Honorine

Honorine

d’ Honoré de Balzac

A MONSIEUR ACHILLE DEVERIA,

Comme un affectueux souvenir de l’auteur.

DE BALZAC.

Si les Français ont autant de répugnance que les Anglais ont de propension pour les voyages, peut-être les Français et les Anglais ont-ils raison de part et d’autre. On trouve partout quelque chose de meilleur que l’Angleterre, tandis qu’il est excessivement difficile de retrouver loin de la France les charmes de la France.Les autres pays offrent d’admirables paysages, ils présentent souvent un comfort supérieur à celui de la France, qui fait les plus lents progrès en ce genre. Ils déploient quelquefois une magnificence, une grandeur, un luxe étourdissants ; ils ne manquent ni de grâce ni de façons nobles, mais la vie de tête,l’activité d’idées, le talent de conversation et cet atticisme si familiers à Paris ; mais cette soudaine entente de ce qu’on pense et de ce qu’on ne dit pas, ce génie du sous-entendu, la moitié de la langue française, ne se rencontrent nulle part. Aussi le Français, dont la raillerie est déjà si peu comprise, se dessèche-t-il bientôt à l’étranger, comme un arbre déplanté.L’émigration est un contre-sens chez la nation française. Beaucoup de Français, de ceux dont il est ici question, avouent avoir revu les douaniers du pays natal avec plaisir, ce qui peut sembler l’hyperbole la plus osée du patriotisme.

Ce petit préambule a pour but de rappeler à ceux des Français qui ont voyagé le plaisir excessif qu’ils ont éprouvé quand,parfois, ils ont retrouvé toute la patrie, une oasis dans le salonde quelque diplomate&|160;; plaisir que comprendront difficilementceux qui n’ont jamais quitté l’asphalte du boulevard des Italiens,et pour qui la ligne des quais, rive gauche, n’est déjà plus Paris.Retrouver Paris&|160;! savez-vous ce que c’est, ô Parisiens&|160;?C’est retrouver, non pas la cuisine du Rocher de Cancale, commeBorel la soigne pour les gourmets qui savent l’apprécier, car ellene se fait que rue Montorgueil, mais un service qui larappelle&|160;! C’est retrouver les vins de France qui sont àl’état mythologique hors de France, et rares comme la femme dont ilsera question ici&|160;! C’est retrouver non pas la plaisanterie àla mode, car de Paris à la frontière elle s’évente&|160;; mais cemilieu spirituel, compréhensif, critique, où vivent les Français,depuis le poète jusqu’à l’ouvrier, depuis la duchesse jusqu’augamin.

En 1836, pendant le séjour de la cour de Sardaigne à Gênes, deuxParisiens, plus ou moins célèbres, purent encore se croire à Paris,en se trouvant dans un palais loué par le Consul-Général de France,sur la colline, dernier pli que fait l’Apennin entre la porteSaint-Thomas et cette fameuse lanterne qui, dans les kepseakes,orne toutes les vues de Gênes. Ce palais est une de ces fameusesvillas où les nobles Génois ont dépensé des millions au temps de lapuissance de cette république aristocratique. Si la demi-nuit estbelle quelque part, c’est assurément à Gênes, quand il a plu commeil y pleut, à torrents, pendant toute la matinée&|160;; quand lapureté de la mer lutte avec la pureté du ciel&|160;; quand lesilence règne sur le quai et dans les bosquets de cette villa, dansses marbres à bouches béantes d’où l’eau coule avec mystère&|160;;quand les étoiles brillent, quand les flots de la Méditerranée sesuivent comme les aveux d’une femme à qui vous les arrachez paroleà parole. Avouons-le&|160;? cet instant où l’air embaumé parfumeles poumons et les rêveries, où la volupté, visible et mobile commel’atmosphère, vous saisit sur vos fauteuils, alors qu’une cuiller àla main vous effilez des glaces ou des sorbets, une ville à vospieds, de belles femmes devant vous&|160;; ces heures à la Boccacene se trouvent qu’en Italie et aux bords de la Méditerranée.Supposez autour de la table le marquis di Nègro, ce frèrehospitalier de tous les talents qui voyagent, et le marquis DamasoPareto, deux Français déguisés en Génois, un Consul-Général entouréd’une femme belle comme une madone et de deux enfants silencieux,parce que le sommeil les a saisis, l’ambassadeur de France et safemme, un premier secrétaire d’ambassade qui se croit éteint etmalicieux, enfin deux Parisiens qui viennent prendre congé de laconsulesse dans un dîner splendide, vous aurez le tableau queprésentait la terrasse de la villa vers la mi-mai, tableau dominépar un personnage, par une femme célèbre sur laquelle les regardsse concentrent par moments, et l’héroïne de cette fête improvisée.L’un des deux Français était le fameux paysagiste Léon de Lora,l’autre un célèbre critique, Claude Vignon. Tous deux, ilsaccompagnaient cette femme, une des illustrations actuelles du beausexe, mademoiselle des Touches, connue sous le nom de CamilleMaupin dans le monde littéraire. Mademoiselle des Touches étaitallée à Florence pour affaire. Par une de ces charmantescomplaisances qu’elle prodigue, elle avait emmené Léon de Lora pourlui montrer l’Italie, et avait poussé jusqu’à Rome pour lui montrerla campagne de Rome. Venue par le Simplon, elle revenait par lechemin de la Corniche à Marseille. Toujours à cause du paysagiste,elle s’était arrêtée à Gênes. Naturellement le Consul-Général avaitvoulu faire, avant l’arrivée de la cour, les honneurs de Gênes àune personne que sa fortune, son nom et sa position recommandentautant que son talent. Camille Maupin, qui connaissait Gênes jusquedans ses dernières chapelles, laissa son paysagiste aux soins dudiplomate, à ceux des deux marquis génois, et fut avare de sesinstants. Quoique l’ambassadeur fût un écrivain très-distingué, lafemme célèbre refusa de se prêter à ses gracieusetés, en craignantce que les Anglais appellent une exhibition, mais elle rentra lesgriffes de ses refus dès qu’il fut question d’une journée d’adieu àla villa du consul. Léon de Lora dit à Camille que sa présence à lavilla était la seule manière qu’il eût de remercier l’ambassadeuret sa femme, les deux marquis génois, le consul et la consulesse.Mademoiselle des Touches fit alors le sacrifice d’une de cesjournées de liberté complète qui ne se rencontrent pas toujours àParis pour ceux sur qui le monde a les yeux.

Maintenant, une fois la réunion expliquée, il est facile deconcevoir que l’étiquette en avait été bannie, ainsi que beaucoupde femmes et des plus élevées, curieuses de savoir si la virilitédu talent de Camille Maupin nuisait aux grâces de la jolie femme,et si, en un mot, le haut-de-chausses dépassait la jupe. Depuis ledîner jusqu’à neuf heures, moment où la collation fut servie, si lacon6 versation avait été rieuse et grave tour à tour, sans cesseégayée par les traits de Léon de Lora, qui passe pour l’homme leplus malicieux du Paris actuel, par un bon goût qui ne surprendrapas d’après le choix des convives, il avait été peu question delittérature&|160;; mais enfin le papillonnement de ce tournoifrançais devait y arriver, ne fût-ce que pour effleurer ce sujetessentiellement national. Mais avant d’arriver au tournant deconversation qui fit prendre la parole au Consul-Général, il n’estpas inutile de dire un mot sur sa famille et sur lui.

Ce diplomate, homme d’environ trente-quatre ans, marié depuissix ans, était le portrait vivant de lord Byron. La célébrité decette physionomie dispense de peindre celle du consul. On peutcependant faire observer qu’il n’y avait aucune affectation dansson air rêveur. Lord Byron était poète, et le diplomate étaitpoétique&|160;; les femmes savent reconnaître cette différence quiexplique, sans les justifier, quelques-uns de leurs attachements.Cette beauté, mise en relief par un charmant caractère, par leshabitudes d’une vie solitaire et travailleuse, avait séduit unehéritière génoise. Une héritière génoise&|160;! cette expressionpourra faire sourire à Gênes où par suite de l’exhérédation desfilles, une femme est rarement riche, mais Onorina Pedrotti,l’unique enfant d’un banquier sans héritiers mâles, est uneexception. Malgré toutes les flatteries que comporte une passioninspirée, le Consul-Général ne parut pas vouloir se marier.Néanmoins, après deux ans d’habitation, après quelques démarches del’ambassadeur pendant les séjours de la cour à Gênes, le mariagefut conclu. Le jeune homme rétracta ses premiers refus, moins àcause de la touchante affection d’Onorina Pedrotti qu’à cause d’unévénement inconnu, d’une de ces crises de la vie intime sipromptement ensevelies sous les courants journaliers des intérêtsque, plus tard, les actions les plus naturelles semblentinexplicables. Cet enveloppement des causes affecte aussitrès-souvent les événements les plus sérieux de l’histoire. Tellefut du moins l’opinion de la ville de Gênes, où, pour quelquesfemmes, l’excessive retenue, la mélancolie du consul français nes’expliquaient que par le mot passion. Remarquons en passant queles femmes ne se plaignent jamais d’être les victimes d’unepréférence, elles s’immolent très-bien à la cause commune. OnorinaPedrotti, qui peut-être aurait haï le consul si elle eût étédédaignée absolument, n’en aimait pas moins, et peut-être plus, suosposo, en le sachant amoureux. Les femmes admettent la préséancedans les affaires de cœur. Tout est sauvé, dès qu’il s’agit dusexe. Un homme n’est jamais diplomate impunément : le sposo futdiscret comme la tombe, et si discret que les négociants de Gênesvoulurent voir quelque préméditation dans l’attitude du jeuneconsul, à qui l’héritière eût peut-être échappé s’il n’eût pas jouéce rôle de Malade Imaginaire en amour. Si c’était la vérité, lesfemmes la trouvèrent trop dégradante pour y croire. La fille dePedrotti fit de son amour une consolation, elle berça ces douleursinconnues dans un lit de tendresses et de caresses italiennes. Ilsignor Pedrotti n’eut pas d’ailleurs à se plaindre du choix auquelil était contraint par sa fille bien-aimée. Des protecteurspuissants veillaient de Paris sur la fortune du jeune diplomate.Selon la promesse de l’ambassadeur au beau-père, le Consul-Généralfut créé baron et fait commandeur de la Légion-d’Honneur. Enfin, ilsignor Pedrotti fut nommé comte par le roi de Sardaigne. La dot futd’un million. Quant à la fortune de la casa Pedrotti, évaluée àdeux millions gagnés dans le commerce des blés, elle échut auxmariés six mois après leur union, car le premier et le dernier descomtes Pedrotti mourut en janvier 1831. Onorina Pedrotti est une deces belles Génoises, les plus magnifiques créatures de l’Italie,quand elles sont belles. Pour le tombeau de Julien, Michel-Angeprit ses modèles à Gênes. De là vient cette amplitude, cettecurieuse disposition du sein dans les figures du Jour et de laNuit, que tant de critiques trouvent exagérées, mais qui sontparticulières aux femmes de la Ligurie. A Gênes, la beauté n’existeplus aujourd’hui que sous le mezzaro, comme à Venise elle ne serencontre que sous les fazzioli. Ce phénomène s’observe chez toutesles nations ruinées. Le type noble ne s’y trouve plus que dans lepeuple, comme, après l’incendie des villes, les médailles secachent dans les cendres. Mais déjà tout exception sous le rapportde la fortune, Onorina est encore une exception comme beautépatricienne. Rappelez-vous donc la Nuit que Michel-Ange a clouéesous le Penseur, affublez-la du vêtement moderne, tordez ces beauxcheveux si longs autour de cette magnifique tête un peu brune deton, mettez une paillette de feu dans ces yeux rêveurs, entortillezcette puissante poitrine dans une écharpe, voyez la longue robeblanche brodée de fleurs, supposez que la statue redressée s’estassise et s’est croisé les bras, semblables à ceux de mademoiselleGeorges, et vous aurez sous les yeux la consulesse avec un enfantde six ans, beau comme le désir d’une mère, et une petite fille dequatre ans sur les genoux, belle comme un type d’enfantlaborieusement cherché par David le sculpteur pour l’ornement d’unetombe. Ce beau ménage fut l’objet de l’attention secrète deCamille. Mademoiselle des Touches trouvait au Consul un air un peutrop distrait chez un homme parfaitement heureux. Quoique pendantcette journée la femme et le mari lui eussent offert le spectacleadmirable du bonheur le plus entier, Camille se demandait pourquoil’un des hommes les plus distingués qu’elle eût rencontrés, etqu’elle avait vu dans les salons à Paris, restait Consul-Général àGênes, quand il possédait une fortune de cent et quelques millefrancs de rentes&|160;! Mais elle avait aussi reconnu, par beaucoupde ces riens que les femmes ramassent avec l’intelligence du sagearabe dans Zadig, l’affection la plus fidèle chez le mari, Certes,ces deux beaux êtres s’aimeraient sans mécompte jusqu’à la fin deleurs jours. Camille se disait donc tour à tour : « – Qu’ya-t-il&|160;? – Il n’y a rien&|160;! » selon les apparencestrompeuses du maintien chez le Consul-Général qui, disons-le,possédait le calme absolu des Anglais, des sauvages, des orientauxet des diplomates consommés.

En parlant littérature, on parla de l’éternel fonds de boutiquede la république des lettres : la faute de la femme&|160;! Et l’onse trouva bientôt en présence de deux opinions : qui, de la femmeou de l’homme, avait tort dans la faute de la femme&|160;? Lestrois femmes présentes, l’ambassadrice, la consulesse etmademoiselle des Touches, ces femmes censées naturellementirréprochables, furent impitoyables pour les femmes. Les hommesessayèrent de prouver à ces trois belles fleurs du sexe qu’ilpouvait rester des vertus à une femme après sa faute.

– Combien de temps allons-nous jouer ainsi à cache-cache&|160;?dit Léon de Lora.

– Cara vita (ma chère vie), allez coucher vos enfants, etenvoyez-moi par Gina le petit porte-feuille noir qui est sur monmeuble de Boulle, dit le Consul à sa femme.

La consulesse se leva sans faire une observation, ce qui prouvequ’elle aimait bien son mari, car elle connaissait assez defrançais déjà pour savoir que son mari la renvoyait.

– Je vais vous raconter une histoire dans laquelle je joue unrôle, et après laquelle nous pourrons discuter, car il me paraîtpuéril de promener le scalpel sur un mort imaginaire. Pourdisséquer, prenez d’abord un cadavre. Tout le monde se posa pourécouter avec d’autant plus de complaisance que chacun avait assezparlé, la conversation allait languir, et ce moment est l’occasionque doivent choisir les conteurs. Voici donc ce que raconta leConsul-Général.

– A vingt-deux ans, une fois reçu docteur en Droit, mon vieiloncle, l’abbé Loraux, alors âgé de soixante-douze ans, sentit lanécessité de me donner un protecteur et de me lancer dans unecarrière quelconque. Cet excellent homme, si toutefois ce ne futpas un saint, regardait chaque nouvelle année comme un nouveau donde Dieu. Je n’ai pas besoin de vous dire combien il était facile auconfesseur d’une Altesse Royale de placer un jeune homme élevé parlui, l’unique enfant de sa sœur. Un jour donc, vers la fin del’année 1824, ce vénérable vieillard, depuis cinq ans curé desBlancs-Manteaux à Paris, monta dans la chambre que j’occupais à sonpresbytère, et me dit : – « Fais ta toilette, mon enfant, je vaiste présenter à la personne qui te prend chez elle qualité desecrétaire. Si je ne me trompe, cette personne pourra me remplacerdans le cas où Dieu m’appellerait à lui. J’aurai dit ma messe àneuf heures, tu as trois quarts d’heure à toi, sois prêt. –Ah&|160;! mon oncle, dois-je donc dire adieu à cette chambre où jesuis si heureux depuis quatre ans&|160;?… – Je n’ai pas de fortuneà te léguer, me répondit-il. – Ne me laissez-vous pas la protectionde votre nom, le souvenir de vos œuvres, et… &|160;? – Ne parlonspas de cet héritage-là, dit-il en souriant. Tu ne connais pasencore assez le monde pour savoir qu’il acquitterait difficilementun legs de cette nature&|160;; tandis qu’en te menant ce matin chezmonsieur le comte…

(Permettez-moi, dit le Consul, de vous désigner mon protecteursous son nom de baptême seulement, et de l’appeler le comteOctave.)

