Histoires désobligeantes

Histoires désobligeantes

de Léon Bloy

Chapitre 1 La tisane

À Henry de Groux

 

Jacques se jugea simplement ignoble. C’était odieux de rester là, dans l’obscurité, comme un espion sacrilège, pendant que cette femme, si parfaitement inconnue de lui, se confessait.

Mais alors, il aurait fallu partir tout de suite, aussitôt que le prêtre en surplis était venu avec elle, ou, du moins, faire un peu de bruit pour qu’ils fussent avertis de la présence d’un étranger. Maintenant, c’était trop tard, et l’horrible indiscrétion ne pouvait plus que s’aggraver.

 

Désœuvré, cherchant, comme les cloportes, un endroit frais, à la fin de ce jour caniculaire, il avait eu la fantaisie, peu conforme à ses ordinaires fantaisies, d’entrer dans la vieille église et s’était assis dans ce soin sombre, derrière ce confessionnal pour y rêver, en regardant s’éteindre la grande rosace.

Au bout de quelques minutes, sans savoir comment ni pourquoi, ildevenait le témoin fort involontaire d’une confession.

Il est vrai que les paroles ne lui arrivaient pas distinctes et,qu’en somme, il n’entendait qu’un chuchotement. Mais le colloque,vers la fin, semblait s’animer.

Quelques syllabes, çà et là, se détachaient, émergeant du fleuveopaque de ce bavardage pénitentiel, et le jeune homme qui, parmiracle, était le contraire d’un parfait goujat, craignit tout debon de surprendre des aveux qui ne lui étaient évidemment pasdestinés.

Soudain cette prévision se réalisa. Un remous violent parut seproduire. Les ondes immobiles grondèrent en se divisant, comme pourlaisser surgir un monstre, et l’auditeur, broyé d’épouvante,entendit ces mots proférés avec impatience:

– Je vous dis, mon père, que j’ai mis du poison dans satisane!

Puis, rien. La femme dont le visage était invisible se releva duprie-Dieu et, silencieusement, disparut dans le taillis desténèbres.

Pour ce qui est du prêtre, il ne bougeait pas plus qu’un mort etde lentes minutes s’écoulèrent avant qu’il ouvrît la porte et qu’ils’en allât, à son tour, du pas pesant d’un homme assommé.

Il fallut le carillon persistant des clefs du bedeau etl’injonction de sortir, longtemps bramée dans la nef, pour queJacques se levât lui-même, tellement il était abasourdi de cetteparole qui retentissait en lui comme une clameur.

* * *

Il avait parfaitement reconnu la voix de sa mère!

Oh! impossible de s’y tromper. Il avait même reconnu sa démarchequand l’ombre de femme s’était dressée à deux pas de lui.

Mais alors, quoi! tout croulait, tout fichait le camp, toutn’était qu’une monstrueuse blague!

Il vivait seul avec cette mère, qui ne voyait presque personneet ne sortait que pour aller aux offices. Il s’était habitué à lavénérer de toute son âme, comme un exemplaire unique de la droitureet de la bonté.

Aussi loin qu’il pût voir dans le passé, rien de trouble, riend’oblique, pas un repli, pas un seul détour. Une belle routeblanche à perte de vue, sous un ciel pâle. Car l’existence de lapauvre femme avait été fort mélancolique.

Depuis la mort de son mari tué à Champigny et dont le jeunehomme se souvenait à peine, elle n’avait cessé de porter le deuil,s’occupant exclusivement de l’éducation de son fils qu’elle nequittait pas un seul jour. Elle n’avait jamais voulu l’envoyer auxécoles, redoutant pour lui les contacts, s’était chargéecomplètement de son instruction, lui avait bâti son âme avec desmorceaux de la sienne. Il tenait même de ce régime une sensibilitéinquiète et des nerfs singulièrement vibrants qui l’exposaient à deridicules douleurs, – peut-être aussi à de véritables dangers.

Quand l’adolescence était arrivée, les fredaines prévues qu’ellene pouvait pas empêcher l’avaient faite un peu plus triste, sansaltérer sa douceur. Ni reproches ni scènes muettes. Elle avaitaccepté, comme tant d’autres, ce qui est inévitable.

