Histoires incroyables

Histoires incroyables

de Jules Lermina

Préface

J’ai toujours beaucoup aimé les histoires fantastiques. L’incroyable est une des formes de la poésie. Le réel, lorsqu’il se déforme par l’hallucination ou le rêve, devient tout aussitôt énorme et plus attirant peut-être que la vérité même.Tels ces visages que certains miroirs concaves ou convexes allongent ou dépriment de façons bizarres. Ils nous fascinent. On les regarde avec une fixité un peu hagarde, tandis qu’on laisserait peut-être passer une jolie femme sans l’admirer.

Le fantastique hypnotise. Quand j’étais enfant, j’ai souvent entendu raconter l’histoire de mon grand-oncle Gillet, mort grenadier de la garde. À Nantes, quand il rentrait chez sa mère, il avait l’habitude de prendre chaque soir un peu de sable et de le jeter, du dehors, contre la vitre pour avertir qu’il arrivait. On courait à la porte du jardin et on ouvrait. Cadet(c’était le cadet de la famille) entrait, joyeux. Un soir, on entend le bruit du gravier contre la vitre. Mon arrière-grand-mère se lève joyeuse et dit :

– C’est Cadet !

Cadet était pourtant soldat à l’armée et loin de France. Bah ! c’est qu’il revenait ! Et la mère court ouvrir la porte. Personne !

– Mon Dieu ! dit l’aïeule, il est arrivémalheur à Cadet.

Et elle regarda sa montre.

En effet, à cette heure même, à l’heurecrépusculaire, entre chien et loup, le pauvre garçon recevait d’unchasseur tyrolien, caché derrière une botte de foin, une balle quile tuait net. C’était le soir de Wagram. Il n’y avait pas deuxheures que Napoléon l’avait, de sa main, décoré sur le champ debataille d’une petite croix détachée de sa poitrine. Je l’ai là,cette petite croix. Je la regarde tandis que j’écris. Elle merappelle cette inoubliable histoire qui a fait tant d’impressionsur mon enfance.

Voilà bien pourquoi, sans doute, quand j’aidébuté, mes premiers récits ont été des contes fantastiques. On lesretrouverait dans la collection du Diogène où nousfantastiquions à qui mieux mieux, le poète Ernestd’Hervilly, le romancier Jules Lermina et moi. Edgar Poë étaitnotre dieu et Hoffmann son prophète. Nous étions fous d’histoiresfolles. C’était le bon temps.

Il n’est point passé, je le vois, ce bontemps-là, puisque Jules Lermina, fidèle à nos frissons d’antan,publie ce curieux et poignant recueil d’Histoiresincroyables. Mânes de Nathaniel Hawthorne, et de l’auteur del’Assassinat de la rue Morgue, voilà un Français, trèsfrançais, qui vous a pourtant dérobé le secret du fantastique, cenaturel sublimé ! Voilà un Gaulois qui a le sens ducauchemar saxon et dont les inventions font se dresser sur la peaudu lecteur ces petites granulations spéciales qu’on appelle lachair de poule.

Je les connaissais en partie, cesHistoires entraînantes, et elles m’avaient hanté plusd’une fois comme la Smarra de Nodier. J’avais même crusincèrement qu’elles étaient écrites par un Yankee, lorsque Lerminales signait de son pseudonyme de William Cobb. MaisLermina connaît l’Amérique ; il y a vécu, je crois, et ils’est imprégné de l’esprit même, subtil et puissant, de Poë. Sesmagistrales études d’après le maître américain ne sont pourtant nides copies ni des pastiches. Jamais je ne trouvai, au contraire,plus d’invention que dans ce livre. Lisez les Fous, laChambre d’hôtel, la Peur, le Testament.Ou plutôt lisez toutes ces Histoires incroyables. Dans untemps où l’imagination semble proscrite du roman, Lermina a ce donmerveilleux de l’invention. Il plaît, il amuse, il entraîne ;ici – comme l’hypernaturel même – il fascine.