– Tandis qu’en te menant chez monsieur le comte Octave, je croiste donner une protection qui, si tu plais à ce vertueux hommed’Etat, comme je n’en doute pas, équivaudra certes à la fortune queje t’aurais amassée, si la ruine de mon beau-frère, et la mort dema sœur, ne m’avaient surpris comme un coup de foudre par un jourserein – Etes-vous le confesseur de monsieur le comte&|160;? – Et,si je l’étais, pourrais-je t’y placer&|160;? Quel est le prêtrecapable de profiter des secrets dont la connaissance lui vient autribunal de la pénitence&|160;? Non, tu dois cette protection à SaGrandeur le Garde des Sceaux. Mon cher Maurice, tu seras là commechez un père. Monsieur le comte te donne deux mille quatre centsfrancs d’appointements fixes, un logement dans son hôtel, et uneindemnité de douze cents francs pour ta nourriture : il net’admettra pas à sa table et ne veut pas te faire servir à part,afin de ne point te livrer à des soins subalternes. Je n’ai pasaccepté l’offre qu’on m’a faite avant d’avoir acquis la certitudeque le secrétaire du comte Octave ne sera jamais un premierdomestique. Tu seras accablé de travaux, car le comte est un grandtravailleur&|160;; mais tu sortiras de chez lui capable de remplirles plus hautes places. Je n’ai pas besoin de te recommander ladiscrétion, la première vertu des hommes qui se destinent à desfonctions publiques. » Jugez quelle fut ma curiosité&|160;! Lecomte Octave occupait alors l’une des plus hautes places de lamagistrature, il possédait la confiance de madame la Dauphine quivenait de le faire nommer Ministre-d’Etat, il menait une existenceà peu près semblable à celle du comte de Sérizy, que vousconnaissez, je crois, tous&|160;; mais plus obscure car ildemeurait au Marais, rue Payenne, et ne recevait presque jamais. Savie privée échappait au contrôle du public par une modestiecénobitique et par un travail continu. Laissez-moi vous peindre enpeu de mots ma situation. Après avoir trouvé dans le graveproviseur du collége Saint-Louis un tuteur à qui mon oncle avaitdélégué ses pouvoirs, j’avais fini mes classes à dix-huit ans.J’étais sorti de ce collége aussi pur qu’un séminariste plein defoi sort de Saint-Sulpice. A son lit de mort, ma mère avait obtenude mon oncle que je ne serais pas prêtre&|160;; mais j’étais aussipieux que si j’avais dû entrer dans les Ordres. Au déjucher ducollége, pour employer un vieux mot très-pittoresque, l’abbé Lorauxme prit dans sa cure et me fit faire mon Droit. Pendant les quatreannées d’études voulues pour prendre tous les grades, je travaillaibeaucoup et surtout en dehors des champs arides de lajurisprudence. Sevré de littérature au collége, où je demeuraischez le proviseur, j’avais une soif à étancher. Dès que j’eus luquelques-uns des chefs-d’œuvre modernes, les œuvres de tous lessiècles précédents y passèrent. Je devins fou du théâtre, j’y allaitous les jours pendant long-temps, quoique mon oncle ne me donnâtque cent francs par mois. Cette parcimonie, à laquelle sa tendressepour les pauvres réduisait ce bon vieillard, eut pour effet decontenir les appétits du jeune homme en de justes bornes. Au momentd’entrer chez le comte Octave, je n’étais pas un innocent, mais jeregardais comme autant de crimes mes rares escapades. Mon oncleétait si vraiment angélique, je craignais tant de le chagriner quejamais je n’avais passé de nuit dehors durant ces quatre années. Cebon homme attendait, pour se coucher, que je fusse rentré. Cettesollicitude maternelle avait plus de puissance pour me retenir quetous les sermons et les reproches dont on émaille la vie des jeunesgens dans les familles puritaines. Etranger aux différents mondesqui composent la société parisienne, je ne savais des femmes commeil faut et des bourgeoises que ce que j’en voyais en me promenant,ou dans les loges au théâtre, et encore à la distance du parterreoù j’étais. Si, dans ce temps, on m’eût dit : « Vous allez voirCanalis ou Camille Maupin, » j’aurais eu des brasiers dans la têteet dans les entrailles. Les gens célèbres étaient pour moi commedes dieux qui ne parlaient pas, ne marchaient pas, ne mangeaientpas comme les autres autres hommes. Combien de contes des Mille etune Nuits tient-il dans une adolescence&|160;?… Combien de LampesMerveilleuses faut-il avoir maniées avant de reconnaître que lavraie Lampe Merveilleuse est ou le hasard, ou le travail, ou legénie&|160;? Pour quelques hommes, ce rêve fait par l’espritéveillé dure peu&|160;; le mien dure encore&|160;! Dans ce temps jem’endormais toujours grand-duc de Toscane, – millionnaire, – aimépar une princesse, – Ou célèbre&|160;! Ainsi, entrer chez le comteOctave, avoir cent louis à moi par an, ce fut entrer dans la vieindépendante. J’entrevis quelques chances de pénétrer dans lasociété, d’y chercher ce que mon cœur désirait le plus, uneprotectrice qui me tirât de la voie dangereuse où s’engagentnécessairement à Paris les jeunes gens de vingt-deux ans, quelquesages et bien élevés qu’ils soient. Je commençais à me craindremoi-même. L’étude obstinée du Droit des Gens, dans laquelle jem’étais plongé, ne suffisait pas toujours à réprimer de cruellesfantaisies. Oui, parfois je m’abandonnais en pensée à la vie duthéâtre&|160;; je croyais pouvoir être un grand acteur&|160;; jerêvais des triomphes et des amours sans fin, ignorant lesdéceptions cachées derrière le rideau, comme partout ailleurs, cartoute scène a ses coulisses. Je suis quelquefois sorti, le cœurbouillant, emmené par le désir de faire une battue dans Paris, dem’y attacher à une belle femme que je rencontrerais, de la suivrejusqu’à sa porte, de l’espionner, de lui écrire, de me confier àelle tout entier, et de la vaincre à force d’amour. Mon pauvreoncle, ce cœur dévoré de charité, cet enfant de soixante-dix ans,intelligent comme Dieu, naïf comme un homme de génie, devinait sansdoute les tumultes de mon âme, car jamais il ne faillit à me dire :« Va, Maurice, tu es un pauvre aussi&|160;! voici vingt francs,amuse-toi, tu n’es pas prêtre&|160;! » quand il sentait la cordepar laquelle il me tenait trop tendue et près de se rompre. Si vousaviez pu voir le feu follet qui dorait alors ses yeux gris, lesourire qui dénouait ses aimables lèvres en les tirant vers lescoins de sa bouche, enfin l’adorable expression de ce visageauguste dont la laideur primitive était rectifiée par un espritapostolique, vous comprendriez le sentiment qui me faisait, pourtoute réponse, embrasser le curé des Blancs-Manteaux, comme sic’eût été ma mère. – « Tu n’auras pas un maître, me dit mon oncleen allant rue Payenne, tu auras un ami dans le comte Octave&|160;;mais il est défiant, ou, pour parler plus correctement, il estprudent. L’amitié de cet homme d’Etat ne doit s’acquérir qu’avec letemps&|160;; car, malgré sa perspicacité profonde et son habitudede juger les hommes, il a été trompé par celui à qui tu succèdes,il a failli devenir victime d’un abus de confiance. C’est t’en direassez sur la conduite à tenir chez lui. » En frappant à l’immensegrande porte d’un hôtel aussi vaste que l’hôtel Carnavalet et sisentre cour et jardin, le coup retentit comme dans une solitude.Pendant que mon oncle demandait le comte à un vieux suisse enlivrée, je jetai un de ces regards qui voient tout sur la cour oùles pavés disparaissaient entre les herbes, sur les murs noirs quioffraient de petits jardins au-dessus de toutes les décorationsd’une charmante architecture, et sur des toits élevés comme ceuxdes Tuileries. Les balustres des galeries supérieures étaientrongés. Par une magnifique arcade, j’aperçus une seconde courlatérale où se trouvaient les communs dont les portes sepourrissaient. Un vieux cocher y nettoyait une vieille voiture. Al’air nonchalant de ce domestique, il était facile de présumer queles somptueuses écuries où tant de chevaux hennissaient autrefois,en logeaient tout au plus deux. La superbe façade de la cour mesembla morne, comme celle d’un hôtel appartenant à l’Etat ou à laCouronne, et abandonné à quelque service public. Un coup de clocheretentit pendant que nous allions, mon oncle et moi, de la loge dusuisse (il y avait encore écrit au-dessus de la porte : Parlez ausuisse), vers le perron d’où sortit un valet dont la livréeressemblait à celle des Labranche du Théâtre-Français dans le vieuxrépertoire. Une visite était si rare, que le domestique achevaitd’endosser sa casaque, en ouvrant une porte vitrée en petitscarreaux, de chaque côté de laquelle la fumée de deux réverbèresavait dessiné des étoiles sur la muraille. Un péristyle d’unemagnificence digne de Versailles laissait voir un de ces escalierscomme il ne s’en construira plus en France, et qui tiennent laplace d’une maison moderne. En montant des marches en pierre,froides comme des tombes, et sur lesquelles huit personnes devaientmarcher de front, nos pas retentissaient sous des voûtes sonores.On pouvait se croire dans une cathédrale. Les rampes amusaient leregard par les miracles de cette orfévrerie de serrurier, où sedéroulaient les fantaisies de quelque artiste du règne de HenriIII. Saisis par un manteau de glace qui nous tomba sur les épaules,nous traversâmes des antichambres, des salons en enfilade,parquetés, sans tapis, meublés de ces vieilleries superbes qui, delà, retombent chez les marchands de curiosités. Enfin nousarrivâmes à un grand cabinet situé dans un pavillon en équerre donttoutes les croisées donnaient sur un vaste jardin. – « Monsieur lecuré des Blancs-Manteaux et son neveu, monsieur de L’Hostal&|160;!» dit le Labranche aux soins de qui le valet de théâtre nous avaitremis à la première antichambre. Le comte Octave, vêtu d’unpantalon à pieds et d’une redingote en molleton gris, se leva d’unimmense bureau, vint à la cheminée, et me fit signe de m’asseoir,en allant prendre les mains à mon oncle et en les lui serrant. – «Quoique je sois sur la paroisse de Saint-Paul, lui dit-il, il estdifficile que je n’aie pas entendu parler du curé desBlancs-Manteaux, et je suis heureux de faire sa connaissance. –Votre Excellence est bien bonne, répondit mon oncle. Je vous amènele seul parent qui me reste. Si je crois faire un cadeau à VotreExcellence, je pense aussi donner un second père à mon neveu. –C’est sur quoi je pourrai vous répondre, monsieur l’abbé, quandnous nous serons éprouvés l’un l’autre, votre neveu et moi, dit lecomte Octave. Vous vous nommez&|160;? me demanda-t-il. – Maurice. –Il est Docteur en Droit, fit observer mon oncle. – Bien, bien, ditle comte en me regardant de la tête aux pieds. – Monsieur l’abbé,j’espère que, pour votre neveu d’abord, puis pour moi, vous meferez l’honneur de venir dîner ici tous les lundis. Ce sera notredîner, notre soirée de famille. » Mon oncle et le comte se mirent àcauser religion au point de vue politique, œuvres de charité,répression des délits, et je pus alors examiner à mon aise l’hommede qui ma destinée allait dépendre. Le comte était de moyennetaille, il me fut impossible de juger de ses proportions à cause deson habillement&|160;; mais il me parut maigre et sec. La figureétait âpre et creusée. Les traits avaient de la finesse. La bouche,un peu grande, exprimait à la fois l’ironie et la bonté. Le front,trop vaste peut-être, effrayait comme si c’eût été celui d’un fou,d’autant plus qu’il contrastait avec le bas de la figure, terminéebrusquement par un petit menton très-rapproché de la lèvreinférieure. Deux yeux d’un bleu de turquoise, vifs et intelligentscomme ceux du prince de Talleyrand que j’admirai plus tard,également doués, comme ceux du prince, de la faculté de se taire aupoint de devenir mornes, ajoutaient à l’étrangeté de cette face,non point pâle, mais jaune. Cette coloration semblait annoncer uncaractère irritable et des passions violentes. Les cheveux,argentés déjà, peignés avec soin, sillonnaient la tête par lescouleurs alternées du blanc et du noir. La coquetterie de cettecoiffure nuisait à la ressemblance que je trouvais au comte avec cemoine extraordinaire que Lewis a mis en scène d’après le Schedonidu Confessionnal des Pénitents noirs qui, selon moi, me paraît unecréation supérieure à celle du Moine. En homme qui devait se rendrede bonne heure au Palais, le comte avait déjà la barbe faite. Deuxflambeaux à quatre branches et garnis d’abat-jours, placés aux deuxextrémités du bureau, et dont les bougies brûlaient encore,disaient assez que le magistrat se levait bien avant le jour. Sesmains, que je vis quand il prit le cordon de la sonnette pour fairevenir son valet de chambre, étaient fort belles, et blanches commedes mains de femme…

(– En vous racontant cette histoire, dit le Consul-Général quis’interrompit, je dénature la position sociale et les titres de cepersonnage, tout en vous le montrant dans une situation analogue àla sienne. Etat, dignité, luxe, fortune, train de vie, tous cesdétails sont vrais&|160;; mais je ne veux manquer ni à monbienfaiteur ni à mes habitudes de discrétion.)

– Au lieu de me sentir ce que j’étais, reprit le Consul-Généralaprès une pause, socialement parlant, un insecte devant un aigle,j’éprouvai je ne sais quel sentiment indéfinissable à l’aspect ducomte, et que je puis expliquer aujourd’hui. Les artistes de génie…. (Il s’inclina gracieusement devant l’ambassadeur, la femmecélèbre et les deux Parisiens.)

&|160;… . Les véritables hommes d’état, les poètes, un généralqui a commandé des armées, enfin les personnes réellement grandessont simples&|160;; et leur simplicité vous met de plain-pied avecelles. Vous qui êtes supérieurs par la pensée, peut-être avez-vousremarqué, dit-il en s’adressant à ses hôtes, combien le sentimentrapproche les distances morales qu’a créées la Société. Si nousvous sommes inférieurs par l’esprit, nous pouvons vous égaler parle dévouement en amitié. A la température (passez-moi ce mot) denos cœurs, je me sentis aussi près de mon protecteur que j’étaisloin de lui par le rang. Enfin, l’âme a sa clairvoyance, ellepressent la douleur, le chagrin, la joie, l’animadversion, la hainechez autrui. Je reconnus vaguement les symptômes d’un mystère, enreconnaissant chez le comte les mêmes effets de physionomie quej’avais observés chez mon oncle. L’exercice des vertus, la sérénitéde la conscience, la pureté de la pensée avaient transfiguré mononcle, qui de laid devint très-beau. J’aperçus une métamorphoseinverse dans le visage du comte : au premier coup d’oeil, je luidonnai cinquante-cinq ans&|160;; mais, après un examen attentif, jereconnus une jeunesse ensevelie sous les glaces d’un profondchagrin, sous la fatigue des études obstinées, sous les teinteschaudes de quelque passion contrariée. A un mot de mon oncle, lesyeux du comte reprirent pour un moment la fraîcheur d’unepervenche, il eut un sourire d’admiration qui me le montra à unâge, que je crus le véritable, à quarante ans. Ces observations, jene les fis pas alors, mais plus tard, en me rappelant lescirconstances de cette visite. Le valet de chambre entra tenant unplateau sur lequel était le déjeuner de son maître. – « Je nedemande pas mon déjeuner, dit le comte, laissez-le cependant, etallez montrer à monsieur son appartement. » Je suivis le valet dechambre, qui me conduisit à un joli logement complet, situé sousune terrasse, entre la cour d’honneur et les communs, au-dessusd’une galerie par laquelle les cuisines communiquaient avec legrand escalier de l’hôtel. Quand je revins au cabinet du comte,j’entendis, avant d’ouvrir la porte, mon oncle prononçant sur moicet arrêt : – « Il pourrait faire une faute, car il a beaucoup decœur, et nous sommes tous sujets à d’honorables erreurs&|160;; maisil est sans aucun vice. – Eh&|160;! bien, me dit le comte en mejetant un regard affectueux, vous plairez-vous là&|160;?dites&|160;? Il se trouve tant d’appartements dans cette caserne,que si vous n’étiez pas bien je vous caserais ailleurs. – Jen’avais qu’une chambre chez mon oncle, répondis-je. – Eh&|160;!bien, vous pouvez être installé ce soir, me dit le comte, car vousavez sans doute le mobilier de tous les étudiants, un fiacre suffità le transporter. Pour aujourd’hui, nous dînerons ensemble, toustrois, » ajouta-t-il en regardant mon oncle. Une magnifiquebibliothèque attenait au cabinet du comte, il nous y mena, me fitvoir un petit réduit coquet et orné de peintures qui devait avoirjadis servi d’oratoire. – « Voici votre cellule, me dit-il, vousvous tiendrez là quand vous aurez à travailler avec moi, car vousne serez pas à la chaîne. » Et il me détailla le genre et la duréede mes occupations chez lui&|160;; en l’écoutant, je reconnus enlui un grand précepteur politique. Je mis un mois environ à mefamiliariser avec les êtres et les choses, à étudier les devoirs dema nouvelle position, et à m’accoutumer aux façons du comte. Unsecrétaire observe nécessairement l’homme qui se sert de lui. Lesgoûts, les passions, le caractère, les manies de cet hommedeviennent l’objet d’une étude involontaire. L’union de ces deuxesprits est à la fois plus et moins qu’un mariage. Pendant troismois, le comte Octave et moi, nous nous espionnâmes réciproquement.J’appris avec étonnement que le comte n’avait que trente-sept ans.La paix purement extérieure de sa vie et la sagesse de sa conduitene procédaient pas uniquement d’un sentiment profond du devoir etd’une réflexion stoïque&|160;; en pratiquant cet homme,extraordinaire pour ceux qui le connaissent bien, je sentis devastes profondeurs sous ses travaux, sous les actes de sapolitesse, sous son masque de bienveillance, sous son attituderésignée qui ressemblait tant au calme qu’on pouvait s’y tromper.De même qu’en marchant dans les forêts, certains terrains laissentdeviner par le son qu’ils rendent sous les pas de grandes masses depierre ou le vide&|160;; de même l’égoïsme en bloc caché sous lesfleurs de la politesse, et les souterrains minés par le malheursonnent creux au contact perpétuel de la vie intime. La douleur etnon le découragement habitait cette âme vraiment grande. Le comteavait compris que l’Action, que le Fait est la loi suprême del’homme social. Aussi marchait-il dans sa voie malgré de secrètesblessures, en regardant l’avenir d’un oeil serein, comme un martyrplein de foi. Sa tristesse cachée, l’amère déception dont ilsouffrait ne l’avaient pas amené dans les landes philosophiques del’Incrédulité&|160;; ce courageux homme d’Etat était religieux,mais sans aucune ostentation : il allait à la première messe qui sedisait à Saint-Paul pour les artisans et pour les domestiquespieux. Aucun de ses amis, personne à la Cour ne savait qu’ilobservât si fidèlement les pratiques de la religion. Il cultivaitDieu comme certains honnêtes gens cultivent un vice, avec unprofond mystère. Aussi devais-je trouver un jour le comte monté surune Alpe de malheur bien plus élevée que celle où se tiennent ceuxqui se croient les plus éprouvés, qui raillent les passions et lescroyances d’autrui parce qu’ils ont vaincu les leurs, qui varientsur tous les tons l’ironie et le dédain. Il ne se moquait alors nide ceux qui suivent encore l’Espérance dans les marais où elle vousemmène, ni de ceux qui gravissent un pic pour s’isoler, ni de ceuxqui persistent dans leur lutte en rougissant l’arène de leur sang,et la jonchant de leurs illusions&|160;; il voyait le monde en sonentier, il dominait les croyances, il écoutait les plaintes, ildoutait des affections et surtout des dévouements&|160;; mais cegrand, ce sévère magistrat y compatissait, il les admirait, non pasavec un enthousiasme passager, mais par le silence, par lerecueillement, par la communion de l’âme attendrie. C’était uneespèce de Manfred catholique et sans crime, portant la curiositédans sa foi, fondant les neiges à la chaleur d’un volcan sansissue, conversant avec une étoile que lui seul voyait&|160;! Jereconnus bien des obscurités dans sa vie extérieure. Il se dérobaità mes regards non pas comme le voyageur qui, suivant une route,disparaît au gré des caprices du terrain dans les fondrières et lesravins, mais en tirailleur épié qui veut se cacher et qui cherchedes abris. Je ne m’expliquais pas de fréquentes absences faites aumoment où il travaillait le plus, et qu’il ne me déguisait point,car il me disait : « Continuez pour moi, » en me confiant sabesogne. Cet homme, si profondément enseveli dans les triplesobligations de l’homme d’Etat, du Magistrat et de l’orateur, meplut par ce goût qui révèle une belle âme et que les gens délicatsont presque tous pour les fleurs. Son jardin et son cabinet étaientpleins des plantes les plus curieuses, mais qu’il achetait toujoursfanées. Peut-être se complaisait-il dans cette image de sadestinée&|160;?… il était fané comme ces fleurs près d’expirer, etdont les parfums presque décomposés lui causaient d’étrangesivresses. Le comte aimait son pays, il se dévouait aux intérêtspublics avec la furie d’un cœur qui veut tromper une autrepassion&|160;; mais l’étude, le travail où il se plongeait ne luisuffisaient pas&|160;; il se livrait en lui d’affreux combats dontquelques éclats m’atteignirent. Enfin, il laissait entendre denavrantes aspirations vers le bonheur, et me paraissait devoir êtreheureux encore&|160;; mais quel était l’obstacle&|160;? Aimait-ilune femme&|160;? Ce fut une question que je me posai. Jugez del’étendue des cercles de douleur que ma pensée dut interroger avantd’en venir à une si simple et si redoutable question&|160;! Malgréses efforts, mon patron ne réussissait donc pas à étouffer le jeude son cœur Sous sa pose austère, sous le silence du magistrats’agitait une passion contenue avec tant de puissance, quepersonne, excepté moi, son commensal, ne devina ce secret. Sadevise semblait être : « Je souffre et je me tais. » Le cortége derespect et d’admiration qui le suivait, l’amitié de travailleursintrépides comme lui, des présidents Grandville et Sérizy n’avaientaucune prise sur le comte : ou il ne leur livrait rien, ou ilssavaient tout. Impassible, la tête haute en public, le comte nelaissait voir l’homme qu’en de rares instants, quand, seul dans sonjardin, dans son cabinet, il ne se croyait pas observé&|160;; maisalors il devenait enfant, il donnait carrière aux larmes dévoréessous sa toge, aux exaltations qui, peut-être mal interprétées,eussent nui à sa réputation de perspicacité comme homme d’Etat.Quand toutes ces choses furent à l’état de certitude pour moi, lecomte Octave eut tous les attraits d’un problème, et obtint autantd’affection que s’il eût été mon propre père. Comprenez-vous lacuriosité comprimée par le respect&|160;?… Quel malheur avaitfoudroyé ce savant voué depuis l’âge de dix-huit ans, comme Pitt,aux études que veut le pouvoir, et qui n’avait pasd’ambition&|160;; ce juge, qui savait le Droit diplomatique, leDroit politique, le Droit civil et le Droit criminel, et quipouvait y trouver des armes contre toutes les inquiétudes ou contretoutes les erreurs&|160;; ce profond législateur, cet écrivainsérieux, ce religieux célibataire dont la vie disait assez qu’iln’encourait aucun reproche&|160;? Un criminel n’eût pas été puniplus sévèrement par Dieu que l’était mon patron : le chagrin avaitemporté la moitié de son sommeil, il ne dormait plus que quatreheures&|160;! Quelle lutte existait au fond de ces heures quipassaient en apparence calmes, studieuses, sans bruit ni murmure,et pendant lesquelles je le surpris souvent la plume tombée de sesdoigts, la tête appuyée sur une de ses mains, les yeux comme deuxétoiles fixes et quelquefois mouillées de larmes&|160;? Commentl’eau de cette source vive courait-elle sur une grève brillantesans que le feu souterrain la desséchât&|160;?… Y avait-il, commesous la mer, entre elle et le foyer du globe, un lit degranit&|160;? Enfin, le volcan éclaterait-il&|160;?… Parfois lecomte me regardait avec la curiosité sagace et perspicace, quoiquerapide, par laquelle un homme en examine un autre quand il chercheun complice&|160;; puis il fuyait mes yeux en les voyant s’ouvrir,en quelque sorte, comme une bouche qui veut une réponse et quisemble dire : « Parlez le premier&|160;! » Par moments, le comteOctave était d’une tristesse sauvage et bourrue. Si les écarts decette humeur me blessaient, il savait revenir sans me demander lemoindre pardon&|160;; mais ses manières devenaient alors gracieusesjusqu’à l’humilité du chrétien. Quand je me fus filialement attachéà cet homme mystérieux pour moi, si compréhensible pour le monde àqui le mot original suffit pour expliquer toutes les énigmes ducœur, je changeai la face de la maison. L’abandon de ses intérêtsallait, chez le comte, jusqu’à la bêtise dans la conduite de sesaffaires. Riche d’environ cent soixante mille francs de rentes,sans compter les émoluments de ses places, dont trois n’étaient passujettes à la loi du cumul, il dépensait soixante mille francs, surlesquels trente au moins allaient à ses domestiques. A la fin de lapremière année, je renvoyai tous ces fripons, et priai SonExcellence d’user de son crédit pour m’aider à trouver d’honnêtesgens. A la fin de la seconde année, le comte, mieux traité, mieuxservi, jouissait du comfort moderne&|160;; il avait de beauxchevaux appartenant à un cocher à qui je donnais tant par mois pourchaque cheval&|160;; ses dîners, les jours de réception, servis parChevet à prix débattus, lui faisaient honneur&|160;; l’ordinaireregardait une excellente cuisinière que me procura mon oncle et quedeux filles de cuisine aidaient&|160;; la dépense, non compris lesacquisitions, ne se montait plus qu’à trente mille francs&|160;;nous avions deux domestiques de plus, dont les soins rendirent àl’hôtel toute sa poésie, car ce vieux palais, si beau dans sarouille, avait une majesté que l’incurie déshonorait. – « je nem’étonne plus, dit-il en apprenant ces résultats, des fortunes quefaisaient mes gens. En sept ans, j’ai eu deux cuisiniers devenus deriches restaurateurs&|160;! – Vous avez perdu trois cent millefrancs en sept ans, repris-je. Et vous, magistrat qui signez auPalais des réquisitoires contre le crime, vous encouragiez le volchez vous. » Au commencement de l’année 1826, le comte avait sansdoute achevé de m’observer, et nous étions aussi liés que peuventl’être deux hommes quand l’un est le subordonné de l’autre. Il nem’avait rien dit de mon avenir&|160;; mais il s’était attaché,comme un maître et comme un père, à m’instruire. Il me fit souventrassembler les matériaux de ses travaux les plus ardus, je rédigeaiquelques-uns de ses rapports, et il me les corrigeait en memontrant les différences de ses interprétations de la loi, de sesvues et des miennes. Quand enfin j’eus produit un travail qu’il pûtdonner comme sien, il en eut une joie qui me servit de récompense,et il s’aperçut que je la prenais ainsi. Ce petit incident sirapide produisit sur cette âme, en apparence sévère, un effetextraordinaire. Le comte me jugea, pour me servir de la languejudiciaire, en dernier ressort et souverainement : il me prit parla tête et me baisa sur le front. – « Maurice, s’écria-t-il, vousn’êtes plus mon compagnon, je ne sais pas encore ce que vous meserez&|160;; mais, si ma vie ne change pas, peut-être metiendrez-vous lieu de fils&|160;! » Le comte Octave m’avaitprésenté dans les meilleures maisons de Paris où j’allais à saplace, avec ses gens et sa voiture, dans les occasions tropfréquentes où, près de partir, il changeait d’avis et faisait venirun cabriolet de place, pour aller… Où&|160;?… Là était le mystère.Par l’accueil qu’on me faisait, je devinais les sentiments du comteà mon égard et le sérieux de ses recommandations. Attentif comme unpère, il fournissait à tous mes besoins avec d’autant plus delibéralité que ma discrétion l’obligeait à toujours penser à moi.Vers la fin du mois de janvier 1827, chez madame la comtesse deSérizy, j’éprouvai des chances si constamment mauvaises au jeu, queje perdis deux mille francs, et je ne voulus pas les prendre sur macaisse. Le lendemain, je me disais : « Dois-je aller les demander àmon oncle ou me confier au comte&|160;? » Je pris le dernier parti.– « Hier, lui dis-je pendant qu’il déjeunait, j’ai constammentperdu au jeu, je me suis piqué, j’ai continué&|160;; je dois deuxmille francs. Me permettez-vous de prendre ces deux mille francs encompte sur mes appointements de l’année&|160;? – Non, me dit-ilavec un charmant sourire. Quand on joue dans le monde, il fautavoir une bourse de jeu. Prenez six mille francs, payez vos dettes,nous serons de moitié à compter d’aujourd’hui, car si vous mereprésentez la plupart du temps, au moins votre amour-propre n’endoit-il pas souffrir. » Je ne remerciai pas le comte. Unremerciement lui aurait paru de trop entre nous. Cette nuance vousindique la nature de nos relations. Néanmoins nous n’avions pasencore l’un et l’autre une confiance illimitée, il ne m’ouvrait pasces immenses souterrains que j’avais reconnus dans sa vie secrète,et moi je ne lui disais pas : « Qu’avez-vous&|160;? de quel malsouffrez-vous&|160;? » Que faisait-il pendant ses longuessoirées&|160;? Souvent, il rentrait ou à pied ou dans un cabrioletde place, quand je revenais en voiture, moi, son secrétaire&|160;!Un homme si pieux était-il donc la proie de vices cachés avechypocrisie&|160;? Employait-il toutes les forces de son esprit àsatisfaire une jalousie plus habile que celle d’Othello&|160;?Vivait-il avec une femme indigne de lui&|160;? Un matin, enrevenant de chez je ne sais quel fournisseur acquitter un mémoire,entre Saint-Paul et l’Hôtel-de-Ville, je surpris le comte Octave enconversation si animée avec une vieille femme, qu’il ne m’aperçutpas. La physionomie de cette vieille me donna d’étranges soupçons,des soupçons d’autant plus fondés que je ne voyais pas faire aucomte l’emploi de ses économies. N’est-ce pas horrible àpenser&|160;? je me faisais le censeur de mon patron. Dans cemoment, je lui savais plus de six cent mille francs à placer, ets’il les avait employés en inscriptions de rentes, sa confiance enmoi était tellement entière en tout ce qui touchait ses intérêts,que je ne devais pas l’ignorer. Parfois le comte se promenait dansson jardin, le matin, en y tournant comme un homme pour qui laPromenade est l’hippogriffe que monte une Mélancolie rêveuse. Ilallait&|160;! il allait&|160;! il se frottait les mains às’arracher l’épiderme&|160;! Et quand je le surprenais enl’abordant au détour d’une allée, je voyais sa figure épanouie. Sesyeux, au lieu d’avoir la sécheresse d’une turquoise, prenaient cevelouté de la pervenche qui m’avait tant frappé lors de ma premièrevisite à cause du contraste étonnant de ces deux regards sidifférents : le regard de l’homme heureux, le regard de l’hommemalheureux. Deux ou trois fois, en ces moments, il m’avait saisipar le bras, il m’avait entraîné&|160;; puis il me disait : – « Quevenez-vous me demander&|160;? » au lieu de déverser sa joie en moncœur qui s’ouvrait à lui. Plus souvent aussi, le malheureux,surtout depuis que je pouvais le remplacer dans ses travaux etfaire ses rapports, restait des heures entières à contempler lespoissons rouges qui fourmillaient dans un magnifique bassin demarbre au milieu de son jardin, et autour duquel les plus bellesfleurs formaient un amphithéâtre. Cet homme d’Etat semblait avoirréussi à passionner le plaisir machinal d’émietter du pain à despoissons. Voilà comment se découvrit le drame de cette existenceintérieure si profondément ravagée, si agitée, et où, dans uncercle oublié par Dante dans son Enfer, il naissait d’horriblesjoies.

