Histoire d’un paysan – 1794 à 1795 – Le Citoyen Bonaparte

Histoire d’un paysan – 1794 à 1795 – Le Citoyen Bonaparte

d’ Erckmann-Chatrian
Chapitre 1

 

Je vous ai raconté notre campagne de Vendée,ce que les Vendéens eux-mêmes appellent la grande guerre. Nous avions exterminé la mauvaise race sur les deux rives de la Loire,mais les trois quarts d’entre nous avaient laissé leurs os en route. Tout ce qu’on a vu depuis n’est rien auprès d’un acharnement pareil.

Le restant des Vendéens, après l’affaire de Savenay, s’était sauvé dans les marais de long de la côte, où le dernier de leurs chefs, le fameux Charette, tenait encore. Cette espèce de finaud ne voulait pas livrer de batailles rangées ;il pillait, autour de ses marais, les fermes et les villages,emmenant bœufs, vaches, foin, paille, tout ce qu’il pouvait happer ; les malheureux paysans, réduits à n’avoir ni feu, ni lieu, finissaient toujours par le rejoindre, et la guerre civile continuait.

La 18e demi-brigade et les autres troupes cantonnées aux environ de Nantes, d’Ancenis et d’Angers,fournissaient de forts détachements, pour tâcher d’entourer et de prendre ce chef de bandes ; mais à l’approche de nos colonnes il se retirait précipitamment, et d’aller le suivre à travers les saules, les joncs, les aunes et autres plantations touffues, où les Vendéens nous attendaient en embuscade, on pense bien que nous n’étions pas si bêtes : ils nous auraient tous détruits en détail.

Voilà notre existence aux mois de janvier etfévrier 1794. Et maintenant je vais marcher plus vite ; je mefais vieux, j’ai encore plusieurs années à vous raconter jusqu’à lafin de notre république, et je ne veux rien oublier, surtout de ceque j’ai vu moi-même.

C’est dans une de nos expéditions contreCharette que je retombai malade. Il pleuvait tous les jours ;nous couchions dans l’eau ; les Vendéens coupaient souvent nosconvois, nous manquions de tout ; mes crachements de sang, parla souffrance, les privations, les marches forcées, recommencèrentplus fort ; il fallut m’envoyer à Nantes, avec un convoi deblessés.

À Nantes, le médecin en chef ne me donna passeulement quinze jours à vivre ; les blessés du combat deColombin encombraient les salles, les escaliers, lescorridors ; je demandai à retourner au pays.

– Tu veux revoir ton pays, mongarçon ? me dit le major en riant ; c’est bon, ton congéva bientôt venir !

Et huit ou dix jours après il m’apportait déjàmon congé définitif, comme hors de service ; un autre avait dela place dans mon lit.

Il s’est passé depuis des années et desannées, le major qui m’avait condamné n’a plus mal aux dents, j’ensuis sûr, et moi je suis toujours là ! Que cela serve de leçonaux malades et aux vieillards que les médecins condamnent ;ils vivront peut-être plus longtemps qu’eux ; je ne suis pasle seul qui puisse leur servir d’exemple.

Enfin, ayant mon congé dans ma poche, et centlivres en assignats, que Marguerite m’avait envoyés bien vite, enapprenant par mes lettres que j’étais malade à l’hôpital de Nantes,je ramassai mon courage et je pris le chemin du pays. C’était enmars, au temps de la plus grande terreur et de la plus effrayantefamine. Il ne faut pas croire que le temps était mauvais ; aucontraire, l’année se présentait bien, tout verdissait etfleurissait, les poiriers, les pruniers, les abricotiers étaientdéjà blancs et roses avant la fin d’avril. On aurait bénil’Éternel, s’il avait été possible de rentrer la moitié desrécoltes qu’on voyait en herbe ; mais elles étaient encoresous terre, il fallait attendre des semaines et des mois pour lesavoir.

