceque c’est que d’enfiler un bourgeois… pardon&|160;! monsieur, lemot m’est échappé : je dois vous prévenir qu’il est impossible dechiffrer des réparations et des rhabillages. A peine en huit joursarriverais-je à faire un devis approximatif.

Accordez-moi votre confiance : vous aurez un charmant escalieréclairé par le haut, orné d’un joli vestibule sur la rue, et sousle socle…

– Toujours ce socle…

– Ne vous en inquiétez pas, je trouverai la place d’une petiteloge de portier. Vos appartements seront étudiés, restaurés avecamour. Oui, monsieur, je vois l’art et non la fortune&|160;! Avanttout, ne dois-je pas faire parler de moi pour arriver&|160;? Selonmoi, le meilleur moyen est de ne pas tripoter avec lesfournisseurs, de réaliser de beaux effets à bon marché.

– Avec de pareilles idées, jeune homme, dit Birotteau d’un tonprotecteur, vous réussirez.

– Ainsi, reprit Grindot, traitez directement avec vos maçons,peintres, serruriers, charpentiers, menuisiers. Moi je me charge derégler leurs mémoires. Accordez-moi seulement deux mille francsd’honoraires, ce sera de l’argent bien placé. Laissez-moi maîtredes lieux demain à midi et indiquez-moi vos ouvriers.

– A quoi peut se monter la dépense à vue de nez&|160;? ditBirotteau.

– Dix à douze mille francs, dit Grindot. Mais je ne compte pasle mobilier, car vous le renouvelez sans doute. Vous me donnerezl’adresse de votre tapissier, je dois m’entendre avec lui pourassortir les couleurs, afin d’arriver à un ensemble de bongoût.

– Monsieur Braschon, rue Saint-Antoine, a mes ordres, dit leparfumeur en prenant un air ducal&|160;!

L’architecte écrivit l’adresse sur un de ces petits souvenirsqui viennent toujours d’une jolie femme.

– Allons, dit Birotteau, je me fie à vous, monsieur. Seulement,attendez que j’aie arrangé la cession du bail des deux chambresvoisines et obtenu la permission d’ouvrir le mur.

– Prévenez-moi par un billet ce soir, dit l’architecte. Je doispasser la nuit à faire mes plans, et nous préférons encoretravailler pour les bourgeois à travailler pour le roi de Prusse,c’est-à-dire pour nous. Je vais toujours prendre les mesures, leshauteurs, la dimension des tableaux, la portée des fenêtres…

– Nous arriverons au jour dit, reprit Birotteau, sans quoi,rien.

– Il le faudra bien, dit l’architecte. Les ouvriers passerontles nuits, on emploiera des procédés pour sécher lespeintures&|160;; mais ne vous laissez pas enfoncer par lesentrepreneurs, demandez-leur toujours le prix d’avance, etconstatez vos conventions&|160;!

– Paris est le seul endroit du monde où l’on puisse frapper depareils coups de baguette, dit Birotteau en se laissant aller à ungeste asiatique digne des Mille et une Nuits. Vous meferez l’honneur de venir à mon bal, monsieur. Les hommes à talentn’ont pas tous le dédain dont on accable le commerce, et vous yverrez sans doute un savant du premier ordre, monsieur Vauquelin[Coquille typographique corrigée par Balzac : Vanquelin.] del’Institut&|160;! puis monsieur de La Billardière, monsieur lecomte de Fontaine, monsieur Lebas, juge, et le président duTribunal de Commerce&|160;; des magistrats : monsieur le comte deGranville de la Cour royale et monsieur Popinot du Tribunal depremière instance, monsieur Camusot du Tribunal de Commerce, etmonsieur Cardot son beau-père… enfin peut-être monsieur le duc deLenoncourt, premier gentilhomme de la chambre du roi. Je réunisquelques amis autant… pour célébrer la délivrance du territoire…que pour fêter ma… promotion dans l’ordre de laLégion-d’Honneur…

Grindot fit un geste singulier.

– Peut-être… me suis-je rendu digne de cette… insigne… et…royale… faveur en siégeant au tribunal consulaire et en combattantpour les Bourbons sur les marches de Saint-Roch au 13 vendémiaire,où je fus blessé par Napoléon. Ces titres…

Constance, vêtue en matin, sortit de la chambre à coucher deCésarine où elle s’était habillée&|160;; son premier coup d’oeilarrêta net la verve de son mari, qui cherchait à formuler unephrase normale pour apprendre avec modestie ses grandeurs auprochain.

– Tiens, mimi, voici monsieur de Grindot, jeune hommedistingué d’autre part, et possesseur d’un grand talent. Monsieurest l’architecte que nous a recommandé monsieur La Billardière,pour diriger nos petits travaux ici.

Le parfumeur se cacha de sa femme pour faire un signe àl’architecte en mettant un doigt sur ses lèvres au mot petit, etl’artiste comprit.

– Constance, monsieur va prendre les mesures, leshauteurs&|160;; laisse-le faire, ma bonne, dit Birotteau quis’esquiva dans la rue.

– Cela sera-t-il bien cher&|160;? dit Constance àl’architecte.

– Non, madame, six mille francs, à vue de nez…

– A vue de nez&|160;! s’écria madame Birotteau. Monsieur, jevous en prie, ne commencez rien sans un devis et des marchéssignés. Je connais les façons de messieurs les entrepreneurs : sixmille veut dire vingt mille. Nous ne sommes pas en position defaire des folies. Je vous en prie, monsieur, quoique mon mari soitbien le maître chez lui, laissez-lui le temps de réfléchir.

– Madame, monsieur l’adjoint m’a dit de lui livrer les lieuxdans vingt jours, et si nous tardons, vous seriez exposés à entamerla dépense sans obtenir le résultat.

– Il y a dépenses et dépenses, dit la belle parfumeuse.

– Eh&|160;! madame, croyez-vous qu’il soit bien glorieux pour unarchitecte qui veut élever des monuments de décorer unappartement&|160;? Je ne descends à ce détail que pour obligermonsieur de La Billardière, et si je vous effraie…

Il fit un mouvement de retraite.

– Bien, bien, monsieur, dit Constance en rentrant dans sachambre, où elle se jeta la tête sur l’épaule de Césarine.Ah&|160;! ma fille&|160;! ton père se ruine&|160;! Il a pris unarchitecte qui a des moustaches, une royale, et qui parle deconstruire des monuments&|160;! Il va jeter la maison par lesfenêtres pour nous bâtir un Louvre. César n’est jamais en retardpour une folie&|160;; il m’a parlé de son projet cette nuit, ill’exécute ce matin.

– Bah&|160;! maman, laisse faire à papa, le bon Dieu l’atoujours protégé, dit Césarine en embrassant sa mère et se mettantau piano pour montrer à l’architecte que la fille d’un parfumeurn’était pas étrangère aux beaux-arts.

Quand l’architecte entra dans la chambre à coucher, il futsurpris de la beauté de Césarine, et resta presque interdit. Sortiede sa chambrette en déshabillé du matin, Césarine, fraîche et rosecomme une jeune fille est rose et fraîche à dix-huit ans, blonde etmince, les yeux bleus, offrait au regard de l’artiste cetteélasticité, si rare à Paris, qui fait rebondir les chairs les plusdélicates, et nuance d’une couleur adorée par les peintres le bleudes veines dont le réseau palpite dans les clairs du teint. Quoiquevivant dans la lymphatique atmosphère d’une boutique parisienne oùl’air se renouvelle difficilement, où le soleil pénètre peu, sesmœurs lui donnaient les bénéfices de la vie en plein air d’uneTranstévérine de Rome. D’abondants cheveux, plantés comme ceux deson père et relevés de manière à laisser voir un cou bien attaché,ruisselaient en boucles soignées, comme les soignent toutes lesdemoiselles de magasin à qui le désir d’être remarquées a inspiréles minuties les plus anglaises en fait de toilette. La beauté deCésarine n’était ni la beauté d’une lady, ni celle des duchessesfrançaises, mais la ronde et rousse beauté des Flamandes de Rubens.Elle avait le nez retroussé de son père, mais rendu spirituel parla finesse du modelé, semblable à celui des nez essentiellementfrançais, si bien réussis chez Largillière. Sa peau, commeune étoffe pleine et forte, annonçait la vitalité d’une vierge.Elle avait le beau front de sa mère, mais éclairci par la sérénitéd’une fille sans soucis. Ses yeux bleus, noyés dans un richefluide, exprimaient la grâce tendre d’une blonde heureuse. Si lebonheur ôtait à sa tête cette poésie que les peintres veulentabsolument donner à leurs compositions en les faisant un peu troppensives, la vague mélancolie physique dont sont atteintes lesjeunes filles qui n’ont jamais quitté l’aile maternelle luiimprimait alors une sorte d’idéal. Malgré la finesse de ses formes,elle était fortement constituée : ses pieds accusaient l’originepaysanne de son père, car elle péchait par un défaut de race etpeut-être aussi par la rougeur de ses mains, signature d’une viepurement bourgeoise. Elle devait arriver tôt ou tard àl’embonpoint. En voyant venir quelques jeunes femmes élégantes,elle avait fini par attraper le sentiment de la toilette, quelquesairs de tête, une manière de parler, de se mouvoir, qui jouaient lafemme comme il faut et tournaient la cervelle à tous les jeunesgens, aux commis, auxquels elle paraissait très-distinguée. Popinots’était juré de ne jamais avoir d’autre femme que Césarine. Cetteblonde fluide qu’un regard semblait traverser, prête à fondre enpleurs pour un mot de reproche, pouvait seule lui rendre lesentiment de la supériorité masculine. Cette charmante filleinspirait l’amour sans laisser le temps d’examiner si elle avaitassez d’esprit pour le rendre durable&|160;; mais à quoi bon cequ’on nomme à Paris l’esprit, dans une classe où l’élémentprincipal du bonheur est le bon sens et la vertu&|160;? Au moral,Césarine était sa mère un peu perfectionnée par les superfluités del’éducation : elle aimait la musique, dessinait au crayon noir laVierge à la Chaise, lisait les œuvres de mesdames Cottinet Riccoboni, Bernardin de Saint-Pierre, Fénelon, Racine. Elle neparaissait jamais auprès de sa mère dans le comptoir que quelquesmoments avant de se mettre à table, ou pour la remplacer en derares occasions. Son père et sa mère, comme tous ces parvenusempressés de cultiver l’ingratitude de leurs enfants en les mettantau-dessus d’eux, se plaisaient à déifier Césarine, qui,heureusement, avait les vertus de la bourgeoisie et n’abusait pasde leur faiblesse.

Madame Birotteau suivait l’architecte d’un air inquiet etsolliciteur, en regardant avec terreur et montrant à sa fille lesmouvements bizarres du mètre, la canne des architectes et desentrepreneurs, avec laquelle Grindot prenait ses mesures. Elletrouvait à ces coups de baguette un air conjurateur de fort mauvaisaugure, elle aurait voulu les murs moins hauts, les pièces moinsgrandes, et n’osait questionner le jeune homme sur les effets decette sorcellerie.

– Soyez tranquille, madame, dit l’artiste en souriant, jen’emporterai rien.

Césarine ne put s’empêcher de rire.

– Monsieur, dit Constance d’une voix suppliante en ne remarquantmême pas le quiproquo de l’architecte, allez à l’économie, et, plustard, nous pourrons vous récompenser…

Avant d’aller chez monsieur Molineux, le propriétaire de lamaison voisine, César voulut prendre chez Roguin l’acte soussignature privée qu’Alexandre Crottat avait dû lui préparer pourcette cession de bail. En sortant, Birotteau vit du Tillet à lafenêtre du cabinet de Roguin. Quoique la liaison de son anciencommis avec la femme du notaire rendît assez naturelle la rencontrede du Tillet à l’heure où se faisaient les traités relatifs auxterrains, Birotteau s’en inquiéta, malgré son extrême confiance.L’air animé de du Tillet annonçait une discussion.

– Serait-il dans l’affaire&|160;? se demanda-t-il par suite desa prudence commerciale. Le soupçon passa comme un éclair dans sonâme. Il se retourna, vit madame Roguin, et la présence du banquierne lui parut plus alors si suspecte. – Cependant, si Constanceavait raison&|160;? se dit-il. Suis-je bête d’écouter des idées defemme&|160;! J’en parlerai d’ailleurs à mon oncle ce matin. De lacour Batave, où demeure ce monsieur Molineux, à la rue desBourdonnais il n’y a qu’un saut.

Un défiant observateur, un commerçant qui dans sa carrièreaurait rencontré quelques fripons, eût été sauvé&|160;; mais lesantécédents de Birotteau, l’incapacité de son esprit peu propre àremonter la chaîne des inductions par lesquelles un homme supérieurarrive aux causes, tout le perdit. Il trouva le marchand deparapluies en grande tenue, et s’en allait avec lui chez lepropriétaire, quand Virginie, sa cuisinière, le saisit par lebras.

– Monsieur, madame ne veut pas que vous alliez plus loin…

– Allons, s’écria Birotteau, encore des idées defemme&|160;!

-… Sans prendre votre tasse de café qui vous attend.

– Ah&|160;! c’est vrai. Mon voisin, dit Birotteau à Cayron, j’aitant de choses en tête que je n’écoute pas mon estomac. Faites-moile plaisir d’aller en avant, nous nous retrouverons à la porte demonsieur Molineux, à moins que vous ne montiez pour lui expliquerl’affaire, nous perdrons ainsi moins de temps.

Monsieur Molineux était un petit rentier grotesque, qui n’existequ’à Paris, comme un certain lichen ne croît qu’en Islande. Cettecomparaison est d’autant plus juste que cet homme appartenait à unenature mixte, à un Règne Animo-végétal qu’un nouveau Mercierpourrait composer des cryptogames qui poussent, fleurissent oumeurent sur, dans ou sous les murs plâtreux de différentes maisonsétranges et malsaines où ces êtres viennent de préférence. Aupremier aspect, cette plante humaine, ombellifère, vu la casquettebleue tubulée qui la couronnait, à tige entourée d’un pantalonverdâtre, à racines bulbeuses enveloppées de chaussons de lisière[ » En lisière « , formule du Furne, est un lapsus typographique.] ,offrait une physionomie blanchâtre et plate qui certes netrahissait rien de vénéneux. Dans ce produit bizarre vous eussiezreconnu l’actionnaire par excellence, croyant à toutes lesnouvelles que la Presse périodique baptise de son encre, et qui atout dit en disant : Lisez le journal&|160;! Le bourgeoisessentiellement ami de l’ordre, et toujours en révolte morale avecle pouvoir auquel néanmoins il obéit toujours, créature faible enmasse et féroce en détail, insensible comme un huissier quand ils’agit de son droit, et donnant du mouron frais aux oiseaux ou desarêtes de poisson à son chat, interrompant une quittance de loyerpour seriner un canari, défiant comme un geôlier, mais apportantson argent pour une mauvaise affaire, et tâchant alors de serattraper par une crasse avarice. La malfaisance de cette fleurhybride ne se révélait en effet que par l’usage&|160;; pour êtreéprouvée, sa nauséabonde amertume voulait la coction d’un commercequelconque où ses intérêts se trouvaient mêlés à ceux des hommes.Comme tous les Parisiens, Molineux éprouvait un besoin dedomination, il souhaitait cette part de souveraineté plus ou moinsconsidérable exercée par chacun et même par un portier, sur plus oumoins de victimes, femme, enfant, locataire, commis, cheval, chienou singe, auxquels on rend par ricochet les mortifications reçuesdans la sphère supérieure où l’on aspire. Ce petit vieillardennuyeux n’avait ni femme, ni enfant, ni neveu, ni nièce&|160;; ilrudoyait trop sa femme de ménage pour en faire un souffre-douleur,car elle évitait tout contact en accomplissant rigoureusement sonservice. Ses appétits de tyrannie étaient donc trompés&|160;; pourles satisfaire, il avait patiemment étudié les lois sur le contratde louage et sur le mur mitoyen&|160;; il avait approfondi lajurisprudence qui régit les maisons à Paris dans les infinimentpetits des tenants, aboutissants, servitudes, impôts, charges,balayages, tentures à la Fête-Dieu, tuyaux de descente, éclairage,saillies sur la voie publique, et voisinage d’établissementsinsalubres. Ses moyens et son activité, tout son esprit passait àmaintenir son état de propriétaire au grand complet deguerre&|160;; il en avait fait un amusement, et son amusementtournait en monomanie. Il aimait à protéger les citoyens contre lesenvahissements de l’illégalité&|160;; mais les sujets de plainteétaient rares, sa passion avait donc fini par embrasser seslocataires. Un locataire devenait son ennemi, son inférieur, sonsujet, son feudataire&|160;; il croyait avoir droit à ses respects,et regardait comme un homme grossier celui qui passait sans riendire auprès de lui dans les escaliers. Il écrivait lui-même sesquittances, et les envoyait à midi le jour de l’échéance. Lecontribuable en retard recevait un commandement à heure fixe. Puisla saisie, les frais, toute la cavalerie judiciaire allaitaussitôt, avec la rapidité de ce que l’exécuteur des hautes œuvresappelle la mécanique. Molineux n’accordait ni terme, nidélai, son cœur avait un calus à l’endroit du loyer.

– Je vous prêterai de l’argent si vous en avez besoin, disait-ilà un homme solvable, mais payez-moi mon loyer, tout retard entraîneune perte d’intérêts dont la loi ne nous indemnise pas.

Après un long examen des fantaisies capriolantes des locatairesqui n’offraient rien de normal, qui se succédaient en renversantles institutions de leurs devanciers, ni plus ni moins que desdynasties, il s’était octroyé une charte, mais il l’observaitreligieusement. Ainsi, le bonhomme ne réparait rien, aucunecheminée ne fumait, ses escaliers étaient propres, ses plafondsblancs, ses corniches irréprochables, les parquets inflexibles surleurs lambourdes, les peintures satisfaisantes&|160;; la serrurerien’avait jamais que trois ans, aucune vitre ne manquait, les fêluresn’existaient pas, il ne voyait de cassures au carrelage que quandon quittait les lieux, et il se faisait assister pour les recevoird’un serrurier, d’un peintre-vitrier, gens, disait-il, fortaccommodants. Le preneur était d’ailleurs libre d’améliorer&|160;;mais si l’imprudent restaurait son appartement, le petit Molineuxpensait nuit et jour à la manière de le déloger pour réoccuperl’appartement fraîchement décoré&|160;; il le guettait, l’attendaitet entamait la série de ses mauvais procédés. Toutes les finessesde la législation parisienne sur les baux, il les connaissait.Processif, écrivailleur, il minutait des lettres douces et polies àses locataires&|160;; mais au fond de son style comme sous sa minefade et prévenante se cachait l’âme de Shylock. Il lui fallaittoujours six mois d’avance, imputables sur le dernier terme dubail, et le cortége des épineuses conditions qu’il avait inventées.Il vérifiait si les lieux étaient garnis de meubles suffisants pourrépondre du loyer. Avait-il un nouveau locataire, il le soumettaità la police de ses renseignements, car il ne voulait pas certainsétats, le plus léger marteau l’effrayait. Puis, quand il fallaitpasser bail, il gardait l’acte et l’épelait pendant huit jours encraignant ce qu’il nommait les et caetera de notaire.Sorti de ses idées de propriétaire, Jean-Baptiste Molineuxparaissait bon, serviable&|160;; il jouait au boston sans seplaindre d’avoir été soutenu mal à propos&|160;; il riait de ce quifait rire les bourgeois, parlait de ce dont ils parlent, des actesarbitraires des boulangers qui avaient la scélératesse de vendre àfaux poids, de la connivence de la police, des héroïques dix-septdéputés de la Gauche. Il lisait le bon sens du curéMeslier et allait à la messe, faute de pouvoir choisir entre ledéisme et le christianisme&|160;; mais il ne rendait point le painbénit et plaidait alors pour se soustraire aux prétentionsenvahissantes du clergé. L’infatigable pétitionnaire écrivait à cetégard des lettres aux journaux que les journaux n’inséraient pas etlaissaient sans réponse. Enfin il ressemblait à un estimablebourgeois qui met solennellement au feu sa bûche de Noël, tire lesrois, invente des poissons d’avril, fait tous les boulevards quandle temps est beau, va voir patiner, et se rend à deux heures sur laterrasse de la place Louis XV les jours de feu d’artifice, avec dupain dans sa poche, pour être aux premières loges.

La Cour Batave, où demeurait ce petit vieillard, est le produitd’une de ces spéculations bizarres qu’on ne peut plus s’expliquerdès qu’elles sont exécutées. Cette construction claustrale, àarcades et galeries intérieures, bâtie en pierres de taille, ornéed’une fontaine au fond, une fontaine altérée qui ouvre sa gueule delion moins pour donner de l’eau que pour en demander à tous lespassants, fut sans doute inventée pour doter le quartierSaint-Denis d’une sorte de Palais-Royal. Ce monument, malsain,enterré sur ses quatre lignes par de hautes maisons, n’a de vie etde mouvement que pendant le jour, il est le centre des passagesobscurs qui s’y donnent rendez-vous et joignent le quartier deshalles au quartier Saint-Martin par la fameuse rue Quincampoix,sentiers humides, où les gens pressés gagnent desrhumatismes&|160;; mais la nuit aucun lieu de Paris n’est plusdésert, vous diriez les catacombes du commerce. Il y a là plusieurscloaques industriels, très-peu de Bataves et beaucoup d’épiciers.Naturellement les appartements de ce palais marchand n’ont d’autrevue que celle de la cour commune où donnent toutes les fenêtres, ensorte que les loyers sont d’un prix minime. Monsieur Molineuxdemeurait dans un des angles, au sixième étage, par raison de santé: l’air n’était pur qu’à soixante-dix pieds au-dessus du sol. Là,ce bon propriétaire jouissait de l’aspect enchanteur des moulins deMontmartre en se promenant dans les chenaux où il cultivait desfleurs, nonobstant les ordonnances de police relatives aux jardinssuspendus de la moderne Babylone. Son appartement était composé dequatre pièces, non compris ses précieuses anglaisessituées à l’étage supérieur : il en avait la clef, elles luiappartenaient, il les avait établies, il était en règle à cetégard. En entrant, une indécente nudité révélait aussitôt l’avaricede cet homme : dans l’antichambre, six chaises de paille, un poêleen faïence, et sur les murs tendus de papier vert-bouteille, quatregravures achetées à des ventes&|160;; dans la salle à manger, deuxbuffets, deux cages pleines d’oiseaux, une table couverte d’unetoile cirée, un baromètre, une porte-fenêtre donnant sur sesjardins suspendus et des chaises d’acajou foncées de crin&|160;; lesalon avait de petits rideaux en vieille étoffe de soie verte, unmeuble en velours d’Utrecht vert à bois peint en blanc. Quant à lachambre de ce vieux célibataire, elle offrait des meubles du tempsde Louis XV, défigurés par un trop long usage et sur lesquels unefemme vêtue de blanc aurait eu peur de se salir. Sa cheminée étaitornée d’une pendule à deux colonnes entre lesquelles tenait uncadran qui servait de piédestal à une Pallas brandissant sa lance :un mythe. Le carreau était encombré de plats pleins de restesdestinés aux chats, et sur lesquels on craignait de mettre le pied.Au-dessus d’une commode en bois de rose un portrait au pastel(Molineux dans sa jeunesse). Puis des livres, des tables où sevoyaient d’ignobles cartons verts&|160;; sur une console, feu sesserins empaillés&|160;; enfin un lit d’une froideur qui en eûtremontré à une carmélite.