Le Consul-Général fit une pause.

– Par un certain lundi, reprit-il, le hasard voulut que monsieurle président de Grandville et monsieur de Sérizy, alorsVice-Président du Conseil-d’Etat, fussent venus tenir une séancechez le comte Octave. Ils formaient, à eux trois, une commission delaquelle j’étais le secrétaire. Le comte m’avait déjà fait nommerauditeur au Conseil-d’Etat. Tous les éléments nécessaires àl’examen de la question politique secrètement soumise à cesmessieurs se trouvaient sur l’une des longues tables de notrebibliothèque. Messieurs de Grandville et de Sérizy s’en étaientremis au comte Octave pour le dépouillement préparatoire desdocuments relatifs à leur travail. Afin d’éviter le transport despièces chez monsieur de Sérizy, président de la commission, ilétait convenu qu’on se réunirait d’abord rue Payenne. Le cabinetdes Tuileries attachait une grande importance à ce travail, quipesa sur moi principalement et auquel je dus, dans le cours decette année, ma nomination de Maître des Requêtes. Quoique lescomtes de Grandville et de Sérizy, dont les habitudes ressemblaientfort à celles de mon patron, ne dînassent jamais hors de chez eux,nous fûmes surpris discutant encore à une heure si avancée que levalet de chambre me demanda pour me dire : – « Messieurs les curésde Saint-Paul et des Blancs-Manteaux sont au salon depuis deuxheures. » Il était neuf heures&|160;! – « Vous voilà, messieurs,obligés de faire un dîner de curés, dit en riant le comte Octave àses collègues. Je ne sais pas si Grandville surmontera sarépugnance pour la soutane. – C’est selon les curés. – Oh&|160;!l’un est mon oncle, et l’autre est l’abbé Gaudron, lui répondis-je.Soyez sans crainte, l’abbé Fontanon n’est plus vicaire àSaint-Paul… – Eh&|160;! bien, dînons, répondit le PrésidentGrandville. Un dévot m’effraie&|160;; mais je ne sais personne degai comme un homme vraiment pieux&|160;! » Et nous nous rendîmes ausalon. Le dîner fut charmant. Les hommes réellement instruits, lespolitiques à qui les affaires donnent et une expérience consomméeet l’habitude de la parole, sont d’adorables conteurs, quand ilssavent conter. Il n’est pas de milieu pour eux, ou ils sont lourds,ou ils sont sublimes. A ce charmant jeu, le prince de Metternichest aussi fort que Charles Nodier. Taillée à facettes comme lediamant, la plaisanterie des hommes d’Etat est nette, étincelanteet pleine de sens. Sûr de l’observation des convenances au milieude ces trois hommes supérieurs, mon oncle permit à son esprit de sedéployer, esprit délicat, d’une douceur pénétrante, et fin commecelui de tous les gens habitués à cacher leurs pensées sous larobe. Comptez aussi qu’il n’y eut rien de vulgaire ni d’oiseux danscette causerie que je comparerais volontiers, comme effet surl’âme, à la musique de Rossini. L’abbé Gaudron était, comme le ditmonsieur Grandville, un saint Pierre plutôt qu’un saint Paul, unpaysan plein de foi, carré de base comme de hauteur, un bœufsacerdotal dont l’ignorance, en fait de monde et de littérature,anima la conversation par des étonnements naïfs et par desinterrogations imprévues. On finit par causer d’une des plaiesinhérentes à l’état social et qui vient de nous occuper, del’adultère&|160;! Mon oncle fit observer la contradiction que leslégislateurs du Code, encore sous le coup des oragesrévolutionnaires, y avaient établie entre la loi civile et la loireligieuse, et d’où, selon lui, venait tout le mal. – « Pourl’église, dit-il, l’adultère est un crime&|160;; pour vostribunaux, ce n’est qu’un délit. L’adultère se rend en carrosse àla Police Correctionnelle au lieu de monter sur les bancs de laCour d’Assises. Le Conseil-d’Etat de Napoléon, pénétré de tendressepour la femme coupable, a été plein d’impéritie. Ne fallait-il pasaccorder en ceci la loi civile et la loi religieuse, envoyer aucouvent pour le reste de ses jours, comme autrefois, l’épousecoupable&|160;? – Au couvent&|160;! reprit monsieur de Sérizy, ilaurait fallu d’abord créer des couvents, et, dans ce temps, onconvertissait les monastères en casernes. Puis, y pensez-vous,monsieur l’abbé&|160;?… donner à Dieu ce dont la Société ne veutpas&|160;!… . – Oh&|160;! dit le comte de Grandville, vous neconnaissez pas la France. On a dû laisser au mari le droit de seplaindre&|160;; eh&|160;! bien, il n’y a pas dix plaintes enadultère par an. – Monsieur l’abbé prêche pour son saint, car c’estJésus-Christ qui a créé l’adultère, reprit le comte Octave. Enorient, berceau de l’Humanité, la femme ne fut qu’un plaisir, et yfut alors une chose&|160;; on ne lui demandait pas d’autres vertusque l’obéissance et la beauté. En mettant l’âme au-dessus du corps,la famille européenne moderne, fille de Jésus, a inventé le mariageindissoluble, elle en a fait un sacrement. – Ah&|160;! l’Eglise enreconnaissait bien toutes les difficultés, s’écria monsieur deGrandville. – Cette institution a produit un monde nouveau, repritle comte en souriant&|160;; mais les mœurs de ce monde ne serontjamais celles des climats où la femme est nubile à sept ans et plusque vieille à vingt-cinq. L’Eglise catholique a oublié lesnécessités d’une moitié du globe. Parlons donc uniquement del’Europe&|160;? La femme nous est-elle inférieure ousupérieure&|160;? Telle est la vraie question par rapport à nous.Si la femme nous est inférieure, en l’élevant aussi haut que l’afait l’Eglise, il fallait de terribles punitions à l’adultère.Aussi, jadis, a-t-on procédé ainsi. Le cloître ou la mort, voilàtoute l’ancienne législation. Mais depuis, les mœurs ont modifiéles lois, comme toujours. Le trône a servi de couche à l’adultère,et les progrès de ce joli crime ont marqué l’affaiblissement desdogmes de l’Eglise catholique. Aujourd’hui, là où l’Eglise nedemande plus qu’un repentir sincère à la femme en faute, la Sociétése contente d’une flétrissure au lieu d’un supplice. La loicondamne bien encore les coupables, mais elle ne les intimide plus.Enfin, il y a deux morales : la morale du Monde et la morale duCode. Là où le Code est faible, je le reconnais avec notre cherabbé, le Monde est audacieux et moqueur. Il est peu de juges qui nevoudraient avoir commis le délit contre lequel ils déploient lafoudre assez bonasse de leurs considérants. Le Monde, qui dément laloi, et dans ses fêtes, et par ses usages, et par ses plaisirs, estplus sévère que le Code et l’Eglise : le Monde punit la maladresseaprès avoir encouragé l’hypocrisie. L’économie de la loi sur lemariage me semble à reprendre de fond en comble. Peut être la loifrançaise serait-elle parfaite si elle proclamait l’exhérédationdes filles. – Nous connaissons à nous trois la question à fond, diten riant le comte de Grandville. Moi, j’ai une femme avec laquelleje ne puis pas vivre. Sérizy a une femme qui ne veut pas vivre aveclui. Toi, Octave, la tienne t’a quitté. Nous résumons donc, à noustrois, tous les cas de conscience conjugale&|160;; aussicomposerons-nous, sans doute, la commission, si jamais on revientau divorce. » La fourchette d’Octave tomba sur son verre, le brisa,brisa l’assiette. Le comte, devenu pâle comme un mort, jeta sur lePrésident de Grandville un regard foudroyant par lequel il memontrait, et que je surpris. – « Pardon, mon ami, je ne voyais pasMaurice, reprit le Président de Grandville. Sérizy et moi nousavons été tes complices après t’avoir servi de témoins, je necroyais donc pas faire une indiscrétion en présence de ces deuxvénérables ecclésiastiques. » Monsieur de Sérizy changea laconversation en racontant tout ce qu’il avait fait pour plaire à safemme sans y parvenir ja- mais. Ce vieillard conclut àl’impossibilité de réglementer les sympathies et les antipathieshumaines, il soutint que la loi sociale n’était jamais plusparfaite que quand elle se rapprochait de la loi naturelle. Or, laNature ne tenait aucun compte de l’alliance des âmes, son but étaitatteint par la propagation de l’espèce. Donc le Code actuel avaitété très-sage en laissant une énorme latitude aux hasards.L’exhérédation des filles, tant qu’il y aurait des héritiers mâles,était une excellente modification, soit pour éviterl’abâtardissement des races, soit pour rendre les ménages plusheureux en supprimant des unions scandaleuses, en faisantrechercher uniquement les qualités morales et la beauté. – « Mais,ajouta-t-il en levant la main par un geste de dégoût, le moyen deperfectionner une législation quand un pays a la prétention deréunir sept ou huit cents législateurs&|160;!… Après tout,reprit-il, si je suis sacrifié, j’ai un enfant qui me succédera… –En laissant de côté toute question religieuse, reprit mon oncle, jeferai observer à Votre Excellence que la Nature ne nous doit que lavie, et que la Société nous doit le bonheur. Etes-vous père&|160;?lui demanda mon oncle. – Et moi, ai je des enfants&|160;? » ditd’une voix creuse le comte Octave dont l’accent causa de tellesimpressions que l’on ne parla plus ni femmes, ni mariage. Quand lecafé fut pris, les deux comtes et les deux curés s’évadèrent envoyant le pauvre Octave tombé dans un accès de mélancolie qui nelui permit pas de s’apercevoir de ces disparitions successives. Monprotecteur était assis sur une bergère, au coin du feu, dansl’attitude d’un homme anéanti. – « Vous connaissez le secret de mavie, me dit-il en s’apercevant que nous nous trouvions seuls. Aprèstrois ans de mariage, un soir, en rentrant, on m’a remis une lettrepar laquelle la comtesse m’annonçait sa fuite. Cette lettre nemanquait pas de noblesse, car il est dans la nature des femmes deconserver encore des vertus en commettant cette faute horrible…Aujourd’hui, ma femme est censée s’être embarquée sur un vaisseaunaufragé, elle passe pour morte. Je vis seul depuis septans&|160;!… Assez pour ce soir, Maurice. Nous causerons de masituation quand je me serai accoutumé à l’idée de vous en parler.Quand on souffre d’une maladie chronique, ne faut-il pas s’habituerau mieux&|160;? Souvent le mieux paraît être une autre face de lamaladie. » J’allai me coucher tout troublé, car le mystère, loin des’éclaircir, me parut de plus en plus obscur. Je pressentis undrame étrange en comprenant qu’il ne pouvait y avoir rien devulgaire entre une femme que le comte avait choisie et un caractèrecomme le sien. Enfin les événements qui avaient poussé la comtesseà quitter un homme si noble, si aimable, si parfait, si aimant, sidigne d’être aimé, devaient être au moins singuliers. La phrase demonsieur de Grandville avait été comme une torche jetée dans lessouterrains sur lesquels je marchais depuis si long-temps&|160;;et, quoique cette flamme les éclairât imparfaitement, mes yeuxpouvaient remarquer leur étendue. Je m’expliquai les souffrances ducomte sans connaître ni leur profondeur ni leur amertume. Ce masquejaune, ces tempes desséchées, ces gigantesques études, ces momentsde rêverie, les moindres détails de la vie de ce célibataire mariéprirent un relief lumineux pendant cette heure d’examen mental quiest comme le crépuscule du sommeil et auquel tout homme de cœur seserait livré, comme je le fis. Oh&|160;! combien j’aimai mon pauvrepatron&|160;! il me parut sublime. Je lus un poème de mélancolie,j’aperçus une action perpétuelle dans ce cœur taxé par moid’inertie. Une douleur suprême n’arrive-t-elle pas toujours àl’immobilité&|160;? Ce magistrat, qui disposait de tant depuissance, s’était-il vengé&|160;? se repaissait-il d’une longueagonie&|160;? N’est-ce pas quelque chose à Paris qu’une colèretoujours bouillante pendant dix ans&|160;? Que faisait Octavedepuis ce grand malheur, car cette séparation de deux époux est legrand malheur dans notre époque où la vie intime est devenue, cequ’elle n’était pas jadis, une question sociale&|160;? Nouspassâmes quelques jours en observation, car les grandes souffrancesont leur pudeur&|160;; mais enfin, un soir, le comte me dit d’unevoix grave : « – Restez&|160;! » Voici quel fut à peu près sonrécit.

« Mon père avait une pupille, riche, belle et âgée de seize ans,au moment où je revins du collége dans ce vieil hôtel. Elevée parma mère, Honorine s’éveillait alors à la vie. Pleine de grâces etd’enfantillage, elle rêvait le bonheur comme elle eût rêvé d’uneparure, et peut-être le bonheur était-il pour elle la parure del’âme&|160;? Sa piété n’allait pas sans des joies puériles, cartout, même la religion, était une poésie pour ce cœur ingénu. Elleentrevoyait son avenir comme une fête perpétuelle. Innocente etpure, aucun délire n’avait troublé son sommeil. La honte et lechagrin n’avaient jamais altéré sa joue ni mouillé ses regards.Elle ne cherchait même pas le secret de ses émotions involontairespar un beau jour de printemps. Enfin, elle se sentait faible,destinée à l’obéissance, et attendait le mariage sans le désirer.Sa rieuse imagina- tion ignorait la corruption, peut-êtrenécessaire, que la littérature inocule par la peinture despassions&|160;; elle ne savait rien du monde, et ne connaissaitaucun des dangers de la société. La chère enfant avait si peusouffert qu’elle n’avait pas même déployé son courage. Enfin, sacandeur l’eût fait marcher sans crainte au milieu des serpents,comme l’idéale figure qu’un peintre a créée de l’innocence. Jamaisfront ne fut plus serein et à la fois plus riant que le sien.Jamais il n’a été permis à une bouche de dépouiller de leur sensdes interrogations précises avec tant d’ignorance, Nous vivionscomme deux frères. Au bout d’un an, je lui dis, dans le jardin decet hôtel, devant le bassin aux poissons en leur jetant du pain : «– Veux-tu nous marier&|160;? Avec moi, tu feras tout ce que tuvoudras, tandis qu’un autre homme te rendrait malheureuse. » –Maman, dit-elle à ma mère qui vint au-devant de nous, il estconvenu entre Octave et moi que nous nous marierons… – A dix-septans&|160;?… répondit ma mère. Non, vous attendrez dix-huitmois&|160;; et si dans dix-huit mois vous vous plaisez, eh&|160;!bien, vous êtes de naissance, de fortunes égales, vous ferez à lafois un mariage de convenance et d’inclination. » Quand j’eusvingt-six ans, et Honorine dix-neuf, nous nous mariâmes. Notrerespect pour mon père et ma mère, vieillards de l’ancienne cour,nous empêcha de mettre cet hôtel à la mode, d’en changer lesameublements, et nous y restâmes, comme par le passé, en enfants.Néanmoins, j’allai dans le monde, j’initiai ma femme à la viesociale, et je regardai comme un de mes devoirs de l’instruire.J’ai reconnu plus tard que les mariages contractés dans lesconditions du nôtre renfermaient un écueil contre lequel doivent sebriser bien des affections, bien des prudences, bien desexistences. Le mari devient un pédagogue, un professeur, si vousvoulez&|160;; et l’amour périt sous la férule qui tôt ou tardblesse&|160;; car une épouse jeune et belle, sage et rieuse,n’admet pas de supériorités au-dessus de celles dont elle est douéepar la nature. Peut-être ai-je eu des torts&|160;? peut-être ai-jeeu, dans les difficiles commencements d’un ménage, un tonmagistral&|160;? Peut-être, au contraire, ai-je commis la faute deme fier absolument à cette candide nature, et n’ai-je pas surveilléla comtesse, chez qui la révolte me paraissait impossible&|160;?Hélas&|160;! on ne sait pas encore, ni en politique, ni en ménage,si les empires et les félicités périssent par trop de confiance oupar trop de sévérité. Peut-être aussi le mari n’a-t-il pas réalisépour Honorine les rêves de la jeune fille&|160;? Sait-on, pendantles jours de bonheur, à quels préceptes on a manqué&|160;?… »

(– Je ne me rappelle que les masses dans les reproches ques’adressa le comte avec la bonne foi de l’anatomiste cherchant lescauses d’une maladie qui échapperaient à ses confrères&|160;; maissa clémente indulgence me parut alors vraiment digne de celle deJésus-Christ quand il sauva la femme adultère.)