Je pourrais vous peindre tout le long de laLoire les villages abandonnés, les églises fermées, les files deprisonniers qu’on emmenait ; l’épouvante des gens quin’osaient vous regarder ; les commissaires civils, avec leurécharpe et leurs hommes, le dénonciateur derrière, en train defaire la visite ; les gendarmes et même les citoyens qui vousdemandaient votre feuille de route à chaque pas.

Les hébertistes, qui voulaient abolir l’Êtresuprême, venaient d’être guillotinés ; on cherchait de tousles côtés leurs complices, et naturellement plus d’un frémissaitcar on ne voulait plus d’ivrognes, plus de débauchés, plus d’êtreséhontés qui renient la justice et l’humanité ; on ne parlaitplus que de Robespierre et du règne de la vertu.

Moi je me traînais d’étape en étape, tout pâleet maigre, comme un malheureux qui n’a plus que le souffle.Quelquefois les paysans que je rencontrais, tournant la tête,avaient l’air de se dire en eux-mêmes :

« Celui-là n’a pas besoin de s’inquiéter,il ne fera pas de vieux os ! »

Dans les environs d’Orléans, l’idée me vintd’aller voir Chauvel à Paris ; c’était une idée de malade quise raccroche à toutes les branches. Je me figurais que les médecinsde Paris en savaient plus que les barbiers, les vétérinaires et lesarracheurs de dents qu’on avait envoyés dans nos bataillons en92 ; et puis Paris c’était tout : c’est de là quepartaient les décrets, les ordres aux armées, les gazettes et lesgrandes nouvelles ; je voulais voir Paris avant de mourir, etvers le commencement d’avril j’arrivai dans ses environs.

Quant à vous peindre comme Marguerite etChauvel cette grande ville, ce mouvement au loin, ces faubourgs,ces barrières, ces courriers qui vont et viennent, ces grandes ruesencombrées de monde, ces files de misérables en guenilles, enfin cebourdonnement de cris, de voitures, qui monte et descend comme unorage, vous devez bien comprendre que je n’en suis pascapable ; d’autant plus que j’ai passé là dans un tempsextraordinaire, seul, malade, sans savoir, au milieu de cetteconfusion, ce qu’il fallait regarder, ni même de quel côté jevenais d’entrer et de quel côté j’allais sortir.

Tout ce qui me revient, c’est que jedescendais une grande rue qui n’en finissait pas, et que cela duraplus d’une heure ; ceux auxquels je demandais la rue du Bouloime répondaient tous :

– Toujours devant vous !

Je croyais perdre la tête.

Il pouvait être cinq heures et la nuit venait,lorsque, à la fin des fins, au bout de cette rue, en face d’unvieux pont couvert de grosses guérites en pierres de taille, je visla Seine, de vieilles maisons à perte de vue penchées au bord, unegrande église noire sans clocher par-dessus, et d’autres bâtissesinnombrables. Le soleil se couchait justement, tous ces vieux toitsétaient rouges. Comme je regardais cela, me demandant de quel côtétourner, quelque chose d’épouvantable passa devant moi, quelquechose d’horrible et qui me fait encore bouillonner mon vieux sangaprès tant d’années.

J’avais déjà passé le pont ; et voilàqu’au milieu d’une foule de canailles, – qui criaient, dansaient,roulaient les uns sur les autres, en levant leurs sales casquetteset leurs bâtons, – voilà qu’entre deux forts piquets de gendarmes àcheval, s’avancent lentement trois voitures pleines de condamnés.Dans la première de ces voitures, à longues échelles peintes enrouge, deux hommes se tenaient debout, en bras de chemise, lapoitrine et le cou nus, les mains liées sur le dos. Tous les autrescondamnés étaient assis sur des bancs à l’intérieur et regardaientdevant eux d’un air d’abattement et les joues longues ; maisde ces deux-là, l’un, fort, large des épaules, la tête grosse, lesyeux enfoncés et comme remplis de sang, riait en serrant seslèvres, on aurait dit un lion entouré de misérables chiens quigueulent et s’excitent pour tomber dessus ; il les regardaitd’un air de mépris, ses grosses joues pendantes tremblaient dedégoût. L’autre plus grand, sec et pâle, voulait parler ; ilbégayait en écumant, l’indignation le possédait.