César Birotteau fut enchanté de l’exquise politesse de Molineux,qu’il trouva en robe de chambre de molleton gris, surveillant sonlait posé sur un petit réchaud en tôle dans le coin de sa cheminéeet son eau de marc qui bouillait dans un petit pot de terre bruneet qu’il versait à petites doses sur sa cafetière. Pour ne pasdéranger son propriétaire, le marchand de parapluies avait étéouvrir la porte à Birotteau. Molineux avait en vénération lesmaires et les adjoints de la ville de Paris, qu’il appelait sesofficiers municipaux. A l’aspect du magistrat, il se leva,resta debout, la casquette à la main, tant que le grand Birotteaune fut pas assis.

– Non, monsieur, oui, monsieur, ah&|160;! monsieur, si j’avaissu avoir l’honneur de posséder au sein de mes modestes pénates unmembre du corps municipal de Paris, croyez alors que je me seraisfait un devoir de me rendre chez vous, quoique votre propriétaireou- sur le point- de le- devenir. Birotteau fit un geste pour leprier de remettre sa casquette. – Je n’en ferai rien, je ne mecouvrirai pas que vous ne soyez assis et couvert si vous êtesenrhumé&|160;; ma chambre est un peu froide, la modicité de mesrevenus ne me permet pas… A vos souhaits, monsieur l’adjoint.

Birotteau avait éternué en cherchant ses actes. Il les présenta,non sans dire, pour éviter tout retard, que monsieur Roguin notaireles avait rédigés à ses frais.

– Je ne conteste pas les lumières de monsieur Roguin, vieux nombien connu dans le notariat parisien&|160;; mais j’ai mes petiteshabitudes, je fais mes affaires moi-même, manie assez excusable, etmon notaire est…

– Mais notre affaire est si simple, dit le parfumeur habitué auxpromptes décisions des commerçants.

– Si simple&|160;! s’écria Molineux. Rien n’est simple enmatière de location. Ah&|160;! vous n’êtes pas propriétaire,monsieur, et vous n’en êtes que plus heureux. Si vous saviezjusqu’où les locataires poussent l’ingratitude, et à combien deprécautions nous sommes obligés. Tenez, monsieur, j’ai unlocataire…

Molineux raconta pendant un quart d’heure comment monsieurGendrin, dessinateur, avait trompé la surveillance de son portier,rue Saint-Honoré. Monsieur Gendrin avait fait des infamies dignesd’un Marat, des dessins obscènes que la police tolérait, attendu laconnivence de la police&|160;! Ce Gendrin, artiste profondémentimmoral, rentrait avec des femmes de mauvaise vie et rendaitl’escalier impraticable&|160;! plaisanterie bien digne d’un hommequi dessinait des caricatures contre le gouvernement. Et pourquoices méfaits&|160;?… parce qu’on lui demandait son loyer lequinze&|160;! Gendrin et Molineux allaient plaider, car, tout en nepayant pas, l’artiste prétendait rester dans son appartement vide.Molineux recevait des lettres anonymes où Gendrin sans doute lemenaçait d’un assassinat, le soir, dans les détours qui mènent à laCour Batave.

– Au point, monsieur, dit-il en continuant, que monsieur lepréfet de police, à qui j’ai confié mon embarras… (j’ai profité dela circonstance pour lui toucher quelques mots sur lesmodifications à introduire dans les lois qui régissent la matière)m’a autorisé à porter des pistolets pour ma sûreté personnelle.

Le petit vieillard se leva pour aller chercher sespistolets.

– Les voilà, monsieur&|160;! s’écria-t-il.

– Mais, monsieur, vous n’avez rien à craindre de semblable de mapart, dit Birotteau regardant Cayron auquel il sourit en lui jetantun regard où se peignait un sentiment de pitié pour un pareilhomme.

Ce regard, Molineux le surprit, il fut blessé de rencontrer unesemblable expression chez un officier municipal, qui devaitprotéger ses administrés. A tout autre, il l’aurait pardonnée, maisil ne la pardonna pas à Birotteau.

– Monsieur, reprit-il d’un air sec, un juge consulaire des plusestimés, un adjoint, un honorable commerçant ne descendrait pas àces petitesses, car ce sont des petitesses&|160;! Mais, dansl’espèce, il y a un percement à faire consentir par votrepropriétaire, monsieur le comte de Grandville, des conventions àstipuler pour le rétablissement du mur à fin de bail&|160;; enfin,les loyers sont considérablement bas, ils se relèveront, la placeVendôme gagnera, elle gagne&|160;! la rue de Castiglione va sebâtir&|160;! Je me lie… je me lie…

– Finissons, dit Birotteau stupéfait, que voulez-vous&|160;? jeconnais assez les affaires pour deviner que vos raisons se tairontdevant la raison supérieure, l’argent&|160;! Eh&|160;! bien, quevous faut-il&|160;?

– Rien que de juste, monsieur l’adjoint. Combien avez-vous detemps à faire de votre bail&|160;?

– Sept ans, répondit Birotteau.

– Dans sept ans, que ne vaudra pas mon premier&|160;? repritMolineux. Que ne louerait-on pas deux chambres garnies dans cequartier-là&|160;? plus de deux cents francs par mois,peut-être&|160;! Je me lie, je me lie par un bail. Nous porteronsdonc le loyer à quinze cents francs. A ce prix, je consens à fairedistraction de ces deux chambres du loyer de monsieur Cayron quevoilà, dit-il en jetant un regard louche au marchand, je vous lesdonne à bail pour sept années consécutives. Le percement sera àvotre charge, sous la condition de me rapporter l’approbation etdésistement de tous droits de monsieur le comte de Grandville. Vousaurez la responsabilité des événements de ce petit percement, vousne serez point tenu de rétablir le mur pour ce qui me concerne, etvous me donnerez comme indemnité cinq cents francs dès à présent :on ne sait ni qui vit ni qui meurt, je ne veux courir aprèspersonne pour refaire le mur.

– Ces conditions me semblent à peu près justes, ditBirotteau.

– Puis, dit Molineux, vous me compterez sept cent cinquantefrancs, hic et nunc, imputables sur les six derniers moisde la jouissance, le bail en portera quittance. Oh&|160;!j’accepterai de petits effets, causés valeur en loyerspour ne pas perdre ma garantie, à telle date qu’il vous plaira. Jesuis rond et court en affaires. Nous stipulerons que vous fermerezla porte sur mon escalier où vous n’aurez aucun droit d’entrée… àvos frais… en maçonnerie. Rassurez-vous, je ne demanderai pointd’indemnité pour le rétablissement à la fin du bail&|160;; je laregarde comme comprise dans les cinq cents francs. Monsieur, vousme trouverez toujours juste.

– Nous autres commerçants ne sommes pas si pointilleux, dit leparfumeur, il n’y aurait point d’affaire possible avec de tellesformalités.

– Oh&|160;! dans le commerce, c’est bien différent, et surtoutdans la parfumerie où tout va comme un gant, dit le petit vieillardavec un sourire aigre. Mais, monsieur, en matière de location, àParis, rien n’est indifférent. Tenez, j’ai eu un locataire, rueMontorgueil…

– Monsieur, dit Birotteau, je serais désespéré de retarder votredéjeuner : voilà les actes, rectifiez-les, tout ce que vous medemandez est entendu&|160;; signons demain, échangeons aujourd’huinos paroles, car demain mon architecte doit être maître deslieux.

– Monsieur, reprit Molineux en regardant le marchand deparapluies, il y a le terme échu, monsieur Cayron ne veut pas lepayer, nous le joindrons aux petits effets pour que le bail aillede janvier en janvier. Ce sera plus régulier.

– Soit, dit Birotteau.

– Le sou pour livre au portier…

– Mais, dit Birotteau, vous me privez de l’escalier, del’entrée, il n’est pas juste…

– Oh&|160;! vous êtes locataire, dit d’une voix péremptoire lepetit Molineux à cheval sur le principe, vous devez les impositionsdes portes et fenêtres et votre part dans les charges. Quand toutest bien entendu, monsieur, il n’y a plus aucune difficulté. Vousvous agrandissez beaucoup, monsieur, les affaires vontbien&|160;?

– Oui, dit Birotteau. Mais le motif est autre. Je réunisquelques amis autant pour célébrer la délivrance du territoire quepour fêter ma promotion dans l’ordre de la Légion-d’Honneur…

– Ah&|160;! ah&|160;! dit Molineux, une récompense bienméritée&|160;!

– Oui, dit Birotteau. Peut-être me suis-je rendu digne de cetteinsigne et royale faveur en siégeant au tribunal consulaire et encombattant pour les Bourbons sur les marches de Saint-Roch, au 13vendémiaire, où je fus blessé par Napoléon&|160;; ces titres…

– Valent ceux de nos braves soldats de l’ancienne armée. Leruban est rouge, parce qu’il est trempé dans le sang répandu.

A ces mots, pris du Constitutionnel, Birotteau ne puts’empêcher d’inviter le petit Molineux, qui se confondit enremercîments et se sentit prêt à lui pardonner son dédain. Levieillard reconduisit son nouveau locataire jusqu’au palier enl’accablant de politesses.

Quand Birotteau fut au milieu de la Cour Batave avec Cayron, ilregarda son voisin d’un air goguenard.

– Je ne croyais pas qu’il pût exister des gens siinfirmes&|160;! dit-il en retenant sur ses lèvres le motbête.

– Ah&|160;! monsieur, dit Cayron, tout le monde n’a pas vostalents.

Birotteau pouvait se croire un homme supérieur en présence demonsieur Molineux&|160;; la réponse du marchand de parapluies lefit sourire agréablement, et il le salua d’une façon royale.

– Je suis à la Halle, se dit Birotteau, faisons l’affaire desnoisettes.

Après une heure de recherches, Birotteau, renvoyé des dames dela Halle à la rue des Lombards, où se consommaient les noisettespour les dragées, apprit par ses amis les Matifat que le fruitsec n’était tenu en gros que par une certaine madame AngéliqueMadou, demeurant rue Perrin-Gasselin, seule maison où setrouvassent la véritable aveline de Provence et la vraie noisetteblanche des Alpes.

La rue Perrin-Gasselin est un des sentiers du labyrinthecarrément enfermé par le quai, la rue Saint-Denis, la rue de laFerronnerie et la rue de la Monnaie, et qui est comme lesentrailles de la ville. Il y grouille un nombre infini demarchandises hétérogènes et mêlées, puantes et coquettes, le harenget la mousseline, la soie et les miels, les beurres et les tulles,surtout de petits commerces dont Paris ne se doute pas plus que laplupart des hommes ne se doutent de ce qui se cuit dans leurpancréas, et qui avaient alors pour sangsue un certain Bidault ditGigonnet, escompteur, demeurant rue Grenétat. Là, d’anciennesécuries sont habitées par des tonnes d’huile, les remisescontiennent des myriades de bas de coton&|160;; là se tient legros des denrées vendues en détail aux halles. Madame Madou,ancienne revendeuse de marée, jetée il y a dix ans dans lefruit sec par une liaison avec l’ancien propriétaire de sonfonds, et qui avait long-temps alimenté les commérages de la Halle,était une beauté virile et provoquante, alors disparue dans unexcessif embonpoint. Elle habitait le rez-de-chaussée d’une maisonjaune en ruines, mais maintenue à chaque étage par des croix enfer. Le défunt avait réussi à se défaire de ses concurrents et àconvertir son commerce eu monopole&|160;; malgré quelques légersdéfauts d’éducation, son héritière pouvait donc le continuer deroutine, allant et venant dans ses magasins qui occupaient desremises, des écuries et d’anciens ateliers où elle combattait lesinsectes avec succès. Elle n’avait ni comptoir, ni caisse, nilivres&|160;; elle ne savait ni lire, ni écrire, et répondait pardes coups de poing à une lettre, en la regardant comme une insulte.Au demeurant bonne femme, haute en couleur, ayant sur la tête unfoulard par-dessus son bonnet, se conciliant par son verbed’ophicléide l’estime des charretiers qui lui apportaient sesmarchandises et avec lesquels ses castilles finissaientpar une bouteille de petit blanc. Elle ne pouvait avoiraucune difficulté avec les cultivateurs qui lui expédiaient sesfruits, ils correspondaient avec de l’argent comptant, seulemanière de s’entendre entre eux, et la mère Madou les allait voirpendant la belle saison. Birotteau aperçut cette sauvage marchandeau milieu de sacs de noisettes, de marrons et de noix.

– Bonjour, ma chère dame, dit Birotteau d’un air léger.

– Ta chère, dit-elle. Hé&|160;! mon fils, tu me connaisdonc pour avoir eu des rapports agréables&|160;? Est-ce que nousavons gardé des rois ensemble&|160;?

– Je suis parfumeur et de plus adjoint au maire du deuxièmearrondissement de Paris&|160;; ainsi, comme magistrat etconsommateur, j’ai droit à ce que vous preniez un autre ton avecmoi.

– Je me marie quand je veux, dit la virago, je ne consomme rienà la mairie et ne fatigue pas les adjoints. Quant à ma pratique,a m’adore, et je leux parle à mon idée. S’ils nesont pas contents, ils vont se faire enfiler alieurs.

– Voilà les effets du monopole&|160;! se dit Birotteau.

– Popole&|160;! c’est mon filleul : il aura fait dessottises&|160;; venez-vous pour lui, mon respectablemagistrat&|160;? dit-elle en adoucissant sa voix.

– Non, j’ai eu l’honneur de vous dire que je venais en qualitéde consommateur.

– Eh bien&|160;! comment te nommes-tu, mon gars&|160;? Je t’aipas core vu venir.

– Avec ce ton-là, vous devez vendre vos noisettes à bonmarché&|160;? dit Birotteau qui se nomma et donna ses qualités.

– Ah&|160;! vous êtes le fameux Birotteau qu’a une bellefemme&|160;! Et combien en voulez-vous de ces sucrées de noisettes,mon cher amour&|160;?

– Six mille pesant.

– C’est tout ce que j’en ai, dit la marchande en parlant commeune flûte enrouée. Mon cher monsieur, vous n’êtes pas dans lesfainéants pour marier les filles et les parfumer&|160;! Que Dieuvous bénisse, vous avez de l’occupation. Excusez du peu&|160;! Vousallez être une fière pratique, et vous serez inscrit dans le cœurde la femme que j’aime le mieux au monde, la chère madameMadou.

– Combien vos noisettes&|160;?

– Pour vous, mon bourgeois, vingt-cinq francs le cent, si vousprenez le tout.

– Vingt-cinq francs, dit Birotteau, quinze cents francs&|160;!Et il m’en faudra peut-être des cent milliers par an.

– Mais voyez donc la belle marchandise, cueillie sanssouliers&|160;! dit-elle en plongeant son bras rouge dans un sacd’avelines. Et pas creuse&|160;! mon cher monsieur. Pensez donc queles épiciers vendent leurs mendiants vingt-quatre sous la livre, etque sur quatre livres ils mettent plus d’une livre de noisetteseu dedans. Faut-il que je perde sur ma marchandise pourvous plaire&|160;? Vous êtes gentil, mais vous ne me plaisez pascore assez pour ça&|160;! S’il vous en faut tant, onpourra faire marché à vingt francs, car faut pas renvoyer unadjoint, ça porterait malheur aux mariés&|160;! Tâtez-donc la bellemarchandise, et lourde&|160;! Il ne faut pas les cinquante à lalivre&|160;! c’est plein, le ver n’y est pas&|160;!

– Allons, envoyez-moi six milliers pour deux mille francs et àquatre-vingt-dix jours, rue du Faubourg-du-Temple, à ma fabrique,demain de grand matin.

– On sera pressé comme une mariée. Eh&|160;! bien, adieu,monsieur le maire, sans rancune. Mais si ça vous était égal,dit-elle en suivant Birotteau dans la cour, j’aime mieux vos effetsà quarante jours, car je vous fais trop bon marché, je ne peux pascore perdre l’escompte&|160;! Avec ça qu’il a le cœur tendre, lepère Gigonnet, il nous suce l’âme comme une araignée sirote unemouche.

– Eh&|160;! bien, oui, à cinquante jours. Mais nous pèserons parcent livres, afin de ne pas avoir de creuses. Sans cela, rien defait.

– Ah&|160;! le chien, il s’y connaît, dit madame Madou. On nepeut pas lui refaire le poil. C’est ces gueux de la rue desLombards qui lui ont dit ça&|160;! ces gros loups-là s’entendenttous pour dévorer les pauvres igneaux.

L’agneau avait cinq pieds de haut et trois pieds de tour, elleressemblait à une borne habillée en cotonnade à raies, et sansceinture.

Le parfumeur, perdu dans ses combinaisons, méditait en allant lelong de la rue Saint-Honoré sur son duel avec l’huile de Macassar,il raisonnait ses étiquettes, la forme de ses bouteilles, calculaitla contexture du bouchon, la couleur des affiches. Et l’on ditqu’il n’y a pas de poésie dans le commerce&|160;! Newton ne fit pasplus de calculs pour son célèbre binôme [Coquille du Furne :binome.] que Birotteau n’en faisait pour l’

&|160;

Essence Comagène, car l’Huile redevint Essence, ilallait d’une expression à l’autre sans en connaître la valeur.Toutes les combinaisons se pressaient dans sa tête, et il prenaitcette activité dans le vide pour la substantielle action du talent.Dans sa préoccupation, il dépassa la rue des Bourdonnais et futobligé de revenir sur ses pas en se rappelant son oncle.

Claude-Joseph Pillerault, autrefois marchand quincaillier àl’enseigne de la Cloche-d’Or, était une de ces physionomies bellesen ce qu’elles sont : costume et mœurs, intelligence et cœur,langage et pensée, tout s’harmoniait en lui. Seul et unique parentde madame Birotteau, Pillerault avait concentré toutes sesaffections sur elle et sur Césarine, après avoir perdu, dans lecours de sa carrière commerciale, sa femme et son fils, puis unenfant adoptif, le fils de sa cuisinière. Ces pertes cruellesl’avaient jeté dans un stoïcisme chrétien, belle doctrine quianimait sa vie colorait ses derniers jours d’une teinte à la foischaude et froide comme celle qui dore les couchers du soleil enhiver. Sa tête maigre et creusée, d’un ton sévère, où l’ocre et lebistre étaient harmonieusement fondus, offrait une frappanteanalogie avec celle que les peintres donnent au Temps&|160;; maisen le vulgarisant, les habitudes de la vie commerciale avaientamoindri chez lui le caractère monumental et rébarbatif exagéré parles peintres, les statuaires et les fondeurs de pendules. De taillemoyenne, Pillerault était plutôt trapu que gras, la nature l’avaittaillé pour le travail et la longévité, sa carrure accusait uneforte charpente, car il était d’un tempérament sec, sans émotiond’épiderme&|160;; mais non pas insensible. Pillerault, peudémonstratif, ainsi que l’indiquaient son attitude calme et safigure arrêtée, avait une sensibilité tout intérieure, sans phraseni emphase. Son oeil, à prunelle verte mélangée de points noirs,était remarquable par une inaltérable lucidité. Son front, ridé pardes lignes droites et jauni par le temps, était petit, serré, dur,couvert par des cheveux d’un gris argenté, tenus courts et commefeutrés. Sa bouche fine annonçait la prudence et non l’avarice. Lavivacité de l’oeil révélait une vie contenue. Enfin la probité, lesentiment du devoir, une modestie vraie lui faisaient comme uneauréole en donnant à sa figure le relief d’une belle santé. Pendantsoixante ans, il avait mené la vie dure et sobre d’un travailleuracharné. Son histoire ressemblait à celle de César, moins lescirconstances heureuses. Il avait été commis jusqu’à trente-deuxans, ses fonds étaient engagés dans son commerce au moment où Césaremployait ses économies en rentes&|160;; enfin, il avait subi lemaximum, ses pioches et ses fers avaient été mis en réquisition.Son caractère sage et réservé, sa prévoyance et sa réflexionmathématique avaient agi sur sa manière de travailler. Laplupart de ses affaires s’étaient conclues sur parole, et il avaitrarement eu des difficultés. Observateur comme tous les gensméditatifs, il étudiait les gens en les laissant causer&|160;; ilrefusait alors souvent des marchés avantageux pris par ses voisins,qui plus tard s’en repentaient en se disant que Pillerault flairaitles fripons. Il préférait des gains minimes et sûrs à ces coupsaudacieux qui mettaient en question de grosses sommes. Il tenaitles plaques de cheminée, les grils, les chenets grossiers, leschaudrons en fonte et en fer, les houes et les fournitures depaysan. Cette partie assez ingrate exigeait un travail mécaniqueexcessif. Le gain n’était pas en raison du labour, il y avait peude bénéfice sur ces matières lourdes, difficiles à remuer, àemmagasiner. Aussi avait-il cloué bien des caisses, fait bien desemballages, déballé, reçu bien des voitures. Aucune fortune n’étaitni plus noblement gagnée, ni plus légitime, ni plus honorable quela sienne. Il n’avait jamais surfait, ni jamais couru après lesaffaires. Dans les derniers jours, on le voyait fumant sa pipedevant sa porte, regardant les passants et voyant travailler sescommis. En 1814, époque à laquelle il se retira, sa fortuneconsistait d’abord en soixante-dix mille francs qu’il plaça sur legrand livre, et dont il eut cinq mille et quelques cents francs derente&|160;; puis en quarante mille francs payables en cinq anssans intérêt, le prix de son fonds, vendu à l’un de ses commis.Pendant trente-trois ans, en faisant annuellement pour cent millefrancs d’affaires, il avait gagné sept pour cent de cette somme, etsa vie en absorbait cinq. Tel fut son bilan. Ses voisins, peuenvieux de cette médiocrité, louaient sa sagesse sans lacomprendre. Au coin de la rue de la Monnaie et de la rueSaint-Honoré se trouve le café David, où quelques vieux négociantsallaient comme Pillerault prendre leur café le soir. Là, parfoisl’adoption du fils de sa cuisinière avait été le sujet de quelquesplaisanteries, de celles qu’on adresse à un homme respecté, car ilinspirait une estime respectueuse, sans l’avoir cherchée, la siennelui suffisait. Aussi, quand il perdit ce pauvre jeune homme, yeut-il plus de deux cents personnes au convoi, qui allèrentjusqu’au cimetière. En ce temps, il fut héroïque. Sa douleurcontenue comme celle de tous les hommes forts sans faste, augmentala sympathie du quartier pour ce brave homme, mot prononcépour Pillerault avec un accent qui en étendait le sens etl’ennoblissait.

La sobriété de Claude Pillerault, devenue habitude, ne put seplier aux plaisirs d’une vie oisive, quand, au sortir du commerce,il rentra dans ce repos qui affaisse tant le bourgeoisparisien&|160;; il continua son genre d’existence et anima savieillesse par ses convictions politiques qui, disons-le, étaientcelles de l’extrême gauche. Pillerault appartenait à cette partieouvrière agrégée par la révolution à la bourgeoisie. La seule tachede son caractère était l’importance qu’il attachait à sa conquête :il tenait à ses droits, à la liberté, aux fruits de larévolution&|160;; il croyait son aisance et sa consistancepolitique compromises par les jésuites dont les libérauxannonçaient le secret pouvoir, menacées par les idées queConstitutionnel prêtait à Monsieur. Il était d’ailleursconséquent avec sa vie, avec ses idées&|160;; il n’y avait riend’étroit dans sa politique, il n’injuriait point ses adversaires,il avait peur des courtisans, il croyait aux vertus républicaines :il imaginait Manuel pur de tout excès, le général Foy grand homme,Casimir Périer sans ambition, Lafayette un prophète politique,Courier bon homme. Il avait enfin de nobles chimères. Ce beauvieillard vivait de la vie de famille, il allait chez les Ragon etchez sa nièce, chez le juge Popinot, chez Joseph Lebas et chez lesMatifat. Personnellement quinze cents francs faisaient raison detous ses besoins. Quant au reste de ses revenus, il l’employait àde bonnes œuvres, en présents à sa petite-nièce : il donnait àdîner quatre fois par an à ses amis chez Roland, rue du Hasard, etles menait au spectacle. Il jouait le rôle de ces vieux garçons surqui les femmes mariées tirent des lettres de change à vue pourleurs fantaisies : une partie de campagne, l’Opéra, lesMontagnes-Beaujon. Pillerault était alors heureux du plaisir qu’ildonnait, il jouissait dans le cœur des autres. Après avoir venduson fonds, il n’avait pas voulu quitter le quartier où étaient seshabitudes, et il avait pris rue des Bourdonnais un petitappartement de trois pièces au quatrième dans une vieillemaison.