« Dix-huit mois après la mort de mon père, qui précéda ma mèrede quelques mois dans la tombe, reprit-il après une pause, arrivala terrible nuit où je fus surpris par la lettre d’adieud’Honorine. Par quelle poésie ma femme était-elle séduite&|160;?Etait-ce les sens, était-ce les magnétismes du malheur ou du génie,laquelle de ces forces l’avait ou surprise ou entraînée&|160;? Jen’ai rien voulu savoir. Le coup fut si cruel que je restai commehébété pendant un mois. Plus tard, la réflexion m’a dit de resterdans mon ignorance, et les malheurs d’Honorine m’ont trop appris deces choses. Jusqu’à présent, Maurice, tout est bien vulgaire. maistout va changer par un mot : j’aime Honorine&|160;! je n’ai pascessé de l’adorer. Depuis le jour de l’abandon, je vis de messouvenirs, je reprends un à un les plaisirs pour lesquels sansdoute Honorine fut sans goût. Oh&|160;! dit-il en voyant del’étonnement dans mes yeux, ne me faites pas un héros, ne me croyezpas assez sot, dirait un colonel de l’Empire, pour ne pas avoircherché des distractions. Hélas&|160;! mon enfant, j’étais ou tropjeune, ou trop amoureux : je n’ai pu trouver d’autre femme dans lemonde entier. Après des luttes affreuses avec moi-même, jecherchais à m’étourdir&|160;; j’allais mon argent à la main, jusquesur le seuil de l’Infidélité&|160;; mais là se dressait devant moi,comme une blanche statue, le souvenir d’Honorine. En me rappelantla délicatesse infinie de cette peau suave à travers laquelle onvoit le sang courir et les nerfs palpiter&|160;; en revoyant cettetête ingénue, aussi naïve la veille de mon malheur que le jour oùje lui dis : – Veux-tu nous marier&|160;? en me souvenant d’unparfum céleste comme celui de la vertu&|160;; en retrouvant lalumière de ses regards, la joliesse de ses gestes, je m’enfuyaiscomme un homme qui va violer une tombe et qui en voit sortir l’âmedu mort transfigurée.. Au Conseil, au Palais, dans mes nuits, jerêve si constamment d’Honorine, qu’il me faut une force d’âmeexcessive pour être à ce que je fais, à ce que je dis. Voilà lesecret de mes travaux. Eh&|160;! bien, je ne me suis pas plus sentide colère contre elle que n’en a un père en voyant son enfant chéridans le danger où il s’est précipité par imprudence. J’ai comprisque j’avais fait de ma femme une poésie dont je jouissais avec tantd’ivresse que je croyais mon ivresse partagée. Ah&|160;! Maurice,un amour sans discernement est, chez un mari, une faute qui peutpréparer tous les crimes d’une femme&|160;! J’avais probablementlaissé sans emploi les forces de cette enfant, chérie comme uneenfant&|160;; je l’ai peut-être fatiguée de mon amour avant quel’heure de l’amour eût sonné pour elle&|160;! Trop jeune pourentrevoir le dévouement de la mère dans la constance de la femme,elle a pris cette première épreuve du mariage pour la vieelle-même, et l’enfant mutin a maudit la vie à mon insu, n’osant seplaindre à moi, par pudeur peut-être&|160;! Dans une situation sicruelle, elle se sera trouvée sans défense contre un homme quil’aura violemment émue. Et moi, si sagace magistrat, dit-on, moidont le cœur est bon mais dont l’esprit était occupé, j’ai devinétrop tard ces lois du code féminin méconnues, je les ai lues à laclarté de l’incendie qui dévorait mon toit. J’ai fait alors de moncœur un tribunal, en vertu de la loi&|160;; car la loi constitue unjuge dans un mari : j’ai absous ma femme et je me suis condamné.Mais l’amour prit alors chez moi la forme de la passion, de cettepassion lâche et absolue qui saisit certains vieillards.Aujourd’hui, j’aime Honorine absente, comme on aime, à soixanteans, une femme qu’on veut avoir à tout prix, et je me sens la forced’un jeune homme. J’ai l’audace du vieillard et la retenue del’adolescent. Mon ami, la Société n’a que des railleries pour cetteaffreuse situation conjugale. Là où elle s’apitoie avec un amant,elle voit dans un mari je ne sais quelle impuissance, elle se ritde ceux qui ne savent pas conserver une femme qu’ils ont acquisesous le poêle de l’Eglise et par-devant l’écharpe du maire. Et il afallu me taire&|160;! Sérizy est heureux. Il doit à son indulgencele plaisir de voir sa femme, il la protège, il la défend&|160;; et,comme il l’adore, il connaît les jouissances excessives dubienfaiteur qui ne s’inquiète de rien, pas même du ridicule, car ilen baptise ses paternelles jouissances. – « Je ne reste marié qu’àcause de ma femme&|160;! » me disait un jour Sérizy en sortant duConseil. Mais moi&|160;!… moi, je n’ai rien, pas même le ridicule àaffronter, moi qui ne me soutiens que par un amour sansaliment&|160;! moi qui ne trouve pas un mot à dire à une femme dumonde&|160;! moi que la Prostitution repousse&|160;! moi, fidèlepar incantation&|160;! Sans ma foi religieuse, je me serais tué.J’ai défié l’abîme du travail, je m’y suis plongé, j’en suis sortivivant, brûlant, ardent, ayant perdu le sommeil&|160;!… »

(– Je ne puis me rappeler les paroles de cet homme si éloquent,mais à qui la passion donnait une éloquence si supérieure à cellede la tribune, que, comme lui, j’avais en l’écoutant les jouessillonnées de larmes&|160;! Jugez de mes impressions, quand aprèsune pause pendant laquelle nous essuyâmes nos pleurs, il acheva sonrécit par cette révélation.)

« Ceci est le drame dans mon âme, mais ce n’est pas le drameextérieur qui se joue en ce moment dans Paris&|160;! Le drameintérieur n’intéresse personne. Je le sais, et vous le reconnaîtrezun jour, vous qui pleurez en ce moment avec moi : personne nesuperpose à son cœur ni à son épiderme la douleur d’autrui. Lamesure des douleurs est en nous. Vous-même, vous ne comprenez messouffrances que par une analogie très-vague. Pouvez-vous me voircalmant les rages les plus violentes du désespoir par lacontemplation d’une miniature où mon regard retrouve et baise sonfront, le sourire de ses lèvres, le contour de son visage, où jerespire la blancheur de sa peau, et qui me permet presque desentir, de manier les grappes noires de ses cheveux bouclés&|160;?M’avez-vous surpris quand je bondis d’espérance, quand je me tordssous les mille flèches du désespoir, quand je marche dans la bouede Paris pour dompter mon impatience par la fatigue&|160;? J’ai desénervements comparables à ceux des gens en consomption, deshilarités de fou, des appréhensions d’assassin qui rencontre unbrigadier de gendarmerie. Enfin, ma vie est un continuel paroxismede terreurs, de joies, de désespoirs. Quant au drame, le voici :Vous me croyez occupé du Conseil-d’Etat, de la Chambre, du Palais,de la politique&|160;!… Eh&|160;! mon Dieu, sept heures de la nuitsuffisent à tout, tant la vie que je mène a surexcité mes facultés.Honorine est ma grande affaire. Reconquérir ma femme, voilà maseule étude&|160;; la surveiller dans la cage où elle est, sansqu’elle se sache en ma puissance&|160;; satisfaire à ses besoins,veiller au peu de plaisir qu’elle se permet, être sans cesse autourd’elle, comme un sylphe, sans me laisser ni voir ni deviner, cartout mon avenir serait perdu, voilà ma vie, ma vraie vie&|160;!Depuis sept ans, je ne me suis jamais couché sans être allé voir lalumière de sa veilleuse, ou son ombre sur les rideaux de lafenêtre. Elle a quitté ma maison sans en vouloir emporter autrechose que sa toilette de ce jour-là. L’enfant a poussé la noblessedes sentiments jusqu’à la bêtise&|160;! Aussi, dix-huit mois aprèssa fuite, était-elle abandonnée par son amant qui fut épouvanté parle visage âpre et froid, sinistre et puant de la Misère, lelâche&|160;!&|160;! Cet homme avait sans doute compté surl’existence heureuse et dorée en Suisse et en Italie, que sedonnent les grandes dames en quittant leurs maris. Honorine a deson chef soixante mille francs de rentes. Ce misérable a laissé lachère créature enceinte et sans un sou&|160;! En 1820, au mois denovembre, j’ai obtenu du meilleur accoucheur de Paris de jouer lerôle d’un petit chirurgien de faubourg. J’ai décidé le curé duquartier où se trouvait la comtesse à subvenir à ses besoins, commes’il accomplissait une œuvre de charité. Cacher le nom de ma femme,lui assurer l’incognito, lui trouver une ménagère qui me fûtdévouée et qui fût une confidente intelligente, bah&|160;!.. ce futun travail digne de Figaro. Vous comprenez que, pour découvrirl’asile de ma femme, il me suffisait de vouloir. Après trois moisde désespérance plutôt que de désespoir, la pensée de me consacrerau bonheur d’Honorine, en prenant Dieu pour confident de mon rôle,fut un de ces poèmes qui ne tombent qu’au cœur d’un amant quandmême&|160;! Tout amour absolu veut sa pâture. Eh&|160;! nedevais-je pas protéger cette enfant, coupable par ma seuleimprudence, contre de nouveaux désastres&|160;? accomplir enfin monrôle d’ange gardien. Après sept mois de nourriture, le fils mourut,heureusement pour elle et pour moi. Ma femme fut entre la vie et lamort pendant neuf mois, abandonnée au moment où elle avait le plusbesoin du bras d’un homme&|160;; mais ce bras, dit-il en tendant lesien par un mouvement d’une énergie angélique, fut étendu sur satête. Honorine fut soignée comme elle l’eût été dans son hôtel.Quand, rétablie, elle demanda comment, par qui elle avait étésecourue, on lui répondit : – Les sœurs de charité du quartier, –la Société de maternité, – le curé de la paroisse qui s’intéressaità elle. Cette femme, dont la fierté va jusqu’à être un vice, adéployé dans le malheur une force de résistance que, par certainessoirées, j’appelle un entêtement de mule. Honorine a voulu gagnersa vie&|160;! ma femme travaille&|160;!… Depuis cinq ans, je latiens, rue Saint-Maur, dans un charmant pavillon où elle fabriquedes fleurs et des modes. Elle croit vendre les produits de sonélégant travail à un marchand qui les lui paie assez cher pour quela journée lui vaille vingt francs, et n’a pas eu depuis six ans unseul soupçon. Elle paie toutes les choses de la vie à peu près letiers de ce qu’elles valent, en sorte qu’avec six mille francs paran, elle vit comme si elle avait quinze mille francs. Elle a legoût des fleurs, et donne cent écus à un jardinier qui me coûte àmoi douze cents francs de gages, et qui me présente des mémoires dedeux mille francs tous les trois mois. J’ai promis à cet homme unmarais et une maison de maraîcher contiguë à la loge du conciergede la rue Saint-Maur. Cette propriété m’appartient sous le nom d’uncommis-greffier de la Cour. Une seule indiscrétion ferait toutperdre au jardinier. Honorine a son pavillon, un jardin, une serresuperbe, pour cinq cents francs de loyer par an. Elle vit là, sousle nom de sa femme de charge, madame Gobain, cette vieille d’unediscrétion à toute épreuve que j’ai trouvée, et de qui elle s’estfait aimer. Mais ce zèle est, comme celui du jardinier, entretenupar la promesse d’une récompense au jour du succès. Le concierge etsa femme me coûtent horriblement cher par les mêmes raisons. Enfin,depuis trois ans, Honorine est heureuse, elle croit devoir à sontravail le luxe de ses fleurs, sa toilette et son bien-être.Oh&|160;! je sais ce que vous voulez me dire, s’écria le comte envoyant une interrogation dans mes yeux et sur mes lèvres. Oui, oui,j’ai fait une tentative. Ma femme était précédemment dans lefaubourg Saint-Antoine. Un jour, quand je crus, sur une parole dela Gobain, à des chances de réconciliation, j’écrivis, par laposte, une lettre où j’essayais de fléchir ma femme, une lettreécrite, recommencée vingt fois&|160;! Je ne vous peindrai pas mesangoisses. J’allai de la rue Payenne à la rue de Reuilly, comme uncondamné qui marche du Palais à l’hôtel-de-Ville&|160;; mais il esten charrette, et moi je marchais&|160;!… Il faisait nuit, ilfaisait du brouillard, j’allai au-devant de madame Gobain, quidevait venir me répéter ce qu’avait fait ma femme. Honorine, enreconnaissant mon écriture, avait jeté la lettre au feu sans lalire. – « Madame Gobain, avait-elle dit, je ne veux pas être icidemain&|160;!… » Fut-ce un coup de poignard que cette parole pourun homme qui trouve des joies illimitées dans la supercherie aumoyen de laquelle il procure le plus beau velours de Lyon à douzefrancs l’aune, un faisan, un poisson, des fruits au dixième de leurvaleur, à une femme assez ignorante pour croire payer suffisamment,avec deux cent cinquante francs, madame Gobain, la cuisinière d’unévêque&|160;!… Vous m’avez surpris me frottant les mainsquelquefois et en proie à une sorte de bonheur. Eh&|160;! bien, jevenais de faire réussir une ruse digne du théâtre. Je venais detromper ma femme, de lui envoyer par une marchande à la toilette unchâle des Indes proposé comme venant d’une actrice qui l’avait àpeine porté, mais dans lequel, moi, ce grave magistrat que voussavez, je m’étais couché pendant une nuit. Enfin, aujourd’hui, mavie se résume par les deux mots avec lesquels on peut exprimer leplus violent des supplices : j’aime et j’attends&|160;! J’ai dansmadame Gobain une fidèle espionne de ce cœur adoré. Je vais toutesles nuits causer avec cette vieille, apprendre d’elle tout cequ’Honorine a fait dans sa journée, les moindres mots qu’elle adits, car une seule exclamation peut me livrer les secrets de cetteâme qui s’est faite sourde et muette. Honorine est pieuse&|160;;elle suit les offices, elle prie&|160;; mais elle n’est jamaisallée à confesse et ne communie pas : elle prévoit ce qu’un prêtrelui dirait. Elle ne veut pas entendre le conseil, l’ordre derevenir à moi. Cette horreur de moi m’épouvante et me confond, carje n’ai jamais fait le moindre mal à Honorine&|160;; j’ai toujoursété bon pour elle. Admettons que j’aie eu quelques vivacités enl’instruisant, que mon ironie d’homme ait blessé son légitimeorgueil de jeune fille&|160;?… Est-ce une raison de persévérer dansune résolution que la haine la plus implacable peut seuleinspirer&|160;? Honorine n’a jamais dit à madame Gobain qui elleest, elle garde un silence absolu sur son mariage, en sorte quecette brave et digne femme ne peut pas dire un mot en ma faveur,car elle est la seule de la maison qui ait mon secret. Les autresne savent rien&|160;; ils sont sous la terreur que cause le nom duPréfet de Police et dans la vénération du pouvoir d’un ministre. Ilm’est donc impossible de pénétrer dans ce cœur : la citadelle est àmoi, mais je n’y puis entrer. Je n’ai pas un seul moyen d’action.Une violence me perdrait à jamais&|160;! Comment combattre desraisons qu’on ignore&|160;? Ecrire une lettre, la faire copier parun écrivain public, et la mettre sous les yeux d’Honorine&|160;?…j’y ai pensé. Mais n’est-ce pas risquer un troisièmedéménagement&|160;? Le dernier me coûte cent cinquante millefrancs. Cette acquisition fut d’abord faite sous le nom dusecrétaire que vous avez remplacé. Le malheureux, qui ne savait pascombien mon sommeil est léger, a été surpris par moi, ouvrant avecune fausse clef la caisse où j’avais mis la contre-lettre&|160;;j’ai toussé, l’effroi l’a saisi&|160;; le lendemain, je l’ai forcéde vendre la maison à mon prête-nom actuel, et je l’ai mis à laporte. Ah&|160;! si je ne sentais pas en moi toutes les facultésnobles de l’homme satisfaites, heureuses, épanouies&|160;; si leséléments de mon rôle n’appartenaient pas à la paternité divine, sije ne jouissais pas par tous les pores, il se rencontre des momentsoù je croirais à quelque monomanie. Par certaines nuits, j’entendsles grelots de la Folie, j’ai peur de ces transitions violentesd’une faible espérance, qui parfois brille et s’élance, à undésespoir complet qui tombe aussi bas que les hommes peuventtomber. J’ai médité sérieusement, il y a quelques jours, ledénoûment atroce de Lovelace avec Clarisse, en me disant : SiHonorine avait un enfant de moi, ne faudrait-il pas qu’elle revîntdans la maison conjugale&|160;? Enfin, j’ai tellement foi dans unheureux avenir, qu’il y a dix mois j’ai acquis et payé l’un desplus beaux hôtels du faubourg Saint Honoré. Si je reconquiersHonorine, je ne veux pas qu’elle revoie cet hôtel, ni la chambred’où elle s’est enfuie. Je veux mettre mon idole dans un nouveautemple où elle puisse croire à une vie entièrement nouvelle. Ontravaille à faire de cet hôtel une merveille de goût et d’élégance.On m’a parlé d’un poète qui, devenu presque fou d’amour pour unecantatrice, avait, au début de sa passion, acheté le plus beau litde Paris, sans savoir le résultat que l’actrice réservait à sapassion. Eh&|160;! bien, il y a le plus froid des magistrats, unhomme qui passe pour le plus grave conseiller de la Couronne, à quicette anecdote a remué toutes les fibres du cœur. L’orateur de laChambre comprend ce poète qui repaissait son idéal d’unepossibilité matérielle. Trois jours avant l’arrivée deMarie-Louise, Napoléon s’est roulé dans son lit de noces àCompiègne… Toutes les passions gigantesques ont la même allure.J’aime en poète et en empereur&|160;!… »

En entendant ces dernières paroles, je crus à la réalisation descraintes du comte Octave, il s’était levé, marchait, gesticulait,mais il s’arrêta comme épouvanté de la violence de ses paroles. –Je suis bien ridicule, reprit-il après une fort longue pause, envenant quê- ter un regard de compassion. – Non, monsieur, vous êtesbien malheureux…

– Oh&|160;! oui, dit-il en reprenant le cours de cetteconfidence, plus que vous ne le pensez&|160;! Par la violence demes paroles, vous pouvez et vous devez croire à la passion physiquela plus intense, puisque depuis neuf ans elle annule toutes mesfacultés&|160;; mais ce n’est rien en comparaison de l’adorationque m’inspirent l’âme, l’esprit, les manières, le cœur, tout ce quidans la femme n’est pas la femme&|160;; enfin, ces ravissantesdivinités du cortége de l’Amour avec lesquelles on passe sa vie etqui sont la poésie journalière d’un plaisir fugitif. Je vois par unphénomène rétrospectif, ces grâces de cœur et d’esprit d’Honorineauxquelles je faisais peu d’attention au jour de mon bonheur, commetous les gens heureux&|160;! J’ai de jour en jour reconnu l’étenduede ma perte en reconnaissant les qualités divines dont était douécet enfant capricieux et mutin, devenu si fort et si fier sous lamain pesante de la Misère, sous les coups du plus lâche abandon. Etcette fleur céleste se dessèche solitaire et cachée&|160;?Ah&|160;! la Loi dont nous parlions, reprit-il avec une amèreironie, la Loi, c’est un piquet de gendarmes, c’est ma femme saisieet amenée de force ici&|160;!… N’est-ce pas conquérir uncadavre&|160;? La Religion n’a pas prise sur elle, elle en veut lapoésie, elle prie sans écouter les commandements de l’Eglise. Moi,j’ai tout épuisé comme clémence, comme bonté, comme amour… Je suisà bout. Il n’existe plus qu’un moyen de triomphe : la ruse et lapatience avec lesquelles les oiseleurs finissent par saisir lesoiseaux les plus défiants, les plus agiles, les plus fantasques etles plus rares. Aussi, Maurice, quand l’indiscrétion bien excusablede monsieur de Grandville vous a révélé le secret de ma vie, ai-jefini par voir dans cet incident un de ces commandements du Sort, unde ces arrêts qu’écoutent et que mendient les joueurs au milieu deleurs parties les plus acharnées… Avez-vous pour moi assezd’affection pour m’être romanesquement dévoué&|160;?… »

– « Je vous vois venir, monsieur le comte, répondis-je eninterrompant, je devine vos intentions. Votre premier secrétaire avoulu crocheter votre caisse, je connais le cœur du second, ilpourrait aimer votre femme. Et pouvez-vous le vouer au malheur enl’envoyant au feu&|160;! Mettre sa main dans un brasier sans sebrûler est-ce possible&|160;? – Vous êtes un enfant, reprit lecomte, je vous enverrai ganté&|160;! Ce n’est pas mon secrétairequi viendra se loger rue Saint-Maur, dans la petite maison demaraîcher que j’ai rendue libre, ce sera mon petit cousin le baronde l’Hostal, maître des requêtes… » Après un moment donné à lasurprise, j’entendis un coup de cloche et une voiture roulajusqu’au perron. Bientôt le valet de chambre annonça madame deCourteville et sa fille. Le comte Octave avait une très-nombreuseparenté dans sa ligne maternelle. Madame de Courteville sa cousineétait veuve d’un juge au Tribunal de la Seine, qui l’avait laisséeavec une fille et sans aucune espèce de fortune. Que pouvait êtreune femme de vingt-neuf ans auprès d’une jeune fille de vingt ansaussi belle que l’imagination pourrait le souhaiter pour unemaîtresse idéale&|160;? – « Baron, maître des requêtes,référendaire au sceau en attendant mieux, et ce vieil hôtel pourdot, aurez-vous assez de raisons pour ne pas aimer lacomtesse&|160;? » me dit-il à l’oreille en me prenant la main et meprésentant à madame de Courteville et à sa fille. Je fus ébloui,non par tant d’avantages que je n’aurais pas osé rêver, mais parAmélie de Courteville dont toutes les beautés étaient mises enrelief par une de ces savantes toilettes que les mères font faire àleurs filles quand il s’agit de les marier. Ne parlons pas de moi,dit le consul en faisant une pause.