Ces choses sont peintes devant moi ; jeles verrai jusqu’à ma dernière heure.

Et pendant que les chevaux, les sabres, leséchelles rouges et la race abominable s’éloignaient, piaffant,grinçant et criant : « À mort les corrompus !… Àmort les traîtres !… Ça ira !… Dansons lacarmagnole !… À toi, Camille !… À toi, Danton !…Ha ! ha ! ha !… Vive le règne de la vertu !Vive Robespierre ! » pendant que cette espèce de mauvaisrêve s’en allait à travers la foule innombrable, penchée auxfenêtres, aux balcons, rangée le long de la rivière, voilà que ladeuxième voiture arrive, aussi pleine que la première, et plus loinla troisième. Je me souvins en même temps que Chauvel était l’amide Danton, et je frémis en moi-même ; s’il avait été là,malgré tout j’aurais tiré mon sabre pour tomber sur la canaille etme faire tuer, mais je ne le vis pas ; je reconnus seulementnotre général Westermann dans le nombre : le vainqueur deChâtillon, du Mans, de Savenay. Il s’y trouvait, lui, les mainsattachées sur le dos, tout sombre et la tête penchée.

La même abomination de cris, de chants etd’éclats de rire suivait ces deux dernières voitures.

Ce n’est pas l’idée de la mort qui peut fairetrembler de pareils hommes, mais la colère de voir l’ingratitude dupeuple, qui les laisse insulter et traîner à la guillotine par desmouchards. Ces mouchards ont sali notre révolution ; ils sedisaient sans-culottes et vivaient à leur aise dans la police,pendant que le peuple, ouvriers et paysans, souffrait toutes lesmisères ; ils restaient à Paris pour souffleter les victimes,pendant que nous autres, par centaines de mille, nous défendions lapatrie et versions notre sang à la frontière.

Enfin je partis de là dans l’épouvante. Jevoyais déjà notre république perdue, cette manière de seguillotiner les uns les autres ne pouvait pas durerlongtemps ; ce n’est pas en coupant le cou aux gens qu’onprouve au peuple qu’ils avaient tort.

À quelques cents pas plus loin, je finis partrouver la maison où demeurait Chauvel. Il faisait nuit. J’entraidans la petite allée sombre ; en bas, à gauche, demeurait untailleur, au fond d’une niche que sa table remplissait toutentière. C’était un vieux, le nez rouge jusqu’aux oreilles. Je luidemandai le représentant du peuple Chauvel. Aussitôt cet homme,avec de grosses besicles, me regarda des pieds à la tête ;ensuite il décroisa ses jambes cagneuses et me dit :

– Attends, citoyen, je vais lechercher.

Il sortit, et cinq ou six minutes après, ilrevenait, amenant un gros homme court, le chapeau retroussé, unegrosse cocarde devant, et l’écharpe tricolore autour du ventre.Deux ou trois sans-culottes le suivaient.

– Tenez, le voilà, dit le tailleur, c’estlui qui demande Chauvel.

L’autre, un commissaire civil sans doute,commença par me demander qui j’étais, d’où je venais. Je luirépondis que Chauvel le saurait bien.

– Au nom de la loi, me cria cet homme, jete demande tes papiers !… Vas-tu te dépêcher, oui ounon ?

Les sans-culottes alors entrèrent dans laniche. Je ne pouvais plus me remuer ; de tous les côtés dansla petite allée, j’entendais des gens marcher, descendre desescaliers, et je voyais cette espèce me regarder dans l’ombre avecdes yeux de rats ; c’est pourquoi tout pâle de colère, jejetai ma feuille de route et mon congé sur la table. Le commissaireles prit et les mit dans sa poche en me disant :

– Arrive ! – Et vous autres,attention, qu’on ouvre l’œil !