De même que les mœurs de Molineux se peignaient dans son étrangemobilier, de même la vie pure et simple de Pillerault était révéléepar les dispositions intérieures de son appartement composé d’uneantichambre, d’un salon et d’une chambre. Aux dimensions près,c’était la cellule du chartreux. L’antichambre, au carreau rouge etfrotté, n’avait qu’une fenêtre ornée de rideaux en percale àbordures rouges, des chaises d’acajou garnies de basane rouge et declous dorés&|160;; les murs étaient tendus d’un papier vert-oliveet décorés du Serment des Américains, du portrait de Bonaparte enpremier consul, et de la Bataille d’Austerlitz. Le salon, sansdoute arrangé par le tapissier, avait un meuble jaune à rosaces, untapis, la garniture de cheminée en bronze sans dorures, un devantde cheminée peint, une console avec un vase à fleurs sous verre,une table ronde à tapis sur laquelle était un porte-liqueurs. Leneuf de cette pièce annonçait assez un sacrifice fait aux usages dumonde par le vieux quincaillier qui recevait rarement. Dans sachambre, simple comme celle d’un religieux ou d’un vieux soldat,les deux hommes qui apprécient le mieux la vie, un crucifix àbénitier placé dans son alcôve frappait les regards. Cetteprofession de foi chez un républicain stoïque émouvaitprofondément. Une vieille femme venait faire son ménage, mais sonrespect pour les femmes était si grand qu’il ne lui laissait pascirer ses souliers, nettoyés par abonnement avec un décrotteur. Soncostume était simple et invariable. Il portait habituellement uneredingote et un pantalon de drap bleu, un gilet de rouennerie, unecravate blanche, et des souliers très-couverts&|160;; les joursfériés, il mettait un habit à boutons de métal. Ses habitudes pourson lever, son déjeuner, ses sorties, son dîner, ses soirées et sonretour au logis étaient marquées au coin de la plus stricteexactitude, car la régularité des mœurs fait la longue vie et lasanté. Il n’était jamais question de politique entre César, lesRagon, l’abbé Loraux et lui, car les gens de cette société seconnaissaient trop pour en venir à des attaques sur le terrain duprosélytisme. Comme son neveu et comme les Ragon, il avait unegrande confiance en Roguin. Pour lui, le notaire de Paris étaittoujours un être vénérable, une image vivante de la probité. Dansl’affaire des terrains, Pillerault s’était livré à un contre-examenqui motivait la hardiesse avec laquelle César avait combattu lespressentiments de sa femme.

Le parfumeur monta les soixante-dix-huit marches qui menaient àla petite porte brune de l’appartement de son oncle, en pensant quece vieillard devait être bien vert pour toujours les monter sans seplaindre. Il trouva la redingote et le pantalon étendus sur leporte-manteau placé à l’extérieur&|160;; madame Vaillant lesbrossait et frottait pendant que ce vrai philosophe enveloppé dansune redingote en molleton gris déjeunait au coin de son feu, enlisant les débats parlementaires dans le Constitutionnelou Journal du Commerce.

– Mon oncle, dit César, l’affaire est conclue, on va dresser lesactes. Si vous aviez cependant quelques craintes ou des regrets, ilest encore temps de rompre.

– Pourquoi romprais-je&|160;? l’affaire est bonne, mais longue àréaliser, comme toutes les affaires sûres. Mes cinquante millefrancs sont à la Banque, j’ai touché hier les derniers cinq millefrancs de mon fonds. Quant aux Ragon ils y mettent toute leurfortune.

– Eh&|160;! bien, comment vivent-ils&|160;?

– Enfin, sois tranquille, ils vivent.

– Mon oncle, je vous entends, dit Birotteau vivement ému etserrant les mains du vieillard austère.

– Comment se fera l’affaire&|160;? dit brusquementPillerault.

– J’y serai pour trois huitièmes, vous et les Ragon pour unhuitième&|160;; je vous créditerai sur mes livres jusqu’à ce qu’onait décidé la question des actes notariés.

– Bon&|160;! Mon garçon, tu es donc bien riche, pour jeter làtrois cent mille francs&|160;? Il me semble que tu hasardesbeaucoup en dehors de ton commerce, n’en souffrira-t-il pas&|160;?Enfin cela te regarde. Si tu éprouvais un échec, voilà les rentes àquatre-vingts, je pourrais vendre deux mille francs de mesconsolidés. Prends-y garde, mon garçon : si tu avais recours à moi,ce serait la fortune de ta fille à laquelle tu toucherais là.

– Mon oncle, comme vous dites simplement les plus belleschoses&|160;! vous me remuez le cœur.

– Le général Foy me le remuait bien autrementtout-à-l’heure&|160;! Enfin, va, conclus : les terrains nes’envoleront pas, ils seront à nous pour moitié&|160;; quand ilfaudrait attendre six ans, nous aurons toujours quelques intérêts,il y a des chantiers qui donnent des loyers, on ne peut donc rienperdre. Il n’y a qu’une chance, encore est-elle impossible, Roguinn’emportera pas nos fonds…

– Ma femme me le disait pourtant cette nuit, elle craint.

– Roguin emporter nos fonds, dit Pillerault en riant, etpourquoi&|160;?

– Il a, dit-elle, trop de sentiment dans le nez, et, comme tousles hommes qui ne peuvent pas avoir de femmes, il est enragépour…

Après avoir laissé échapper un sourire d’incrédulité, Pilleraultalla déchirer d’un livret un petit papier, écrivit la somme, etsigna.

– Tiens, voilà sur la Banque un bon de cent mille francs pourRagon et pour moi Ces pauvres gens ont pourtant vendu à ton mauvaisdrôle de du Tillet leurs quinze actions dans les mines de Wortschinpour compléter la somme. De braves gens dans la peine, cela serrele cœur. Et des gens si dignes, si nobles, la fleur de la vieillebourgeoisie enfin&|160;! Leur frère Popinot le juge n’en sait rien,ils se cachent de lui pour ne pas l’empêcher de se livrer à sabienfaisance. Des gens qui ont travaillé, comme moi, pendant trenteans&|160;!

– Dieu veuille donc que l’Huile Comagène réussisse, s’écriaBirotteau, j’en serai doublement heureux. Adieu, mon oncle, vousviendrez dîner dimanche avec les Ragon, Roguin et monsieurClaparon, car nous signerons tous après-demain, c’est demainvendredi, je ne veux faire d’af..

– Tu donnes donc dans ces superstitions là&|160;?

– Mon oncle, je ne croirai jamais que le jour où le fils de Dieufut mis à mort par les hommes est un jour heureux. On interromptbien toutes les affaires pour le 21 janvier.

– A dimanche, dit brusquement Pillerault.

– Sans ses opinions politiques, se dit Birotteau en redescendantl’escalier, je ne sais pas s’il aurait son pareil ici-bas, mononcle. Qu’est-ce que lui fait la politique&|160;? il serait si bienen n’y songeant pas du tout. Son entêtement prouve qu’il n’y a pasd’homme parfait.

– Déjà trois heures, dit César en entrant chez lui.

– Monsieur, vous prenez ces valeurs-là&|160;? lui demandaCélestin en montrant les broches du marchand de parapluies.

– Oui, à six, sans commission. – Ma femme, apprête tout pour matoilette, je vais chez monsieur Vauquelin, tu sais pourquoi. Unecravate blanche surtout.

Birotteau donna quelques ordres à ses commis, il ne vit pasPopinot, devina que son futur associé s’habillait, et remontapromptement dans sa chambre où il trouva la Vierge de Dresdemagnifiquement encadrée, selon ses ordres.

– Eh&|160;! bien, c’est gentil, dit-il à sa fille.

– Mais, papa, dis donc que c’est beau, sans quoi l’on semoquerait de toi.

– Voyez-vous cette fille qui gronde son père. Eh&|160;! bien,pour mon goût j’aime autant Héro et Léandre. La Vierge est un sujetreligieux qui peut aller dans une chapelle&|160;; mais Héro etLéandre, ah&|160;! je l’achèterai, car le flacon d’huile m’a donnédes idées…

– Mais, papa, je ne te comprends pas.

– Virginie, un fiacre, cria César d’une voix retentissante quandil eut fait sa barbe et que le timide Popinot parut en traînant lepied à cause de Césarine.

L’amoureux ne s’était pas encore aperçu que son infirmitén’existait plus pour sa maîtresse. Délicieuse preuve d’amour queles gens à qui le hasard inflige un vice corporel quelconquepeuvent seuls recueillir.

– Monsieur, dit-il, la presse pourra manœuvrer demain.

– Eh&|160;! bien, qu’as-tu, Popinot, demanda César en voyantrougir Anselme.

– Monsieur, c’est le bonheur d’avoir trouvé une boutique,arrière-boutique, cuisine et des chambres au-dessus et des magasinspour douze cents francs par an, rue des Cinq-Diamants.

– Il faut obtenir un bail de dix-huit ans, dit Birotteau. Maisallons chez monsieur Vauquelin, nous causerons en route.

César et Popinot montèrent en fiacre aux yeux des commis étonnésde ces exorbitantes toilettes et d’une voiture anormale, ignorantsqu’ils étaient des grandes choses méditées par le maître de laReine des Roses.

– Nous allons donc savoir la vérité sur les noisettes, se dit leparfumeur.

– Des noisettes&|160;? dit Popinot.

– Tu as mon secret, Popinot, dit le parfumeur, j’ai lâché le motnoisette, tout est là. L’huile de noisette est la seulequi ait de l’action sur les cheveux, aucune maison de parfumerien’y a pensé. En voyant la gravure d’Héro et de Léandre, je me suisdit : Si les anciens usaient tant d’huile pour leurs cheveux, ilsavaient une raison quelconque, car les anciens sont lesanciens&|160;! malgré les prétentions des modernes, je suis del’avis de Boileau sur les anciens. Je suis parti de là pour arriverà l’huile de noisette, grâce au petit Bianchon, l’élève enmédecine, ton parent&|160;; il m’a dit qu’à l’école ses camaradesemployaient l’huile de noisette pour activer la croissance de leursmoustaches et favoris. Il ne nous manque plus que la sanction del’illustre monsieur Vauquelin. Eclairés par lui, nous ne tromperonspas le public. Tout à l’heure j’étais à la Halle, chez unemarchande de noisettes, pour avoir la matière première, dans uninstant je serai chez l’un des plus grands savants de France pouren tirer la quintessence. Les proverbes ne sont pas sots, lesextrêmes se touchent. Vois, mon garçon&|160;! le commerce estl’intermédiaire des productions végétales et de la science.Angélique Madou récolte, monsieur Vauquelin extrait, et nousvendons une essence. Les noisettes valent cinq sous la livre,monsieur Vauquelin va centupler leur valeur, et nous rendronsservice peut-être à l’humanité, car si la vanité cause de grandstourments à l’homme, un bon cosmétique est alors un bienfait.

La religieuse admiration avec laquelle Popinot écoutait le pèrede sa Césarine stimula l’éloquence de Birotteau, qui se permit lesphrases les plus sauvages qu’un bourgeois puisse inventer.

– Sois respectueux, Anselme, dit-il en entrant dans la rue oùdemeurait Vauquelin, nous allons pénétrer dans le sanctuaire de lascience. Mets la Vierge en évidence, sans affectation, dans lasalle à manger, sur une chaise. Pourvu que je ne m’entortille pasdans ce que je veux dire, s’écria naïvement Birotteau. Popinot, cethomme me fait une impression chimique, sa voix me chauffe lesentrailles et me cause même une légère colique. Il est monbienfaiteur, et dans quelques instants, Anselme, il sera letien.

Ces paroles donnèrent froid à Popinot, qui posa ses pieds commes’il eût marché sur des œufs, et regarda d’un air inquiet lesmurailles. Monsieur Vauquelin était dans son cabinet, on luiannonça Birotteau. L’académicien savait le parfumeur adjoint aumaire et très en faveur, il le reçut.

– Vous ne m’oubliez donc pas dans vos grandeurs, dit le savant,mais de chimiste à parfumeur, il n’y a que la main.

– Hélas&|160;! monsieur, de votre génie à la simplicité d’un bonhomme comme moi, il y a l’immensité. Je vous dois ce que vousappelez mes grandeurs, et ne l’oublierai ni dans ce monde, ni dansl’autre.

– Oh&|160;! dans l’autre, dit-on, nous serons tous égaux, lesrois et les savetiers.

– C’est-à-dire les rois et les savetiers qui se serontsaintement conduits, dit Birotteau.

– C’est votre fils, dit Vauquelin en regardant le petit Popinothébété de ne rien voir d’extraordinaire dans le cabinet où ilcroyait trouver des monstruosités, de gigantesques machines, desmétaux volants, des substances animées.

– Non, monsieur, mais un jeune homme que j’aime et qui vientimplorer une bonté égale à votre talent&|160;; n’est-elle pasinfinie, dit-il d’un air fin. Nous venons vous consulter uneseconde fois, à seize ans de distance, sur une matière importante,et sur laquelle je suis ignorant comme un parfumeur.

– Voyons, qu’est-ce&|160;?

– Je sais que les cheveux occupent vos veilles, et que vous vouslivrez à leur analyse&|160;! pendant que vous y pensiez pour lagloire, j’y pensais pour le commerce.

– Cher monsieur Birotteau, que voulez-vous de moi&|160;?l’analyse des cheveux&|160;? Il prit un petit papier. Je vais lireà l’Académie des sciences un mémoire sur ce sujet. Les cheveux sontformés d’une quantité assez grande de mucus, d’une petite quantitéd’huile blanche, de beaucoup d’huile noir-verdâtre, de fer, dequelques atomes d’oxyde de manganèse, de phosphate de chaux, d’unetrès-petite quantité de carbonate de chaux, de silice et debeaucoup de soufre. Les différentes proportions de ces matièresfont les différentes couleurs des cheveux. Ainsi les rouges ontbeaucoup plus d’huile noir-verdâtre que les autres.

César et Popinot ouvraient des yeux d’une grandeur risible.

– Neuf choses, s’écria Birotteau. Comment&|160;! il se trouvedans un cheveu des métaux et des huiles&|160;? il faut que ce soitvous, un homme que je vénère, qui me le dise pour que je le croie.Est-ce extraordinaire&|160;? Dieu est grand, monsieurVauquelin.

– Le cheveu est produit par un organe folliculaire, reprit legrand chimiste, une espèce de poche ouverte à ses deuxextrémités&|160;; par l’une elle tient à des nerfs et à desvaisseaux, par l’autre sort le cheveu. Selon quelques-uns de nossavants confrères, et parmi eux monsieur de Blainville, le cheveuserait une partie morte expulsée de cette poche ou crypte queremplit une matière pulpeuse.

– C’est comme qui dirait de la sueur en bâton, s’écria Popinot àqui le parfumeur donna un petit coup de pied dans le talon.

Vauquelin sourit à l’idée de Popinot.

– Il a des moyens, n’est-ce pas&|160;? dit alors César enregardant Popinot. Mais, monsieur, si les cheveux sont mort-nés, ilest impossible de les faire vivre, nous sommes perdus&|160;! leprospectus est absurde&|160;; vous ne savez pas comme le public estdrôle, on ne peut pas venir lui dire…

– Qu’il a un fumier sur la tête, dit Popinot voulant encorefaire rire Vauquelin.

– Des catacombes aériennes, lui répondit le chimiste encontinuant la plaisanterie.

– Et mes noisettes qui sont achetées, s’écria Birotteau sensibleà la perte commerciale. Mais pourquoi vend-on des… &|160;?

– Rassurez-vous, dit Vauquelin en souriant, je vois qu’il s’agitde quelque secret pour empêcher les cheveux de tomber ou deblanchir. Ecoutez, voilà mon opinion sur la matière après tous mestravaux.

Popinot dressa les oreilles comme un lièvre effrayé.

– La décoloration de cette substance morte ou vive est, selonmoi, produite par l’interruption de la sécrétion des matièrescolorantes, ce qui expliquerait comment dans les climats froids lepoil des animaux à belles fourrures pâlit et blanchit pendantl’hiver.

– Hem&|160;? Popinot.

– Il est évident, reprit Vauquelin, que l’altération deschevelures est due à des changements subits dans la températureambiante..

– Ambiante, Popinot&|160;! retiens, retiens, cria César.

– Oui, dit Vauquelin, au froid et au chaud alternatifs, ou à desphénomènes intérieurs qui produisent le même effet. Ainsiprobablement les migraines et les affections céphalalgiquesabsorbent, dissipent ou déplacent les fluides générateurs.L’intérieur regarde les médecins. Quant à l’extérieur, arrivent voscosmétiques.

– Eh&|160;! bien, monsieur, dit Birotteau, vous me rendez lavie. J’ai songé à vendre de l’huile de noisette, en pensant que lesanciens faisaient usage d’huile pour leurs cheveux, et les ancienssont les anciens, je suis de l’avis de Boileau. Pourquoi lesathlètes oignaient-ils…

– L’huile d’olive vaut l’huile de noisette, dit Vauquelin quin’écoutait pas Birotteau. Toute huile est bonne pour préserver lebulbe des impressions nuisibles aux substances qu’il contient entravail, nous dirions en dissolution, s’il s’agissait de chimie.Peut-être avez-vous raison&|160;? l’huile de noisette possède, m’adit Dupuytren, un stimulant. Je chercherai à connaître lesdifférences qui existent entre les huiles de faine, de colza,d’olive, de noix, etc.

– Je ne me suis donc pas trompé, dit Birotteau triomphalement,je me suis rencontré avec un grand homme. Macassar estenfoncé&|160;! Macassar, monsieur, est un cosmétique donné,c’est-à-dire vendu et vendu cher, pour faire pousser lescheveux.

– Cher monsieur Birotteau, dit Vauquelin, il n’est pas venu deuxonces d’huile de Macassar en Europe. L’huile de Macassar n’a pas lamoindre action sur les cheveux, mais les Malaises l’achètent aupoids de l’or à cause de son influence conservatrice sur lescheveux, sans savoir que l’huile de baleine est tout aussi bonne.Aucune puissance ni chimique ni divine…

– Oh&|160;! divine… ne dites pas cela, monsieur Vauquelin.

– Mais, cher monsieur, la première loi que Dieu suive est d’êtreconséquent avec lui-même : sans unité, pas de puissance…

– Ah, vu comme ça…

– Aucune puissance ne peut donc faire pousser de cheveux à deschauves, de même que vous ne teindrez jamais sans danger lescheveux rouges ou blancs&|160;; mais en vantant l’emploi del’huile, vous ne commettrez aucune erreur, aucun mensonge, et jepense que ceux qui s’en serviront pourront conserver leurscheveux.

– Croyez-vous que l’Académie royale des sciences voudraitapprouver…

– Oh&|160;! il n’y a pas là la moindre découverte, ditVauquelin. D’ailleurs, les charlatans ont tant abusé du nom del’Académie que vous n’en seriez pas plus avancé. Ma conscience serefuse à regarder l’huile de noisette comme un prodige.

– Quelle serait la meilleure manière de l’extraire&|160;? par ladécoction ou par la pression&|160;? dit Birotteau.

– Par la pression entre deux plaques chaudes, l’huile sera plusabondante&|160;; mais obtenue par la pression entre deux plaquesfroides, elle sera de meilleure qualité. Il faut l’appliquer, ditVauquelin avec bonté, sur la peau même et non s’en frotter lescheveux, autrement l’effet serait manqué.

– Retiens bien ceci, Popinot, dit Birotteau dans un enthousiasmequi lui enflammait le visage. Vous voyez, monsieur, un jeune hommequi comptera ce jour parmi les plus beaux de sa vie. Il vousconnaissait, vous vénérait, sans vous avoir vu. Ah&|160;! il estsouvent question de vous chez moi, le nom qui est toujours dans lescœurs arrive souvent sur les lèvres. Nous prions, ma femme, mafille et moi, pour vous, tous les jours, comme on le doit pour sonbienfaiteur.

– C’est trop pour si peu, dit Vauquelin gêné par la verbeusereconnaissance du parfumeur.

– Ta, ta, ta&|160;! fit Birotteau, vous ne pouvez pas nousempêcher de vous aimer, vous qui n’acceptez rien de moi. Vous êtescomme le soleil, vous jetez la lumière, et ceux que vous éclairezne peuvent rien vous rendre.

Le savant sourit et se leva, le parfumeur et Popinot se levèrentaussi.

– Regarde, Anselme, regarde bien ce cabinet. Vous permettez,monsieur&|160;? vos moments sont si précieux, il ne reviendrapeut-être plus ici.

– Eh&|160;! bien, êtes-vous content des affaires&|160;? ditVauquelin à Birotteau, car enfin nous sommes deux gens decommerce…

– Assez bien, monsieur, dit Birotteau se retirant vers la salleà manger où le suivit Vauquelin. Mais pour lancer cette huile sousle nom d’Essence Comagène, il faut de grands fonds…

– Essence et Comagène sont deux mots qui hurlent. Appelez votrecosmétique Huile de Birotteau. Si vous ne voulez pas mettre votrenom en évidence, prenez-en un autre. Mais voilà la Vierge deDresde. Ah&|160;! monsieur Birotteau, vous voulez que nous nousquittions brouillés.

– Monsieur Vauquelin, dit le parfumeur en prenant les mains duchimiste, cette rareté n’a de prix que par la persistance que j’aimise à la chercher, il a fallu faire fouiller toute l’Allemagnepour la trouver sur papier de Chine et avant la lettre, je savaisque vous la désiriez, vos occupations ne vous permettaient pas devous la procurer, je me suis fait votre commis-voyageur&|160;;agréez donc, non une méchante gravure, mais des soins, unesollicitude, des pas et démarches qui prouvent un dévouementabsolu. J’aurais voulu que vous souhaitassiez quelques substancesqu’il fallût aller chercher au fond des précipices, et venir vousdire : Les voilà&|160;! Ne me refusez pas. Nous avons tant dechances pour être oubliés, laissez-moi me mettre moi, ma femme, mafille et le gendre que j’aurai, tous sous vos yeux. Vous vous direzen voyant la Vierge : Il y a de bonnes gens qui pensent à moi.

– J’accepte, dit Vauquelin.

Popinot et Birotteau s’essuyèrent les yeux, tant ils furent émusde l’accent de bonté que mit l’académicien à ce mot.

– Voulez-vous combler votre bonté, dit le parfumeur.

– Qu’est-ce&|160;? fit Vauquelin.

– Je réunis quelques amis… Il se souleva sur les talons, enprenant néanmoins un air humble… Autant pour célébrer la délivrancedu territoire, que pour fêter ma nomination dans l’ordre de laLégion-d’Honneur…

– Ah&|160;! dit Vauquelin étonné.

