Histoire d’un paysan – 1789 – Les États généraux

Histoire d’un paysan – 1789 – Les États généraux

d’ Erckmann-Chatrian
MICHEL BASTIEN, CULTIVATEUR AU VALTIN, À SES AMIS

Mes chers amis,

Permettez-moi d’abord de vous dire que mon histoire va très bien ; que le libraire, après en avoir vendu beaucoup de volumes, veut la mettre en petits cahiers à deux sous,avec de belles images de mon ami Théophile Schuler, pour en faire jouir tout le monde à bon marché.

Naturellement, cela m’encourage, et je vais continuer d’écrire tout ce que j’ai vu, soit à la guerre, soit au pays, jusque vers le temps où je me suis retiré à la ferme du Valtin.

Beaucoup d’autres, je le sais, ont raconté l’histoire de la Révolution à leur manière. Les uns ont dit que le peuple était bien plus heureux avant 89 ! – Ceux-là étaient des nobles, et je suis sûr que leurs idées ne s’étendront jamais chez nous. – D’autres, de soi-disant Jacobins, ont raconté les massacres, les déportations, le changement des églises en écuries,comme les plus belles choses de la Révolution. Ça n’a pas le sens commun ! Les massacres ont toujours été et seront toujours des choses épouvantables. L’égoïsme des nobles et des évêques a provoqué ces grands malheurs ; ils voulaient rétablir l’ancien régime, au moyen de la guerre civile et de l’invasion étrangère : la Révolution s’est défendue, comme on se défend lorsqu’il faut vaincre ou mourir.

D’autres ont dit que le grand homme avait toutfait, tout sauvé : les lois, les armées, les conquêtes et lagloire de la France ! Que sans lui, la Révolution n’auraitrien été ; qu’elle aurait péri dans le désordre ; quec’était un génie, une Providence !… Malheureusement pour eux,tout était fait, tout était décrété avant l’arrivée de Bonaparte.Quand la nation repoussait l’invasion des Prussiens et desAutrichiens ; quand l’Assemblée constituante proclamait lesDroits de l’homme, rédigeait la constitution de 91, et décrétait leCode civil, Napoléon Bonaparte était encore sous-lieutenant.

Un assez grand nombre ont aussi raconté que lemalheur de notre Révolution, c’est que les bourgeois ne sont pasrestés seuls maîtres à la place des nobles. Enfin, chacun a prêchépour sa paroisse ! Et quand on voit que les uns veulent toutdonner aux nobles, parce qu’ils sont nobles eux-mêmes ; lesautres au clergé, parce qu’ils sont du clergé ; les autres auxmilitaires, parce qu’ils sont militaires ; à la bourgeoisie,parce qu’ils sont bourgeois ; en voyant ces injustices, on nepeut s’empêcher de s’écrier en soi-même : Mon Dieu, quand doncles hommes seront-ils justes ? Quand auront-ils du bonsens ? Est-ce que ceux qui l’emportent contre la justice n’ontpas toujours la masse réunie contre eux, pour les écraser tôt outard ?

Non, tout cela n’est pas l’histoire de laRévolution ; c’est l’histoire des partis qui l’ont déchirée,et qui auraient voulu la détruire, ou la confisquer à leurprofit.

Moi, je suis un homme du peuple, et j’écrispour le peuple. Je raconte ce qui s’est passé sous mes yeux.

J’ai vu l’ancien régime avec ses lettresde cachet, son gouvernement du bon plaisir, sa dîme, ses corvées,ses jurandes, ses barrières, ses douanes intérieures, ses capucinscrasseux mendiant de porte en porte, ses privilèges abominables, sanoblesse et son clergé, qui possédaient à eux seuls les deux tiersdu territoire de la France ! J’ai vu les états-généraux de1789 et l’émigration ; l’invasion des Prussiens et desAutrichiens, et la patrie en danger ; la guerre civile, laTerreur, la levée en masse ! enfin toutes ces choses grandeset terribles, qui étonneront les hommes jusqu’à la fin dessiècles.

C’est donc l’histoire de vos grands-pères, àvous tous, bourgeois, ouvriers, soldats et paysans, que jeraconte ; l’histoire de ces patriotes courageux qui ontrenversé les bastilles, détruit les privilèges, aboli la noblesse,proclamé les Droits de l’homme, fondé l’égalité des citoyens devantla loi sur des bases inébranlables, et bousculé tous les rois del’Europe, qui voulaient nous remettre la corde au cou.

Si vous êtes quelque chose, si vous pouvezaller et venir librement, travailler de votre état sans vexations,vous établir, avancer dans l’armée, dans l’administration et danstoutes les carrières jusqu’aux plus hauts grades, c’est à cesanciens que vous le devez ! Sans eux, vous travailleriezpeut-être encore pour le moine et le seigneur.

Beaucoup d’entre vous ne le savent pas, et uncertain nombre l’oublient ; voilà pourquoi j’ai entrepris devous raconter ce que j’ai vu depuis 1778 jusqu’en 1804.

Mais une pareille histoire est terriblementdifficile à faire ; plus on avance, plus de choses serencontrent ; il faut tout expliquer clairement ; et dansla vie d’un homme, tant de souvenirs restent oubliés ou ne valentpas la peine d’être racontés ! Et puis, on n’a pas tout vusoi-même ; on est forcé de se confier à d’autres, de serappeler leurs paroles, de retrouver leurs vieilles lettres, quivous remettent sur le chemin.

Enfin, puisque tant de braves gens sontcontents de ce que j’ai fait, j’irai jusqu’au bout. Je n’écris pascette histoire dans l’intérêt d’un parti ou d’un autre, mais dansl’intérêt de tous ; l’intérêt de tous c’est la justice ;et quand on a la justice pour soi, ce qui veut dire tous leshonnêtes gens, on est fort !

Et là-dessus, mes chers amis, je vous salue debon cœur, et je vous dis au revoir.

MICHEL BASTIEN.

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