Le tailleur paraissait content ; ilcroyait déjà tenir la prime de cinquante livres : j’auraisvoulu l’étrangler.

Il fallut sortir. Cinquante pas plus loin,dans une grande salle carrée où des citoyens montaient la garde, onexamina mes papiers.

Quant à vous dire toutes les questions que mefit le commissaire sur mon engagement, sur ma route, sur monchangement de direction et la manière dont j’avais connu Chauvel,c’est impossible depuis le temps. Cela dura plus d’une demi-heure.À la fin il reconnut pourtant que mes papiers étaient en règle etme dit, en posant dessus son cachet, que Chauvel était en mission àl’armée des Alpes. Alors la colère me prit ; je luicriai :

– Ne pouviez-vous pas me dire cela toutde suite ? tas de…

Mais je retins ma langue ; et lecommissaire, me regardant d’un air de mépris, s’écria :

–Tout de suite ! Il fallait te dire celatout de suite ! Ah ça ! dis donc, imbécile, est-ce que tucrois que la république raconte ses secrets au premier venu ?Est-ce que tu ne pouvais pas être un espion de Cobourg ou dePitt ? Est-ce que tu portes ton certificat de civisme peintsur ta figure ?

Cet homme paraissait furieux ; s’il avaitfait un signe aux sectionnaires, attentifs autour de nous, avecleurs piques, j’étais arrêté. J’eus assez de bon sens pour garderle silence ; et lui, vexé de n’avoir pas fait une bonne prise,me montra la porte en disant :

– Tu es libre ; mais tâche de ne pasêtre toujours aussi bête, ça te jouerait un mauvais tour.

Je sortis bien vite et je remontai la rue.Tous ces sans-culottes me regardaient encore de travers.

Durant les deux jours que je restai à Paris,le même spectacle me suivit : partout les gens ne voyaient quedes suspects, le premier venu pouvait vous arrêter ; onpassait sans oser se regarder les uns les autres. Et ce n’était passans cause : les trahisons avaient donné le branle ; ladisette poussait les misérables à chercher de quoi vivre, ilsdénonçaient les gens, pour avoir la prime ! Un mal avait amenél’autre ; nous étions en pleine terreur, et cette terreurépouvantable venait des Lafayette, des Dumouriez, de tous ceux qui,dans le temps, avaient livré nos places, essayé d’entraîner leursarmées contre la nation et porté les paysans à détruire larépublique. Les grands maux font les grands remèdes, il ne faut pass’en étonner.

Une fois hors des griffes du commissaire, enremontant la vieille rue sombre, je finis par trouver une de cesauberges où les mendiants et les pauvres diables de mon espècelogeaient à quelques sous la nuit. C’est ce qu’il me fallait ;car avec mon vieux sac, mon vieux chapeau, mes pauvres habits deVendée, tout usés, déchirés et rapiécés, on n’aurait pas voulu merecevoir ailleurs. J’entrai donc dans ce cabaret borgne, et lavieille qui se trouvait derrière le comptoir, au milieu d’un tas desans-culottes qui buvaient, fumaient et jouaient aux cartes, cettevieille comprit tout de suite ce que je voulais. Elle me conduisiten haut de sa baraque, moyennant une corde qui servait derampe ; il fallut payer d’avance, et puis m’étendre sur unepaillasse, d’où les puces, les punaises et autres vermines mechassèrent bientôt. Je m’étendis alors sur le plancher, la tête surmon sac, comme en plein champ ; et, malgré les mauvaisesodeurs, les cris d’ivrognes, le passage des rondes en bas dans larue ; malgré le manque d’air dans ce recoin, sous les tuiles,et les jurements abominables de ceux qui trébuchaient dansl’escalier, je dormis jusqu’au matin.