– Peut-être me suis-je rendu digne de cette insigne et royalefaveur en siégeant au tribunal consulaire et en combattant pour lesBourbons sur les marches de Saint-Roch au treize vendémiaire, où jefus blessé par Napoléon. Ma femme donne un bal dimanche dans vingtjours, venez-y, monsieur&|160;? Faites-nous l’honneur de dîner avecnous ce jour-là. Pour moi, ce sera recevoir deux fois la croix. Jevous écrirai bien à l’avance.

– Eh&|160;! bien, oui, dit Vauquelin.

– Mon cœur se gonfle de plaisir, s’écria le parfumeur dans larue. Il viendra chez moi. J’ai peur d’avoir oublié ce qu’il a ditsur les cheveux, tu t’en souviens, Popinot&|160;?

– Oui, monsieur, et dans vingt ans je m’en souviendrai [Coquilledu Furne : souviendrais.] encore.

– Ce grand homme&|160;! quel regard et quelle pénétration&|160;!dit Birotteau. Ah&|160;! il n’en a fait ni une ni deux, du premiercoup, il a deviné nos pensées, et nous a donné les moyens d’abattrel’huile de Macassar. Ah&|160;! rien ne peut faire pousser lescheveux, Macassar, tu mens&|160;! Popinot, nous tenons une fortune.Ainsi, demain, à sept heures, soyons à la fabrique, les noisettesviendront et nous ferons de l’huile, car il a beau dire que toutehuile est bonne, nous serions perdus si le publie le savait. S’iln’entrait pas dans notre huile un peu de noisette et de parfum,sous quel prétexte pourrions-nous la vendre trois on quatre francsles quatre onces&|160;!

– Vous allez être décoré, monsieur, dit Popinot. Quelle gloirepour…

– Pour le commerce, n’est-ce pas, mon enfant&|160;?

L’air triomphant de César Birotteau sûr d’une fortune, futremarqué par ses commis qui se firent des signes entre eux, car lacourse en fiacre, la tenue du caissier et du patron les avaientjetés dans les romans les plus bizarres. Le contentement mutuel deCésar et d’Anselme trahi par des regards diplomatiquement échangés,le coup d’oeil plein d’espérance que Popinot jeta par deux fois àCésarine annonçaient quelque événement grave et confirmaient lesconjectures des commis. Dans cette vie occupée et quasi claustrale,les plus petits accidents prenaient l’intérêt que donne unprisonnier à ceux de sa prison. L’attitude de madame César, quirépondait aux regards olympiens de son mari par des airs de doute,accusait une nouvelle entreprise, car en temps ordinaire madameCésar aurait été contente, elle que les succès du détail rendaientjoyeuse. Par extraordinaire, la recette de la journée se montait àsix mille francs : on était venu payer quelques mémoiresarriérés.

La salle à manger et la cuisine éclairée par une petite cour, etséparée de la salle à manger par un couloir où débouchaitl’escalier pratiqué dans un coin de l’arrière-boutique, setrouvaient à l’entresol, où jadis était l’appartement de César etde Constance&|160;; aussi la salle à manger où s’était écoulée lalune de miel avait-elle l’air d’un petit salon. Durant le dîner,Raguet, le garçon de confiance, gardait le magasin&|160;; mais audessert les commis redescendaient au magasin, et laissaient César,sa femme et sa fille achever leur dîner au coin du feu. Cettehabitude venait des Ragon, chez qui les anciens us et coutumes ducommerce, toujours en vigueur, maintenaient entre eux et les commisl’énorme distance qui jadis existait entre les maîtres etles apprentis. Césarine ou Constance apprêtait alors auparfumeur sa tasse de café qu’il prenait assis dans une bergère aucoin du feu. Pendant cette heure César mettait sa femme au fait despetits événements de la journée, il racontait ce qu’il avait vudans Paris, ce qui se passait au faubourg du Temple, lesdifficultés de sa fabrication.

– Ma femme, dit-il quand les commis furent descendus, voilàcertes une des plus importantes journées de notre vie&|160;! Lesnoisettes achetées, la presse hydraulique prête à manœuvrer demain,l’affaire des terrains conclue. Tiens, serre donc ce bon sur laBanque, dit-il en lui remettant le mandat de Pillerault. Larestauration de l’appartement décidée, notre appartement augmenté.Mon Dieu&|160;! j’ai vu, Cour Batave, un homme biensingulier&|160;! Et il raconta monsieur Molineux.

– Je vois, lui répondit sa femme en l’interrompant au milieud’une tirade, que tu t’es endetté de deux cent millefrancs&|160;?

– C’est vrai, ma femme, dit le parfumeur avec une faussehumilité. Comment paierons-nous cela, bon Dieu&|160;? car il fautcompter pour rien les terrains de la Madeleine destinés à devenirun jour le plus beau quartier de Paris.

– Un jour, César.

– Hélas&|160;! dit-il en continuant sa plaisanterie, mes troishuitièmes ne me vaudront un million que dans six ans. Et commentpayer deux cent mille francs&|160;? reprit César en faisant ungeste d’effroi. Eh&|160;! bien, nous les paierons cependant aveccela, dit-il en tirant de sa poche une noisette prise chez madameMadou, et précieusement gardée.

Il montra la noisette entre ses deux doigts à Césarine et àConstance. Sa femme ne dit rien, mais Césarine intriguée dit enservant le café à son père : – Ah&|160;! çà, papa, turis&|160;?

Le parfumeur, aussi bien que ses commis, avait surpris pendantle dîner les regards jetés par Popinot à Césarine, il voulutéclaircir ses soupçons.

– Eh&|160;! bien, fifille, cette noisette est cause d’unerévolution au logis. Il y aura, dès ce soir, quelqu’un de moinssous notre toit.

Césarine regarda son père en ayant l’air de dire : Quem’importe&|160;!

– Popinot s’en va.

Quoique César fût un pauvre observateur et qu’il eût préparé sadernière phrase autant pour tendre un piége à sa fille que pourarriver à sa création de la maison A. Popinot et Compagnie, satendresse paternelle lui fit deviner les sentiments confus quisortirent du cœur de sa fille, fleurirent en roses rouges sur sesjoues, sur son front, et colorèrent ses yeux qu’elle baissa. Césarcrut alors à quelques paroles échangées entre Césarine et Popinot.Il n’en était rien : ces deux enfants s’entendaient, comme tous lesamants timides, sans s’être dit un mot.

Quelques moralistes pensent que l’amour est la passion la plusinvolontaire, la plus désintéressée, la moins calculatrice detoutes, excepté toutefois l’amour maternel. Cette opinion comporteune erreur grossière. Si la plupart des hommes ignorent les raisonsqui font aimer, toute sympathie physique ou morale n’en est pasmoins basée sur des calculs faits par l’esprit, le sentiment ou labrutalité. L’amour est une passion essentiellement égoïste. Qui ditégoïsme, dit profond calcul. Ainsi, pour tout esprit frappéseulement des résultats, il peut sembler, au premier abord,invraisemblable ou singulier de voir une belle fille comme Césarineéprise d’un pauvre enfant boiteux et à cheveux rouges. Néanmoins,ce phénomène est en harmonie avec l’arithmétique des sentimentsbourgeois. L’expliquer sera rendre compte des mariages toujoursobservés avec une constante surprise et qui se font entre degrandes, de belles femmes et de petits hommes, entre de petites, delaides créatures et de beaux garçons. Tout homme atteint d’undéfaut de conformation quelconque, les pieds-bots, la claudication,les diverses gibbosités, l’excessive laideur, les taches de vinrépandues sur la joue, les feuilles de vigne, l’infirmité de Roguinet autres monstruosités indépendantes de la volonté des fondateurs,n’a que deux partis à prendre : ou se rendre redoutable ou devenird’une exquise bonté&|160;; il ne lui est pas permis de flotterentre les moyens termes habituels à la plupart des hommes. Dans lepremier cas, il y a talent, génie ou force : un homme n’inspire laterreur que par la puissance du mal, le respect que par le génie,la peur que par beaucoup d’esprit. Dans le second cas, il se faitadorer, il se prête admirablement aux tyrannies féminines, et saitmieux aimer que n’aiment les gens d’une irréprochablecorporence.

Elevé par des gens vertueux, par les Ragon, modèle de la plushonorable bourgeoisie, et par son oncle le juge Popinot, Anselmeavait été conduit, et par sa candeur et par ses sentimentsreligieux, à racheter son léger vice corporel par la perfection deson caractère. Frappés de cette tendance qui rend la jeunesse siattrayante, Constance et César avaient souvent fait l’éloged’Anselme devant Césarine&|160;; mesquins d’ailleurs, ils étaientgrands par l’âme et comprenaient bien les choses du cœur. Ceséloges trouvèrent de l’écho chez une jeune fille qui, malgré soninnocence, lut dans les yeux si purs d’Anselme un sentimentviolent, toujours flatteur, quels que soient l’âge, le rang et latournure de l’amant. Le petit Popinot devait avoir beaucoup plus deraison qu’un bel homme d’aimer une femme. Si sa femme était belle,il en serait fou jusqu’à son dernier jour, son amour lui donneraitde l’ambition, il se tuerait pour rendre sa femme heureuse, il lalaisserait maîtresse au logis, il irait au-devant de la domination.Ainsi pensait Césarine involontairement et pas aussi cruement, elleentrevoyait à vol d’oiseau les moissons de l’amour et raisonnaitpar comparaison : le bonheur de sa mère était devant ses yeux, ellene souhaitait pas d’autre vie, son instinct lui montrait dansAnselme un autre César perfectionné par l’éducation, comme ellel’était par la sienne : elle rêvait Popinot maire d’unarrondissement, et se plaisait à se peindre quêtant un jour à saparoisse comme sa mère à Saint-Roch. Elle avait fini par ne pluss’apercevoir de la différence qui distinguait la jambe gauche de lajambe droite chez Popinot, elle eût été capable de dire : Maisboite-t-il&|160;? Elle aimait cette prunelle si limpide, et s’étaitplu à voir l’effet que produisait son regard sur ces yeux quibrillaient aussitôt d’un feu pudique et se baissaientmélancoliquement. Le premier clerc de Roguin, doué de cette précoceexpérience due a l’habitude des affaires, Alexandre Crottat, avaitun air moitié cynique, moitié bonasse qui révoltait Césarine, déjàrévoltée par les lieux communs de sa conversation. Le silence dePopinot trahissait un esprit doux, elle aimait le sourire à demimélancolique que lui inspiraient d’insignifiantes vulgarités&|160;;les niaiseries qui le faisaient sourire excitaient toujours quelquerépulsion chez elle, ils souriaient ou se contristaient ensemble.Cette supériorité n’empêchait pas Anselme de se précipiter àl’ouvrage, et son infatigable ardeur plaisait à Césarine, car elledevinait que si les autres commis disaient :  » Césarine épousera lepremier clerc de monsieur Roguin,  » Anselme pauvre, boiteux et àcheveux roux, ne désespérait pas d’obtenir sa main. Une grandeespérance prouve un grand amour.

– Où va-t-il&|160;? demanda Césarine à son père en essayant deprendre un air indifférent.

– Il s’établit rue des Cinq-Diamants, et ma foi&|160;! à lagrâce de Dieu, dit Birotteau dont l’exclamation ne fut comprise nipar sa femme, ni par sa fille.

Quand Birotteau rencontrait une difficulté morale, il faisaitcomme les insectes devant un obstacle, il se jetait à gauche ou adroite&|160;; il changea donc de conversation en se promettant decauser de Césarine avec sa femme.

– J’ai raconté tes craintes et tes idées sur Roguin à ton oncle,il s’est mis à rire, dit-il à Constance.

– Tu ne dois jamais révéler ce que nous nous disons entre nous,s’écria Constance. Ce pauvre Roguin est peut-être le plus honnêtehomme du monde, il a cinquante-huit ans et ne pense plus sansdoute…

Elle s’arrêta court en voyant Césarine attentive, et la montrapar un coup d’oeil à César.

– J’ai donc bien fait de conclure, dit Birotteau.

– Mais tu es le maître, répondit-elle.

César prit sa femme par les mains et la baisa au front. Cetteréponse était toujours chez elle un consentement tacite aux projetsde son mari.

– Allons, s’écria le parfumeur en descendant à son magasin etparlant à ses commis, la boutique se fermera à dix heures.Messieurs, un coup de main&|160;! Il s’agit de transporter pendantla nuit tous les meubles du premier au second&|160;! Il fautmettre, comme on dit, les petits pots dans les grands, afin delaisser demain à mon architecte les coudées franches.

– Popinot est sorti sans permission, dit César en ne le voyantpas. Eh&|160;! mais, il ne couche pas ici, je l’oubliais. Il estallé, pensa-t-il, ou rédiger les idées de monsieur Vauquelin, oulouer sa boutique.

– Nous connaissons la cause de ce déménagement, dit Célestin enparlant au nom des deux autres commis et de Raguet, groupésderrière lui. Nous sera-t-il permis de féliciter monsieur sur unhonneur qui rejaillit sur toute la boutique… Popinot nous a dit quemonsieur…

– Hé&|160;! bien, mes enfants, que voulez-vous&|160;! on m’adécoré. Aussi non-seulement à cause de la délivrance du territoire,mais encore pour fêter ma promotion dans la Légion-d’Honneur,réunissons-nous nos amis. Je me suis peut-être rendu digne de cetteinsigne et royale faveur en siégeant au tribunal consulaire et encombattant pour la cause royale que j’ai défendue… à votre âge, surles marches de Saint-Roch, au treize vendémiaire&|160;; et, ma foi,Napoléon, dit l’empereur, m’a blessé&|160;! J’ai été blessé à lacuisse encore, et madame Ragon m’a pansé : Ayez du courage, vousserez récompensés&|160;! Voilà, mes enfants, comme un malheur n’estjamais perdu.

– On ne se battra plus dans les rues, dit Célestin.

– Il faut l’espérer, dit César, qui partit de là pour faire unemercuriale à ses commis, et il la termina par une invitation.

La perspective d’un bal anima les trois commis, Raguet etVirginie d’une ardeur qui leur donna la dextérité deséquilibristes. Tous allaient et venaient chargés par les escalierssans rien casser ni rien renverser. A deux heures du matin, ledéménagement était opéré. César et sa femme couchèrent au secondétage. La chambre de Popinot devint celle de Célestin et du secondcommis. Le troisième étage fut un garde-meuble provisoire.

Possédé de cette magnétique ardeur que produit l’affluence dufluide nerveux et qui fait du diaphragme un brasier chez les gensambitieux ou amoureux agités par de grands desseins, Popinot sidoux et si tranquille avait piaffé comme un cheval de race avant lacourse, dans la boutique, au sortir de table.

– Qu’as-tu donc&|160;? lui dit Célestin.

– Quelle journée&|160;! mon cher, je m’établis, lui dit-il àl’oreille, et monsieur César est décoré.

– Vous êtes bien heureux, le patron vous aide, s’écriaCélestin.

Popinot ne répondit pas, il disparut poussé comme par un ventfurieux, le vent du succès&|160;!

– Oh&|160;! heureux, dit à son voisin qui vérifiait desétiquettes un commis occupé à mettre des gants par douzaines, lepatron s’est aperçu des yeux que Popinot fait à mademoiselleCésarine, et comme il est très-fin, le patron, il se débarrassed’Anselme&|160;; il serait difficile de le refuser, rapport à sesparents. Célestin prend cette rouerie pour de la générosité.

Anselme Popinot descendait la rue Saint-Honoré et courait ruedes Deux-Ecus, pour s’emparer d’un jeune homme que sa secondevue commerciale lui désignait comme le principal instrument desa fortune. Le juge Popinot avait rendu service au plus habilecommis-voyageur de Paris, à celui que sa triomphante loquèle et sonactivité firent plus tard surnommer l’illustre. Vouéspécialement à la Chapellerie et à l’Article Paris, ce roides voyageurs se nommait encore purement et simplement Gaudissart.A vingt-deux ans, il se signalait déjà par la puissance de sonmagnétisme commercial. Alors fluet, l’oeil joyeux, le visageexpressif, une mémoire infatigable, le coup d’oeil habile à saisirles goûts de chacun, il méritait d’être ce qu’il fut depuis, le roides commis-voyageurs, le Français par excellence. Quelquesjours auparavant, Popinot avait rencontré Gaudissart qui s’étaitdit sur le point de partir&|160;; l’espoir de le trouver encore àParis venait donc de lancer l’amoureux sur la rue des Deux-Ecus, oùil apprit que le voyageur avait retenu sa place aux Messageries.Pour faire ses adieux à sa chère capitale, Gaudissart était allévoir une pièce nouvelle au Vaudeville : Popinot résolut del’attendre. Confier le placement de l’huile de noisette à ceprécieux metteur en œuvre des inventions marchandes, déjà choyé parles plus riches maisons, n’était-ce pas tirer une lettre de changesur la fortune. Popinot possédait Gaudissart. Le commis-voyageur,si savant dans l’art d’entortiller les gens les plus rebelles, lespetits marchands de province, s’était laissé entortiller dans lapremière conspiration tramée contre les Bourbons après lesCent-Jours. Gaudissart, à qui le grand air était indispensable, sevit en prison sous le poids d’une accusation capitale. Le jugePopinot, chargé de l’instruction, avait mis Gaudissart hors decause en reconnaissant que son imprudente sottise l’avait seulecompromis dans cette affaire. Avec un juge désireux de plaire aupouvoir ou d’un royalisme exalté, le malheureux commis allait àl’échafaud. Gaudissart, qui croyait devoir la vie au juged’instruction, nourrissait un profond désespoir de ne pouvoirporter à son sauveur qu’une stérile reconnaissance. Ne devant pasremercier un juge d’avoir rendu la justice, il était allé chez lesRagon se déclarer homme-lige des Popinot.

En attendant, Popinot alla naturellement revoir sa boutique dela rue des Cinq-Diamants, demander l’adresse du propriétaire, afinde traiter du bail. En errant dans le dédale obscur de la grandeHalle, et pensant aux moyens d’organiser un rapide succès, Popinotsaisit, rue Aubry-le-Boucher, une occasion unique et de bon augureavec laquelle il comptait régaler César le lendemain. En faction àla porte de l’hôtel du Commerce, au bout de la rue des Deux-Ecus,vers minuit, Popinot entendit, dans le lointain de la rue deGrenelle, un vaudeville final chanté par Gaudissart avecaccompagnement de canne significativement traînée sur lespavés.

– Monsieur, dit Anselme en débouchant de la porte et se montrantsoudain, deux mots&|160;?

– Onze, si vous voulez, dit le commis-voyageur en levant sacanne plombée sur l’agresseur.

– Je suis Popinot, dit le pauvre Anselme.

– Suffit, dit Gaudissart en le reconnaissant. Que vousfaut-il&|160;? de l’argent&|160;? absent par congé, mais on entrouvera. Mon bras pour un duel&|160;? tout à vous, des pieds àl’occiput. Et il chanta :

Voilà, voilà

Le vrai soldat français&|160;!

– Venez causer avec moi dix minutes, non pas dans votre chambre,on pourrait nous écouter, mais sur le quai de l’Horloge, à cetteheure il n’y a personne, dit Popinot, il s’agit de quelque chose deplus important.

– Ça chauffe donc, marchons&|160;!

En dix minutes, Gaudissart, maître des secrets de Popinot, enavait reconnu l’importance. Paraissez, parfumeurs, coiffeurs etdébitants&|160;! s’écria Gaudissart en singeant Lafon dans lerôle du Cid. Je vais empaumer tous les boutiquiers de France et deNavarre. Oh&|160;! une idée&|160;! J’allais partir, je reste, etvais prendre les commissions de la parfumerie parisienne.

– Et pourquoi&|160;?

– Pour étrangler vos rivaux, innocent&|160;! En ayant leurscommissions, je puis faire boire de l’huile à leurs perfidescosmétiques, en ne parlant et ne m’occupant que de la vôtre. Unfameux tour de voyageur&|160;! Ah&|160;! ah&|160;! nous sommes lesdiplomates du commerce. Fameux&|160;! Quant à votre prospectus, jem’en charge. J’ai pour ami d’enfance Andoche Finot, le fils duchapelier de la rue du Coq, le vieux qui m’a lancé dans le voyagepour la Chapellerie. Andoche, qui a beaucoup d’esprit, a pris[Erreur du typographe, insertion d’un  » il  » : beaucoup d’esprit,il a pris celui… ] celui de toutes les têtes que coiffait son père,il est dans la littérature, il fait les petits théâtres au

&|160;

Courrier des Spectacles. Son père, vieux chien plein deraisons pour ne pas aimer l’esprit, ne croit pas à l’esprit :impossible de lui prouver que l’esprit se vend, qu’on fait fortunedans l’esprit. En fait d’esprit, il ne connaît que le trois-six. Levieux Finot prend le petit Finot par famine. Andoche, hommecapable, mon ami d’ailleurs, et je ne fraye avec les sots quecommercialement, Finot fait des devises pour le Fidèle Berger quipaie, tandis que les journaux où il se donne un mal de galérien lenourrissent de couleuvres. Sont-ils jaloux dans cettepartie-là&|160;! C’est comme dans l’article Paris. Finotavait une superbe comédie en un acte pour mademoiselle Mars, laplus fameuse des fameuses, ah&|160;! en voilà une que j’aime&|160;!Eh&|160;! bien, pour se voir jouer, il a été forcé de la porter àla Gaîté. Andoche connaît le Prospectus, il entre dans les idées dumarchand, il n’est pas fier, il limousinera notre prospectusgratis. Mon Dieu, avec un bol de punch et des gâteaux on lerégalera, car, Popinot, pas de farces : je voyagerai sanscommission ni frais, vos concurrents paieront, je les dindonnerai.Entendons-nous bien. Pour moi ce succès est une affaire d’honneur.Ma récompense est d’être garçon de noces à votre mariage&|160;!J’irai en Italie, en Allemagne, en Angleterre&|160;! J’emporte avecmoi des affiches en toutes les langues, les fais apposer partout,dans les villages, à la porte des églises, à tous les bons endroitsque je connais dans les villes de province&|160;! Elle brillera,elle s’allumera, cette huile, elle sera sur toutes les têtes.Ah&|160;! votre mariage ne sera pas un mariage en détrempe, mais unmariage à la barigoule&|160;! Vous aurez votre Césarine ou je nem’appellerai pas l’ILLUSTRE&|160;! nom que m’a donné le père Finot,pour avoir fait réussir ses chapeaux gris. En vendant votre huile,je reste dans ma partie, la tête humaine&|160;; l’huile et lechapeau sont connus pour conserver la chevelure publique.

Popinot revint chez sa tante, où il devait aller coucher, dansune telle fièvre, causée par sa prévision du succès, que les rueslui semblaient être des ruisseaux d’huile. Il dormit peu, rêva queses cheveux poussaient follement, et vit deux anges qui luidéroulaient, comme dans les mélodrames, une rubrique où était écrit: Huile Césarienne. Il se réveilla, se souvenant de cerêve, et résolut de nommer ainsi l’huile de noisette, enconsidérant cette fantaisie du sommeil comme un ordre céleste.

César et Popinot furent dans leur atelier au faubourg du Temple,bien avant l’arrivée des noisettes&|160;; en attendant les porteursde madame Madou, Popinot raconta triomphalement son traitéd’alliance avec Gaudissart.

– Nous avons l’illustre Gaudissart, nous sommes millionnaires,s’écria le parfumeur en tendant la main à son caissier de l’air quedut prendre Louis XIV en accueillant le maréchal de Villars auretour de Denain.