– Vingt jours après, reprit-il, j’allai demeurer dans la maisondu maraîcher qu’on avait nettoyée, arrangée et meublée avec cettecélébrité qui s’explique par trois mots : Paris&|160;! l’ouvrierfrançais&|160;! l’argent&|160;! J’étais aussi amoureux que le comtepouvait le désirer pour sa sécurité. La prudence d’un jeune hommede vingt-cinq ans suffirait-elle aux ruses que j’entreprenais et oùil s’agissait du bonheur d’un ami&|160;? Pour résoudre cettequestion, je vous avoue que je comptai beaucoup sur mon oncle, carje fus autorisé par le comte à le mettre dans la confidence au casoù je jugerais son intervention nécessaire. Je pris un jardinier,je me fis fleuriste jusqu’à la manie, je m’occupai furieusement enhomme que rien ne pouvait distraire, de défoncer le marais et d’enapproprier le terrain à la culture des fleurs. De même que lesmaniaques de Hollande ou d’Angleterre je me donnai pourmonofloriste. Je cultivai spécialement des dahlias en en réunissanttoutes les variétés. Vous devinez que ma ligne de conduite, mêmedans ses plus légères déviations, était tracée par le comte donttoutes les forces intellectuelles furent alors attentives auxmoindres événements de la tragi-comédie qui devait se jouer àSaint-Maur. Aussitôt la comtesse couchée, presque tous les soirs,entre onze heures et minuit, Octave, madame Gobain et moi noustenions conseil. J’entendis la vieille rendant compte à Octave desmoindres mouvements de sa femme pendant la journée&|160;; ils’informait de tout, des repas, des occupations, de l’attitude, dumenu du lendemain, des fleurs qu’elle se proposait d’imiter. Jecompris ce qu’est un amour au désespoir, quand il se compose dutriple amour qui procède de la tête, du cœur et des sens. Octave nevivait que pendant cette heure. Pendant deux mois que durèrent lestravaux, je ne jetai pas les yeux sur le pavillon où demeurait mavoisine. Je n’avais pas demandé seulement si j’avais une voisine,quoique le jardin de la comtesse et le mien fussent séparés par unpalis, le long duquel elle avait fait planter des cyprès déjà hautsde quatre pieds. Un beau matin, madame Gobain annonça comme ungrand malheur à sa maîtresse l’intention manifestée par un originaldevenu son voisin, de faire bâtir à la fin de l’année un mur entreles deux jardins. Je ne vous parle pas de la curiosité qui medévorait. Voir la comtesse&|160;!… ce désir faisait pâlir mon amournaissant pour Amélie de Courteville. Mon projet de bâtir un murétait une affreuse menace. Plus d’air pour Honorine dont le jardindevenait une espèce d’allée serrée entre ma muraille et sonpavillon. Ce pavillon, une ancienne maison de plaisir, ressemblaità un château de cartes, il n’avait pas plus de trente pieds deprofondeur sur une longueur d’environ cent pieds. La façade peinteà l’allemande figurait un treillage de fleurs jusqu’au premierétage, et présentait un charmant specimen de ce style Pompadour sibien nommé rococo. On arrivait par une longue avenue de tilleuls.Le jardin du pavillon et le marais figuraient une hache dont lemanche était représenté par cette avenue. Mon mur allait rogner lestrois quarts de la hache. La comtesse en fut désolée, et dit aumilieu de son désespoir : – « Ma pauvre Gobain, quel homme est-ceque ce fleuriste&|160;? – Ma foi, dit-elle, je ne sais pas s’il estpossible de l’apprivoiser, il parait avoir les femmes en horreur.C’est le neveu d’un curé de Paris. Je n’ai vu l’oncle qu’une seulefois, un beau vieillard de soixante-quinze ans, bien laid, maisbien aimable. Il se peut bien que ce curé maintienne, comme on leprétend dans le quartier, son neveu dans la passion des fleurs,pour qu’il n’arrive pas pis… – Mais quoi&|160;? – Eh&|160;! bien,votre voisin est un hurluberlu… » fit la Gobain en montrant satête. Les fous tranquilles sont les seuls hommes de qui les femmesne conçoivent aucune méfiance en fait de sentiment. Vous allez voirpar la suite combien le comte avait vu juste en me choisissant cerôle. – « Mais, qu’a-t-il&|160;? demanda la comtesse. – Il a tropétudié, répondit la Gobain, il est devenu sauvage. Enfin, il a desraisons pour ne plus aimer les femmes… là, puisque vous voulezsavoir tout ce qui se dit. – Eh&|160;! bien, reprit Honorine, lesfous m’effraient moins que les gens sages, je lui parlerai,moi&|160;! dis-lui que je le prie de venir. Si je ne réussis pas,je verrai le curé. » Le lendemain de cette conversation, en mepromenant dans mes allées tracées, j’entrevis au premier étage dupavillon les rideaux d’une fenêtre écartés et la figure d’une femmeposée en curieuse. La Gobain m’aborda. Je regardai brusquement lepavillon et fis un geste brutal, comme si je disais : – Eh&|160;!je me moque bien de votre maîtresse&|160;! – « Madame, dit laGobain, qui revint rendre compte de son ambassade, le fou m’a priéede le laisser tranquille, en prétendant que charbonnier étaitmaître chez soi, surtout quand il était sans femme. – Il a deuxfois raison, répondit la comtesse. – Oui, mais il a fini par merépondre : « J’irai&|160;! » quand je lui ai répondu qu’il feraitle malheur d’une personne qui vivait dans la retraite, et quipuisait de grandes distractions dans la culture des fleurs. » Lelendemain, je sus par un signe de la Gobain qu’on attendait mavisite. Après le déjeuner de la comtesse, au moment où elle sepromenait devant son pavillon, je brisai le palis et je vins àelle. J’étais mis en campagnard : vieux pantalon à pied en molletongris, gros sabots, vieille veste de chasse, casquette en tête,méchant foulard au cou, les mains salies de terre, et un plantoir àla main. – « Madame, c’est le monsieur qui est votre voisin&|160;!» cria la Gobain. La comtesse ne s’était pas effrayée. J’aperçusenfin cette femme que sa conduite et les confidences du comteavaient rendue si curieuse à observer. Nous étions dans lespremiers jours du mois de mai. L’air pur, le temps bleu, la verdeurdes premières feuilles, la senteur du printemps faisaient un cadreà cette création de la douleur. En voyant Honorine, je conçus lapassion d’Octave et la vérité de cette expression : une fleurcéleste&|160;! Sa blancheur me frappa tout d’abord par son blancparticulier, car il y a autant de blancs que de rouges et de bleusdifférents. En regardant la comtesse, l’oeil servait à touchercette peau suave où le sang courait en filets bleuâtres. A lamoindre émotion, ce sang se répandait sous le tissu comme unevapeur en nappes rosées. Quand nous nous rencontrâmes, les rayonsdu soleil en passant à travers le feuillage grêle des acaciasenvironnaient Honorine de ce nimbe jaune et fluide que Raphaël etTitien, seuls parmi tous les peintres, ont su peindre autour de laVierge. Des yeux bruns exprimaient à la fois la tendresse et lagaieté, leur éclat se reflétait jusque sur le visage, à travers delongs cils abaissés. Par le mouvement de ses paupières soyeuses,Honorine vous jetait un charme, tant il y avait de sentiment, demajesté, de terreur, de mépris dans sa manière de relever oud’abaisser ce voile de l’âme. Enfin, elle pouvait vous glacer ouvous animer par un regard. Ses cheveux cendrés, rattachésnégligemment sur sa tête, lui dessinaient un front de poète, large,puissant, rêveur. La bouche était entièrement voluptueuse. Enfin,privilége rare en France, mais commun en Italie, toutes les lignes,les contours de cette tête avaient un caractère de noblesse quidevait arrêter les outrages du temps. Quoique svelte, Honorinen’était pas maigre, et ses formes me semblèrent être de celles quiréveillent encore l’amour quand il se croit épuisé. Elle méritaitbien l’épithète de mignonne, car elle appartenait à ce genre depetites femmes souples qui se laissent prendre, flatter, quitter etreprendre comme des chattes. Ses petits pieds que j’entendis sur lesable y faisaient un bruit léger qui leur était propre et quis’harmoniait au bruissement de la robe&|160;; il en résultait unemusique féminine qui se gravait dans le cœur et devait sedistinguer entre la démarche de mille femmes. Son port rappelaittous ses quartiers de noblesse avec tant de fierté, que dans lesrues les prolétaires les plus audacieux devaient se ranger pourelle. Gaie, tendre, fière et imposante, on ne la comprenait pasautrement que douée de ces qualités qui semblent s’exclure, et quila laissaient néanmoins enfant. Mais l’enfant pouvait devenir fortecomme l’ange&|160;; et, comme l’ange, une fois blessée dans sanature, elle devait être implacable. La froideur sur ce visageétait sans doute la mort pour ceux à qui ses yeux avaient souri,pour qui ses lèvres s’étaient dénouées, pour ceux dont l’âme avaitaccueilli la mélodie de cette voix qui donnait à la parole lapoésie du chant par des accentuations particulières. En sentant leparfum de violette qu’elle exhalait, je compris comment le souvenirde cette femme avait cloué le comte au seuil de la Débauche, etcomme on ne pouvait jamais oublier celle qui vraiment était unefleur pour le toucher, une fleur pour le regard, une fleur pourl’odorat, une fleur céleste pour l’âme… Honorine inspirait ledévouement, un dévouement chevaleresque et sans récompense. On sedisait en la voyant : « Pensez, je devinerai&|160;; parlez,j’obéirai. Si ma vie, perdue dans un supplice, peut vous procurerun jour de bonheur, prenez ma vie : je sourirai comme les martyrssur leurs bûchers, car j’apporterai cette journée à Dieu comme ungage auquel obéit un père en reconnaissant une fête donnée à sonenfant. » Bien des femmes se composent une physionomie et arriventà produire des effets semblables à ceux qui vous eussent saisi àl’aspect de la comtesse&|160;; mais chez elle tout procédait d’undélicieux naturel, et ce naturel inimitable allait droit au cœur.Si je vous en parle ainsi, c’est qu’il s’agit uniquement de sonâme, de ses pensées, des délicatesses de son cœur, et que vousm’eussiez reproché de ne pas vous l’avoir crayonnée. Je faillisoublier mon rôle d’homme quasi fou, brutal et peu chevaleresque. –« On m’a dit, madame, que vous aimiez les fleurs. – Je suisouvrière fleuriste, monsieur, répondit-elle. Après avoir cultivéles fleurs, je les copie, comme une mère qui serait assez artistepour se donner le plaisir de peindre ses enfants… N’est ce pasassez vous dire que je suis pauvre et hors d’état de payer laconcession que je veux obtenir de vous. – Et comment, repris-jeavec la gravité d’un magistrat, une personne qui semble aussidistinguée que vous exerce-t-elle un pareil état&|160;? Avez-vousdonc comme moi des raisons pour occuper vos doigts afin de ne paslaisser travailler votre tête&|160;? – Restons sur le mur mitoyen,répondit-elle en souriant. – Mais nous sommes aux fondations,dis-je. Ne faut-il pas que je sache, de nos deux douleurs, ou, sivous voulez, de nos deux manies, laquelle doit céder le pas àl’autre&|160;?… Ah&|160;! le joli bouquet de narcisses&|160;! ellessont aussi fraîches que cette matinée&|160;! » Je vous déclarequ’elle s’était créé comme un musée de fleurs et d’arbustes, où lesoleil seul pénétrait, dont l’arrangement était dicté par un génieartiste et que le plus insensible des propriétaires auraitrespecté. Les masses de fleurs, étagées avec une science defleuriste ou disposées en bouquets, produisaient des effets doux àl’âme. Ce jardin recueilli, solitaire, exhalait des baumesconsolateurs et n’inspirait que de douces pensées, des imagesgracieuses, voluptueuses même. On y reconnaissait cette ineffaçablesignature que notre vrai caractère imprime en toutes choses quandrien ne nous contraint d’obéir aux diverses hypocrisies, d’ailleursnécessaires, qu’exige la Société. Je regardais alternativement lemonceau de narcisses et la comtesse, en paraissant plus amoureuxdes fleurs que d’elle, pour jouer mon rôle. – « Vous aimez doncbien les fleurs&|160;? me dit-elle. – C’est, lui dis-je, les seulsêtres qui ne trompent pas nos soins et notre tendresse. » Je fisune tirade si violente en établissant un parallèle entre labotanique et le monde, que nous nous trouvâmes à mille lieues dumur mitoyen, et que la comtesse dut me prendre pour un êtresouffrant, blessé, digne de pitié. Néanmoins, après une demi-heure,ma voisine me ramena naturellement à la question, car les femmes,quand elles n’aiment pas, ont toutes le sang-froid d’un vieilavoué. – « Si vous voulez laisser subsister le palis, lui dis-je,vous apprendrez tous les secrets de culture que je veux cacher, carje cherche le dalhia bleu, la rose bleue, je suis fou des fleursbleues. Le bleu n’est-il pas la couleur favorite des bellesâmes&|160;? Nous ne sommes ni l’un ni l’autre chez nous : autantvaudrait y mettre une petite porte à claire-voie qui réunirait nosjardins… Vous aimez les fleurs, vous verrez les miennes, je verrailes vôtres. Si vous ne recevez personne, je ne suis visité que parmon oncle, le curé des Blancs-Manteaux. – Non, dit-elle, je ne veuxdonner à personne le droit d’entrer dans mon jardin, chez moi, àtoute heure. Venez-y, vous serez toujours reçu, comme un voisinavec qui je veux vivre en bonnes relations&|160;; mais j’aime tropma solitude pour la grever d’une dépendance quelconque. – Commevous voudrez&|160;! » dis-je. Et je sautai d’un bond par-dessus lepalis. – « A quoi sert une porte&|160;? » m’écriai-je quand je fussur mon terrain en revenant à la comtesse et la narguant par ungeste, par une grimace de fou. Je restai quinze jours sans paraîtrepenser à ma voisine. Vers la fin du mois de mai, par une bellesoirée, il se trouva que nous étions chacun d’un côté du palis,nous promenant à pas lents. Arrivés au bout, il fallut bienéchanger quelques paroles de politesse&|160;; elle me trouva siprofondément accablé, plongé dans une rêverie si douloureuse,qu’elle me parla d’espérance en me jetant des phrases quiressemblaient à ces chants par lesquels les nourrices endorment lesenfants. Enfin je franchis la haie, et me trouvai pour la secondefois près d’elle. La comtesse me fit entrer chez elle en voulantapprivoiser ma douleur. Je pénétrai donc enfin dans ce sanctuaireoù tout était en harmonie avec la femme que j’ai tâché de vousdépeindre. Il y régnait une exquise simplicité. A l’intérieur, cepavillon était bien la bonbonnière inventée par l’art dudix-huitième siècle pour les jolies débauches d’un grand seigneur :La salle à manger, sise au rez-de-chaussée, était couverte depeintures à fresque représentant des treillages de fleurs d’uneadmirable et merveilleuse exécution. La cage de l’escalier offraitde charmantes décorations en camaïeu. Le petit salon, qui faisaitface à la salle à manger, était prodigieusement dégradé&|160;; maisla comtesse y avait tendu des tapisseries pleines de fantaisies etprovenant d’anciens paravents. Une salle de bain y attenait.Au-dessus, il n’y avait qu’une chambre avec son cabinet de toiletteet une bibliothèque métamorphosée en atelier. La cuisine étaitcachée dans les caves sur lesquelles le pavillon s’élevait, car ilfallait y monter par un perron de quelques marches. Les balustresde la galerie et ses guirlandes de fleurs pompadour déguisaient latoiture, dont on ne voyait que les bouquets de plomb. On setrouvait dans ce séjour à cent lieues de Paris. Sans le sourireamer qui se jouait parfois sur les belles lèvres rouges de cettefemme pâle, on aurait pu croire au bonheur de cette violetteensevelie dans sa forêt de fleurs. Nous arrivâmes en quelques joursà une confiance engendrée par le voisinage et par la certitude oùfut la comtesse de ma complète indifférence pour les femmes. Unregard aurait tout compromis, et jamais je n’eus une pensée pourelle dans les yeux&|160;! Honorine voulut voir en moi comme unvieil ami. Ses manières avec moi procédèrent d’une sorte decompassion. Ses regards, sa voix, ses discours, tout disait qu’elleétait à mille lieues des coquetteries que la femme la plus sévèrese fût peut-être permises en pareil cas. Elle me donna bientôt ledroit de venir dans le charmant atelier où elle faisait ses fleurs,une retraite pleine de livres et de curiosités, parée comme unboudoir, et où la richesse relevait la vulgarité des instruments dumétier. La comtesse avait, à la longue, poétisé, pour ainsi dire,ce qui est l’antipode de la poésie, une fabrique. Peut-être, detous les ouvrages que puissent faire les femmes, les fleursartificielles sont-elles celui dont les détails leur permettent dedéployer le plus de grâces. Pour colorier, une femme doit resterpenchée sur une table et s’adonner, avec une certaine attention, àcette demi-peinture. La tapisserie, faite comme doit la faire uneouvrière qui veut gagner sa vie, est une cause de pulmonie ou dedéviation de l’épine dorsale. La gravure des planches de musiqueest un des travaux les plus tyranniques par sa minutie, par lesoin, par la compréhension qu’il exige. La couture, la broderie nedonnent pas trente sous par jour. Mais la fabrication des fleurs etcelle des modes nécessitent une multitude de mouvements, de gestes,des idées même qui laissent une jolie femme dans sa sphère : elleest encore elle-même, elle peut causer, rire, chanter ou penser.Certes, il y avait un sentiment de l’art dans la manière dont lacomtesse disposait sur une longue table de sapin jaune les myriadesde pétales colorés qui servaient à composer les fleurs qu’elleavait décidées. Les godets à couleur étaient en porcelaine blanche,et toujours propres, rangés de façon à permettre à l’oeil detrouver aussitôt la nuance voulue dans la gamme des tons. La nobleartiste économisait ainsi son temps. Un joli meuble d’ébène,incrusté d’ivoire, aux cent tiroirs vénitiens, contenait lesmatrices d’acier avec lesquelles elle frappait ses feuilles oucertains pétales. Un magnifique bol japonais contenait la collequ’elle ne laissait jamais aigrir, et auquel elle avait faitadapter un couvercle à charnière, si léger, si mobile qu’elle lesoulevait du bout du doigt. Le fil d’archal, le laiton se cachaientdans un petit tiroir de sa table de travail, devant elle. Sous sesyeux, s’élevait, dans un verre de Venise, épanoui comme un calicesur sa tige, le modèle vivant de la fleur avec laquelle elleessayait de lutter. Elle se passionnait pour les chefs-d’œuvre,elle abordait les ouvrages les plus difficiles, les grappes, lescorolles les plus menues, les bruyères, les nectaires aux nuancesles plus capricieuses. Ses mains, aussi agiles que sa pensée,allaient de sa table à sa fleur comme celles d’un artiste sur lestouches d’un piano. Ses doigts semblaient être fées, pour se servird’une expression de Perrault, tant ils cachaient, sous la grâce dugeste, les différentes forces de torsion, d’application, depesanteur nécessaires à cette œuvre, en mesurant avec la luciditéde l’instinct chaque mouvement au résultat. Je ne me lassais pas del’admirer montant une fleur dès que les éléments s’en trouvaientrassemblés devant elle, et cotonnant, perfectionnant une tige, yattachant les feuilles. Elle déployait le génie des peintres dansses audacieuses entreprises, elle copiait des feuilles flétries,des feuilles jaunes&|160;; elle luttait avec les fleurs des champs,de toutes les plus naïves, les plus compliquées dans leursimplicité. – « Cet art, me disait-elle, est dans l’enfance. Si lesParisiennes avaient un peu du génie que l’esclavage du harem exigechez les femmes de l’Orient, elles donneraient tout un langage auxfleurs posées sur leur tête. J’ai fait, pour ma satisfaction d’ar-tiste, des fleurs fanées avec les feuilles couleur bronze florentincomme il s’en trouve après ou avant l’hiver… Cette couronne, surune tête de jeune femme dont la vie est manquée, ou qu’un chagrinsecret dévore, manquerait-elle de poésie&|160;? Combien de chosesune femme ne pourrait-elle pas dire avec sa coiffure&|160;? N’ya-t-il pas des fleurs pour les bacchantes ivres, des fleurs pourles sombres et rigides dévotes, des fleurs soucieuses pour lesfemmes ennuyées&|160;? La botanique exprime, je crois, toutes lessensations et les pensées de l’âme, même les plus délicates&|160;!» Elle m’employait à frapper ses feuilles, à des découpages, à despréparations de fil de fer pour les tiges. Mon prétendu désir dedistraction me rendit promptement habile. Nous causions tout entravaillant. Quand je n’avais rien à faire, je lui lisais lesnouveautés, car je ne devais pas perdre de vue mon rôle, et jejouais l’homme fatigué de la vie, épuisé de chagrins, morose,sceptique, âpre. Mon personnage me valait d’adorables plaisanteriessur la ressemblance purement physique, moins le pied bot, qui setrouvait entre lord Byron et moi. Il passait pour constant que sesmalheurs à elle, sur lesquels elle voulait garder le plus profondsilence, effaçaient les miens, quoique déjà les causes de mamisantrophie eussent pu satisfaire Young et Job. Je ne vousparlerai pas des sentiments de honte qui me torturaient en memettant au cœur, comme les pauvres de la rue, de fausses plaiespour exciter la pitié de cette adorable femme. Je compris bientôtl’étendue de mon dévouement en comprenant toute la bassesse desespions. Les témoignages de sympathie que je recueillis alorseussent consolé les plus grandes infortunes. Cette charmantecréature, sevrée du monde, seule depuis tant d’années, ayant endehors de l’amour des trésors d’affection à dépenser, elle me lesoffrit avec d’enfantines effusions, avec une pitié qui certes eûtrempli d’amertume le roué qui l’aurait aimée&|160;; car,hélas&|160;! elle était tout charité, tout compatissance. Sonrenoncement à l’amour, son effroi de ce qu’on appelle le bonheurpour la femme, éclataient avec autant de force que de naïveté. Cesheureuses journées me prouvèrent que l’amitié des femmes est debeaucoup supérieure à leur amour. Je m’étais fait arracher lesconfidences de mes chagrins avec autant de simagrées que s’enpermettent les jeunes personnes avant de s’asseoir au piano, tantelles ont la conscience de l’ennui qui s’ensuit. Comme vous ledevinez, la nécessité de vaincre ma répugnance à parler avait forcéla comtesse à serrer les liens de notre intimité&|160;; mais elleretrouvait si bien en moi sa propre antipathie contre l’amourqu’elle me parut heureuse du hasard qui lui avait envoyé dans sonîle déserte une espèce de Vendredi. Peut-être la solitudecommençait-elle à lui peser. Néanmoins elle était sans la moindrecoquetterie, elle n’avait plus rien de la femme, elle ne se sentaitun cœur, me disait-elle, que dans le monde idéal où elle seréfugiait. Involontairement je comparais entre elle ces deuxexistences, celle du comte, tout action, tout agitation, toutémotion&|160;; celle de la comtesse, tout passivité, toutinactivité, tout immobilité. La femme et l’homme obéissaientadmirablement à leur nature. Ma misanthropie autorisait contre leshommes et contre les femmes de cyniques sorties que je mepermettais en espérant amener Honorine sur le terrain desaveux&|160;; mais elle ne se laissait prendre à aucun piége et jecommençais à comprendre cet entêtement de mule, plus commun qu’onne le pense chez les femmes. – « Les Orientaux ont raison, luidis-je un soir, de vous renfermer en ne vous considérant que commeles instruments de leurs plaisirs. L’Europe est bien punie de vousavoir admises à faire partie du monde et de vous y accepter sur unpied d’égalité. Selon moi la femme est l’être le plus improbe et leplus lâche qui puisse se rencontrer. Et c’est là d’ailleurs d’oùlui viennent ses charmes : le beau plaisir de chasser un animaldomestique&|160;! Quand une femme a inspiré une passion à un homme,elle lui est toujours sacrée, elle est, à ses yeux, revêtue d’unprivilége imprescriptible. Chez l’homme, la reconnaissance pour lesplaisirs passés est éternelle. S’il retrouve sa maîtresse ouvieille ou indigne de lui, cette femme a toujours des droits surson cœur&|160;; mais, pour vous autres, un homme que vous avez aimén’est plus rien&|160;; bien plus il a un tort impardonnable, celuide vivre&|160;!… Vous n’osez pas l’avouer&|160;; mais vous aveztoutes au cœur la pensée que les calomnies populaires appeléestradition prêtent à la dame de la tour de Nesle : Quel dommagequ’on ne puisse se nourrir d’amour comme on se nourrit defruits&|160;! et que d’un repas fait, il ne puisse pas ne vousrester que le sentiment du plaisir&|160;!… – Dieu, dit-elle, a sansdoute réservé ce bonheur parfait pour le paradis. Mais,reprit-elle, si votre argumentation vous semble très-spirituelle,elle a pour moi le malheur d’être fausse. Qu’est-ce que c’est quedes femmes qui s’adonnent à plusieurs amours&|160;? medemanda-t-elle en me regardant comme la Vierge d’Ingres regardeLouis XIII lui offrant son royaume. – Vous êtes une comédienne debonne foi, lui répondis-je, car vous venez de me jeter de cesregards qui feraient la gloire d’une actrice. Mais, belle commevous êtes, vous avez aimé&|160;; donc vous oubliez. – Moi,répondit-elle en éludant ma question, je ne suis pas une femme, jesuis une religieuse arrivée à soixante-douze ans. – Comment alorspouvez-vous affirmer avec autant d’autorité que vous sentez plusvivement que moi&|160;? Le malheur pour les femmes n’a qu’uneforme, elles ne comptent pour des infortunes que les déceptions ducœur. » Elle me regarda d’un air doux, et fit comme toutes lesfemmes qui pressées entre les deux portes d’un dilemme, ou saisiespar les griffes de la vérité n’en persistent pas moins dans leurvouloir, elle me dit : – « Je suis religieuse, et vous me parlezd’un monde où je ne puis plus mettre les pieds. – Pas même par lapensée&|160;? lui dis-je. – Le monde est-il si digne d’envie&|160;?répondit-elle. Oh&|160;! quand ma pensée s’égare, elle va plushaut… L’ange de la perfection, le beau Gabriel, chante souvent dansmon cœur, fit-elle. Je serais riche, je n’en travaillerais pasmoins pour ne pas monter trop souvent sur les ailes diaprées del’Ange et aller dans le royaume de la fantaisie. Il y a descontemplations qui nous perdent, nous autres femmes&|160;! Je doisà mes fleurs beaucoup de tranquillité, quoiqu’elles ne réussissentpas toujours à m’occuper. En de certains jours j’ai l’âme envahiepar une attente sans objet, je ne puis bannir une pensée quis’empare de moi, qui semble alourdir mes doigts. Je crois qu’il seprépare un grand événement, que ma vie va changer&|160;; j’écoutedans le vague, je regarde aux ténèbres, je suis sans goût pour mestravaux, et je retrouve, après mille fatigues la vie… la vieordinaire. Est-ce un pressentiment du ciel, voilà ce que je medemande&|160;!… » Après trois mois de lutte entre deux diplomatescachés sous la peau d’une mélancolie juvénile, et une femme que ledégoût rendait invincible, je dis au comte qu’il paraissaitimpossible de faire sortir cette tortue de dessous sa carapace, ilfallait casser l’écaille. La veille, dans une dernière discussiontout amicale, la comtesse s’était écriée : – « Lucrèce a écrit avecson poignard et son sang le premier mot de la charte des femmes :liberté&|160;! » Le comte me donna dès lors carte blanche. – « J’aivendu cent francs les fleurs et les bonnets que j’ai faits cettesemaine&|160;! » me dit joyeusement Honorine un samedi soir où jevins la trouver dans ce petit salon du rez-de-chaussée dont lesdorures avaient été remises à neuf par le faux propriétaire. Ilétait dix heures. Un crépuscule de juillet et une lune magnifiqueapportaient leurs nuageuses clartés. Des bouffées de parfumsmélangés caressaient l’âme, la comtesse faisait tintinuller dans samain les cinq pièces d’or d’un faux commissionnaire en modes, autrecompère d’Octave, qu’un juge, monsieur Popinot, lui avaittrouvé.