L’idée que Danton, Camille Desmoulins,Westermann et les meilleurs patriotes étaient morts ; queleurs têtes coupées reposaient l’une sur l’autre avec leurs corps,dans le sang, me réveilla bien deux ou trois fois ; mon cœurse serrait ; je bénissais le ciel de savoir Chauvel en missionà l’armée, et je me rendormais à force de fatigue.

Le lendemain d’assez bonne heure, jedescendis ; j’aurais pu m’en aller tout de suite, ma dépenseétait payée, mais autant rester là, puisqu’on y mangeait à bonmarché. Je m’assis donc tout seul, et je déjeunai tranquillementavec un morceau de pain, du fromage, un demi-litre de vin. Cela mecoûta deux livres dix sous en assignats ; il me restaitsoixante-quinze livres.

Je voulais voir la Convention nationale avantde retourner au pays. Depuis trois mois que nous avions couru leBocage et le Marais, nous ne connaissions plus les nouvelles ;les fédérés parisiens avaient presque tous péri ; eux seulss’inquiétaient des grandes batailles de la Convention, des Jacobinset des Cordeliers ; après eux on n’avait plus songé qu’auservice. La mort de Danton, de Camille Desmoulins et de tous cespatriotes qui les premiers avaient soutenu la république, meparaissait quelque chose de terrible ; il fallait donc que lesroyalistes eussent pris le dessus ! voilà les idées qui mepassaient par la tête ; et sur les huit heures, ayant payé ceque je devais à la vieille, je laissai chez elle mon sac, en laprévenant que je reviendrais le prendre.

Tout ce que Marguerite m’avait écrit autrefoissur Paris, sur les cris des marchands, les files de malheureux à laporte des boulangeries, les disputes au marché pour s’arracher ceque les campagnards apportaient, je le vis alors, et c’était devenupire. On chantait de nouvelles chansons ; on criait partoutles journaux qui parlaient de la mort des corrompus.

Je me souviens avoir traversé d’abord unegrande cour plantée de vieux arbres, – le palais du ci-devant ducd’Orléans, – et d’avoir vu beaucoup de gens assis dehors, en trainde boire et de lire les gazettes ; ils riaient, ils sesaluaient comme si rien ne s’était passé. Plus loin, sur l’enseigned’une salle en plein air, qui me rappela celle que Chauvel avaitétablie chez nous pour la commodité des patriotes, ayant lu :« Cabinet de lecture », j’entrai hardiment et je m’assisparmi des quantités de citoyens, qui ne tournèrent pas même latête ; là je lus le Moniteur tout entier, et d’autresgazettes racontant le procès des dantonistes, ce qui ne me coûtaque deux sous.

Le Comité de salut public avait fait arrêterles dantonistes, soi-disant pour avoir conspiré contre le peuplefrançais, en voulant rétablir la monarchie, détruire lareprésentation nationale et le gouvernement républicain.

On les avait empêchés de parler ; onavait refusé de faire venir les témoins qu’ils demandaient ;et comme ils s’indignaient ; comme Danton parlait du peuple etque le peuple s’indignait avec lui, Saint-Just et Billaud-Varennes,représentant le Comité de salut public devant le tribunalrévolutionnaire, avaient couru dire à la Convention que les accusésse révoltaient, qu’ils insultaient la justice, et que si la révoltegagnait le dehors, tout était perdu.

Ces malheureux ne parlaient pas des justesréclamations de Danton, de la liste des témoins qu’il demandait etqu’il fallait entendre, selon la loi !

Saint-Just dit qu’un décret seul pouvaitarrêter la révolte. Et cette grande Convention nationale, tremblantalors devant le Comité de salut public, dont Robespierre,Saint-Just et Couthon s’étaient rendus maîtres, cette Convention,qui tenait tête à toute l’Europe, avait décrété que le président dutribunal révolutionnaire devait employer tous les moyens pourforcer les accusés de respecter la tranquillité publique, et même,s’il le fallait, aller jusqu’à les mettre hors la loi !