– Nous avons bien autre chose encore, dit l’heureux commis ensortant de sa poche une bouteille à forme écrasée en façon decitrouille et à côtes&|160;; j’ai trouvé dix mille flaconssemblables à ce modèle, tout fabriqués, tout prêts, à quatre souset six mois de terme.

– Anselme, dit Birotteau contemplant la forme mirifique duflacon, hier (il prit un ton grave), dans les Tuileries, oui, pasplus tard qu’hier, tu disais : Je réussirai. Moi, je disaujourd’hui : Tu réussiras&|160;! Quatre sous&|160;! six mois determe&|160;! une forme originale&|160;! Macassar branle dans lemanche, quelle botte portée à l’huile de Macassar&|160;! Ai-je bienfait de m’emparer des seules noisettes qui soient à Paris&|160;! oùdonc as-tu trouvé ces flacons&|160;?

– J’attendais l’heure de parler à Gaudissart et je flânais…

– Comme moi jadis, s’écria Birotteau.

– En descendant la rue Aubry-le-Boucher j’aperçois chez unverrier en gros, un marchand de verres bombés et de cages, qui ades magasins immenses, j’aperçois ce flacon… Ah&|160;! il m’a crevéles yeux comme une lumière subite, une voix m’a crié : Voilà tonaffaire&|160;!

– Né commerçant&|160;! Il aura ma fille, dit César engrommelant.

– J’entre, et je vois des milliers de ces flacons dans descaisses.

– Tu t’en informes&|160;?

– Vous ne me croyez pas si gniolle, s’écriadouloureusement Anselme.

– Né commerçant, répéta Birotteau.

– Je demande des cages à mettre des petits Jésus de cire. Touten marchandant les cages, je blâme la forme de ces flacons. Conduità une confession générale, mon marchand avoue de fil en aiguilleque Faille et Bouchot, qui ont manqué dernièrement, allaiententreprendre un cosmétique et voulaient des flacons de formeétrange&|160;; il se méfiait d’eux, il exige moitié comptant&|160;;Faille et Bouchot dans l’espoir de réussir lâchent l’argent, lafaillite éclate pendant la fabrication&|160;; les syndics, sommésde payer, venaient de transiger avec lui en laissant les flacons etl’argent touché, comme indemnité d’une fabrication prétendueridicule et sans placement possible. Les flacons coûtent huit sous,il serait heureux de les donner à quatre, Dieu sait combien detemps il aurait en magasin une forme qui n’est pas de vente. -Voulez-vous vous engager à en fournir par dix mille à quatresous&|160;? je puis vous débarrasser de vos flacons, je suis commischez monsieur Birotteau. Et je l’entame, et je le mène, et jedomine mon homme, et je le chauffe, et il est à nous.

– Quatre sous, dit Birotteau. Sais-tu que nous pouvons mettrel’huile à trois francs et gagner trente sous en en laissant vingt ànos détaillants&|160;?

– L’huile Césarienne, cria Popinot.

– L’huile Césarienne&|160;?… ah&|160;! monsieur l’amoureux, vousvoulez flatter le père et la fille. Eh&|160;! bien soit, va pourl’huile Césarienne&|160;! les Césars avaient le monde, ils devaientavoir de fameux cheveux.

– César était chauve, dit Popinot.

– Parce qu’il ne s’est pas servi de notre huile, on ledira&|160;! trois francs l’huile Césarienne, l’huile de Macassarcoûte le double. Gaudissart est là, nous aurons cent mille francsdans l’année, car nous imposons toutes les têtes qui se respectentde douze flacons par an, dix-huit francs&|160;! Soit dix-huit milletêtes&|160;? cent quatre-vingt mille francs. Nous sommesmillionnaires.

Les noisettes livrées, Raguet, les ouvriers, Popinot, César enépluchèrent une quantité suffisante, et il y eut avant quatreheures quelques livres d’huile. Popinot alla présenter le produit àVauquelin, qui fit présent à Popinot d’une formule pour mêlerl’essence de noisette à des corps oléagineux moins chers et laparfumer. Popinot se mit aussitôt en instance pour obtenir unbrevet d’invention et de perfectionnement. Le dévoué Gaudissartprêta l’argent pour le droit fiscal à Popinot qui avait l’ambitionde payer sa moitié dans les frais d’établissement.

La prospérité porte avec elle une ivresse à laquelle les hommesinférieurs ne résistent jamais. Cette exaltation eut un résultatfacile à prévoir. Grindot vint, il présenta le croquis coloriéd’une délicieuse vue intérieure du futur appartement orné de sesmeubles. Birotteau séduit consentit à tout. Aussitôt les maçonsdonnèrent les coups de pic qui firent gémir la maison et Constance.Son peintre en bâtiments, monsieur Lourdois, un fort richeentrepreneur qui s’engageait à ne rien négliger, parlait de dorurespour le salon. En entendant ce mot, Constance intervint.

– Monsieur Lourdois, dit-elle, vous avez trente mille livres derente, vous habitez une maison à vous, vous pouvez y faire ce quevous voulez&|160;; mais nous autres…

– Madame, le commerce doit briller et ne pas se laisser écraserpar l’aristocratie. Voila d’ailleurs monsieur Birotteau dans legouvernement, il est en évidence…

– Oui, mais il est encore en boutique, dit Constance devant sescommis et les cinq personnes qui l’écoutaient&|160;; ni moi, nilui, ni ses amis, ni ses ennemis ne l’oublieront.

Birotteau se souleva sur la pointe des pieds en retombant surses talons à plusieurs reprises, les mains croisées derrièrelui.

– Ma femme a raison, dit-il. Nous serons modestes dans laprospérité. D’ailleurs, tant qu’un homme est dans le commerce, ildoit être sage en ses dépenses, réservé dans son luxe, la loi luien fait une obligation, il ne doit pas se livrer à des dépensesexcessives. Si l’agrandissement de mon local et sa décorationdépassaient les bornes, il serait imprudent à moi de les excéder,vous-même vous me blâmeriez, Lourdois. Le quartier a les yeux surmoi, les gens qui réussissent ont des jaloux, des envieux&|160;!Ah&|160;! vous saurez cela bientôt, jeune homme, dit-il àGrindot&|160;; s’ils nous calomnient, ne leur donnez pas au moinslieu de médire.

– Ni la calomnie, ni la médisance ne peuvent vous atteindre, ditLourdois, vous êtes dans une position hors ligne et vous avez unesi grande habitude du commerce que vous savez raisonner vosentreprises, vous êtes un malin.

– C’est vrai, j’ai quelque expérience des affaires&|160;; voussavez pourquoi notre agrandissement&|160;? Si je mets un fort déditrelativement à l’exactitude, c’est que…

– Non.

– Hé&|160;! bien, ma femme et moi nous réunissons quelques amisautant pour célébrer la délivrance du territoire que pour fêter mapromotion dans l’ordre de la Légion-d’Honneur.

– Comment, comment&|160;! dit Lourdois, ils vous ont donné lacroix&|160;?

– Oui&|160;; peut-être me suis-je rendu digne de cette insigneet royale faveur en siégeant au tribunal consulaire et encombattant pour la cause royale au treize vendémiaire, àSaint-Roch, où je fus blessé par Napoléon, Venez avec votre femmeet votre demoiselle…

– Enchanté de l’honneur que vous daignez me faire, dit lelibéral Lourdois. Mais vous êtes un farceur, papa Birotteau&|160;;vous voulez être sûr que je ne vous manquerai pas de parole, etvoila pourquoi vous m’invitez, Eh&|160;! bien, je prendrai mes plushabiles ouvriers, nous ferons un feu d’enfer pour sécher lespeintures&|160;; nous avons des procédés dessiccatifs, car il nefaut pas danser dans un brouillard exhalé par le plâtre. On vernirapour ôter toute odeur.

Trois jours après, le commerce du quartier était en émoi parl’annonce du bal que préparait Birotteau. Chacun pouvait d’ailleursvoir les étais extérieurs nécessités par le changement rapide del’escalier, les tuyaux carrés en bois par où tombaient lesdécombres dans des tombereaux qui stationnaient. Les ouvrierspressés qui travaillaient aux flambeaux, car il y eut des ouvriersde jour et des ouvriers de nuit, faisaient arrêter les oisifs, lescurieux [Coquille du Furne : les cucieux.] dans la rue, et lescommérages s’appuyaient sur ces préparatifs pour annoncer d’énormessomptuosités.

Le dimanche indiqué pour la conclusion de l’affaire, monsieur etmadame Ragon, l’oncle Pillerault vinrent sur les quatre heures,après vêpres. Vu les démolitions, disait César, il ne put inviterce jour-là que Charles Claparon, Crottat et Roguin. Le notaireapporta le Journal des Débats, où monsieur de LaBillardière avait fait insérer l’article suivant :

 » Nous apprenons que la délivrance du territoire sera fêtéeavec enthousiasme dans toute la France, mais à Paris les membres ducorps municipal ont senti que le moment était venu de rendre à lacapitale cette splendeur qui, par un sentiment de convenance, avaitcessé pendant l’occupation étrangère. Chacun des maires et desadjoints se propose de donner un bal : l’hiver promet donc d’êtretrès-brillant&|160;; ce mouvement national sera suivi. Parmi toutesles fêtes qui se préparent, il est beaucoup question du bal demonsieur Birotteau, nommé chevalier de la Légion-d’Honneur, et siconnu par son dévouement à la cause royale. Monsieur Birotteau,blessé à l’affaire de Saint-Roch, au treize vendémiaire, et l’undes juges consulaires les plus estimés, a doublement mérité cettefaveur.  »

– Comme on écrit bien aujourd’hui, s’écria César. L’on parle denous dans le journal, dit-il à Pillerault.

– Eh&|160;! bien, après, lui répondit son oncle à qui leJournal des Débats était particulièrementantipathique.

– Cet article nous fera peut-être vendre de la Pâte des Sultaneset de l’Eau Carminative, dit tout bas madame César à madame Ragonsans partager l’ivresse de son mari.

Madame Ragon, grande femme sèche et ridée, au nez pincé, auxlèvres minces, avait un faux air d’une marquise de l’ancienne cour.Le tour de ses yeux était attendri sur une assez grandecirconférence, comme ceux des vieilles femmes qui ont éprouvé deschagrins. Sa contenance sévère et digne, quoique affable, imprimaitle respect. Elle avait d’ailleurs en elle ce je ne sais quoid’étrange qui saisit sans exciter le rire, et que sa mise, sesfaçons expliquaient : elle portait des mitaines, elle marchait entout temps avec une ombrelle à canne, semblable à celle dont seservait la reine Marie-Antoinette à Trianon&|160;; sa robe, dont lacouleur favorite était ce brun-pâle nommé feuille-morte, s’étalaitaux hanches par des plis inimitables, et dont les douairièresd’autrefois ont emporté le secret. Elle conservait la mantillenoire garnie de dentelles noires à grandes mailles carrées&|160;;ses bonnets, de forme antique, avaient des agréments quirappelaient les déchiquetures des vieux cadres sculptés à jour.Elle prenait du tabac avec cette exquise propreté et en faisant cesgestes dont peuvent se souvenir les jeunes gens qui ont eu lebonheur de voir leurs grand’tantes et leurs grand’mères remettresolennellement des boîtes d’or auprès d’elles sur une table, ensecouant les grains de tabac égarés sur leur fichu.

Le sieur Ragon était un petit homme de cinq pieds au plus, àfigure de casse-noisette, où l’on ne voyait que des yeux, deuxpommettes aiguës, un nez et un menton&|160;; sans dents, mangeantla moitié de ses mots, d’une conversation pluviale, galant,prétentieux et souriant toujours du sourire qu’il prenait pourrecevoir les belles dames que différents hasards amenaient jadis àla porte de sa boutique. La poudre dessinait sur son crâne uneneigeuse demi-lune bien ratissée, flanquée de deux ailerons, queséparait une petite queue serrée par un ruban. Il portait l’habitbleu-barbeau, le gilet blanc, la culotte et les bas de soie, dessouliers à boucles d’or, des gants de soie noire. Le trait le plussaillant de son caractère était d’aller par les rues tenant sonchapeau à la main. Il avait l’air d’un messager de la chambre despairs, d’un huissier du cabinet du roi, d’un de ces gens qui sontplacés auprès d’un pouvoir quelconque de manière à recevoir sonreflet tout en restant fort peu de chose.

– Eh&|160;! bien, Birotteau, dit-il d’un air magistral, terepens-tu, mon garçon, de nous avoir écoutés dans cetemps-là&|160;? Avons-nous jamais douté de la reconnaissance de nosbien-aimés souverains&|160;?

– Vous devez être bien heureuse, ma chère petite, dit madameRagon à madame Birotteau.

– Mais oui, répondit la belle parfumeuse toujours sous le charmede cette ombrelle à canne, de ces bonnets à papillon, des manchesjustes et du grand fichu à la Julie que portait madameRagon.

– Césarine est charmante. Venez ici, la belle enfant, dit madameRagon de sa voix de tête et d’un air protecteur.

– Ferons-nous les affaires avant le dîner&|160;? dit l’onclePillerault.

– Nous attendons monsieur Claparon, dit Roguin, je l’ai laissés’habillant.

– Monsieur Roguin, dit César, vous l’avez bien prévenu que nousdînions dans un méchant petit entresol…

– Il le trouvait superbe il y a seize ans, dit Constance enmurmurant.

– Au milieu des décombres et parmi les ouvriers.

– Bah&|160;! vous allez voir un bon enfant qui n’est pasdifficile, dit Roguin.

– J’ai mis Raguet en faction dans la boutique, on ne passe pluspar notre porte&|160;; vous avez vu tout démoli, dit César aunotaire.

– Pourquoi n’avez-vous pas amené votre neveu&|160;? ditPillerault à madame Ragon.

– Le verrons-nous, demanda Césarine.

– Non, mon cœur, dit madame Ragon. Anselme travaille, le cherenfant, à se tuer. Cette rue sans air et sans soleil, cette puanterue des Cinq-Diamants m’effraie&|160;; le ruisseau est toujoursbleu, vert ou noir. J’ai peur qu’il y périsse. Mais quand lesjeunes gens ont quelque chose en tête&|160;! dit-elle à Césarine enfaisant un geste qui expliquait le mot tête par le motcœur.

– Il a donc passé son bail, demanda César.

– D’hier et par-devant notaire, reprit Ragon. Il a obtenudix-huit ans, mais on exige six mois d’avance.

– Eh&|160;! bien, monsieur Ragon, êtes-vous content demoi&|160;? fit le parfumeur. Je lui ai donné là le secret d’unedécouverte… enfin&|160;!

– Nous vous savons par cœur, César, dit le petit Ragon enprenant les mains de César et les lui pressant avec une religieuseamitié.

Roguin n’était pas sans inquiétude sur l’entrée en scène deClaparon, dont les mœurs et le ton pouvaient effrayer de vertueuxbourgeois : il jugea donc nécessaire de préparer les esprits.

– Vous allez voir, dit-il à Ragon, à Pillerault et aux dames, unoriginal qui cache ses moyens sous un mauvais ton effrayant&|160;;car, d’une position très-inférieure, il s’est fait jour par sesidées. Il prendra sans doute les belles manières à force de voirles banquiers. Vous le rencontrerez peut-être sur le boulevard oudans un café, godaillant, débraillé, jouant au billard : il a l’airdu plus grand flandrin… Eh&|160;! bien, non&|160;; il étudie, etpense alors à remuer l’industrie par de nouvelles conceptions.

– Je comprends cela, dit Birotteau : j’ai trouvé mes meilleuresidées en flânant, n’est-ce pas, ma biche&|160;?

– Claparon, reprit Roguin, regagne alors pendant la nuit letemps employé à chercher, à combiner des affaires pendant le jour.Tous ces gens à grand talent ont une vie bizarre, inexplicable.Eh&|160;! bien, à travers ce décousu, j’en suis témoin, il arrive àson but : il a fini par faire céder tous nos propriétaires, ils nevoulaient pas, ils se doutaient de quelque chose, il les amystifiés, il les a lassés, il est allé les voir tous les jours, etnous sommes, pour le coup, les maîtres du terrain.

Un singulier broum&|160;! broum&|160;! particulier auxbuveurs de petits verres d’eau-de-vie et de liqueurs fortes annonçale personnage le plus bizarre de cette histoire, et l’arbitrevisible des destinées futures de César. Le parfumeur se précipitadans le petit escalier obscur, autant pour dire à Raguet de fermerla boutique que pour faire à Claparon ses excuses de le recevoirdans la salle à manger.

– Comment donc&|160;! mais on est très-bien là pour chiquerles lég… pour chiffrer, veux-je dire, les affaires.

Malgré les habiles préparations de Roguin, monsieur et madameRagon, ces bourgeois de bon ton, l’observateur Pillerault, Césarineet sa mère furent d’abord assez désagréablement affectés par ceprétendu banquier de la haute volée.

A l’âge de vingt-huit ans environ, cet ancien commis-voyageur nepossédait pas un cheveu sur la tête, et portait une perruque friséeen tire-bouchons. Cette coiffure exige une fraîcheur de vierge, unetransparence lactée, les plus charmantes grâces féminines&|160;;elle faisait donc ressortir ignoblement un visage bourgeonné,brun-rouge, échauffé comme celui d’un conducteur de diligence, etdont les rides prématurées exprimaient par les grimaces de leursplis profonds et plaqués une vie libertine dont les malheursétaient encore attestés par le mauvais état des dents et les pointsnoirs semés dans une peau rugueuse. Claparon avait l’air d’uncomédien de province qui sait tous les rôles, fait la parade, surla joue duquel le rouge ne tient plus, éreinté par ses fatigues,les lèvres pâteuses, la langue toujours alerte, même pendantl’ivresse, le regard sans pudeur, enfin compromettant par sesgestes. Cette figure, allumée par la joyeuse flamberie du punch,démentait la gravité des affaires. Aussi fallut-il à Claparon delongues études mimiques avant de parvenir à se composer un maintienen harmonie avec son importance postiche. Du Tillet avait assisté àla toilette de Claparon, comme un directeur de spectacle inquiet dudébut de son principal acteur, car il tremblait que les habitudesgrossières de cette vie insoucieuse ne vinssent à éclater à lasurface du banquier. – Parle le moins possible, lui avait-il dit.Jamais un banquier ne bavarde : il agit, pense, médite, écoute etpèse. Ainsi, pour avoir bien l’air d’un banquier, ne dis rien, oudis des choses insignifiantes. Eteins ton oeil égrillard etrends-le grave, au risque de le rendre bête. En politique, soispour le gouvernement, et jette-toi dans les généralités, comme :Le budget est lourd. Il n’y a pas de transactions possiblesentre les partis. Les libéraux sont dangereux. Les Bourbons doiventéviter tout conflit. Le libéralisme est le manteau d’intérêtscoalisés. Les Bourbons nous ménagent une ère de prospérité,soutenons-les, si nous ne les aimons pas. La France a fait assezd’expériences politiques, etc. Ne te vautre pas sur toutes lestables, songe que tu as à conserver la dignité d’un millionnaire.Ne renifle pas ton tabac comme fait un invalide&|160;; joue avec tatabatière, regarde souvent à tes pieds ou au plafond avant derépondre, enfin donne-toi l’air profond. Surtout défais-toi de tamalheureuse habitude de toucher à tout. Dans le monde, un banquierdoit paraître las de toucher. Ah çà&|160;! tu passes les nuits, leschiffres te rendent brute, il faut rassembler tant d’éléments pourlancer une affaire&|160;! tant d’études&|160;! Surtout dis beaucoupde mal des affaires. Les affaires sont lourdes, pesantes,difficiles, épineuses. Ne sors pas de là et ne spécifie rien. Ne vapas à table chanter tes farces de Béranger, et ne bois pas trop. Situ te grises, tu perds ton avenir. Roguin te surveillera&|160;; tuvas te trouver avec des gens moraux, des bourgeois vertueux, ne leseffraie pas en lâchant quelques-uns de tes principesd’estaminet.

Cette mercuriale avait produit sur l’esprit de Charles Claparonun effet pareil à celui que produisaient sur sa personne ses habitsneufs. Ce joyeux sans-souci, l’ami de tout le monde, habitué à desvêtements débraillés, et dans lesquels son corps n’était pas plusgêné que son esprit dans son langage, maintenu dans des habitsneufs que le tailleur avait fait attendre et qu’il essayait, roidecomme un piquet, inquiet de ses mouvements comme de ses phrases,retirant sa main imprudemment avancée sur un flacon ou sur uneboite, de même qu’il s’arrêtait au milieu d’une phrase, se signaladonc par un désaccord risible à l’observation de Pillerault. Safigure rouge, sa perruque à tire-bouchons égrillards démentaient satenue, comme ses pensées combattaient ses dires. Mais les bonsbourgeois finirent par prendre ces continuelles dissonances pour dela préoccupation.

– Il a tant d’affaires, disait Roguin.

– Les affaires lui donnent peu d’éducation, dit madame Ragon àCésarine.

Monsieur Roguin entendit le mot et se mit un doigt sur leslèvres.

– Il est riche, habile [Coquille du Furne : habille.] et d’uneexcessive probité, dit-il en se baissant vers madame Ragon.

– On peut lui passer quelque chose en faveur de ces qualités-là,dit Pillerault à Ragon.

– Lisons les actes avant le dîner, dit Roguin, nous sommesseuls.

Madame Ragon, Césarine et Constance laissèrent les contractants,Pillerault, Ragon, César, Roguin et Claparon, écouter la lectureque fit Alexandre Crottat. César signa, au profit d’un client deRoguin, une obligation de quarante mille francs, hypothéqués surles terrains et les fabriques situés dans le faubourg duTemple&|160;; il remit à Roguin le bon de Pillerault sur la Banque,donna sans reçu les vingt mille francs d’effets de son portefeuilleet les cent quarante mille francs de billets à l’ordre deClaparon.

– Je n’ai point de reçu à vous donner, dit Claparon, vousagissez de votre côté chez monsieur Roguin comme nous du nôtre. Nosvendeurs recevront chez lui leur prix en argent, je ne m’engage pasà autre chose qu’à vous faire trouver le complément de votre partavec vos cent quarante mille francs d’effets.

– C’est juste, dit Pillerault.

– Eh&|160;! bien, messieurs, rappelons les dames, car il faitfroid sans elles, dit Claparon en regardant Roguin comme poursavoir si la plaisanterie n’était pas trop forte.

– Mesdames&|160;! Oh&|160;! mademoiselle est sans doute votredemoiselle, dit Claparon en se tenant droit et regardant Birotteau,eh&|160;! bien, vous n’êtes pas maladroit. Aucune des roses quevous avez distillées ne peut lui être comparée, et peut-être est-ceparce que vous avez distillé des roses que…

– Ma foi, dit Roguin en interrompant, j’avoue ma faim.

– Eh&|160;! bien, dînons, dit Birotteau.

– Nous allons dîner par-devant notaire, dit Claparon en serengorgeant.

– Vous faites beaucoup d’affaires, dit Pillerault en se mettantà table auprès de Claparon avec intention.