– « Gagner sa vie en s’amusant, dit-elle, être libre, quand leshommes, armés de leurs lois, ont voulu nous faire esclaves&|160;!Oh&|160;! chaque samedi j’ai des accès d’orgueil. Enfin, j’aime lespièces d’or de monsieur Gaudissart autant que lord Byron, votreSosie, aimait celles de Murray. – Ceci n’est guère le rôle d’unefemme, repris-je. – Bah&|160;! suis-je une femme&|160;? Je suis ungarçon doué d’une âme tendre, voilà tout&|160;; un garçon qu’aucunefemme ne peut tourmenter… – Votre vie est une négation de toutvotre être, répondis-je. Comment, vous pour qui Dieu dépensa sesplus curieux trésors d’amour et de beauté, ne désirez-vous pasparfois… – Quoi&|160;? dit-elle, assez inquiète d’une phrase qui,pour la première fois, démentait mon rôle. – Un joli enfant àcheveux bouclés, allant, venant parmi ces fleurs, comme une fleurde vie et d’amour, vous criant : « Maman&|160;!… » J’attendis uneréponse. Un silence un peu trop prolongé me fit apercevoir leterrible effet de mes paroles que l’obscurité m’avait caché.Inclinée sur son divan, la comtesse était non pas évanouie, maisfroidie par une attaque nerveuse dont le premierfrémissement&|160;; doux comme tout ce qui émanait d’elle, avaitressemblé, dit-elle plus tard, à l’envahissement du plus subtil despoisons. J’appelai madame Gobain, qui vint et emporta sa maîtresse,la mit sur son lit, la délaça, la déshabilla, la rendit non pas àla vie, mais au sentiment d’une horrible douleur. Je me promenaisen pleurant dans l’allée qui longeait le pavillon, en doutant dusuccès. Je voulais résigner ce rôle d’oiseleur, si imprudemmentaccepté. Madame Gobain, qui descendit et me trouva le visage baignéde larmes, remonta promptement pour dire à la comtesse : – «Madame, que s’est-il donc passé&|160;? monsieur Maurice pleure àchaudes larmes et comme un enfant&|160;! » Stimulée par ladangereuse interprétation que pouvait recevoir notre mutuelleattitude, elle trouva des forces surhumaines, prit un peignoir,redescendit et vint à moi. – « Vous n’êtes pas la cause de cettecrise, me dit-elle&|160;; je suis sujette à des spasmes, desespèces de crampes au cœur&|160;!… – Et vous voulez me taire voschagrins&|160;?… lui dis-je en essuyant mes larmes et avec cettevoix qui ne se feint pas. Ne venez-vous pas de m’apprendre que vousavez été mère, que vous avez eu la douleur de perdre votreenfant&|160;? – Marie&|160;! cria-t-elle brusquement en sonnant. LaGobain se présenta. – De la lumière et le thé, » lui dit-elle avecle sang-froid d’une lady harnachée d’orgueil par cette atroceéducation britannique que vous savez. Quand la Gobain eut alluméles bougies et fermé les persiennes, la comtesse m’offrit un visagemuet&|160;; déjà, son indomptable fierté, sa gravité de sauvageavaient repris leur empire&|160;; elle me dit : – « Savez-vouspourquoi j’aime tant lord Byron&|160;?… Il a souffert commesouffrent les animaux. A quoi bon la plainte quand elle n’est pasune élégie comme celle de Manfred, une moquerie amère comme cellede don Juan, une rêverie comme celle de Child-Harold&|160;? on nesaura rien de moi&|160;!… Mon cœur est un poème que j’apporte àDieu&|160;! – Si je voulais… dis-je. – Si&|160;? répéta-t-elle. –Je ne m’intéresse à rien, répondis-je, je ne puis pas êtrecurieux&|160;; mais, si je le voulais, je saurais demain tous vossecrets. – Je vous en défie&|160;! me dit-elle avec une anxiété maldéguisée. – Est-ce sérieux&|160;? – Certes, me dit-elle en hochantla tête, je dois savoir si ce crime est possible. – D’abord,madame, répondis-je en lui montrant ses mains, ces jolis doigts,qui disent assez que vous n’êtes pas une jeune fille, étaient-ilsfaits pour le travail&|160;? Puis, vous nommez-vous madameGobain&|160;? vous qui devant moi, l’autre jour, avez en recevantune lettre dit à Marie : « Tiens, c’est pour toi. » Marie est lavraie madame Gobain. Donc, vous cachez votre nom sous celui devotre intendante. Oh&|160;! madame, de moi, ne craignez rien. Vousavez en moi l’ami le plus dévoué que vous aurez jamais… . Ami,entendez-vous bien&|160;? Je donne à ce mot sa sainte et touchanteacception, si profanée en France où nous en baptisons nos ennemis.Cet ami, qui vous défendrait contre tout, vous veut aussi heureuseque doit l’être une femme comme vous. Qui sait si la douleur que jevous ai causée involontairement n’est pas une actionvolontaire&|160;? – Oui, reprit-elle avec une audace menaçante, jele veux, devenez curieux, et dites-moi tout ce que vous pourrezapprendre sur moi&|160;; mais… fit elle en levant le doigt, vous medirez aussi par quels moyens vous aurez eu ces renseignements. Laconservation du faible bonheur dont je jouis ici dépend de vosdémarches. – Cela veut dire que vous vous enfuirez… – A tired’ailes&|160;! s’écria-t-elle, et dans le Nouveau-Monde… – Où vousserez, repris-je en l’in- terrompant, à la merci de la brutalitédes passions que vous inspirerez. N’est-il pas de l’essence dugénie et de la beauté de briller, d’attirer les regards, d’exciterles convoitises et les méchancetés&|160;? Paris est le désert sansles Bédouins, Paris est le seul lieu du monde où l’on puisse cachersa vie quand on doit vivre de son travail. De quoi vousplaignez-vous&|160;? Que suis-je&|160;? un domestique de plus, jesuis monsieur Gobain voilà tout. Si vous avez quelque duel àsoutenir, un témoin peut vous être nécessaire. – N’importe, sachezqui je suis. J’ai déjà dit : je veux&|160;! maintenant je vous enprie, reprit-elle avec une grâce (que vous avez à commandement, fitle consul en regardant les femmes). – Eh&|160;! bien, demain àpareille heure je vous dirai ce que j’aurai découvert, luirépondis-je. Mais n’allez pas me prendre en haine&|160;?Agiriez-vous comme les autres femmes&|160;? – Que font les autresfemmes&|160;?… – Elles nous ordonnent d’immenses sacrifices etquand ils sont accomplis, elles nous les reprochent quelque tempsaprès comme une injure. – Elles ont raison si ce qu’elles ontdemandé vous a paru des sacrifices… reprit-elle avec malice. –Remplacez le mot sacrifice par le mot efforts et… – Ce sera,fit-elle, une impertinence. – Pardonnez-moi, lui dis-je, j’oubliaisque la femme et le pape sont infaillibles. – Mon Dieu, dit-elleaprès une longue pause, deux mots seulement peuvent troubler cettepaix si chèrement achetée et dont je jouis comme d’une fraude… »Elle se leva, ne fit plus attention à moi. – « Où aller&|160;?dit-elle. Que devenir&|160;?… Faudra-t-il quitter cette douceretraite, arrangée avec tant de soin pour y finir mes jours&|160;?– Y finir vos jours&|160;? lui dis-je avec un effroi visible.N’avez-vous donc jamais pensé qu’il viendrait un moment où vous nepourriez plus travailler, où le prix des fleurs et des modesbaissera par la concurrence&|160;?… – J’ai déjà mille écusd’économies, dit-elle. – Mon Dieu&|160;! combien de privationscette somme ne représente-t-elle pas&|160;?… m’écriai-je. – Ademain, me dit-elle, laissez-moi. Ce soir, je ne suis plusmoi-même, je veux être seule. Ne dois-je pas recueillir mes forcesen cas de malheur&|160;; car si vous saviez quelque chose, d’autresque vous seraient instruits et alors… . adieu, dit-elle d’un tonbref et avec un geste impératif. – A demain le combat, »répondis-je en souriant, afin de ne pas perdre le caractèred’insouciance que je donnais à cette scène. Mais en sortant par lalongue avenue je répétai : A demain le combat&|160;! Et le comteque j’allai, comme tous les soirs, trouver sur le boulevard,s’écria de même : A demain le combat&|160;! L’anxiété d’Octaveégalait celle d’Honorine. Nous restâmes, le comte et moi, jusqu’àdeux heures du matin à nous promener le long des fossés de laBastille, comme deux généraux qui, la veille d’une bataille,évaluent toutes les chances, examinent le terrain, et reconnaissentqu’au milieu de la lutte la victoire dépend d’un hasard à saisir.Ces deux êtres séparés violemment allaient veiller tous deux, l’undans l’espérance, l’autre dans l’angoisse d’une réunion. Les dramesde le vie ne sont pas dans les circonstances, ils sont dans lessentiments, ils se jouent dans le cœur, ou, si vous voulez dans cemonde immense que nous devons nommer le Monde Spirituel. Octave etHonorine agissaient, vivaient uniquement dans ce monde des grandsesprits. Je fus exact. A dix heures du soir, pour la première fois,on m’admit dans une charmante chambre, blanche et bleue, dans lenid de cette colombe blessée. La comtesse me regarda, voulut meparler et fut atterrée par mon air respectueux. – « Madame lacomtesse… » lui dis-je en souriant avec gravité. La pauvre femmequi s’était levée, retomba sur son fauteuil et y resta plongée dansune attitude de douleur que j’aurais voulu voir saisie par un grandpeintre. – Vous êtes, dis-je en continuant, la femme du plus nobleet du plus considéré des hommes, d’un homme qu’on trouve grand maisqui l’est bien plus envers vous qu’il ne l’est aux yeux de tous.Vous et lui vous êtes deux grands caractères. Où croyez-vous êtreici&|160;? lui demandai-je. – Chez moi, répondit-elle en ouvrantdes yeux que l’étonnement rend fixes. – Chez le comte Octave&|160;!répondis-je. Nous sommes joués. Monsieur Lenormand, le greffier dela Cour n’est pas le vrai propriétaire, mais le prête-nom de votremari. L’admirable tranquillité dont vous jouissez est l’ouvrage ducomte, l’argent que vous gagnez vient du comte dont la protectiondescend aux plus menus détails de votre existence. Votre mari vousa sauvée aux yeux du monde, il a donné des motifs plausibles àvotre absence, il espère ostensiblement ne pas vous avoir perduedans le naufrage de la Cécile, vaisseau sur lequel vous vous êtesembarquée pour aller à la Havane, pour une succession à recueillird’une vieille parente qui aurait pu vous oublier&|160;; vous y êtesallée en compagnie de deux femmes de sa famille et d’un vieilintendant&|160;! Le comte dit avoir envoyé des agents sur les lieuxet avoir reçu des lettres qui lui donnent beaucoup d’espoir… . Ilprend pour vous cacher à tous les regards autant de précautions quevous en prenez vous-même… Enfin, il vous obéit… – Assez,répondit-elle. Je ne veux plus savoir qu’une seule chose. De quitenez-vous ces détails&|160;? – Eh&|160;! mon Dieu, madame, mononcle a placé chez le commissaire de police de ce quartier un jeunehomme sans fortune en qualité de secrétaire. Ce jeune homme m’atout dit. Si vous quittiez ce pavillon ce soir, furtivement, votremari saurait où vous iriez, et sa protection vous suivrait partout.Comment une femme d’esprit a-t-elle pu croire que des marchandspouvaient acheter des fleurs et des bonnets aussi cher qu’ils lesvendent&|160;? Demandez mille écus d’un bouquet, vous lesaurez&|160;! Jamais tendresse de mère ne fut plus ingénieuse quecelle de votre mari. J’ai su par le concierge de votre maison quele comte vient souvent, derrière la haie, quand tout repose, voirla lumière de votre lampe de nuit&|160;! Votre grand châle decachemire vaut six mille francs… . Votre marchande à la toilettevous vend du vieux qui vient des meilleures fabriques… . Enfin,vous réalisez ici Vénus dans les filets de Vulcain&|160;; mais vousêtes emprisonnée seule, et par les inventions d’une générositésublime, sublime depuis sept ans et à toute heure. » La comtessetremblait comme tremble une hirondelle prise, et qui, dans la mainoù elle est, tend le cou, regarde autour d’elle d’un oeil fauve.Elle était agitée par une convulsion nerveuse et m’examinait par unregard défiant. Ses yeux secs jetaient une lueur presquechaude&|160;; mais elle était femme&|160;!… il y eut un moment oùles larmes se firent jour, et elle pleura, non pas qu’elle fûttouchée, elle pleura de son impuissance, elle pleura de désespoir.Elle se croyait indépendante et libre, le mariage pesait sur ellecomme la prison sur le captif. – « J’irai, disait-elle à traversses larmes, il m’y force, j’irai là où, certes, personne ne mesuivra&|160;! – Ah&|160;! dis-je, vous voulez vous tuer… . Tenez,madame, vous devez avoir des raisons bien puissantes pour ne pasvouloir revenir chez le comte Octave. – Oh&|160;! certes&|160;! –Eh&|160;! bien, dites-les-moi, dites-les à mon oncle&|160;; vousaurez en nous deux conseillers dévoués. Si mon oncle est prêtredans un confessionnal, il ne l’est jamais dans un salon. Nous vousécouterons, nous essaierons de trouver une solution aux problèmesque vous poserez&|160;; et si vous êtes la dupe ou la victime dequelque malentendu, peut-être pourrons-nous le faire cesser. Votreâme me semble pure&|160;; mais si vous avez commis une faute, elleest bien expiée… . Enfin, songez que vous avez en moi l’ami le plussincère. Si vous voulez vous soustraire à la tyrannie du comte, jevous en donnerai les moyens, il ne vous trouvera jamais. –Oh&|160;! il y a le couvent, dit-elle. – Oui, mais le comte, devenuMinistre-d’Etat, vous ferait refuser par tous les couvents dumonde. Quoiqu’il soit bien puissant, je vous sauverai de lui… .mais… . quand vous m’aurez démontré que vous ne pouvez pas, quevous ne devez pas revenir à lui. Oh&|160;! ne croyez pas que vousfuiriez sa puissance pour tomber sous la mienne, repris-je enrecevant d’elle un regard horrible de défiance et plein de noblesseexagérée. Vous aurez la paix, la solitude et l’indépendance&|160;;enfin, vous serez aussi libre et aussi respectée que si vous étiezune vieille fille laide et méchante. Je ne pourrai pas, moi-même,vous voir sans votre consentement. – Et comment&|160;? par quelsmoyens&|160;? – Ceci, madame, est mon secret. Je ne vous trompepoint, soyez-en certaine. Démontrez-moi que cette vie est la seuleque vous puissiez mener, qu’elle est préférable à celle de lacomtesse Octave, riche, honorée, dans un des plus beaux hôtels deParis, chérie de son mari, mère heureuse… . et, je vous donne gainde cause… – Mais, dit-elle, est-ce jamais un homme qui mecomprendra&|160;!…

– Non, répondis-je. Aussi ai-je appelé la Religion pour nousjuger. Le curé des Blancs-Manteaux est un saint de soixante-quinzeans. Mon oncle n’est pas le Grand Inquisiteur, il est saintJean&|160;; mais il se fera Fénélon pour vous, le Fénélon quidisait au duc de Bourgogne : « Mangez un veau le vendredi&|160;;mais soyez chrétien, monseigneur&|160;? » – Allez, monsieur, lecouvent est ma dernière ressource, et mon seul asile. Il n’y a queDieu pour me comprendre. Aucun homme, fût-il saint Augustin, leplus tendre des pères de l’Eglise, ne pourrait entrer dans lesscrupules de ma conscience, qui pour moi sont les cerclesinfranchissables de l’enfer de Dante. Un autre que mon mari, unautre, quelqu’indigne qu’il fût de cette offrande, a eu tout monamour&|160;! Il ne l’a pas eu, car il ne l’a pas pris&|160;; je lelui ai donné comme une mère donne à son enfant un jouet merveilleuxque l’enfant brise. Il n’y avait pas deux amours pour moi. L’amourpour certaines âmes ne s’essaie pas : ou il est, ou il n’est pas.Quand il se montre, quand il se lève, il est tout entier. Eh&|160;!bien, cette vie de dix-huit mois a été pour moi une vie de dix-huitans, j’y ai mis toutes les facultés de mon être, elles ne se sontpas appauvries par leur effusion, elles se sont épuisées dans cetteintimité trompeuse où moi seule étais franche. La coupe du bonheurn’est pas vide, monsieur, elle est vidée&|160;!… rien ne peut plusla remplir, car elle est brisée. Je suis hors de combat, je n’aiplus d’armes… . Après m’être ainsi livrée tout entière, quesuis-je&|160;? le rebut d’une fête. On ne m’a donné qu’un nom,Honorine&|160;; comme je n’avais qu’un cœur. Mon mari a eu la jeunefille, un indigne amant a eu la femme, il n’y a plus rien&|160;! Melaisser aimer&|160;?… . voilà le grand mot que vous allez me dire.Oh&|160;! je suis encore quelque chose, et je me révolte à l’idéed’être une prostituée&|160;! Oui, j’ai vu clair à la lueur del’incendie&|160;; et, tenez… . je concevrais de céder à l’amourd’un autre&|160;; mais à Octave&|160;?… . Oh&|160;! jamais. –Oh&|160;! vous l’aimez, lui dis-je. – Je l’estime, je le respecte,je le vénère, il ne m’a pas fait le moindre mal, il est bon, il esttendre&|160;; mais je ne puis plus aimer… D’ailleurs, dit-elle, neparlons plus de ceci. La discussion amoindrit tout. Je vousexprimerai par écrit mes idées à ce sujet&|160;; car, en ce moment,elles m’étouffent, j’ai la fièvre, je suis les pieds dans lescendres de mon Paraclet. Tout ce que je vois, ces choses que jecroyais conquises par mon travail me rappellent maintenant tout ceque je voulais oublier. Ah&|160;! c’est à fuir d’ici, comme je mesuis en allée de ma maison. – Pour aller où&|160;? dis-je. Unefemme peut-elle exister sans protecteur&|160;? Est-ce à trente ans,dans toute la gloire de la beauté, riche de forces que vous nesoupçonnez pas, pleine de tendresses à donner, que vous irez vivreau désert où je puis vous cacher&|160;?… . Soyez en paix. Le comte,qui en cinq ans ne s’est pas fait apercevoir ici, n’y pénétrerajamais que de votre consentement. Vous avez sa sublime vie pendantneuf ans pour garantie de votre tranquillité. Vous pouvez doncdélibérer en toute sécurité, sur votre avenir, avec mon oncle etmoi. Mon oncle est aussi puissant qu’un Ministre-d’Etat.Calmez-vous donc, ne grossissez pas votre malheur. Un prêtre dontla tête a blanchi dans l’exercice du sacerdoce n’est pas un enfant,vous serez comprise par celui à qui toutes les passions se sontconfiées depuis cinquante ans bientôt et qui pèse dans ses mains lecœur si pesant des rois et des princes. S’il est sévère sousl’étole, mon oncle sera devant vos fleurs aussi doux qu’elles, etindulgent comme son divin maître. » Je quittai la comtesse àminuit, et la laissai calme en apparence mais sombre, et dans desdispositions secrètes qu’aucune perspicacité ne pouvait deviner. Jetrouvai le comte à quelques pas, dans la rue Saint-Maur, car ilavait quitté l’endroit convenu sur le bou- levard, attiré vers moipar une force invincible. – « Quelle nuit la pauvre enfant vapasser&|160;? s’écria-t-il quand j’eus fini de lui raconter lascène qui venait d’avoir lieu. Si j’y allais, dit-il, si tout àcoup elle me voyait&|160;! – En ce moment, elle est femme à sejeter par la fenêtre, lui répondis-je. La comtesse est de cesLucrèces qui ne survivent pas à un viol, même quand il vient d’unhomme à qui elles se donneraient. – Vous êtes jeune, merépondit-il. Vous ne savez pas que la volonté, dans une âme agitéepar de si cruelles délibérations, est comme le flot d’un lac où sepasse une tempête, le vent change à toute minute, et le courant esttantôt à une rive, tantôt à une autre. Pendant cette nuit, il y atout autant de chances pour qu’à ma vue Honorine se jette dans mesbras, que pour la voir sauter par la fenêtre. – Et vous accepteriezcette alternative&|160;? lui dis-je. – Allons, me répondit-il, j’aichez moi, pour pouvoir attendre jusqu’à demain soir, une dosed’opium que Desplein m’a préparée afin de me faire dormir sansdanger&|160;! » Le lendemain, à midi, la Gobain m’apporta unelettre, en me disant que la comtesse, épuisée de fatigue, s’étaitcouchée à six heures et que, grâce à un amandé préparé par lepharmacien, elle dormait.