C’est tout ce que Robespierre voulait.

Le lendemain, sans entendre les témoins, nil’accusateur public, ni les défenseurs, ni le président, les jurésassassins décidèrent qu’ils en savaient assez ; ilsdéclarèrent Danton et ses amis coupables d’avoir voulu renverser larépublique, et les juges leur appliquèrent la peine de mort.

Je n’ai pas besoin de vous rappeler lesparoles de Danton, de Camille Desmoulins et des autresdantonistes ; elles sont dans tous les livres qui parlent dela république. Danton avait dit : « Mon nom est inscritau panthéon de l’histoire ! » Il avait raison ; cenom est inscrit tout en haut et celui de ses assassins enbas ; Danton les écrase ! C’est le premier, le plus grandet le plus fort des hommes de la Révolution ; il avait du cœuret du bon sens, ses ennemis n’en avaient pas ; ils ont perdula république, et lui l’avait sauvée. Tant qu’un honnête hommevivra parmi nous, Camille Desmoulins aura des amis qui plaindrontson sort ; tant qu’il restera chez nous des braves, le nom deWestermann sera respecté. Mais je dis là des choses que tout lemonde sait ; il vaut mieux continuer tranquillement et ne pass’emporter.

Après avoir lu cela, les yeux troubles, je merendis à la Convention ; je n’eus qu’à demander au premiervenu, il me dit :

– C’est là-bas.

Autant que je me rappelle, c’était une grandebâtisse, donnant sur un jardin, l’escalier sous une voûte et lalumière venant d’en haut. Chacun pouvait y monter, mais il fallaitarriver de bonne heure, pour avoir de la place dans les balcons àl’intérieur, garnis de drapeaux tricolores et de couronnes enpeinture. Je trouvai tout de suite une place sur le devant de cesbalcons. On était assis comme aux orgues d’une église, les bras surla balustrade. Je voyais tous les bancs en bas, en demi-cercle, lesuns au-dessus des autres, jusque près du mur, la tribune en face.On montait à la tribune par des escaliers sur les côtés. Tout étaiten bois de chêne et bien travaillé. Les représentants arrivaient àla file se mettre dans leurs bancs, les uns à gauche, les autres àdroite, en haut, en bas, dans le milieu, ce qui prit bien uneheure. Nos balcons aussi se remplissaient de gens du peuple enbonnet rouge à petite cocarde, quelques-uns avaient des piques. Onparlait, cela faisait un grand bourdonnement sous cette voûte.

À mesure que les représentants arrivaient, lesgens autour de moi disaient :

– Ça, c’est un tel !

– Ce gros homme, c’est Legendre.

– Celui-ci, que les serviteurs officieuxapportent sur sa chaise, c’est Couthon.

– Voici Billaud, Robert Lindet, Grégoire,Barrère, Saint-Just.

Ainsi de suite.

Lorsqu’on parla de Saint-Just, je me penchaipour le voir ; il était petit et blond, très beau de figure etbien habillé, mais raide et orgueilleux. En pensant à ce qu’ilvenait de faire, j’aurais souhaité lui parler dans un coin.

On appelait ces gens « lesvertueux ! » mais nous autres, nous étions bien aussivertueux qu’eux, je pense, dans les tranchées de Mayence, sur lesredoutes et dans les boues de la Vendée, sans pain, sans souliers,sans habits. Je trouve, moi, que le peuple est bien bête de donnerd’aussi beaux noms à des orgueilleux pareils, et puis de les adorercomme des êtres extraordinaires. L’esprit de bassesse fait toutecette admiration ; et d’appeler « vertueux » desscélérats qui se débarrassent des plus grands citoyens, parcequ’ils gênent leur ambition et leur despotisme, c’est tropfort.

Presque aussitôt après Robespierreentra ; de tous les côtés, dans les balcons, ondisait :

– C’est lui !… c’est le vertueuxRobespierre… l’incorruptible, etc., etc.