J’interromps, pour écrire cette préface, uncourt roman où j’étudie, à un point de vue spécial, les phénomènesde la suggestion. L’hystérie et la névrose m’attirent, et pourtantce ne sont là que des mots. Ce qui est vrai, c’est la surexcitationou la dépression cérébrale. Que se passe-t-il ? Que sepense-t-il dans cet appareil déséquilibré ? Est-ilimpossible que nous en ayons une notion quelconque ? Non.Depuis que Maury a prouvé que le rêve pouvait être mâté, dirigé parla volonté, depuis que Quincey, le mangeur d’opium, que Poë ontanalysé les sensations du narcotisé et de l’alcoolique, il a étéprouvé que pour l’observateur, assez maître de soi pour se regarderpenser, il y a une mine profonde et toujours féconde à explorer.Dans la pensée, comme dans la musique, on découvre des tons, desdemi-tons, des quarts de ton, des commas pour employer leterme technique. Ce sont ces infiniment petits de la conceptioncérébrale qu’il est intéressant de noter. C’est là le vraifantastique, parce que c’est l’inexploré ; parce que, sur ceterrain, les surprises, les antithèses, les absurdités sontmultiples et renaissantes.

C’est cette étude de la pensée malade queJules Lermina a essayée, dans une singulière abstraction de sonpropre moi, qui est une force. Le temps de la synthèse, mère duromantisme, est passé. Le temps de l’analyse est venu. Corpuscules,microbes, monères d’Haeckel, inconscient d’Hartmann, toutaujourd’hui est regardé de près. C’est l’âge du microscope. Onétudie les matériaux du grand monument humain pour en reconstruirel’architecture première. Dans le fou, dans l’alcoolique, il y adisjonction des pensées : d’où une certaine facilité pour lessoumettre à l’action du microscope.

Quelle différence entre ces expériences sur levivant, sur le pensant, et les imaginations purement physiquesd’Hoffmann, ne comprenant d’autre antithèse que celle de la vie etde la mort, de la matière et de son reflet, du crime et duremords ; d’Achim d’Arnim, se perdant à travers les grisaillesdu rêve effacé, presque invisible, – illisible, pourrait-ondire ; voire même d’un Hawthorne, s’attachant aux contrastesde neige et de soleil, de poison et d’antidote, de métal et depapier. Edgar Poë, le premier, a étudié, non plus les dehors, maisle dedans de l’homme. Son « Démon de laperversité » est une trouvaille cérébrale, adéquate à unrapport de médecin légiste. C’est le psychopathe avant lapsychopathie.

Jules Lermina est de cette école. Il trépanele crâne et regarde agir le cerveau ; et il y voit desspectacles mille fois plus étranges que les fantômes ridicules,blancs dans le noir, mille fois plus effrayants que les goulespâles ou les vampires verdâtres du bon Nodier.

Les livres sans mérite ont seuls besoin depréface. Je croirais manquer de respect au public, qui connaît ceuxqu’il aime, et de justice envers un vieux camarade en présentant unlittérateur qui s’est, depuis tant d’années, si brillammentprésenté lui-même. Mais peut-être Jules Lermina veut-il que je disequ’en ce volume particulier il a mis plus de lui-même encore, desrecherches plus profondes, une acuité plus affinée. Je conçoiscela. On a toujours un livre qu’on préfère, un favori dans uneœuvre multiple. Les Histoires incroyables sont peut-êtrece « préféré » pour leur remarquable auteur.

Le conteur a trouvé, pour l’illustrer, unartiste aux visions originales, puissamment saisissantes, pleines,elles aussi, de ce fantastique réel qui fait le prix desrécits de ce très original et troublant volume. On prendrait plusd’une composition de M. Denisse pour une des étrangesvignettes, pleines d’humour tragique, intercalées par Cruikshankdans la traduction de Hugo, Han of Island.

Quoi qu’il en soit, on placera certainementces pages au meilleur rang de la bibliothèque des conteurs, entreles visions romantiques d’Hoffmann et les conceptions poétiquementscientifiques d’Edgar Allan Poë ; et l’auteur, qu’on va fortapplaudir, a découvert un joli coin d’Amérique, plein de fleursrares et étranges, inquiétantes comme ces fleurs empoisonnées duconte d’Hawthorne, le jour où il a soufflé, tout bas, à WilliamCobb les histoires troublantes et remarquables que ce William Cobbcontait si bien et que recueille aujourd’hui, pour nous, JulesLermina.

Jules CLARETIE.

15 mars 1885.

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