– Excessivement, par grosses, répondit le banquier&|160;; maiselles sont lourdes, épineuses, il y a les canaux. Oh&|160;! lescanaux&|160;! Vous ne vous figurez pas combien les canaux nousoccupent&|160;! et cela se comprend. Le gouvernement veut descanaux. Le canal est un besoin qui se fait généralement sentir dansles départements et qui concerne tous les commerces, voussavez&|160;! Les fleuves, a dit Pascal, sont des chemins quimarchent. Il faut donc des marchés. Les marchés dépendent de laterrasse, car il y a d’effroyables terrassements, le terrassementregarde la classe pauvre, de là les emprunts qui en définitive sontrendus aux pauvres&|160;! Voltaire a dit : Canaux, canards,canaille&|160;! Mais le gouvernement a ses ingénieurs quil’éclairent&|160;; il est difficile de le mettre dedans, à moins des’entendre avec eux, car la Chambre&|160;!… Oh&|160;! monsieur, laChambre nous donne un mal&|160;! elle ne veut pas comprendre laquestion politique cachée sous la question [Coquille du Furne :quession.] financière. Il y a mauvaise foi de part et d’autre.Croirez-vous une chose&|160;? Les Keller, eh&|160;! bien, FrançoisKeller est un orateur, il attaque le gouvernement à propos defonds, à propos de canaux. Rentré chez lui, mon gaillard noustrouve avec nos propositions, elles sont favorables, il fauts’arranger avec ce gouvernement

&|160;

dito, tout à l’heure insolemment attaqué. L’intérêt del’orateur et celui du banquier se choquent, nous sommes entre deuxfeux&|160;! Vous comprenez maintenant comment les affairesdeviennent épineuses, il faut satisfaire tant de monde : lescommis, les chambres, les antichambres, les ministres…

– Les ministres&|160;?… dit Pillerault qui voulait absolumentpénétrer ce coassocié.

– Oui, monsieur, les ministres.

– Eh&|160;! bien, les journaux ont donc raison, ditPillerault.

– Voila mon oncle dans la politique, dit Birotteau, monsieurClaparon lui fait bouillir du lait.

– Encore de satanés farceurs, dit Claparon, que ces journaux.Monsieur, les journaux nous embrouillent tout : ils nous serventbien quelquefois, mais ils me font passer de cruelles nuits&|160;;j’aimerais mieux les passer autrement&|160;; enfin j’ai les yeuxperdus à force de lire et de calculer.

– Revenons aux ministres, dit Pillerault espérant desrévélations.

– Les ministres ont des exigences purement gouvernementales.Mais qu’est-ce que je mange là, de l’ambroisie&|160;? dit Claparonen s’interrompant. Voilà de ces sauces qu’on ne mange que dans lesmaisons bourgeoises, jamais les gargotiers…

A ce mot, les fleurs du bonnet de madame Ragon sautèrent commedes béliers. Claparon comprit que le mot était ignoble, et voulutse rattraper.

– Dans la haute Banque, dit-il, on appelle gargotiersles chefs de cabarets élégants, Véry, les Frères Provençaux.Eh&|160;! bien, ni ces infâmes gargotiers ni nos savants cuisiniersne nous donnent de sauces moelleuses&|160;; les uns font de l’eauclaire acidulée par le citron, les autres font de la chimie.

Le dîner se passa tout entier en attaques de Pillerault quicherchait à sonder cet homme et qui ne rencontrait que le vide, ille regarda comme un homme dangereux.

– Tout va bien, dit Roguin à l’oreille de Charles Claparon.

– Ah&|160;! je me déshabillerai sans doute ce soir, réponditClaparon qui étouffait.

– Monsieur, lui dit Birotteau, si nous sommes obligés de fairede la salle à manger le salon, c’est que nous réunissons dansdix-huit jours quelques amis autant pour célébrer la délivrance duterritoire…

– Bien, monsieur&|160;; moi, je suis aussi l’homme dugouvernement. J’appartiens, par mes opinions, au statu quodu grand homme qui dirige les destinées de la maison d’Autriche, unfameux gaillard&|160;! Conserver pour acquérir, et surtout acquérirpour conserver… Voilà le fond de mes opinions, qui ont l’honneurd’être celles du prince de Metternich.

– Que pour fêter ma promotion dans l’ordre de laLégion-d’Honneur, reprit César.

– Mais, oui, je sais. Qui donc m’a parlé de cela&|160;? lesKeller ou Nucingen&|160;?

Roguin, surpris de tant d’aplomb, fit un geste admiratif.

– Eh&|160;! non, c’est à la Chambre.

– A la Chambre, par monsieur de La Billardière, demandaCésar.

– Précisément.

– Il est charmant, dit César à son oncle.

– Il lâche des phrases, des phrases, dit Pillerault, des phrasesoù l’on se noie.

– Peut-être me suis-je rendu digne de cette faveur… , repritBirotteau.

– Par vos travaux en parfumerie, les Bourbons savent récompensertous les mérites Ah&|160;! tenons-nous-en à ces généreux princeslégitimes, à qui nous allons devoir des prospérités inouïes… Car,croyez-le bien, la Restauration sent qu’elle doit jouter avecl’Empire&|160;; elle fera des conquêtes en pleine paix, vous verrezdes conquêtes&|160;!…

– Monsieur nous fera sans doute l’honneur d’assister à notrebal&|160;? dit madame César.

– Pour passer une soirée avec vous, madame, je manquerais àgagner des millions.

– Il est décidément bien bavard, dit César à son oncle.

Tandis que la gloire de la parfumerie, à son déclin, allaitjeter ses derniers feux, un astre se levait faiblement à l’horizoncommercial. Le petit Popinot posait à cette heure même lesfondements de sa fortune, rue des Cinq-Diamants. La rue desCinq-Diamants, petite rue étroite où les voitures chargées passentà grand’peine, donne rue des Lombards d’un bout, et de l’autre rueAubry-le-Boucher [Lapsus typographique : rue Aubry-Boucher.] , enface la rue Quincampoix, rue illustre du vieux Paris où l’histoirede France en a tant illustré. Malgré ce désavantage, la réunion desmarchands de drogueries la rend précieuse, et, sous ce rapport,Popinot n’avait pas mal choisi&|160;; mais sa maison, la seconde ducôté de la rue des Lombards, était si sombre que, par certainesjournées, il y fallait de la lumière en plein jour. Il avait prispossession, la veille au soir, des lieux les plus noirs et les plusdégoûtants. Son prédécesseur, marchand de mélasse et de sucre brut,avait laissé les stigmates de son commerce sur les murs, dans lacour et dans les magasins. Figurez-vous une grande et spacieuseboutique à grosses portes ferrées, peintes en vert-dragon, àlongues bandes de fer apparentes, ornées de clous dont les têtesressemblaient à des champignons, garnie de grilles treillissées enfil de fer renflées par en bas comme celles des anciens boulangers,enfin dallée en grandes pierres blanches, la plupart cassées, lesmurs jaunes et nus comme ceux d’un corps-de-garde. Après venaientune arrière-boutique et une cuisine, éclairées sur la cour&|160;;enfin, un second magasin en retour qui jadis devait avoir été uneécurie. On montait, par un escalier intérieur pratiqué dansl’arrière-boutique, à deux chambres éclairées sur la rue, oùPopinot comptait mettre sa caisse, son cabinet et ses livres.Au-dessus des magasins étaient trois chambres étroites adossées aumur mitoyen, ayant vue sur la cour, et où il se proposait dedemeurer. Trois chambres délabrées, qui n’avaient d’autre aspectque celui de la cour irrégulière, sombre, entourée de murailles, oùl’humidité, par le temps le plus sec, leur donnait l’air d’êtrefraîchement badigeonnées&|160;; une cour, entre les pavés delaquelle il se trouvait une crasse noire et puante laissée par leséjour des mélasses et des sucres bruts. Une seule de ces chambresavait une cheminée, toutes étaient sans papier et carrelées encarreaux. Depuis le matin, Gaudissart et Popinot, aidés par unouvrier colleur que le commis-voyageur avait déniché, tendaienteux-mêmes un papier à quinze sous dans cette horrible chambre,peinte à la colle par l’ouvrier. Un lit de collégien à couchette debois rouge, une mauvaise table de nuit, une commode antique, unetable, deux fauteuils et six chaises, donnés par le juge Popinot àson neveu, composaient l’ameublement. Gaudissart avait mis sur lacheminée un trumeau garni d’une méchante glace, achetée d’occasion.Vers huit heures du soir, assis devant la cheminée où brillait unefalourde allumée, les deux amis allaient entamer le reste de leurdéjeuner.

– Arrière le gigot froid&|160;! ceci ne convient pas à unependaison de crémaillère, cria Gaudissart.

– Mais, dit Popinot en faisant sonner dans son gousset les vingtfrancs qu’il gardait pour payer le prospectus, je…

– Je… dit Gaudissart en mettant une pièce de quarante francs surson oeil.

Un coup de marteau retentit alors dans la cour naturellementsolitaire et sonore du dimanche, jour où les industriels sedissipent et abandonnent leurs laboratoires.

– Voilà le fidèle de la rue de la Poterie. Moi, repritl’illustre Gaudissart, j’ai&|160;! et non pasje&|160;!

En effet, un garçon suivi de deux marmitons apporta dans troismannes un dîner orné de six bouteilles de vin choisies avecdiscernement.

– Mais comment ferons-nous pour manger tant de choses&|160;? ditPopinot.

– Et l’homme de lettres, s’écria Gaudissart. Finot connaît lespompes et les vanités, il va venir, enfant naïf&|160;!muni d’un prospectus ébouriffant. Le mot est joli, hein&|160;! Lesprospectus ont toujours soif&|160;; il faut arroser les graines sil’on veut des fleurs. Allez, esclaves, dit-il aux marmitons en sedrapant, voilà de l’or.

Il leur donna dix sous par un geste digne de Napoléon, sonidole.

– Merci, monsieur Gaudissart, répondirent les marmitons plusheureux de la plaisanterie que de l’argent.

– Toi, mon fils, dit-il au garçon qui restait pour servir, ilest une portière, elle gît dans les profondeurs d’un antre oùparfois elle cuisine, comme jadis Nausicaa faisait la lessive, parpur délassement. Rends-toi près d’elle, implore sa candeur,intéresse-la, jeune homme, à la chaleur de ces plats. Dis-luiqu’elle sera bénie, et surtout respectée, très-respectée par FélixGaudissart, fils de Jean-François Gaudissart, petit-fils desGaudissart, vils prolétaires fort anciens, ses aïeux. Marche etfais que tout soit bon, sinon je te flanque un Ut majeur dans tonSaint-Luc&|160;!

Un autre coup de marteau retentit.

– Voilà le spirituel Andoche, dit Gaudissart.

Un gros garçon assez joufflu, de taille moyenne et qui, despieds à la tête, ressemblait au fils d’un chapelier, à traits rondsoù la finesse était ensevelie sous un air gourmé, se montrasoudain. Sa figure, attristée comme celle d’un homme ennuyé demisère, prit une expression d’hilarité quand il vit la table miseet les bouteilles.

Au cri de Gaudissart, son pâle oeil bleu pétilla, sa grosse têtecreusée par sa figure kalmouque alla de droite à gauche, et ilsalua Popinot d’une manière étrange, sans servilité ni respect,comme un homme qui ne se sent pas à sa place et ne fait aucuneconcession. Il commençait alors à reconnaître en lui-même qu’il nepossédait aucun talent littéraire&|160;; il pensait à rester dansla littérature en exploiteur, à y monter sur l’épaule des gensspirituels, à y faire des affaires au lieu d’y faire des œuvres malpayées. En ce moment, il avait épuisé l’humilité des démarches etl’humiliation des tentatives&|160;; il allait, comme les gens dehaute portée financière, se retourner et devenir impertinent parparti pris. Mais il lui fallait une première mise de fonds,Gaudissart la lui avait montrée à toucher dans la mise en scène del’huile Popinot.

– Vous traiterez pour son compte avec les journaux, mais ne lerouez pas, autrement nous aurions un duel à mort&|160;;donnez-lui-en pour son argent&|160;!

Popinot regarda l’auteur d’un air inquiet&|160;; les gensvraiment commerciaux considèrent un auteur avec un sentiment où ilentre de la terreur, de la compassion et de la curiosité. QuoiquePopinot eût été bien élevé, les habitudes de ses parents, leursidées, les soins bêtifiants d’une boutique et d’une caisse avaientmodifié son intelligence en la pliant aux us et coutumes de saprofession, phénomène que l’on peut observer en remarquant lesmétamorphoses subies à dix ans de distance par cent camaradessortis à peu près semblables du collége ou de la pension. Andocheaccepta ce saisissement comme une profonde admiration.

– Eh, bien&|160;! avant le dîner, coulons à fond le prospectus,nous pourrons boire sans arrière-pensée, dit Gaudissart. Après ledîner, on lit mal, la langue aussi digère.

– Monsieur, dit Popinot, un prospectus est souvent toute unefortune.

– Et souvent, dit Andoche, la fortune n’est qu’unprospectus.

– Ah&|160;! très-joli, dit Gaudissart. Ce farceur d’Andoche a del’esprit comme les quarante.

– Comme cent, dit Popinot stupéfait de cette idée.

L’impatient Gaudissart prit le manuscrit et lut à haute voix etavec emphase : Huile Céphalique&|160;!

– J’aimerais mieux Huile Césarienne, dit Popinot.

– Mon ami, dit Gaudissart, tu ne connais pas les gens deprovince : il y a une opération chirurgicale qui porte ce nom-là,et ils sont si bêtes qu’ils croiraient ton huile propre à faciliterles accouchements&|160;; et de là pour les ramener aux cheveux, ily aurait trop de tirage.

– Sans vouloir défendre mon mot, dit l’auteur, je vous feraiobserver que Huile Céphalique veut dire huile pour latête, et résume vos idées.

– Voyons&|160;? dit Popinot impatient.

Voici le prospectus tel que le commerce le reçoit par milliersencore aujourd’hui. (Autre pièce justificative.)

MEDAILLE D’OR A L’EXPOSITION DE 1819.

HUILE CEPHALIQUE.

BREVETS D’INVENTION ET DE PERFECTIONNEMENT.

Nul cosmétique ne peut faire croître les cheveux, de mêmeque nulle préparation chimique ne les teint sans danger pour lesiége de l’intelligence. La science a déclaré récemment que lescheveux étaient une substance morte, et que nul agent ne peut lesempêcher de tomber ni de blanchir. Pour prévenir la Xérasie et laCalvitie, il suffit de préserver le bulbe d’où ils sortent de touteinfluence extérieure atmosphérique, et de maintenir à la tête lachaleur qui lui est propre. L’HUILE CEPHALIQUE, basée surces principes établis par l’Académie des sciences, produit cetimportant résultat, auquel se tenaient les anciens, les Romains,les Grecs et les nations du Nord auxquelles la chevelure étaitprécieuse. Des recherches savantes ont démontré que les nobles, quise distinguaient autrefois à la longueur de leurs cheveux,n’employaient pas d’autre moyen&|160;; seulement leur procédé,habilement retrouvé par A. Popinot, inventeur de l’HUILECEPHALIQUE, avait été perdu. Conserver au lieu dechercher à provoquer une stimulation impossible ou nuisible sur lederme qui contient les bulbes, telle est donc la destinationde l’HUILE CEPHALIQUE. En effet, cette huile, qui s’opposeà l’exfoliation des pellicules, qui exhale une odeur suave, et qui,par les substances dont elle est composée, dans lesquelles entrecomme principal élément l’essence de noisette, empêche toute actionde l’air extérieur sur les têtes, prévient ainsi les rhumes, lecoryza, et toutes les affections douloureuses de l’encéphale en luilaissant sa température intérieure. De cette manière, les bulbesqui contiennent les liqueurs génératrices des cheveux ne sontjamais saisies ni par le froid, ni par le chaud. La chevelure, ceproduit magnifique, à laquelle hommes et femmes attachent tant deprix, conserve alors, jusque dans l’âge avancé de la personne quise sert de l’HUILE CEPHALIQUE, ce brillant, cette finesse,ce lustre qui rendent si charmantes les têtes des enfants.

LA MANIERE DE S’EN SERVIR est jointe à chaque flacon et luisert d’enveloppe.

MANIERE DE SE SERVIR DE L’HUILE CEPHALIQUE.

Il est tout a fait inutile d’oindre les cheveux&|160;; ce n’estpas seulement un préjugé ridicule, mais encore une habitudegênante, en ce sens que le cosmétique laisse partout sa trace. Ilsuffit tous les matins de tremper une petite éponge fine dansl’huile, de se faire écarter les cheveux avec le peigne, d’imbiberles cheveux à leur racine de raie en raie, de manière à ce que lapeau reçoive une légère couche, après avoir préalablement nettoyéla tête avec la brosse et le peigne. Cette huile se vend parflacon, portant la signature de l’inventeur pour empêcher toutecontrefaçon, et du prix de TROIS FRANCS, chez A. POPINOT, rue desCinq-Diamants [Erreur du Furne : rue des Cinq-Diaments.] , quartierdes Lombards, à Paris.

ON EST PRIE D’ECRIRE FRANCO.

Nota. La maison A. Popinot tient également les huilesde la droguerie, comme néroli, huile d’aspic, huile d’amande douce,huile de cacao, huile de café, de ricin et autres.

– Mon cher ami, dit l’illustre Gaudissart à Finot, c’estparfaitement écrit. Saquerlotte, comme nous abordons la hautescience&|160;! nous ne tortillons pas, nous allons droit au fait.Ah&|160;! je vous fais mes sincères compliments, voilà de lalittérature utile.

– Le beau prospectus, dit Popinot enthousiasmé.

– Un prospectus dont le premier mot tue Macassar, dit Gaudissarten se levant d’un air magistral pour prononcer les parolessuivantes qu’il scanda par des gestes parlementaires : On- ne- faitpas- pousser les cheveux&|160;! On- ne les- teint pas- sansdanger&|160;! Ah&|160;! ah&|160;! là est le succès. La sciencemoderne est d’accord avec les habitudes des anciens. On peuts’entendre avec les vieux et avec les jeunes. Vous avez affaire àun vieillard :  » Ah&|160;! ah&|160;! monsieur, les anciens, lesGrecs, les Romains avaient raison et ne sont pas aussi bêtes qu’onveut le faire croire&|160;!  » Vous traitez avec un jeune homme : « Mon cher garçon, encore une découverte due aux progrès deslumières, nous progressons. Que ne doit-on pas attendre de lavapeur, des télégraphes et autres&|160;! Cette huile est lerésultat d’un rapport de monsieur Vauquelin&|160;!  » Si nousimprimions un passage du mémoire de monsieur Vauquelin à l’Académiedes sciences, confirmant nos assertions, hein&|160;! Fameux&|160;!Allons, Finot, à table&|160;! Chiquons les légumes&|160;! Sablonsle champagne au succès de notre jeune ami&|160;!

– J’ai pensé, dit l’auteur modestement, que l’époque duprospectus léger et badin était passée&|160;; nous entrons dans lapériode de la science, il faut un air doctoral, un ton d’autoritépour s’imposer au public.

– Nous chaufferons cette huile-là, les pieds me démangent et lalangue aussi. J’ai les commissions de tous ceux qui font dans lescheveux, aucun ne donne plus de trente pour cent&|160;; il fautlâcher quarante pour cent de remise, je réponds de cent millebouteilles en six mois. J’attaquerai les pharmaciens, les épiciers,les coiffeurs&|160;! et en leur donnant quarante pour cent, tousenfarineront leur public.

Les trois jeunes gens mangeaient comme des lions, buvaient commedes Suisses, et se grisaient du futur succès de l’Huilecéphalique.

– Cette huile porte à la tête, dit Finot en souriant.

Gaudissart épuisa les différentes séries de calembours sur lesmots huile, cheveux, tête, etc. Au milieu des rires homériques destrois amis, au dessert, malgré les toasts et les souhaits debonheur réciproques un coup de marteau retentit et fut entendu.

– C’est mon oncle&|160;! Il est capable de venir me voir s’écriaPopinot.

– Un oncle&|160;? dit Finot, et nous n’avons pas deverre&|160;!

– L’oncle de mon ami Popinot est un juge d’instruction, ditGaudissart à Finot&|160;; il ne s’agit pas de le mystifier, il m’asauvé la vie. Ah&|160;! quand on s’est trouvé dans la passe oùj’étais en face de l’échafaud où :  » Kouick et adieu lescheveux&|160;!  » fit-il en imitant le fatal couteau par un geste,on se souvient du vertueux magistrat auquel on doit d’avoirconservé la rigole par où passe le vin de Champagne&|160;! On s’ensouvient ivre-mort. Vous ne savez pas, Finot, si vous n’aurez pasbesoin de monsieur Popinot. Saquerlotte&|160;! il faut des salutset des six à la livre encore.

Le vertueux juge d’instruction demandait en effet son neveu à laportière : en reconnaissant la voix, Anselme descendit unchandelier à la main pour éclairer.

– Je vous salue, messieurs, dit le magistrat.

L’illustre Gaudissart s’inclina profondément&|160;; Finotexamina le juge d’un oeil ivre et le trouva passablementganache.

– Il n’y a pas de luxe, dit gravement le juge en regardant lachambre&|160;; mais mon enfant pour être quelque chose de grand ilfaut savoir commencer par n’être rien.

– Quel homme profond, dit Gaudissart à Finot.

– Une pensée d’article, dit le journaliste.

– Ah&|160;! vous voilà, monsieur, dit le juge en reconnaissantle commis-voyageur. Et que faites-vous ici&|160;?

– Monsieur, je veux contribuer de tous mes petits moyens à lafortune de votre cher neveu. Nous venons de méditer sur leprospectus de son huile, et vous voyez en monsieur l’auteur de ceprospectus qui nous parait un des plus beaux morceaux de cettelittérature de perruques. Le juge regarda Finot. – Monsieur ditGaudissart, est monsieur Andoche Finot, un des jeunes hommes lesplus distingués de la littérature qui fait dans les journaux dugouvernement la haute politique et les petits théâtres, un ministreen chemin d’être auteur.

Finot tirait Gaudissart par le pan de sa redingote.

– Bien, mes enfants, dit le juge à qui ces paroles expliquèrentl’aspect de la table où se voyaient les restes d’un régal bienexcusable. – Mon ami, dit le juge à Popinot, habille-toi, nousirons ce soir chez monsieur Birotteau. Je lui dois une visite. Voussignerez votre acte de société, que j’ai soigneusement examiné.Comme vous aurez la fabrique de votre huile dans les terrains dufaubourg du Temple, je pense qu’il doit te faire bail de l’atelier,il peut avoir des représentants, les choses bien en règle évitentdes discussions. Ces murs me paraissent humides, Anselme, élève desnattes de paille à l’endroit de ton lit.

– Permettez, monsieur le juge d’instruction, dit Gaudissart avecla patelinerie d’un courtisan, nous avons collé nous-mêmes lespapiers aujourd’hui, et… ils… ne sont pas… secs.

– De l’économie&|160;! bien, dit le juge.

– Ecoutez, dit Gaudissart à l’oreille de Finot, mon ami Popinotest un jeune homme vertueux, il va chez son oncle, allons acheverla soirée chez ma tante.

Le journaliste montra la doublure de la poche de son gilet.Popinot vit le geste, il glissa vingt francs à l’auteur de sonprospectus. Le juge avait un fiacre au bout de la rue, il emmenason neveu chez Birotteau. Pillerault, monsieur et madame Ragon,Roguin faisaient un boston et Césarine brodait un fichu, quand lejuge Popinot et Anselme se montrèrent. Roguin, le vis-à-vis demadame Ragon, auprès de laquelle se tenait Césarine, remarqua leplaisir de la jeune fille quand elle vit entrer Anselme&|160;; etpar un signe il la montra rouge comme une grenade à son premierclerc.

– Ce sera donc la journée aux actes&|160;? dit le parfumeurquand après les salutations le juge lui eut dit le motif de savisite.