Je regardai cet homme ; il traversait lagrande salle, et montait le petit escalier en face, un rouleau depapier dans la main, des lunettes vertes sur le nez. Auprès desautres représentants, presque tous en habit noir, vous auriez ditun mirliflore : il était frisé, peigné ; il avait unecravate blanche, un gilet blanc, un jabot, des manchettes ; onvoyait que cet homme se soignait et se regardait au miroir commeune jeune fille. J’en étais étonné. Mais quand il se retourna ets’assit en déroulant ses papiers, sans avoir l’air de rienentendre, et que je le vis espionner en dessous et derrière seslunettes ceux de la salle, de tous les côtés, alors l’idée me vintqu’il ressemblait aux renards, les plus fins et les plus propresdes animaux, qui se peignent, qui se lèchent et s’arrangentjusqu’au bout des ongles. Je me dis en moi-même :

« Toi, tu n’aurais jamais ma confiance,quand tu serais encore mille fois plus vertueux. »

Il était à peine assis, que le présidentTallien, un beau jeune homme, la figure ronde, cria :

– Citoyens représentants, la séance estouverte !

Je me souviens maintenant que tous ces gensétaient pâles ; ils parlaient fort, ils criaient, ils disaientde grands mots ; mais aussitôt après leurs joues pendaient,tout devenait triste. Chacun pensait sans doute à ce qui s’étaitpassé la veille, et peut-être encore plus à ce qui pourrait sepasser le lendemain.

Une chose qui les mit tous en fureur, ce futde voir arriver au commencement de la séance un pétitionnaire, unboucher ou peut-être un marchand de bétail, trapu, carré, que lesserviteurs officieux firent avancer jusqu’auprès des bancs, et quidéclara qu’il venait offrir à la nation quinze cents livres, pourentretenir et bien graisser la guillotine. Il voulait encoreparler, mais on ne le laissa pas finir ; touscriaient :

– Videz la barre ! Videz labarre !

Et les serviteurs officieux le mirentdehors.

Pendant ce spectacle, Robespierre avait l’aird’écrire et de ne rien entendre ; mais comme le pétitionnaires’en allait, il cria de sa place :

– Le Comité de surveillance aura l’œilsur cet homme, il importe d’examiner sa conduite.

C’est tout ce qu’il dit jusqu’au soir. Sa voixétait claire ; on l’entendait par-dessus tous les cris et lesbourdonnements de la salle.

Aussitôt après, plus de vingt jeunes gens, desenfants de quinze à seize ans, arrivèrent en uniforme ;c’étaient les élèves de l’école de musique. Ils s’avancèrent sansgêne, et le plus grand d’entre eux se mit à lire une pétition, pourfaire empoigner, juger et guillotiner leurs professeurs, menaçantque si la Convention ne leur accordait pas la liberté de faire cequ’ils voudraient après les classes, tous quitteraient leurécole.

L’indignation recommença contre ces mauvaissujets. Le président Tallien leur dit avec force qu’ils étaientindignes d’être les élèves de la patrie, étant beaucoup trop bornéspour comprendre les devoirs de républicains ; et puis il leurordonna de sortir.

Cela causa d’abord une dispute entre deuxreprésentants : l’un demandait de faire inscrire au bulletinles paroles insolentes de ces polissons, l’autre disait que cesjeunes citoyens étaient encore des enfants, incapables d’écrire unepétition semblable, et qu’il fallait seulement rechercher lesauteurs du scandale.

On adopta ce qu’il demandait.

Ensuite on lut les propositions du Comité desfinances et celles du Comité de la guerre ; la Convention, surces propositions, rendit deux décrets, l’un pour fixer le prix destransports par eau sur la Saône et le Rhône, en changeant le tarifdes messageries de 1790 ; l’autre pour embrigader et compléterles bataillons de la formation d’Orléans, tirés des armées du Nordet des Ardennes, et les faire considérer comme d’ancienneformation.