– Voici cette lettre, j’en ai gardé une copie, car,mademoiselle, dit le consul en s’adressant à Camille Maupin, vousconnaissez les ressources de l’art, les ruses du style et lesefforts de beaucoup d’écrivains qui ne manquent pas d’habileté dansleurs compositions&|160;; mais vous reconnaîtrez que la littératurene saurait trouver de tels écrits dans ses entraillespostiches&|160;! Il n’y a rien de terrible comme le vrai. Voilà cequ’écrivit cette femme, ou plutôt cette douleur :

« Monsieur Maurice,

Je sais tout ce que votre oncle pourrait me dire, il n’est pasplus instruit que ma conscience. La conscience est chez l’homme letruchement de Dieu. Je sais que si je ne me réconcilie pas avecOctave je serai damnée : tel est l’arrêt de la loi religieuse. Laloi civile m’ordonne l’obéissance quand même. Si mon mari ne merepousse pas, tout est dit, le monde me tient pour pure, pourvertueuse, quoi que j’aie fait. Oui, le mariage a cela de sublimeque la Société ratifie le pardon du mari&|160;; mais elle a oubliéqu’il faut que le pardon soit accepté. Légalement, religieusement,mondainement, je dois revenir à Octave. A ne nous en tenir qu’à laquestion humaine, n’y a-t-il pas quelque chose de cruel à luirefuser le bonheur, à le priver d’enfants, à effacer sa famille dulivre d’or de la pairie&|160;? Mes douleurs, mes répugnances, messentiments, tout mon égoïsme (car je me sais égoïste) doit êtreimmolé à la famille. Je serai mère, les caresses de mes enfantsessuieront bien des pleurs&|160;! Je serai bien heureuse, je seraicertainement honorée, je passerai fière, opulente, dans un brillantéquipage&|160;! J’aurai des gens, un hôtel, une maison, je serai lareine d’autant de fêtes qu’il y a de semaines dans l’année. Lemonde m’accueillera bien. Enfin je ne remonterai pas dans le cieldu Patriciat, je n’en serai pas même descendue. Ainsi Dieu, la Loi,la Société, tout est d’accord. Contre quoi vous mutinez-vous&|160;?me dit-on du haut du Ciel, de la Chaire, du Tribunal et du Trônedont l’auguste intervention serait au besoin invoquée par le comte.Votre oncle me parlera même au besoin d’une certaine grâce célestequi m’inondera le cœur alors que j’éprouverai le plaisir d’avoirfait mon devoir. Dieu, la Loi, le Monde, Octave veulent que jevive, n’est-ce pas&|160;? Eh&|160;! bien, s’il n’y a pas d’autredifficulté, ma réponse tranche tout : Je ne vivrai pas&|160;! Jeredeviendrai bien blanche, bien innocente, car je serai dans monlinceul, parée de la pâleur irréprochable de la mort. Il n’y a paslà le moindre entêtement de mule. Cet entêtement de mule dont vousm’avez accusée en riant est, chez la femme, l’effet d’unecertitude, une vision de l’avenir. Si mon mari, par amour, a lasublime générosité de tout oublier, je n’oublierai point,moi&|160;! L’oubli dépend-il de nous&|160;? Quand une veuve semarie, l’amour en fait une jeune fille, elle épouse un hommeaimé&|160;; mais je ne puis pas aimer le comte. Tout est là,voyez-vous&|160;? Chaque fois que mes yeux rencontreront les siens,j’y verrai toujours ma faute, même quand les yeux de mon mari,seront pleins d’amour. La grandeur de sa générosité m’attestera lagrandeur de mon crime. Mes regards, toujours inquiets, lironttoujours une sentence invisible. J’aurai dans le cœur des souvenirsconfus qui se combattront. Jamais le mariage n’éveillera dans monêtre les cruelles délices, le délire mortel de la passion&|160;; jetuerai mon mari par ma froideur, par des comparaisons qui sedevineront, quoique cachées au fond de ma conscience. Oh&|160;! lejour où, dans une ride du front, dans un regard attristé, dans ungeste imperceptible, je saisirai quelque reproche involontaire,réprimé même, rien ne me retiendra : je giserai la tête fracasséesur un pavé que je trouverai plus clément que mon mari. Masusceptibilité fera peut-être les frais de cette horrible et doucemort. Je mourrai peut-être victime d’une impatience causée à Octavepar une affaire, ou trompée par un injuste soupçon. Hélas&|160;!peut-être prendrai-je une preuve d’amour pour une preuve demépris&|160;? Quel double supplice&|160;! Octave doutera toujoursde moi, je douterai toujours de lui. Je lui opposerai, bieninvolontairement, un rival indigne de lui, un homme que je méprise,mais qui m’a fait connaître des voluptés gravées en traits de feu,dont j’ai honte et dont je me souviens irrésistiblement. Est-ceassez vous ouvrir mon cœur&|160;? Personne, monsieur, ne peut meprouver que l’amour se recommence, car je ne puis et ne veuxaccepter l’amour de personne. Une jeune fille est comme une fleurqu’on a cueillie&|160;; mais la femme coupable est une fleur surlaquelle on a marché. Vous êtes fleuriste, vous devez savoir s’ilest possible de redresser cette tige, de raviver ces couleursflétries, de ramener la sève dans ces tubes si délicats et donttoute la puissance végétative vient de leur parfaite rectitude… Siquelque botaniste se livrait à cette opération, cet homme de génieeffacerait-il les plis de la tunique froissée&|160;? il referaitune fleur, il serait Dieu&|160;! Dieu seul peut me refaire&|160;!Je bois la coupe amère des expiations&|160;; mais en la buvant j’aiterriblement épelé cette sentence : Expier n’est pas effacer. »Dans mon pavillon, seule, je mange un pain trempé de mespleurs&|160;; mais personne ne me voit le mangeant, ne me voitpleurant. Rentrer chez Octave&|160;? c’est renoncer aux larmes, meslarmes l’offenseraient. Oh&|160;! monsieur, combien de vertusfaut-il fouler aux pieds pour, non pas se donner, mais se rendre àun mari qu’on a trompé&|160;? qui peut les compter&|160;? Dieuseul, car lui seul est le confident et le promoteur de ceshorribles délicatesses qui doivent faire pâlir ses anges. Tenez,j’irai plus loin. Une femme a du courage devant un mari qui ne saitrien&|160;; elle déploie alors dans ses hypocrisies une forcesauvage, elle trompe pour donner un double bonheur. Mais unemutuelle certitude n’est-elle pas avilissante&|160;? Moi,j’échangerais des humiliations contre des extases&|160;? Octave nefinirait-il point par trouver de la dépravation dans mesconsentements&|160;? Le mariage est fondé sur l’estime, sur dessacrifices faits de part et d’autre&|160;; mais ni Octave ni moinous ne pouvons nous estimer le lendemain de notre réunion : ilm’aura déshonorée par quelque amour de vieillard pour unecourtisane&|160;; et moi, j’aurai la honte perpétuelle d’être unechose au lieu d’être une Dame. Je ne serai pas la vertu, je seraile plaisir dans sa maison. Voilà les fruits amers d’une faute. Jeme suis fait un lit conjugal où je ne puis que me retourner sur descharbons, un lit sans sommeil. Ici, j’ai des heures detranquillité, des heures pendant lesquelles j’oublie&|160;; maisdans mon hôtel, tout me rappellera la tache qui déshonore ma robed’épousée. Quand je souffre ici, je bénis mes souffrances, je dis àDieu : Merci&|160;! Mais chez lui, je serai pleine d’effroi,goûtant des joies qui ne me seront pas dues. Tout ceci, monsieur,n’est pas du raisonnement, c’est le sentiment d’une âme bien vaste,car elle est creusée depuis sept ans par la douleur. Enfin, dois-jevous faire cet épouvantable aveu&|160;? Je me sens toujours le seinmordu par un enfant conçu dans l’ivresse et la joie, dans lacroyance au bonheur, par un enfant que j’ai nourri pendant septmois, de qui je serai grosse toute ma vie. Si de nouveaux enfantspuisent en moi leur nourriture, ils boiront des larmes qui, mêléesà mon lait, le feront aigrir. J’ai l’apparence de la légèreté, jevous semble enfant… Oh&|160;! oui, j’ai la mémoire de l’enfant,cette mémoire qui se retrouve aux abords de la tombe. Ainsi, vousle voyez, il n’est pas une situation dans cette belle vie, où lemonde et l’amour d’un mari veulent me ramener, qui ne soit fausse,qui ne me cache des piéges, qui ne m’ouvre des précipices où jeroule déchirée par des arêtes impitoyables. Voici cinq ans que jevoyage dans les landes de mon avenir, sans y trouver une placecommode à mon repentir, parce que mon âme est envahie par un vrairepentir. A tout ceci, la Religion a ses réponses, et je les saispar cœur. Ces souffrances, ces difficultés sont ma punition,dit-elle, et Dieu me donnera la force de les supporter. Ceci,monsieur, est une raison pour certaines âmes pieuses, douées d’uneénergie qui me manque. Entre l’enfer où Dieu ne m’empêchera pas dele bénir, et l’enfer qui m’attend chez le comte Octave, mon choixest fait.

Un dernier mot. Mon mari serait encore choisi par moi, sij’étais jeune fille, et que j’eusse mon expérience actuelle&|160;;mais là précisément est la raison de mon refus : je ne veux pasrougir devant cet homme. Comment, je serai toujours à genoux, ilsera toujours debout&|160;! Et si nous changeons de posture, je letrouve méprisable. Je ne veux pas être mieux traitée par lui àcause de ma faute. L’ange qui oserait avoir certaines brutalitésqu’on se permet de part et d’autre quand on est mutuellementirréprochable, cet ange n’est pas sur la terre, il est auciel&|160;! Octave est plein de délicatesse, je le sais&|160;; maisil n’y a pas dans cette âme (quelque grande qu’on la fasse, c’estune âme d’homme), de garanties pour la nouvelle existence que jemènerais chez lui. Venez donc me dire où je puis trouver cettesolitude, cette paix, ce silence amis des malheurs irréparables etque vous m’avez promis. »

Après avoir pris de cette lettre la copie que voici pour garderce monument en entier, j’allai rue Payenne. L’inquiétude avaitvaincu l’opium. Octave se promenait comme un fou dans son jardin. –« Répondez à cela, lui dis-je en lui donnant la lettre de sa femme.Tâchez de rassurer la Pudeur instruite. C’est un peu plus difficileque de surprendre la Pudeur qui s’ignore et que la Curiosité vouslivre. – Elle est à moi&|160;!… » s’écria le comte dont la figureexprimait le bonheur à mesure qu’il avançait dans sa lecture. Il mefit signe de la main de le laisser seul, en se sentant observé danssa joie. Je compris que l’excessive félicité comme l’excessivedouleur obéissent aux mêmes lois, j’allai recevoir madame deCourteville et Amélie, qui dînaient chez le comte ce jour-là.Quelque belle que fut mademoiselle de Courteville, je sentis, en larevoyant, que l’amour a trois faces, et que les femmes qui nousinspirent un amour complet sont bien rares. En comparantinvolontairement Amélie à Honorine, je trouvais plus de charme à lafemme en faute qu’à la jeune fille pure. Pour Honorine, la fidélitén’était pas un devoir, mais la fatalité du cœur&|160;; tandisqu’Amélie allait prononcer d’un air serein des promessessolennelles, sans en connaître la portée ni les obligations. Lafemme épuisée, quasi morte, la pécheresse à relever me semblaitsublime&|160;; elle irritait les générosités naturelles à l’homme,elle demandait au cœur tous ses trésors, à la puissance toutes sesressources&|160;; elle emplissait la vie, elle y mettait une luttedans le bonheur&|160;; tandis qu’Amélie, chaste et confiante,allait s’enfermer dans la sphère d’une maternité paisible, où leterre-à-terre devait être la poésie, où mon esprit ne devaittrouver ni combat, ni victoire. Entre les plaines de la Champagneet les Alpes neigeuses, orageuses, mais sublimes, quel est le jeunehomme qui peut choisir la crayeuse et paisible étendue&|160;? Non,de telles comparaisons sont fatales et mauvaises sur le seuil de laMairie. Hélas&|160;! il faut avoir expérimenté la vie pour savoirque le mariage exclut la passion, que la Famille ne saurait avoirles orages de l’amour pour base. Après avoir rêvé l’amourimpossible avec ses innombrables fantaisies, après avoir savouréles cruelles délices de l’Idéal, j’avais sous les yeux une modesteRéalité. Que voulez-vous, plaignez-moi&|160;! A vingt-cinq ans, jedoutai de moi&|160;; mais je pris une résolution virile. J’allairetrouver le comte sous prétexte de l’avertir de l’arrivée de sescousines, et je le vis redevenu jeune au reflet de ses espérances.– « Qu’avez-vous, Maurice&|160;? me dit-il, frappé de l’altérationde mes traits. – Monsieur le comte… – Vous ne m’appelez plusOctave&|160;! vous à qui je devrai la vie, le bonheur. – Mon cherOctave, si vous réussissez à ramener la comtesse à ses devoirs, jel’ai bien étudiée… (Il me regarda comme Othello dut regarder Yago,quand Yago réussit à faire entrer un premier soupçon dans la têtedu Maure.) Elle ne doit jamais me revoir, elle doit ignorer quevous avez eu Maurice pour secrétaire, ne prononcez jamais mon nom,que personne ne le lui rappelle, autrement tout serait perdu… Vousm’avez fait nommer Maître des Requêtes, eh&|160;! bien, obtenez-moiquelque poste diplomatique à l’étranger, un consulat, et ne pensezplus à me marier avec Amélie… Oh&|160;! soyez sans inquiétude,repris-je en lui voyant faire un haut-le-corps, j’irai jusqu’aubout de mon rôle… – Pauvre enfant&|160;!… me dit-il en me prenantla main, me la serrant et réprimant des larmes qui lui mouillèrentles yeux. – Vous m’aviez donné des gants, repris-je en riant, je neles ai pas mis, voilà tout. » Nous convînmes alors de ce que jedevais faire le soir au pavillon où je retournai dans la soirée.Nous étions en août, la journée avait été chaude, orageuse, maisl’orage restait dans l’air, le ciel ressemblait à du cuivre, lesparfums des fleurs arrivaient lourds, je me trouvais comme dans uneétuve, et me surpris à souhaiter que la comtesse fût partie pourles Indes&|160;; mais elle était en redingote de mousseline blancheattachée avec des nœuds de rubans bleus, coiffée en cheveux, sesboucles crépées le long de ses joues, assise sur un banc de boisconstruit en forme de canapé, sous une espèce de bocage, ses piedssur un petit tabouret de bois, et dépassant de quelques lignes sarobe. Elle ne se leva point, elle me montra de la main une placeauprès d’elle en me disant : – « N’est-ce pas que la vie est sansissue pour moi&|160;? – La vie que vous vous êtes faite, luidis-je, mais non pas celle que je veux vous faire, car, si vous levoulez, vous pouvez être bien heureuse… – Et comment&|160;?dit-elle. Toute sa personne interrogeait. – Votre lettre est dansles mains du comte. » Honorine se dressa comme une biche surprise,bondit à six pas, marcha, tourna dans le jardin, resta deboutpendant quelques moments, et finit par aller s’asseoir seule dansson salon, où je la retrouvai quand je lui eus laissé le temps des’accoutumer à la douleur de ce coup de poignard. – « Vous&|160;!un ami&|160;! dites un traître, un espion de mon mari,peut-être&|160;! » L’instinct, chez les femmes, équivaut à laperspicacité des grands hommes. – « Il fallait une réponse à votrelettre, n’est-ce pas&|160;? et il n’y avait qu’un seul homme aumonde qui pût l’écrire… Vous lirez donc la réponse, chère comtesse,et si vous ne trouvez pas d’issue à la vie après cette lecture,l’espion vous prouvera qu’il est un ami, car je vous mettrai dansun couvent d’où le pouvoir du comte ne vous arrachera pas&|160;;mais, avant d’y aller, écoutons la partie adverse. Il est une loidivine et humaine à laquelle la haine elle-même feint d’obéir, etqui ordonne de ne pas condamner sans entendre la défense. Vous avezjusqu’à présent condamné, comme les enfants, en vous bouchant lesoreilles. Un dévouement de sept années a ses droits. Vous lirezdonc la réponse que fera votre mari. Je lui ai transmis par mononcle la copie de votre lettre, et mon oncle lui a demandé quelleserait sa réponse si sa femme lui écrivait une lettre conçue en cestermes. Ainsi vous n’êtes point compromise. Le bonhomme apporteralui-même la lettre du comte. Devant ce saint homme et devant moi,par dignité pour vous-même, vous devez lire, ou vous ne seriezqu’un enfant mutin et colère. Vous ferez ce sacrifice au monde, àla loi, à Dieu. » Comme elle ne voyait en cette condescendanceaucune atteinte à sa volonté de femme, elle y consentit. Tout cetravail de quatre à cinq mois avait été bâti pour cette minute.Mais les pyramides ne se terminent-elles pas par une pointe surlaquelle se pose un oiseau&|160;?… Le comte plaçait toutes sesespérances dans cette heure suprême, et il y était arrivé. Je nesais rien, dans les souvenirs de toute ma vie, de plus formidableque l’entrée de mon oncle dans ce salon Pompadour à dix heures dusoir. Cette tête dont la chevelure d’argent était mise en reliefpar un vêtement entièrement noir, et cette figure d’un calme divinproduisirent un effet magique sur la comtesse Honorine&|160;; elleéprouva la fraîcheur des baumes sur ses blessures, elle futéclairée par un reflet de cette vertu, brillante sans le savoir. –« Monsieur le curé des Blancs-Manteaux&|160;! dit la Gobain. –Venez- vous, mon cher oncle, avec un message de paix et debonheur&|160;? lui dis-je. – On trouve toujours le bonheur et lapaix en observant les commandements de l’Eglise, » répondit mononcle en présentant à la comtesse la lettre suivante.