César, Anselme et le juge allèrent au second dans la chambreprovisoire du parfumeur discuter le bail et l’acte de sociétédressé par le magistrat. Le bail fut consenti pour dix-huit annéesafin de le faire concorder à celui de la rue des Cinq-Diamants,circonstance minime en apparence, mais qui plus tard servit lesintérêts de Birotteau. Quand César et le juge revinrent àl’entresol, le magistrat, étonné du bouleversement général et de laprésence des ouvriers un dimanche chez un homme aussi religieux quele parfumeur, en demanda la cause, et le parfumeur l’attendaitlà.

– Quoique vous ne soyez pas mondain, monsieur vous ne trouverezpas mauvais que nous célébrions la délivrance du territoire. Cen’est pas tout&|160;; si je réunis quelques amis, c’est aussi pourfêter ma promotion dans l’ordre de la Légion-d’Honneur.

– Ah&|160;! fit le juge qui n’était pas décoré.

– Peut-être me suis-je rendu digne de cette insigne et royalefaveur en siégeant au tribunal… Oh&|160;! consulaire. Et encombattant pour les Bourbons sur les marches…

– Oui, dit le juge.

– De Saint-Roch, au treize vendémiaire, où je fus blessé parNapoléon.

– Volontiers, dit le juge. Si ma femme n’est pas souffrante, jel’amènerai.

– Xandrot, dit Roguin sur le pas de la porte à son clerc, nepense en aucune manière à épouser Césarine, et dans six semaines tuverras que je t’ai donné un bon conseil.

– Pourquoi&|160;? dit Crottat.

– Birotteau, mon cher, va dépenser cent mille francs pour sonbal, il engage sa fortune dans cette affaire des terrains malgrémes conseils. Dans six semaines ces gens-là n’auront pas de pain.Epouse mademoiselle Lourdois, la fille du peintre en bâtiments,elle a trois cent mille francs de dot, je t’ai ménagé cepis-aller&|160;! Si tu me comptes seulement cent mille francs enachetant ma charge, tu peux l’avoir demain.

Les magnificences du bal que préparait le parfumeur, annoncéespar les journaux à l’Europe, étaient bien autrement annoncées dansle commerce par les rumeurs auxquelles donnaient lieu les travauxde jour et de nuit. Ici l’on disait que César avait loué troismaisons, là il faisait dorer ses salons, plus loin le repas devaitoffrir des plats inventés pour la circonstance&|160;; par là, lesnégociants, disait-on, n’y seraient pas invités, la fête étaitdonnée pour les gens du gouvernement&|160;; par ici, le parfumeurétait sévèrement blâmé de son ambition, et l’on se moquait de sesprétentions politiques, on niait sa blessure&|160;! Le balengendrait plus d’une intrigue dans le deuxièmearrondissement&|160;; les amis étaient tranquilles, mais lesexigences des simples connaissances étaient énormes. Toute faveuramène des courtisans. Il y eut bon nombre de gens à qui leurinvitation coûta plus d’une démarche. Les Birotteau furent effrayéspar le nombre des amis qu’ils ne se connaissaient point. Cetempressement effrayait madame Birotteau, son air devenait chaquejour de plus en plus sombre à l’approche de cette solennité.D’abord, elle avouait à César qu’elle ne saurait jamais quellecontenance tenir, elle s’épouvantait des innombrables détails d’unepareille fête : où trouver l’argenterie, la verrerie, lesrafraîchissements, la vaisselle, le service&|160;? Et qui doncsurveillerait tout&|160;? Elle priait Birotteau de se mettre à laporte des appartements et de ne laisser entrer que les invités,elle avait entendu raconter d’étranges choses sur les gens quivenaient à des bals bourgeois en se réclamant d’amis qu’ils nepouvaient nommer. Quand, dix jours auparavant, Braschon, Grindot,Lourdois et Chaffaroux, l’entrepreneur en bâtiment, eurent affirméque l’appartement serait prêt pour le fameux dimanche du dix-septdécembre, il y eut une conférence risible le soir, après dîner,dans le modeste petit salon de l’entresol, entre César, sa femme etsa fille, pour composer la liste des invités et faire lesinvitations, que le matin un imprimeur avait envoyées imprimées enbelle anglaise, sur papier rose, et suivant la formule du code dela civilité puérile et honnête.

– Ah&|160;! çà, n’oublions personne, dit Birotteau.

– Si nous oublions quelqu’un, dit Constance, il ne s’oublierapas. Madame Derville, qui ne nous avait jamais fait de visite, estdébarquée hier au soir en quatre bateaux.

– Elle était bien jolie, dit Césarine, elle m’a plu.

– Cependant avant son mariage elle était encore moins que moi,dit Constance, elle travaillait en linge, rue Montmartre, elle afait des chemises à ton père.

– Eh&|160;! bien, commençons la liste, dit Birotteau, par lesgens les plus huppés. Ecris, Césarine : Monsieur le duc et madamela duchesse de Lenoncourt…

– Mon Dieu&|160;! César, dit Constance, n’envoie donc pas uneseule invitation aux personnes que tu ne connais qu’en qualité defournisseur. Iras-tu inviter la princesse de Blamont-Chauvry,encore plus parente à feu ta marraine, la marquise d’Uxelles, quele duc de Lenoncourt&|160;? Inviterais-tu les deux messieurs deVandenesse, monsieur de Marsay, monsieur de Ronquerolles, monsieurd’Aiglemont, enfin tes pratiques&|160;? Tu es fou, les grandeurs tetournent la tête.

– Oui, mais monsieur le comte de Fontaine et sa famille.Hein&|160;! celui-là venait sous son nom de GRAND-JACQUES, avec LEGARS, qui était monsieur le marquis de Montauran, et monsieur de LaBillardière, qui s’appelait LE NANTAIS, à la Reine des Roses, avantla grande affaire du treize vendémiaire. C’était alors des poignéesde main&|160;! Mon cher Birotteau, du courage&|160;! faites-voustuer comme nous pour la bonne cause&|160;! Nous sommes d’ancienscamarades de conspirations.

– Mets-le, dit Constance car, si monsieur de La Billardière etson fils viennent, il faut qu’ils trouvent à qui parler.

– Ecris, Césarine, dit Birotteau.

Primo, monsieur le préfet de la Seine : il viendra oune viendra pas, mais il commande le corps municipal : à toutseigneur tout honneur&|160;!

Monsieur de La Billardière et son fils, maire. Mets le chiffredes invités au bout.

Mon collègue monsieur Granet, l’adjoint, et sa femme. Elle estbien laide, mais c’est égal, ou ne peut pas s’endispenser&|160;!

Monsieur Curel de l’Abranchet, le colonel de la garde nationale,sa femme et ses deux filles. Voilà ce que je nomme les autorités.Viennent les gros bonnets&|160;!

Monsieur le comte et madame la comtesse de Fontaine, et leurfille mademoiselle Emilie de Fontaine.

– Une impertinente qui me fait sortir de ma boutique pour luiparler à la portière de sa voiture, quel que soit le temps, ditmadame César. Si elle vient, ce sera pour se moquer de nous.

– Alors elle viendra peut-être, dit César, qui voulaitabsolument du monde. Continue.

Monsieur le comte et madame la comtesse de Grandville, monpropriétaire, la plus fameuse caboche de la Cour royale, ditDerville.

– Ha&|160;! çà, monsieur de La Billardière me fait recevoirchevalier demain par monsieur le comte de Lacépède lui-même. Il estconvenable que je coule une invitation pour bal et dîner auGrand-Chancelier.

Monsieur Vauquelin. Mets bal et dîner, Césarine. Et, pour ne pasles oublier, tous les Chiffreville et les Protez.

Monsieur et madame Popinot, juge au Tribunal de la Seine.

Monsieur et madame Thirion, huissier du cabinet du roi, les amisdes Ragon.

– César, n’oublie pas le petit Horace Bianchon, le neveu demonsieur Popinot et cousin d’Anselme.

– Ah bouiche&|160;! Césarine a bien mis un quatre au bout desPopinot.

Monsieur et madame Rabourdin, le chef de bureau de monsieur deLa Billardière.

Monsieur Cochin, du même ministère, sa femme et leur fils, lescommanditaires des Matifat, et monsieur, madame et mademoiselleMatifat, puisque nous y sommes.

– Les Matifat, dit Césarine, ont fait des démarches pourmonsieur et madame Colleville, monsieur et madame Thuilier&|160;;leurs amis, et les Saillard.

– Nous verrons, dit César.

Notre agent de change, monsieur et madame Jules Desmarets.

– Ce sera la plus belle du bal, celle-là&|160;! ditCésarine&|160;; elle me plaît, oh&|160;! mais, plus que touteautre.

– Derville et sa femme.

– Mets donc monsieur et madame Coquelin, les successeurs de mononcle Pillerault, dit Constance. Ils comptent si bien en être quecette pauvre petite femme fait faire par ma couturière une superberobe de bal : pardessous de satin blanc, robe de tulle brodée enfleurs de chicorée. Encore un peu, elle aurait pris une robe laméecomme pour aller à la cour. Si nous manquions à cela, nous aurionsen eux des ennemis acharnés.

– Mets, Césarine&|160;; nous devons honorer le commerce, nous ensommes.

Monsieur et madame Roguin.

– Maman, madame Roguin mettra sa rivière, tous ses diamants etsa robe de malines.

– Monsieur et madame Lebas, dit César.

Puis monsieur le président du tribunal de commerce, sa femme etses deux filles. Je les oubliais dans les autorités.

Monsieur et madame Lourdois et leur fille.

Monsieur Claparon, banquier, monsieur du Tillet, monsieurGrindot, monsieur Molineux, Pillerault et son propriétaire,monsieur et madame Camusot, les riches marchands de soie, avecleurs deux fils, celui de l’Ecole Polytechnique et l’avocat, qui vaêtre nommé juge. Monsieur Cardot et ses enfants. Tiens&|160;! etles Guillaume, rue du Colombier, le beau-père de Lebas, deuxvieilles gens qui feront tapisserie&|160;; Alexandre Crottat,Célestin..

– Papa, n’oubliez pas monsieur Andoche Finot et monsieurGaudissart, deux jeunes gens qui sont très-utiles à monsieurAnselme.

– Gaudissart&|160;? il a été pris de justice. Maisc’est égal&|160;; il part dans quelques jours et va voyager pournotre huile, mets&|160;! Quant au sieur Andoche Finot, que nousest-il&|160;?

– Monsieur Anselme dit qu’il deviendra un personnage, il a del’esprit comme Voltaire.

– Un auteur&|160;? tous athées.

– Mettez-le, papa&|160;; il n’y a pas déjà tant de danseurs.D’ailleurs le beau prospectus de votre huile est de lui.

– Il croit à notre huile, dit César, mets-le, chère enfant.

– Je mets aussi mes protégés, dit Césarine.

– Mets monsieur Mitral, mon huissier&|160;; monsieur Haudry,notre médecin, pour la forme, il ne viendra pas.

– Il viendra faire sa partie, dit Césarine.

– Ha&|160;! çà, j’espère, César, que tu inviteras au dînermonsieur l’abbé Loraux&|160;?

– Je lui ai déjà écrit, dit César.

– Oh&|160;! n’oublions pas la belle-sœur de Lebas, madameAugustine de Sommervieux, dit Césarine. Pauvre petite femme&|160;!elle est bien souffrante, elle se meurt de chagrin, nous a ditLebas.

– Voilà ce que c’est que d’épouser des artistes, s’écria leparfumeur. Regarde donc ta mère qui s’endort, dit-il tout bas à safille. Là, là, bien le bonsoir, madame César.

– Hé&|160;! bien, dit César à Césarine, et la robe de tamère&|160;?

– Oui, papa, tout sera prêt. Maman croit n’avoir qu’une robe decrêpe de Chine, comme la mienne&|160;; la couturière est sûre de nepas avoir besoin de l’essayer.

– Combien de personnes&|160;? dit César à haute voix en voyantsa femme rouvrir ses paupières.

– Cent neuf avec les commis, dit Césarine.

– Où mettrons-nous tout ce monde-là&|160;? dit madame Birotteau.Mais enfin, après ce dimanche-là, reprit-elle naïvement, il y auraun lundi.

Rien ne peut se faire simplement chez les gens qui montent d’unétage social à l’autre. Ni madame Birotteau, ni César, ni personnene pouvait s’introduire sous aucun prétexte au premier étage. Césaravait promis à Raguet, son garçon de magasin, un habillement neufpour le jour du bal, s’il faisait bonne garde et s’il exécutaitbien sa consigne. Birotteau, comme l’empereur Napoléon à Compiègnelors de la restauration du château pour son mariage avecMarie-Louise d’Autriche, voulait ne rien voir partiellement, ilvoulait jouir de la surprise. Ces deux anciens adversairesse rencontrèrent encore une fois, à leur insu, non sur un champ debataille, mais sur le terrain de la vanité bourgeoise. MonsieurGrindot devait donc prendre César par la main, et lui montrerl’appartement, comme un cicerone montre une galerie à un curieux.Chacun dans la maison avait d’ailleurs inventé sasurprise. Césarine, la chère enfant, avait employé tout sonpetit trésor, cent louis, à acheter des livres à son père. MonsieurGrindot lui avait un matin confié qu’il y aurait deux corps debibliothèque dans la chambre de son père, laquelle formait cabinet,une surprise d’architecte. Césarine avait jeté toutes ses économiesde jeune fille dans le comptoir d’un libraire, pour offrir à sonpère : Bossuet, Racine, Voltaire, Jean-Jacques Rousseau,Montesquieu, Molière, Buffon, Fénelon, Delille, Bernardin deSaint-Pierre, La Fontaine, Corneille, Pascal, La Harpe, enfin cettebibliothèque vulgaire qui se trouve partout et que son père nelirait jamais. Il devait y avoir un terrible mémoire de reliure.L’inexact et célèbre artiste Thouvenin avait promis de livrer lesvolumes le seize à midi. Césarine avait confié son embarras à sononcle Pillerault, et l’oncle s’était chargé du mémoire. La surprisede César à sa femme était une robe de velours cerise garnie dedentelles, dont il venait de parler à sa fille, sa complice. Lasurprise de madame Birotteau pour le nouveau chevalier consistaiten une paire de boucles d’or et un solitaire en épingle. Enfin il yavait pour toute la famille la surprise de l’appartement, laquelledevait être suivie dans la quinzaine de la grande surprise desmémoires à payer.

César pesa mûrement quelles invitations devaient être faites enpersonne et quelles portées par Raguet, le soir. Il prit un fiacre,y mit sa femme enlaidie d’un chapeau à plumes et du dernier châledonné, le cachemire qu’elle avait désiré pendant quinze ans. Lesparfumeurs en grande tenue s’acquittèrent de vingt-deux visitesdans une matinée.

César avait fait grâce à sa femme des difficultés que présentaitau logis la confection bourgeoise des différents comestibles exigéspar la splendeur de la fête. Un traité diplomatique avait eu lieuentre l’illustre Chevet et Birotteau. Chevet fournissait unesuperbe argenterie, qui rapporte autant qu’une terre par salocation&|160;; il fournissait le dîner, les vins, les gens deservice commandés par un maître-d’hôtel d’aspect convenable, tousresponsables de leurs faits et gestes. Chevet demandait la cuisineet la salle à manger de l’entresol pour y établir sonquartier-général, il devait ne pas désemparer pour servir un dînerde vingt personnes à six heures, et à une heure du matin unmagnifique ambigu. Birotteau s’était entendu avec le café de Foypour les glaces frappées en fruit, servies sur de jolies tasses,cuillers en vermeil, plateaux d’argent. Tanrade, autreillustration, fournissait les rafraîchissements.

– Sois tranquille, dit César à sa femme en la voyant un peu tropinquiète l’avant-veille, Chevet, Tanrade et le café de Foyoccuperont l’entresol, Virginie gardera le second, la boutique serabien fermée. Nous n’aurons plus qu’à nous carrer au premier.

Le seize à deux heures, monsieur de La Billardière vint prendreCésar pour le mener à la Chancellerie de la Légion-d’Honneur, où ildevait être reçu chevalier par monsieur le comte de Lacépède avecune dizaine d’autres chevaliers. Le maire trouva le parfumeur leslarmes aux yeux : sa femme venait de lui faire la surprise desboucles d’or et du solitaire.

– Il est bien doux d’être aimé ainsi, dit-il en montant enfiacre, en présence de ses commis attroupés, de Césarine et deConstance qui regardaient César en culotte de soie noire, en bas desoie, et le nouvel habit bleu barbeau sur lequel allait briller leruban qui, selon Molineux, était trempé dans le sang.

Quand César rentra pour dîner, il était pâle de joie, ilregardait sa croix dans toutes les glaces, car dans sa premièreivresse il ne se contenta pas du ruban, il fut glorieux sans faussemodestie.

– Ma femme, dit-il, monsieur le grand-chancelier est un hommecharmant&|160;; il a, sur un mot de La Billardière, accepté moninvitation. Il vient avec monsieur Vauquelin. Monsieur de Lacépèdeest un grand homme, oui, autant que monsieur Vauquelin&|160;; il afait quarante volumes&|160;! Mais aussi est-ce un auteur pair deFrance. N’oublions pas de lui dire : Votre seigneurie, ou Monsieurle comte.

– Mais mange donc, lui dit sa femme. Il est pire qu’un enfant,ton père, dit Constance à Césarine.

– Comme cela fait bien à ta boutonnière, dit Césarine. On teportera les armes, nous sortirons ensemble.

– On me portera les armes partout où il y aura desfactionnaires.

En ce moment, Grindot descendit avec Braschon. Après dîner,monsieur, madame et mademoiselle pouvaient jouir du coup d’oeil desappartements, le premier garçon de Braschon achevait d’y clouerquelques patères, et trois hommes allumaient les bougies.

– Il faut cent vingt bougies, dit Braschon.

– Un mémoire de deux cents francs chez Trudon, dit madame Césardont les plaintes furent arrêtées par un regard du chevalierBirotteau.

– Votre fête sera magnifique, dit Braschon.

César ne comprit pas ce que voulait dire le riche tapissier dela rue Saint-Antoine. Braschon fit onze tentatives inutiles pourêtre invité, lui, sa femme, sa fille, sa belle-mère et sa tante.Braschon devint l’ennemi de Birotteau. Sur le pas de la porte, ill’appela monsieur le chevalier.

Birotteau se dit en lui-même : – Déjà les flatteurs&|160;!L’abbé Loraux m’a bien engagé à ne pas donner dans leurs piéges età rester modeste. Je me souviendrai de mon origine.

La répétition générale commença. César, sa femme et Césarinesortirent de la boutique et entrèrent chez eux par la rue. La portede la maison avait été refaite dans un grand style, à deux vantaux,divisés en panneaux égaux et carrés, au milieu desquels se trouvaitun ornement architectural de fonte coulée et peinte. Cette porte,devenue si commune à Paris, était alors dans toute sa nouveauté. Aufond du vestibule, se voyait l’escalier divisé en deux rampesdroites entre lesquelles se trouvait ce socle dont s’inquiétaitBirotteau, et qui formait une espèce de boîte où l’on pouvait logerune vieille femme. Ce vestibule dallé en marbre blanc et noir,peint en marbre, était éclairé par une lampe antique à quatre becs.L’architecte avait uni la richesse à la simplicité. Un étroit tapisrouge relevait la blancheur des marches de l’escalier en liais polià la pierre ponce. Un premier palier donnait une entrée àl’entresol. La porte des appartements était dans le genre de cellesur la rue, mais en menuiserie.

– Quelle grâce&|160;! dit Césarine. Et cependant il n’y a rienqui saisisse l’oeil.

– Précisément, mademoiselle, la grâce vient des proportionsexactes entre les stylobates, les plinthes, les corniches et lesornements&|160;; puis je n’ai rien doré, les couleurs sont sobreset n’offrent point de tons éclatants.

– C’est une science, dit Césarine.

Tous entrèrent alors dans une antichambre de bon goût,parquetée, spacieuse, simplement décorée. Puis venait un salon àtrois croisées sur la rue, blanc et rouge, à corniches élégammentprofilées, à peintures fines, où rien ne papillotait. Sur unecheminée en marbre blanc à colonnes était une garniture choisieavec goût, elle n’offrait rien de ridicule, et concordait auxautres détails. Là régnait enfin cette suave harmonie que lesartistes seuls savent établir en poursuivant un système dedécoration jusque dans les plus petits accessoires, et que lesbourgeois ignorent, mais qui les surprend. Un lustre à vingt-quatrebougies faisait resplendir les draperies de soie rouge, le parquetavait un air agaçant qui provoqua Césarine à danser. Un boudoirvert et blanc donnait passage dans le cabinet de César.

– J’ai mis là un lit, dit Grindot en dépliant les portes d’unealcôve habilement cachée entre les deux bibliothèques. Vous oumadame vous pouvez être malade, et alors chacun a sa chambre.

– Mais cette bibliothèque garnie de livres reliés. Oh&|160;! mafemme&|160;! ma femme&|160;! dit César.

– Non, ceci est la surprise de Césarine.

– Pardonnez à l’émotion d’un père, dit-il à l’architecte enembrassant sa fille.

– Mais faites, faites donc, monsieur, dit Grindot. Vous êteschez vous.

Dans ce cabinet dominaient les couleurs brunes, relevées par desagréments verts, car les plus habiles transitions de l’harmonieliaient toutes les pièces de l’appartement l’une à l’autre. Ainsila couleur qui faisait le fond d’une pièce servait à l’agrément del’autre, et vice versa. La gravure d’Héro et Léandrebrillait sur un panneau dans le cabinet de César.

– Toi, tu paieras tout cela, dit gaiement Birotteau.

– Cette belle estampe vous est donnée par monsieur Anselme, ditCésarine.

Anselme aussi s’était permis une surprise.

– Pauvre enfant, il a fait comme moi pour monsieurVauquelin.

La chambre de madame Birotteau venait ensuite. L’architecte yavait déployé des magnificences de nature à plaire aux braves gensqu’il voulait empaumer, car il avait tenu parole en étudiant cetterestauration. La chambre était tendue en soie bleue, avecdes ornements blancs, le meuble était en casimir blanc avec desagréments bleus. Sur la cheminée en marbre blanc, la pendulereprésentait la Vénus accroupie sur un beau bloc de marbre&|160;;un joli tapis en moquette, et d’un dessin turc, unissait cettepièce à la chambre de Césarine, tendue en perse et fort coquette :un piano, une jolie armoire à glace, un petit lit chaste à rideauxsimples, et tous les petits meubles qu’aiment les jeunes personnes.La salle à manger était derrière la chambre de Birotteau et cellede sa femme, on y entrait par l’escalier, elle avait été traitéedans le genre dit Louis XIV, avec la pendule de Boulle, les buffetsde cuivre et d’écaille, les murs tendus en étoffe à clous dorés. Lajoie de ces trois personnes ne saurait se décrire, surtout quand,en revenant dans sa chambre, madame Birotteau trouva sur son lit sarobe de velours cerise garnie en dentelles que lui offrait sonmari, et que Virginie y avait apportée en revenant sur la pointedes pieds.

– Monsieur, cet appartement vous fera beaucoup d’honneur, ditConstance à Grindot. Nous aurons cent et quelques personnes demainsoir, et vous recueillerez les éloges de tout le monde.

– Je vous recommanderai, dit César. Vous verrez la têtedu commerce, et vous serez connu dans une seule soirée plus que sivous aviez bâti cent maisons.