Toutes ces choses m’intéressaient, je voyaisla manière de voter nos lois, et je reconnaissais que cela sefaisait avec ordre.

On vota d’autres lois encore en ce jour, surle remboursement des offices de la maison de Louis XVI, car avant89, toutes les places se vendaient et s’achetaient ; larépublique ayant aboli ces places, voulait rendre l’argent qu’ellesavaient coûté ; c’était juste.

Par ce même décret, elle accorda des secourset pensions à tous les anciens serviteurs à gages du ci-devant roi,qui par vieillesse ne pouvaient plus vivre de leur travail. Ainsila république s’est montrée plus juste et plus probe que les autresgouvernements.

Mais ce qui me rendit bien autrement attentif,c’est quand le citoyen Couthon se mit à parler au nom du Comité desalut public. Vous auriez cru de loin une vieille femme, avec sesfanfreluches et sa perruque poudrée. Il parlait de sa place, étantcul-de-jatte, et ne pouvant monter l’escalier de la tribune. Voicice qu’il dit ; cela donnait à penser en ce temps de terreurhorrible.

Il dit qu’un décret avait été rendu la veillepar la Convention, pour forcer chacun de ses membres à faireconnaître la profession qu’il exerçait avant la Révolution, lafortune qu’il avait, et les moyens par lesquels cette fortune avaitpu s’augmenter. Plus d’un, je crois, serait embarrassé de rendre unpareil compte aujourd’hui. Il dit que ce décret ayant été renvoyépour les détails au Comité de salut public, le Comité s’en étaitoccupé tout de suite ; mais qu’il avait pensé que cet objetétait le commencement de bien d’autres mesures générales surl’épurement de la morale publique, et que, pour cette raison, iln’avait encore rien arrêté ; que cela viendrait ; que leComité ferait un rapport sur l’influence morale du gouvernementrévolutionnaire, ensuite un autre rapport sur le but de la guerreaux tyrans de l’Europe ; un autre encore sur les fonctions desreprésentants en mission, soit aux armées, soit dans lesdépartements, en vue de les mieux tenir sous la main dugouvernement ; enfin, un rapport au projet de fête à l’Êtresuprême tous les dix ans.

La salle était pleine d’enthousiasme enl’écoutant, et de temps en temps Robespierre, qui ne finissait pasd’écrire, baissait la tête, comme pour dire :

« C’est ça !… c’est biença ! »

Après ce discours, on lut à l’Assemblée laliste des prises faites par notre marine sur les Anglais et lesHollandais, ce qui dura jusqu’à huit heures du soir.

Le pauvre Legendre, qui seul entre tous avaitosé défendre son ami Danton à la Convention, voyant que l’épurationn’était pas encore finie, vint dire d’un air de satisfaction, quele conseil général de la commune de Havre-Marat avait envoyéplusieurs adresses à la Convention, pour la remercier de sonénergie contre les conspirateurs ; qu’on avait oublié d’enparler, mais que lui se faisait un devoir de la féliciter d’un sibeau sentiment. Il regardait Robespierre de côté, mais cet hommevertueux, penché sur son pupitre, n’avait pas l’air del’entendre ; il ne baissa pas la tête une seule fois. PauvreLegendre ! il dut passer une bien mauvaise nuit.

Alors la séance fut levée. Tous les gens desbalcons sortirent par les escaliers, les représentants par lagrande porte en bas, et moi je suivis la foule, rêvant à toutes ceschoses.

Ah ! quel bonheur de retourner à lamaison, et que j’étais las de ces vertus extraordinaires de gensqui veulent avoir tout sous la main : représentants, généraux,soldats, comités et clubs : qui vous arrangent tout, mettentde l’ordre en tout, et font guillotiner sans pitié les hommes decœur qui veulent un peu de miséricorde et de liberté. Je voyaisbien où ces mesures devaient aboutir ! Robespierre était lemaître, restait à savoir si cela durerait, car la guillotineluisait pour tout le monde.

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