Enfin, tout le monde parlait d’elle avec respect et lui seul aumonde, son fils très cher, se voyait aujourd’hui forcé de lamépriser – de la mépriser à deux genoux et les yeux en pleurs,comme les anges mépriseraient Dieu s’il ne tenait pas sespromesses!…

Vraiment, c’était à devenir fou, c’était à hurler dans la rue.Sa mère! une empoisonneuse! C’était insensé, c’était un million defois absurde, c’était absolument impossible et, pourtant, c’étaitcertain. Ne venait-elle pas de le déclarer elle-même? Il se seraitarraché la tête.

Mais empoisonneuse de qui? Bon Dieu! Il ne connaissait personnequi fût mort empoisonné dans son entourage. Ce n’était pas son pèrequi avait reçu un paquet de mitraille dans le ventre. Ce n’étaitpas lui, non plus, qu’elle aurait essayé de tuer. Il n’avait jamaisété malade, n’avait jamais eu besoin de tisane et se savait adoré.La première fois qu’il s’était attardé le soir, et ce n’étaitcertes pas pour de propres choses, elle avait été malade elle-mêmed’inquiétude.

S’agissait-il d’un fait antérieur à sa naissance? Son pèrel’avait épousée pour sa beauté, lorsqu’elle avait à peine vingtans. Ce mariage avait-il été précédé de quelque aventure pouvantimpliquer un crime?

Non, cependant. Ce passé limpide lui était connu, lui avait étéraconté cent fois et les témoignages étaient trop certains.Pourquoi donc cet aveu terrible? Pourquoi surtout, oh! pourquoifallait-il qu’il en eût été le témoin?

Soûl d’horreur et de désespoir, il revint à la maison.

* * *

Sa mère accourut aussitôt l’embrasser.

– Comme tu rentres tard, mon cher enfant! et comme tu es pâle!Serais-tu malade?

– Non, répondit-il, je ne suis pas malade, mais cette grandechaleur me fatigue et je crois que je ne pourrais pas manger. Etvous, maman, ne sentez-vous aucun malaise? Vous êtes sortie, sansdoute, pour chercher un peu de fraîcheur? Il me semble vous avoiraperçue de loin sur le quai.

– Je suis sortie, en effet, mais tu n’as pu me voir sur le quai.J’ai été me confesser, ce quetu ne fais plus, je crois, depuis longtemps, mauvais sujet.

Jacques s’étonna de n’être pas suffoqué, de ne pas tomber à larenverse, foudroyé, comme cela se voit dans les bons romans qu’ilavait lus.

C’était donc vrai, qu’elle avait été se confesser! Il ne s’étaitdonc pas endormi dans l’église et cette catastrophe abominablen’était pas un cauchemar, ainsi qu’il l’avait, une minute,follement conçu.

Il ne tomba pas, mais il devint beaucoup plus pâle et sa mère enfut effrayée.

– Qu’as-tu donc, mon petit Jacques? lui dit-elle. Tu souffres,tu caches quelque chose à ta mère. Tu devrais avoir plus deconfiance en elle qui n’aime que toi et qui n’a que toi… Comme tume regardes! mon cher trésor… Mais qu’est-ce que tu as donc? Tu mefais peur!…

Elle le prit amoureusement dans ses bras.

– Écoute-moi bien, grand enfant. Je ne suis pas une curieuse, tule sais, et je ne veux pas être ton juge. Ne me dis rien, si tu neveux rien me dire, mais laisse-toi soigner. Tu vas te mettre au littout de suite. Pendant ce temps, je te préparerai un bon petitrepas très léger que je t’apporterai moi-même, n’est-ce pas? et situ as de la fièvre cette nuit, je te ferai de la TISANE…

Jacques, cette fois, roula par terre.

– Enfin! soupira-t-elle, un peu lasse, en étendant la main versune sonnette.

Jacques avait un anévrisme au dernier période et samère avait un amant qui ne voulait pas être beau-père.

Ce drame simple s’est accompli, il y a trois ans, dans levoisinage de Saint-Germain-des-Prés. La maison qui en fut lethéâtre appartient à un entrepreneur de démolitions.

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