Constance émue ne pensait plus à la dépense ni à critiquer sonmari. Voici pourquoi. Le matin, en apportant Héro et Léandre,Anselme Popinot, à qui Constance accordait une haute intelligenceet de grands moyens, lui avait affirmé le succès de l’HuileCéphalique auquel il travaillait avec un acharnement sans exemple.L’amoureux avait promis que, malgré la rondeur du chiffre auquels’élèveraient les folies de Birotteau, dans six mois ces dépensesseraient couvertes par sa part dans les bénéfices donnés parl’huile. Après avoir tremblé pendant dix-neuf ans, il était si douxde se livrer un seul jour à la joie, que Constance promit à safille de n’empoisonner le bonheur de son mari par aucune réflexion,et de s’y laisser aller tout entière. Quand, vers onze heures,monsieur Grindot les quitta, elle se jeta donc au cou de son mariet versa quelques pleurs de contentement en disant : – César&|160;!ah&|160;! tu me rends bien folle et bien heureuse.

– Pourvu que cela dure, n’est-ce pas&|160;? dit en souriantCésar.

– Cela durera, je n’ai plus de crainte, dit madameBirotteau.

– A la bonne heure, dit le parfumeur, tu m’apprécies enfin.

Les gens assez grands pour reconnaître leurs faiblessesavoueront qu’une pauvre orpheline qui, dix-huit ans auparavant,était première demoiselle au Petit-Matelot, île Saint-Louis, qu’unpauvre paysan, venu de Touraine à Paris avec un bâton à la main, àpied, en souliers ferrés, devaient être flattés, heureux, de donnerune pareille fête pour de si louables motifs.

– Mon Dieu, je perdrais bien cent francs, dit César, pour qu’ilnous vînt une visite.

– Voilà monsieur l’abbé Loraux, dit Virginie.

L’abbé Loraux se montra. Ce prêtre était alors vicaire deSaint-Sulpice. Jamais la puissance de l’âme ne se révéla mieuxqu’en ce saint prêtre, dont le commerce laissa de profondesempreintes dans la mémoire de tous ceux qui le connurent. Sonvisage rechigné, laid jusqu’à repousser la confiance, avait étérendu sublime par l’exercice des vertus catholiques : il y brillaitpar avance une splendeur céleste. Une candeur infusée dans le sangreliait ses traits disgracieux, et le feu de la charité purifiaitles lignes incorrectes par un phénomène contraire à celui qui, chezClaparon, avait tout animalisé, dégradé. Dans ses rides se jouaientles grâces des trois belles vertus humaines, l’Espérance, la Foi,la Charité. Sa parole était douce, lente et pénétrante. Son costumeétait celui des prêtres de Paris, il se permettait la redingoted’un brun marron. Aucune ambition ne s’était glissée en ce cœurpur, que les anges durent apporter à Dieu dans sa primitiveinnocence. Il fallut la douce violence de la fille de Louis XVIpour faire accepter une cure de Paris, encore une des plusmodestes, à l’abbé Loraux. Il regarda d’un oeil inquiet toutes cesmagnificences, sourit à ces trois commerçants enchantés et hocha satête blanchie.

– Mes enfants, leur dit-il, mon rôle n’est pas d’assister à desfêtes, mais de consoler les affligés. Je viens remercier monsieurCésar, vous féliciter. Je ne veux venir ici que pour une seulefête, pour le mariage de cette belle enfant.

Après un quart d’heure, l’abbé se retira, sans que le parfumeurni sa femme osassent lui montrer les appartements. Cette apparitiongrave jeta quelques gouttes froides dans la joie bouillante deCésar. Chacun se coucha dans son luxe, en prenant possession desbons jolis petits meubles qu’il avait souhaités. Césarinedéshabilla sa mère devant une toilette à glace en marbre blanc.César s’était donné quelques superfluités dont il voulut useraussitôt. Tous s’endormirent en se représentant par avance lesjoies du lendemain. Après être allées à la messe et avoir lu leursvêpres, Césarine et sa mère s’habillèrent sur les quatre heures,après avoir livré l’entresol au bras séculier des gens de Chevet.Jamais toilette n’alla mieux à madame César que cette robe develours cerise, garnie en dentelles, à manches courtes ornées dejockeis : ses beaux bras, encore frais et jeunes, sa poitrineétincelante de blancheur, son col, ses épaules d’un si joli dessin,étaient rehaussés par cette riche étoffe et par cette magnifiquecouleur. Le naïf contentement que toute femme éprouve à se voirdans toute sa puissance donna je ne sais quelle suavité au profilgrec de la parfumeuse, dont la beauté parut dans toute sa finessede camée. Césarine, habillée en crêpe blanc, avait une couronne deroses blanches sur la tête, une rose à son côté&|160;; une écharpelui couvrait chastement les épaules et le corsage&|160;; ellerendit Popinot fou.

– Ces gens-là nous écrasent, dit madame Roguin à son mari enparcourant l’appartement.

La notaresse était furieuse de ne pas être aussi belle quemadame César, car toute femme sait toujours en elle-même à quois’en tenir sur la supériorité ou l’infériorité d’une rivale.

– Bah&|160;! ça ne durera pas long-temps, et bientôt tuéclabousseras la pauvre femme en la rencontrant à pied dans lesrues, et ruinée&|160;! dit Roguin bas à sa femme.

Vauquelin fut d’une grâce parfaite&|160;; il vint avec monsieurde Lacépède, son collègue de l’Institut, qui l’était allé prendreen voiture. En voyant la resplendissante parfumeuse, les deuxsavants tombèrent dans le compliment scientifique.

– Vous avez, madame, un secret que la science ignore, pourrester ainsi jeune et belle, dit le chimiste.

– Vous êtes ici un peu chez vous, monsieur l’académicien, ditBirotteau. Oui, monsieur le comte, reprit-il en se tournant vers legrand-chancelier de la Légion-d’Honneur, je dois ma fortune àmonsieur Vauquelin. J’ai l’honneur de présenter à Votre Seigneuriemonsieur le président du tribunal de commerce. C’est monsieur lecomte de Lacépède, pair de France, un des grands hommes de laFrance&|160;; il a écrit quarante volumes, dit-il à Joseph Lebasqui accompagnait le président du tribunal.

Les convives furent exacts. Le dîner fut ce que sont les dînersde commerçants, extrêmement gai, plein de bonhomie, historié par degrosses plaisanteries qui font toujours rire. L’excellence desmets, la bonté des vins furent bien appréciées. Quand la sociétérentra dans les salons pour prendre le café, il était neuf heureset demie. Quelques fiacres avaient amené d’impatientes danseuses.Une heure après, le salon fut plein, et le bal prit un air deraout. Monsieur de Lacépède et monsieur Vauquelin s’en allèrent, augrand désespoir de Birotteau, qui les suivit jusque sur l’escalieren les suppliant de rester, mais en vain. Il réussit à maintenirmonsieur Popinot le juge et monsieur de La Billardière. Al’exception de trois femmes qui représentaient l’Aristocratie, laFinance et l’Administration : mademoiselle de Fontaine, madameJules, madame Rabourdin, et dont l’éclatante beauté, la mise et lesmanières tranchaient au milieu de cette réunion, les autres femmesoffraient à l’oeil des toilettes lourdes, solides, ce je ne saisquoi de cossu qui donne aux masses bourgeoises un aspect commun,que la légèreté, la grâce de ces trois femmes faisaient cruellementressortir.

La bourgeoisie de la rue Saint-Denis s’étalait majestueusementen se montrant dans toute la plénitude de ses droits de spirituellesottise. C’était bien cette bourgeoisie qui habille ses enfants enlancier ou en garde national, qui achète Victoires et Conquêtes, leSoldat laboureur, admire le Convoi du pauvre, se réjouit le jour degarde, va le dimanche dans une maison de campagne à soi, s’inquièted’avoir l’air distingué, rêve aux honneurs municipaux&|160;; cettebourgeoisie jalouse de tout, et néanmoins bonne&|160;! serviable,dévouée, sensible, compatissante, souscrivant pour les enfants dugénéral Foy, pour les Grecs dont elle ignore les pirateries, pourle Champ-d’Asile au moment où il n’existe plus, dupe de ses vertuset bafouée pour ses défauts par une société qui ne la vaut pas, carelle a du cœur précisément parce qu’elle ignore lesconvenances&|160;; cette vertueuse bourgeoisie qui élève des fillescandides rompues au travail, pleines de qualités que le contact desclasses supérieures diminue aussitôt qu’elle les y lance, cesfilles sans esprit parmi lesquelles le bonhomme Chrysale auraitpris sa femme&|160;; enfin, une bourgeoisie admirablementreprésentée par les Matifat, les droguistes de la rue des Lombards,dont la maison fournissait la Reine des Roses depuis soixante ans.Madame Matifat, qui avait voulu se donner un air digne, dansaitcoiffée d’un turban et vêtue d’une lourde robe ponceau lamée d’or,toilette en harmonie avec un air fier, un nez romain et lessplendeurs d’un teint cramoisi. Monsieur Matifat, si superbe à unerevue de garde nationale, où l’on apercevait à cinquante pas sonventre rondelet sur lequel brillaient sa chaîne et son paquet debreloques, était dominé par cette Catherine II de comptoir. Gros etcourt, harnaché de besicles, maintenant le col de sa chemise à lahauteur du cervelet, il se faisait remarquer par sa voix debasse-taille et par la richesse de son vocabulaire. Jamais il nedisait Corneille, mais le sublime Corneille&|160;! Racine était ledoux Racine. Voltaire&|160;! oh&|160;! Voltaire, le second danstous les genres, plus d’esprit que de génie, mais néanmoins hommede génie&|160;! Rousseau, esprit ombrageux, homme doué d’orgueil etqui a fini par se pendre. Il contait lourdement les anecdotesvulgaires sur Piron, qui passe pour un homme prodigieux dans labourgeoisie. Matifat, passionné pour les acteurs, avait une légèretendance à l’obscénité. Parfois madame Matifat, en le voyant prêt àconter, lui disait :  » Mon gros, fais attention à ce que tu vasnous dire.  » Elle le nommait familièrement son gros. Cettevolumineuse reine des drogues fit perdre à mademoiselle de Fontainesa contenance aristocratique, l’orgueilleuse fille ne puts’empêcher de sourire en lui entendant dire à Matifat : – Ne tejette pas sur les glaces, mon gros&|160;! c’est mauvais genre.

Il est plus difficile d’expliquer la différence qui distingue legrand monde de la bourgeoisie qu’il ne l’est à la bourgeoisie del’effacer. Ces femmes, gênées dans leurs toilettes, se savaientendimanchées et laissaient voir naïvement une joie qui prouvait quele bal était une rareté dans leur vie occupée&|160;; tandis que lestrois femmes qui exprimaient chacune une sphère du monde étaientalors comme elles devaient être le lendemain, elles n’avaient pasl’air de s’être habillées exprès, elles ne se contemplaient pasdans les merveilles inaccoutumées de leurs parures, nes’inquiétaient pas de leur effet, tout avait été accompli quanddevant leur glace elles avaient mis la dernière main à l’œuvre deleur toilette de bal&|160;; leurs figures ne révélaient riend’excessif, elles dansaient avec la grâce et le laisser-aller quedes génies inconnus ont donnés à quelques statues antiques. Lesautres, au contraire, marquées au sceau du travail, gardaient leursposes vulgaires et s’amusaient trop&|160;; leurs regards étaientinconsidérément curieux, leurs voix ne conservaient point ce légermurmure qui donne aux conversations du bal un piquantinimitable&|160;; elles n’avaient pas surtout le sérieuximpertinent qui contient l’épigramme en germe, ni cette tranquilleattitude à laquelle se reconnaissent les gens habitués à conserverun grand empire sur eux-mêmes. Aussi madame Rabourdin, madame Juleset mademoiselle de Fontaine, qui s’étaient promis une joie infiniede ce bal de parfumeur, se dessinaient-elles sur toute labourgeoisie par leurs grâces molles, par le goût exquis de leurstoilettes et par leur jeu, comme trois premiers sujets de l’Opérase détachent sur la lourde cavalerie des comparses. Elles étaientobservées d’un oeil hébété, jaloux. Madame Roguin, Constance etCésarine formaient comme un lien qui rattachait les figurescommerciales à ces trois types du grand monde. Comme dans tous lesbals, il vint un moment d’animation où les torrents de lumière, lajoie, la musique et l’entrain de la danse causèrent une ivresse quifit disparaître ces nuances dans le crescendo dututti. Le bal allait devenir bruyant, mademoiselle deFontaine voulut se retirer&|160;; mais quand elle chercha le brasdu vénérable Vendéen, Birotteau, sa femme et sa fille accoururentpour empêcher la désertion de toute l’aristocratie de leurassemblée.

– Il y a dans cet appartement un parfum de bon goût qui vraimentm’étonne, dit l’impertinente fille au parfumeur, et je vous en faismon compliment.

Birotteau était si bien enivré par les félicitations publiquesqu’il ne comprit pas&|160;; mais sa femme rougit et ne sut querépondre.

– Voilà une fête nationale qui vous honore, lui disait leroyaliste monsieur Camusot, le marchand de soieries de la rue desBourdonnais.

– J’ai vu rarement un si beau bal, disait monsieur de LaBillardière, à qui un mensonge officieux ne coûtait rien.

Birotteau prenait tous les compliments au sérieux.

– Quel ravissant coup d’oeil&|160;! et le bon orchestre&|160;!Nous donnerez-vous souvent des bals&|160;? lui disait madameLebas.

– Quel charmant appartement&|160;! c’est de votre goût&|160;?lui disait madame Desmarets.

Birotteau osa mentir en lui laissant croire qu’il en étaitl’ordonnateur. Césarine, qui devait être invitée pour toutes lescontredanses, connut combien il y avait de délicatesse chezAnselme.

– Si je n’écoutais que mon désir, lui dit-il à l’oreille ensortant de table, je vous prierais de me faire la faveur d’unecontredanse&|160;; mais mon bonheur coûterait trop cher à notremutuel amour-propre. Césarine, qui trouvait que les hommesmarchaient sans grâce quand ils étaient droits sur leurs jambes,voulut ouvrir le bal avec Popinot. Popinot, enhardi par sa tante,qui lui avait dit d’oser, osa parler de son amour à cette charmantefille pendant la contredanse, mais en se servant de détours queprennent les amants timides.

– Ma fortune dépend de vous, mademoiselle.

– Et comment&|160;?

– Il n’y a qu’un espoir qui puisse me la faire faire.

– Espérez.

– Savez-vous bien tout ce que vous venez de dire en un seulmot&|160;? reprit Popinot.

– Espérez la fortune, dit Césarine avec un souriremalicieux.

– Gaudissart&|160;! Gaudissart&|160;! dit après la contredanseAnselme à son ami en lui pressant le bras avec une forceherculéenne, réussis, ou je me brûle la cervelle. Réussir, c’estépouser Césarine, elle me l’a dit, et vois comme elle estbelle&|160;!

– Oui, elle est joliment ficelée, dit Gaudissart, et riche. Nousallons la frire dans l’huile.

La bonne intelligence de mademoiselle Lourdois et d’AlexandreCrottat, successeur désigné de Roguin, fut remarquée par madameBirotteau, qui ne renonça pas sans de vives peines à faire de safille la femme d’un notaire de Paris. L’oncle Pillerault, qui avaitéchangé un salut avec le petit Molineux, alla s’établir dans unfauteuil auprès de la bibliothèque : il regarda les joueurs, écoutales conversations, et vint de temps en temps voir à la porte lescorbeilles de fleurs agitées que formaient les têtes des danseusesau moulinet. Sa contenance était celle d’un vrai philosophe. Leshommes étaient affreux, à l’exception de du Tillet, qui avait déjàles manières du monde&|160;; du jeune La Billardière, petitfashionable en herbe&|160;; de monsieur Jules Desmarets et despersonnages officiels. Mais parmi toutes les figures plus ou moinscomiques auxquelles cette assemblée devait son caractère, il s’entrouvait une particulièrement effacée comme une pièce de cent sousrépublicaine, mais que le vêtement rendait curieuse. On a deviné letyranneau de la Cour Batave, paré de linge fin jauni dansl’armoire, exhibant aux regards un jabot à dentelle de successionattaché par un camée bleuâtre en épingle, portant une culottecourte en soie noire qui trahissait les fuseaux sur lesquels ilavait la hardiesse de se reposer. César lui montra triomphalementles quatre pièces créées par l’architecte au premier de samaison.

– Hé, hé&|160;! c’est affaire à vous, monsieur, lui ditMolineux. Mon premier ainsi garni vaudra plus de mille écus.

Birotteau répondit par une plaisanterie, mais il fut atteintcomme d’un coup d’épingle par l’accent avec lequel le petitvieillard avait prononcé cette phrase.

– Je rentrerai bientôt dans mon premier, cet homme seruine&|160;! tel était le sens du mot vaudra que lançaMolineux comme un coup de griffe.

La figure pâlotte, l’oeil assassin du propriétaire frappèrent duTillet, dont l’attention avait été d’abord excitée par une chaînede montre qui soutenait une livre de diverses breloques sonnantes,et par un habit vert mélangé de blanc, à collet bizarrementretroussé, qui donnaient au vieillard l’air d’un serpent àsonnettes. Le banquier vint donc interroger ce petit usurier poursavoir par quel hasard il se gaudissait.

– Là, monsieur, dit Molineux en mettant un pied dans le boudoir,je suis dans la propriété de monsieur le comte de Grandville&|160;;mais ici, dit-il en montrant l’autre, je suis dans la mienne&|160;;car je suis le propriétaire de cette maison.

Molineux se prêtait si complaisamment à qui l’écoutait que,charmé de l’air attentif de du Tillet, il se dessina, raconta seshabitudes, les insolences du sieur Gendrin, et ses arrangementsavec le parfumeur, sans lesquels le bal n’aurait pas eu lieu.

– Ah&|160;! monsieur César vous a réglé ses loyers, dit duTillet, rien n’est plus contraire à ses habitudes.

– Oh&|160;! je l’ai demandé, je suis si bon pour meslocataires&|160;!

– Si le père Birotteau fait faillite, se dit du Tillet, ce petitdrôle sera certes un excellent syndic. Sa pointillerie estprécieuse&|160;; il doit, comme Domitien, s’amuser à tuer lesmouches quand il est seul chez lui.

Du Tillet alla se mettre au jeu, où Claparon était déjà par sonordre : il avait pensé que, sous le garde-vue d’un flambeau debouillotte, son semblant de banquier échapperait à tout examen.Leur contenance en face l’un de l’autre fut si bien celle de deuxétrangers, que l’homme le plus soupçonneux n’aurait pu riendécouvrir qui décelât leur intelligence. Gaudissart, qui savait lafortune de Claparon, n’osa point l’aborder en recevant du richecommis-voyageur le regard solennellement froid d’un parvenu qui neveut pas être salué par un camarade. Ce bal, comme une fuséebrillante, s’éteignit à cinq heures du matin. Vers cette heure, descent et quelques fiacres qui remplissaient la rue Saint-Honoré, ilen restait environ quarante. A cette heure, on dansait laboulangère et les cotillons, qui plus tard furent détrônés par legalop anglais. Du Tillet, Roguin, le comte de Grandville, JulesDesmarets jouaient à la bouillotte. Du Tillet gagnait trois millefrancs. Les lueurs du jour arrivèrent, firent pâlir les bougies, etles joueurs assistèrent à la dernière contredanse. Dans ces maisonsbourgeoises, cette joie suprême ne s’accomplit pas sans quelquesénormités. Les personnages imposants sont partis&|160;; l’ivressedu mouvement, la chaleur communicative de l’air, les esprits cachésdans les boissons les plus innocentes ont amolli les callosités desvieilles femmes qui, par complaisance, entrent dans les quadrilleset se prêtent à la folie d’un moment&|160;; les hommes sontéchauffés, les cheveux défrisés s’allongent sur les visages, etleur donnent de grotesques expressions qui provoquent lerire&|160;; les jeunes femmes deviennent légères, quelques fleurssont tombées de leurs coiffures. Le Momus bourgeois apparaît suivide ses farces&|160;! Les rires éclatent, chacun se livre a laplaisanterie en pensant que le lendemain le travail reprendra sesdroits. Matifat dansait avec un chapeau de femme sur la tête :Célestin se livrait à des charges. Quelques dames frappaient dansleurs mains avec exagération quand l’ordonnait la figure de cetteinterminable contredanse.

– Comme ils s’amusent&|160;! disait l’heureux Birotteau.

– Pourvu qu’ils ne cassent rien, dit Constance à son oncle.

– Vous avez donné le plus magnifique bal que j’aie vu, et j’enai vu beaucoup, dit du Tillet à son ancien patron en lesaluant.

Dans l’œuvre des huit symphonies de Beethoven, il est unefantaisie, grande comme un poème, qui domine le finale [Coquille duFurne : le final.] de la symphonie en ut mineur. Quand, après leslentes préparations du sublime magicien si bien compris parHabeneck, un geste du chef d’orchestre enthousiaste lève la richetoile de cette décoration, en appelant de son archet l’éblouissantmotif vers lequel toutes les puissances musicales ont convergé, lespoètes dont le cœur palpite alors comprendront que le bal deBirotteau produisait dans sa vie l’effet que produit sur leurs âmesce fécond motif, auquel la symphonie en ut doit peut-être sasuprématie sur ses brillantes sœurs. Une fée radieuse s’élance enlevant sa baguette. On entend le bruissement des rideaux de soiepourpre que des anges relèvent. Des portes d’or sculptées commecelles du baptistère florentin tournent sur leurs gonds de diamant.L’oeil s’abîme en des vues splendides, il embrasse une enfilade depalais merveilleux d’où glissent des êtres d’une nature supérieure.L’encens des prospérités fume, l’autel du bonheur flambe, un airparfumé circule&|160;! Des êtres au sourire divin, vêtus detuniques blanches bordées de bleu, passent légèrement sous vos yeuxen vous montrant des figures surhumaines de beauté, des formesd’une délicatesse infinie. Les amours voltigent en répandant lesflammes de leurs torches&|160;! Vous vous sentez aimé, vous êtesheureux d’un bonheur que vous aspirez sans le comprendre en vousbaignant dans les nuis de cette harmonie qui ruisselle et verse àchacun l’ambroisie qu’il s’est choisie. Vous êtes atteint au cœurdans vos secrètes espérances qui se réalisent pour un moment. Aprèsvous avoir promené dans les cieux, l’enchanteur, par la profonde etmystérieuse transition des basses, vous replonge dans le marais desréalités froides, pour vous en sortir quand il vous a donné soif deses divines mélodies, et que votre âme crie : Encore&|160;!L’histoire psychique du point le plus brillant de ce beau finaleest celle des émotions prodiguées par cette fête à Constance et àCésar. Collinet avait composé de son galoubet le finale de leursymphonie commerciale. Fatigués, mais heureux, les trois Birotteaus’endormirent au matin dans les bruissements de cette fête, qui, enconstructions, réparations, ameublements, consommations, toiletteset bibliothèque remboursée à Césarine, allait, sans que César s’endoutât à soixante mille francs. Voilà ce que coûtait le fatal rubanrouge mis par le roi à la boutonnière d’un parfumeur. S’il arrivaitun malheur à César Birotteau, cette dépense folle suffisait pour lerendre justiciable de la police correctionnelle. Un négociant estdans le cas de la banqueroute simple s’il fait des dépenses jugéesexcessives. Il est peut-être plus horrible d’aller à la sixièmechambre pour de niaises bagatelles ou des maladresses, qu’en courd’Assises pour une immense fraude. Aux yeux de certaines gens, ilvaut mieux être criminel que sot.

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