« Ma chère Honorine,

Si vous m’aviez fait la grâce de ne pas douter de moi, si vousaviez lu la lettre que je vous écrivais il y a cinq ans, vous vousseriez épargné cinq années de travail inutile et de privations quim’ont désolé. Je vous y proposais un pacte dont les stipulationsdétruisent toutes vos craintes et rendent possible notre vieintérieure. J’ai de grands reproches à me faire et j’ai devinétoutes mes fautes en sept années de chagrins. J’ai mal compris lemariage. Je n’ai pas su deviner le danger quand il vous menaçait.Un ange était dans ma maison, le Seigneur m’avait dit : « Garde-lebien&|160;! » le Seigneur a puni la témérité de ma confiance. Vousne pouvez vous donner un seul coup sans frapper sur moi. Grâce pourmoi&|160;? ma chère Honorine. J’avais si bien compris vossusceptibilités que je ne voulais pas vous ramener dans le vieilhôtel de la rue Payenne où je puis demeurer sans vous, mais que jene saurais revoir avec vous. J’orne avec plaisir une autre maisonau faubourg Saint-Honoré dans laquelle je mène en espérance, nonpas une femme due à l’ignorance de la vie, acquise par la loi, maisune sœur qui me permettra de déposer sur son front le baiser qu’unpère donne à une fille bénie tous les jours. Me destituerez-vous dudroit que j’ai su conquérir sur votre désespoir, celui de veillerde plus près à vos besoins, à vos plaisirs, à votre vie même&|160;?Les femmes ont un cœur à elles, toujours plein d’excuses, celui deleur mère&|160;; vous n’avez pas connu d’autre mère que la miennequi vous aurait ramenée à moi&|160;; mais comment n’avez-vous pasdeviné que j’avais pour vous et le cœur de ma mère et celui de lavôtre&|160;! Oui, chère, mon affection n’est ni petite nichicanière, elle est de celles qui ne laissent pas à la contrariétéle temps de plisser le visage d’un enfant adoré. Pour quiprenez-vous le compagnon de votre enfance, Honorine, en le croyantcapable d’accepter des baisers tremblants, de se partager entre lajoie et l’inquiétude&|160;? Ne craignez pas d’avoir à subir leslamentations d’une passion mendiante, je n’ai voulu de vousqu’après m’être assuré de pouvoir vous laisser dans toute votreliberté. Votre fierté solitaire s’est exagéré lesdifficultés&|160;; vous pourrez assister à la vie d’un frère oud’un père sans souffrance et sans joie si vous le voulez&|160;;mais vous ne trouverez autour de vous ni raillerie ni indifférence,ni doute sur les intentions. La chaleur de l’atmosphère où vousvivrez sera toujours égale et douce, sans tempêtes, sans un grainpossible. Si, plus tard, après avoir acquis la certitude d’êtrechez vous comme vous êtes dans votre pavillon, vous voulez yintroduire d’autres éléments de bonheur, des plaisirs, desdistractions, vous en élargirez le cercle à votre gré. La tendressed’une mère n’a ni dédain ni pitié&|160;; qu’est-elle&|160;? l’amoursans le désir&|160;; eh&|160;! bien, chez moi, l’admiration cacheratous les sentiments où vous voudriez voir des offenses. Nouspouvons ainsi nous trouver nobles tous deux à côté l’un de l’autre.Chez vous, la bienveillance d’une sœur, l’esprit caressant d’uneamie peuvent satisfaire l’ambition de celui qui veut être votrecompagnon, et vous pourrez mesurer sa tendresse aux efforts qu’ilfera pour vous la cacher. Nous n’aurons ni l’un ni l’autre lajalousie de notre passé, car nous pouvons nous reconnaître à l’unet à l’autre assez d’esprit pour ne voir qu’en avant de nous. Donc,vous voilà chez vous, dans votre hôtel, tout ce que vous êtes rueSaint-Maur : inviolable, solitaire, occupée à votre gré, vousconduisant par vos propres lois&|160;; mais vous avez en plus uneprotection légitime que vous obligez en ce moment aux travaux del’amour le plus chevaleresque, et la considération qui donne tantde lustre aux femmes, et la fortune qui vous permet d’accomplirtant de bonnes œuvres. Honorine, quand vous voudrez une absolutioninutile, vous la viendrez demander&|160;; elle ne vous sera imposéeni par l’Eglise ni par le Code&|160;; elle dépendra de votrefierté, de votre propre mouvement. Ma femme pouvait avoir àredouter tout ce qui vous effraie&|160;; mais non l’amie et la sœurenvers qui je suis tenu de déployer les façons et les recherches dela politesse. Vous voir heureuse suffit à mon bonheur, je l’aiprouvé pendant ces sept années. Ah&|160;! les garanties de maparole, Honorine, sont dans toutes les fleurs que vous avez faites,précieusement gardées, arrosées de mes larmes et qui sont, commeles quipos des Péruviens, une histoire de nos douleurs. Si ce pactesecret ne vous convenait pas, mon enfant, j’ai prié le saint hommequi se charge de cette lettre de ne pas dire un mot en ma faveur.Je ne veux devoir votre retour ni aux terreurs que vous imprimeraitl’Eglise, ni aux ordres de la Loi. Je ne veux recevoir que devous-même le simple et modeste bonheur que je demande. Si vouspersistez à m’imposer la vie sombre et délaissée de tout sourirefraternel que je mène depuis neuf ans, si vous restez dans votredésert, seule et immobile, ma volonté fléchira devant la vôtre.Sachez-le bien : vous ne serez pas plus troublée que vous ne l’avezété jusqu’aujourd’hui. Je ferai donner congé à ce fou qui s’estmêlé de vos affaires, et qui peut-être vous a chagrinée… »

– « Monsieur, dit Honorine en quittant sa lettre, qu’elle mitdans son corsage, et regardant mon oncle, je vous remercie, jeprofiterai de la permission que me donne monsieur le comte derester ici… – Ah&|160;! » m’écriai-je. Cette exclamation me valutde mon oncle un regard inquiet, et de la comtesse une oeillademalicieuse qui m’éclaira sur ses motifs. Honorine avait voulusavoir si j’étais un comédien, un oiseleur, et j’eus la tristesatisfaction de l’abuser par mon exclamation, qui fut un de cescris du cœur auxquelles les femmes se connaissent si bien. – «Ah&|160;! Maurice, me dit-elle, vous savez aimer, vous&|160;! »L’éclair qui brilla dans mes yeux était une autre réponse qui eûtdissipé l’inquiétude de la comtesse si elle en avait conservé.Ainsi le comte se servait de moi jusqu’au dernier moment. Honorinereprit alors la lettre du comte pour la finir. Mon oncle me fit unsigne, je me levai. – « Laissons madame, me dit-il. – Vous partezdéjà, Maurice&|160;? me dit-elle sans me regarder. Elle se leva,nous suivit en lisant toujours, et, sur le seuil du pavillon, elleme prit la main, me la serra très-affectueusement et me dit : –Nous nous reverrons… – Non, répondis-je en lui serrant la main à lafaire crier. Vous aimez votre mari&|160;! Demain je pars. » Et jem’en allai précipitamment, laissant mon oncle à qui elle dit : – «Qu’a-t-il donc, votre neveu&|160;? » Le pauvre abbé compléta monouvrage en faisant le geste de montrer sa tête et son cœur commepour dire : « Il est fou, excusez-le, madame&|160;! » avec d’autantplus de vérité qu’il le pensait. Six jours après, je partis avec manomination de vice-consul en Espagne, dans une grande villecommerçante où je pouvais en peu de temps me mettre en état deparcourir la carrière consulaire, à laquelle je bornai monambition. Après mon installation, je reçus cette lettre ducomte.

« Mon cher Maurice, si j’étais heureux je ne vous écriraispoint, mais j’ai recommencé une autre vie de douleur : je suisrede- venu jeune par le désir, avec toutes les impatiences d’unhomme qui passe quarante ans, avec la sagesse du diplomate qui saitmodérer sa passion. Quand vous êtes parti, je n’étais pas encoreadmis dans le pavillon de la rue Saint-Maur, mais une lettrem’avait promis la permission d’y venir, la lettre douce etmélancolique d’une femme qui redoutait les émotions d’une entrevue.Après avoir attendu plus d’un mois, je hasardai de me présenter, enfaisant demander par la Gobain si je pouvais être reçu. Je m’assissur une chaise, dans l’avenue, auprès de la loge, la tête dans lesmains, et je restai là près d’une heure. – « Madame a voulus’habiller, » me dit la Gobain afin de cacher sous une coquetteriehonorable pour moi les irrésolutions d’Honorine. Pendant un grosquart d’heure, nous avons été l’un et l’autre affectés d’untremblement nerveux involontaire, aussi fort que celui qui saisitles orateurs à la tribune, et nous nous adressâmes des phraseseffarées comme celles de gens surpris qui simulent uneconversation. – « Tenez, Honorine, lui dis-je les yeux pleins delarmes, la glace est rompue, et je suis si tremblant de bonheur,que vous devez me pardonner l’incohérence de mon langage. Ce serapendant long-temps ainsi. – Il n’y a pas de crime à être amoureuxde sa femme, me répondit-elle en souriant forcément. – Accordez-moila grâce de ne plus travailler comme vous l’avez fait. Je sais parmadame Gobain que vous vivez depuis vingt jours de vos économies,vous avez soixante mille francs de rentes à vous, et si vous ne merendez pas votre cœur, au moins ne me laissez pas votrefortune&|160;! – Il y a long-temps, me dit-elle, que je connaisvotre bonté… – S’il vous plaisait de rester ici, lui répondis-je,et de garder votre indépendance&|160;; si le plus ardent amour netrouve pas grâce à vos yeux, ne travaillez plus… » Je lui tendistrois inscriptions de chacune douze mille francs de rentes&|160;;elle les prit, les ouvrit avec indifférence, et après les avoirlues, Maurice, elle ne me jeta qu’un regard pour toute réponse.Ah&|160;! elle avait bien compris que ce n’était pas de l’argentque je lui donnais, mais la liberté. – « Je suis vaincue, medit-elle en me tendant la main que je baisai, venez me voir autantque vous voudrez. » Ainsi, elle ne m’avait reçu que par violencesur elle-même. Le lendemain je l’ai trouvée armée d’une gaietéfausse, et il a fallu deux mois d’accoutumance avant de lui voirson vrai caractère. Mais ce fut alors comme un mai délicieux, unprintemps d’amour qui me donna des joies ineffables&|160;; ellen’avait plus de craintes, elle m’étudiait. Hélas&|160;! quand jelui proposai de passer en Angleterre afin de se réunirostensiblement avec moi, dans sa maison, de reprendre son rang,d’habiter son nouvel hôtel, elle fut saisie d’effroi. – « Pourquoine pas toujours vivre ainsi&|160;? » dit-elle. Je me résignai, sansrépondre un mot. Est-ce une expérience&|160;? me demandai-je en laquittant. En venant de chez moi, rue Saint-Maur, je m’animais, lespensées d’amour me gonflaient le cœur, et je me disais comme lesjeunes gens : Elle cédera ce soir… Toute cette force factice ouréelle se dissipait à un sourire, à un commandement de ses yeuxfiers et calmes que la passion n’altérait point. Ce terrible motrépété par vous : Lucrèce a écrit avec son sang et son poignard lepremier mot de la charte des femmes : liberté&|160;! » me revenait,me glaçait. Je sentais impérieusement combien le consentementd’Honorine était nécessaire, et combien il était impossible de lelui arracher. Devinait-elle ces orages qui m’agitaient aussi bienau retour que pendant l’aller&|160;? Je lui peignis enfin masituation dans une lettre, en renonçant à lui en parler. Honorinene me répondit pas, elle resta si triste que je fis comme si jen’avais pas écrit. Je ressentis une peine violente d’avoir pul’affliger, elle lut dans mon cœur et me pardonna. Vous allezsavoir comment. Il y a trois jours elle me reçut, pour la premièrefois, dans sa chambre bleue et blanche. La chambre était pleine defleurs, parée, illuminée, Honorine avait fait une toilette qui larendait ravissante. Ses cheveux encadraient de leurs rouleauxlégers cette figure que vous connaissez&|160;; des bruyères du Capornaient sa tête&|160;; elle avait une robe de mousseline blanche,une ceinture blanche à longs bouts flottants. Vous savez ce qu’elleest dans cette simplicité&|160;; mais ce jour-là, ce fut unemariée, ce fut l’Honorine des premiers jours. Ma joie fut glacéeaussitôt, car la physionomie avait un caractère de gravitéterrible, il y avait du feu sous cette glace. – « Octave, medit-elle, quand vous le voudrez, je serai votre femme&|160;; maissachez-le bien, cette soumission a ses dangers, je puis merésigner… (Je fis un geste.) – Oui, dit-elle, je vous comprends, larésignation vous offense, et vous voulez ce que je ne puis donner :l’amour&|160;! La religion, la pitié m’ont fait renoncer à mon vœude solitude, vous êtes ici&|160;! Elle fit une pause. D’abord,reprit-elle, vous n’avez pas demandé plus, maintenant vous voulezvotre femme. Eh&|160;! bien, je vous rends Honorine telle qu’elleest, et sans vous abuser sur ce qu’elle sera. Quedeviendrai-je&|160;? mère&|160;! je le souhaite. Oh&|160;!croyez-le, je le souhaite vivement. Essayez de me transformer, j’yconsens&|160;; mais si je meurs, mon ami, ne maudissez pas mamémoire, et n’accusez pas d’entêtement ce que je nommerais le cultede l’Idéal, s’il n’était pas plus naturel de nommer le sentimentindéfinissable qui me tuera, le culte du Divin&|160;! L’avenir neme regardera plus, vous en serez chargé, consultez-vous&|160;?… »Elle s’est alors assise, dans cette pose sereine que vous avez suadmirer, et m’a regardé pâlissant sous la douleur qu’elle m’avaitcausée, j’avais froid dans mon sang. En voyant l’effet de sesparoles, elle m’a pris les mains, les a mises dans les siennes, etm’a dit : « Octave, je t’aime, mais autrement que tu veux être aimé: j’aime ton âme… Mais, sache-le, je t’aime assez pour mourir à tonservice, comme une esclave d’Orient, et sans regret. Ce sera monexpiation. » Elle a fait plus, elle s’est mise à genoux sur uncoussin, devant moi, et, dans un accès de charité sublime, m’a dit: – « Après tout, peut-être ne mourrai-je pas&|160;?… »

Voici deux mois que je combats. Que faire&|160;?… j’ai le cœurtrop plein, j’ai cherché celui d’un ami pour y jeter ce cri : – Quefaire&|160;? »

Je ne répondis rien. Deux mois après les journaux annoncèrentl’arrivée, par un paquebot anglais, de la comtesse Octave rendue àsa famille, après des événements de voyage assez naturellementinventés pour que personne ne les contestât. A mon arrivée à Gênes,je reçus une lettre de faire part de l’heureux accouchement de lacomtesse qui donnait un fils à son mari. Je tins la lettre dans mesmains pendant deux heures, sur cette terrasse, assis sur ce banc.Deux mois après, tourmenté par Octave, par messieurs de Grandvilleet de Sérizy, mes protecteurs, accablé par la perte que je fis demon oncle, je consentis à me marier.

Six mois après la révolution de juillet, je reçus la lettre quevoici et qui finit l’histoire de ce ménage.

« Monsieur Maurice, je meurs, quoique mère, et peut-être parceque je suis mère. J’ai bien joué mon rôle de femme : j’ai trompémon mari, j’ai eu des joies aussi vraies que les larmes répanduesau théâtre par les actrices. Je meurs pour la Société, pour laFamille, pour le Mariage, comme les premiers chrétiens mou- raientpour Dieu. Je ne sais pas de quoi je meurs, je le cherche avecbonne foi, car je ne suis pas entêtée&|160;; mais je tiens à vousexpliquer mon mal, à vous qui avez amené le chirurgien céleste,votre oncle, à la parole de qui je me suis rendue&|160;; il a étémon confesseur, je l’ai gardé dans sa dernière maladie, et il m’amontré le ciel en m’ordonnant de continuer à faire mon devoir. Etj’ai fait mon devoir. Je ne blâme pas celles qui oublient, je lesadmire comme des natures fortes, nécessaires&|160;; mais j’ail’infirmité du souvenir&|160;!… Cet amour de cœur qui nousidentifie à l’homme aimé, je n’ai pu le ressentir deux fois.Jusqu’au dernier moment, vous le savez, j’ai crié dans votre cœur,au confessionnal, à mon mari : « Ayez pitié de moi&|160;!… . » Toutfut sans pitié. Eh&|160;! bien, je meurs. Je meurs en déployant uncourage inouï. Jamais courtisane ne fut plus gaie que moi. Monpauvre Octave est heureux, je laisse son amour se repaître desmirages de mon cœur. A ce jeu terrible je prodigue mes forces, lacomédienne est applaudie, fêtée, accablée de fleurs&|160;; mais lerival invisible vient chercher tous les jours sa proie, un lambeaude ma vie. Déchirée, je souris&|160;! Je souris à deux enfants,mais l’aîné, le mort triomphe&|160;! Je vous l’ai déjà dit :l’enfant mort m’appellera, et je vais à lui. L’intimité sansl’amour est une situation où mon âme se déshonore à toute heure. Jene puis pleurer ni m’abandonner à mes rêveries que seule. Lesexigences du monde, celles de ma maison, le soin de mon enfant,celui du bonheur d’Octave ne me laissent pas un instant pour meretremper, pour puiser de la force comme j’en trouvais dans masolitude. Le qui-vive perpétuel surprend toujours mon cœur ensursaut, je n’ai point su fixer dans mon âme cette vigilance àl’oreille agile, à la parole mensongère, à l’oeil de lynx. Ce n’estpas une bouche aimée qui boit mes larmes et qui bénit mespaupières, c’est un mouchoir qui les étanche&|160;; c’est l’eau quirafraîchit mes yeux enflammés et non des lèvres aimées. Je suiscomédienne avec mon âme, et voilà peut-être pourquoi jemeurs&|160;! J’enferme le chagrin avec tant de soin qu’il n’enparait rien au dehors, il faut bien qu’il ronge quelque chose, ils’attaque à ma vie. J’ai dit aux médecins qui ont découvert monsecret : – Faites-moi mourir d’une maladie plausible, autrementj’entraînerais mon mari. Il est donc convenu entre messieursDesplein, Bianchon et moi que je meurs d’un ramollissement de je nesais quel os que la science a parfaitement décrit. Octave se croitadoré&|160;!… Me comprenez-vous bien&|160;? Aussi ai-je peur qu’ilne me suive. Je vous écris pour vous prier d’être, dans ce cas, letuteur du jeune comte. Vous trouverez ci-joint un codicile oùj’exprime ce vœu : vous n’en ferez usage qu’au moment où ce seraitnécessaire, car peut-être ai-je de la fatuité. Mon dévouement cachélaissera peut-être Octave inconsolable, mais vivant&|160;! PauvreOctave&|160;! je lui souhaite une femme meilleure que moi, car ilmérite bien d’être aimé. Puisque mon spirituel espion s’est marié,qu’il se rappelle ce que la fleuriste de la rue Saint-Maur luilègue ici comme enseignement : Que votre femme soit promptementmère&|160;! Jetez-la dans les matérialités les plus vulgaires duménage&|160;; empêchez-la de cultiver dans son cœur la mystérieusefleur de l’Idéal, cette perfection céleste à laquelle j’ai cru,cette fleur enchantée, aux couleurs ardentes, et dont les parfumsinspirent le dégoût des réalités. Je suis une sainte Thérèse quin’a pu se nourrir d’extases, au fond d’un couvent avec le divinJésus, avec un ange irréprochable, ailé, pour venir et pours’enfuir à propos. Vous m’avez vue heureuse au milieu de mes fleursbien-aimées. Je ne vous ai pas tout dit : je voyais l’amourfleurissant sous votre fausse folie, je vous ai caché mes pensées,mes poésies, je ne vous ai pas fait entrer dans mon beau royaume.Enfin, vous aimerez mon enfant pour l’amour de moi, s’il setrouvait un jour sans son pauvre père. Gardez mes secrets comme latombe me gardera. Ne me pleurez pas : il y a longtemps que je suismorte, si saint Bernard a eu raison de dire qu’il n’y a plus de vielà où il n’y a plus d’amour. »

– Et, dit le Consul en serrant les lettres et refermant à clefle portefeuille, la comtesse est morte.

– Le comte vit-il encore&|160;? demanda l’ambassadeur, cardepuis la révolution de juillet il a disparu de la scènepolitique.

– Vous souvenez-vous, monsieur de Lora, dit le Consul-Général,de m’avoir vu reconduisant au bateau à vapeur…

– Un homme en cheveux blancs, un vieillard&|160;? dit lepeintre.

– Un vieillard de quarante-cinq ans, allant demander la santé,des distractions à l’Italie méridionale. Ce vieillard, c’était monpauvre ami, mon protecteur qui passait par Gênes pour me direadieu, pour me confier son testament… Il me nomme tuteur de sonfils. Je n’ai pas eu besoin de lui dire le vœu d’Honorine. –Connaissait-il sa position d’assassin&|160;? dit mademoiselle desTouches au baron de l’Hostal.

– Il soupçonne la vérité, répondit le Consul, et c’est là ce quile tue. Je suis resté sur le bateau à vapeur qui l’emmenait àNaples, jusqu’au delà de la rade, une barque devait me ramener.Nous restâmes pendant quelque temps à nous faire des adieux qui, jele crains, sont éternels. Dieu sait combien l’on aime le confidentde notre amour, quand celle qui l’inspirait n’est plus&|160;! – «Cet homme possède, me disait Octave, un charme, il est revêtu d’uneauréole. » Arrivés à la proue, le comte regarda laMéditerranée&|160;; il faisait beau par aventure, et, sans doute,ému par ce spectacle, il me légua ces dernières paroles : – « Dansl’intérêt de la nature humaine, ne faudrait-il pas rechercherquelle est cette irrésistible puissance qui nous fait sacrifier auplus fugitif de tous les plaisirs, et malgré notre raison, unedivine créature&|160;?… J’ai, dans ma conscience, entendu des cris.Honorine n’a pas crié seule. Et j’ai voulu&|160;!… Je suis dévoréde remords&|160;! Je mourais, rue Payenne, des plaisirs que jen’avais pas&|160;; je mourrai en Italie des plaisirs que j’aigoûtés&|160;!… D’où vient le désaccord entre deux natures égalementnobles, j’ose le dire&|160;?

Un profond silence régna sur la terrasse pendant quelquesinstants.

– Etait-elle vertueuse&|160;? demanda le Consul aux deuxfemmes.

Mademoiselle des Touches se leva, prit le Consul par le bras,fit quelques pas pour s’éloigner, et lui dit : – Les hommes nesont-ils pas coupables aussi de venir à nous, de faire d’une jeunefille leur femme, en gardant au fond de leurs cœurs d’angéliquesimages, en nous comparant à des rivales inconnues, à desperfections souvent prises à plus d’un souvenir, et nous trouvanttoujours inférieures&|160;?

– Mademoiselle, vous auriez raison si le mariage était fondé surla passion, et telle a été l’erreur des deux êtres qui bientôt neseront plus. Le mariage, avec un amour de cœur chez les deux époux,ce serait le paradis.

Mademoiselle des Touches quitta le Consul et fut rejointe parClaude Vignon qui lui dit à l’oreille : – Il est un peu fatmonsieur de l’Hostal.

– Non, répondit-elle en glissant à l’oreille de Claude cetteparole, il n’a pas encore deviné qu’Honorine l’aurait aimé.Oh&|160;! fit- elle en voyant venir la consulesse, sa femme l’aécouté, le malheureux&|160;!…

Onze heures sonnèrent aux horloges, tous les convives s’enretournèrent à pied, le long de la mer.

– Tout ceci n’est pas la vie, dit mademoiselle des Touches.Cette femme est une des plus rares exceptions et peut-être la plusmonstrueuse de l’intelligence, une perle&|160;! La vie se composed’accidents variés, de douleurs et de plaisirs alternés. Le paradisde Dante, cette sublime expression de l’Idéal, ce bleu constant nese trouve que dans l’âme, et le demander aux choses de la vie estune volupté contre laquelle proteste à toute heure la Nature. A detelles âmes, les six pieds d’une cellule et un prie-Dieusuffisent.

– Vous avez raison, dit Léon de Lora. Mais, quelque vaurien queje sois, je ne puis m’empêcher d’admirer une femme capable, commeétait celle-là, de vivre à côté d’un atelier, sous le toit d’unpeintre, sans jamais en descendre, ni voir le monde, ni se crotterdans la rue.

– Ca s’est vu pendant quelques mois, dit Claude Vignon avec uneprofonde ironie.

– La comtesse Honorine n’est pas la seule de son espèce,répondit l’ambassadeur à mademoiselle des Touches. Un homme, voiremême un homme politique, un acerbe écrivain fut l’objet d’un amourde ce genre, et le coup de pistolet qui l’a tué n’a pas atteint quelui : celle qu’il aimait s’est comme cloîtrée.

– Il se trouve donc encore de grandes âmes dans ce siècle&|160;!dit Camille Maupin qui demeura pensive, appuyée au quai, pendantquelques instants.

Paris, janvier 1843.

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