Jacquou Le Croquant

Jacquou Le Croquant

d’ Eugène Le Roy
I

Le plus loin dont il me souvienne, c’est1815, l’année que les étrangers vinrent à Paris, et où Napoléon,appelé par les messieurs du château de l’Herm « l’ogre de Corse », fut envoyé à Sainte-Hélène, par delà les mers. En ce temps-là, les miens étaient métayers à Combenègre, mauvais domaine du marquis de Nansac, sur la lisière de la Forêt Barade, dans le haut Périgord. C’était le soir de Noël : assis sur un petit banc dans le coin de l’âtre, j’attendais l’heure de partir pour aller à la messe de minuit dans la chapelle du château, et il me tardait fort qu’il fût temps. Ma mère, qui filait sa quenouille de chanvre devant le feu, me faisait prendre patience à grand-peine en me disant des contes. Elle se leva enfin, alla sur le pas de la porte, regarda les étoiles au ciel et revint aussitôt :

– Il est l’heure, dit-elle, va, mon drole* ; laisse-moi arranger le feu pour quand nous reviendrons.

Et aussitôt, allant quérir dans le fournil une souche de noyer gardée à l’exprès, elle la mit sur les landiers et l’arrangea avec des tisons et des copeaux.

 

Cela fait, elle m’entortilla dans un mauvais fichu de laine qu’elle noua par derrière, enfonça mon bonnet tricoté sur mes oreilles, et passa de la braise dans mes sabots. Enfin, ayant pris sa capuce de bure, elle alluma le falot aux vitres noircies par la fumée de l’huile, souffla le chalel*pendu dans la cheminée, et, étant sortis, ferma la porte au verrouen dedans au moyen de la clef-torte* qu’elle cacha ensuite dans untrou du mur :

 

– Ton père la trouvera là, maisqu’il revienne.

Le temps était gris, comme lorsqu’il vaneiger, le froid noir et la terre gelée. Je marchais près de mamère qui me tenait par la main, forçant mes petites jambes de septans par grande hâte d’arriver, car la pauvre femme, elle, mesuraitson pas sur le mien. C’est que j’avais tant ouï parler à notrevoisine la Mïon de Puymaigre, de la crèche faite tous les ans dansla chapelle de l’Herm par les demoiselles de Nansac, qu’il metardait de voir tout ce qu’elle en racontait. Nos sabots sonnaientfort sur le chemin durci, à peine marqué dans la lande grise etbien faiblement éclairé par le falot que portait ma mère. Aprèsavoir marché un quart d’heure déjà, voici que nous entrons dans ungrand chemin pierreux appelé lou cami ferrat, c’est-à-direle chemin ferré, qui suivait le bas des grands coteaux pelés desGrillières. Au loin, sur la cime des termes* et dans les chemins,on voyait se mouvoir comme des feux follets les falots des gens quiallaient à la messe de minuit, ou les lumières portées par lesgarçons courant la campagne en chantant une antique chanson de nospères, les Gaulois, qui se peut translater ainsi dupatois :

Nous sommes arrivés,

Nous sommes arrivés,

À la porte des rics,(chefs)

Dame, donnez-nous l’étrenne dugui !…

Si votre fille estgrande,

Nous demandons l’étrenne dugui !

Si elle est prête à choisirl’époux,

Dame, donnez-nous l’étrenne dugui !…

Si nous sommes vingt outrente,

Nous demandons l’étrenne dugui !

Si nous sommes vingt ou trente bonsà prendre femme,

Dame, donnez-nous l’étrenne dugui !…

Lorsque nous fûmes sous Puymaigre, uneautre métairie du château, ma mère mit une main contre sa bouche ethucha fortement :

– Hô, Mïon !

La Mïon sortit incontinent sur sa porteet répondit :

– Espère-moi,Françou !

Et, un instant après, dévalant lentementpar un chemin d’écoursière ou de raccourci, elle nousrejoignit.

– Et tu emmènes le Jacquou !…fit-elle en me voyant.

– M’en parle pas ! il veut yaller que le ventre lui en fait mal. Et, avec ça, notre Martissouest sorti : je ne pouvais pas le laisser tout seul.

Un peu plus loin, nous quittions lechemin qui tombait dans l’ancienne route de Limoges à Bergerac,venant de la forêt, et nous suivîmes cette route un quart d’heurede temps, jusqu’à la grande allée du château de l’Herm.

Cette allée, large de soixante pieds,dont il ne reste plus de traces aujourd’hui, avait deux rangées devieux ormeaux de chaque côté. Elle était pavée de grosses pierres,tandis qu’une herbe courte poussait dans les contre-allées où ilfaisait bon passer, l’été. Elle montait en droite ligne au châteaucampé sur la cime du puy, dont les toits pointus, les pignons etles hautes cheminées se dressaient tout noirs dans le cielgris.

Comme nous grimpions avec d’autres gensrencontrés en chemin, il commença de neiger fort, de manière quenous étions déjà tout blancs en arrivant en haut ; et cetteneige, qui tombait en flottant, faisait dire aux bonnesfemmes :

– Voici que le vieux Noël plume sesoies.

La porte extérieure renforcée de grosclous à tête pointue pour la garder jadis des coups de hache, étaitce soir-là grande ouverte, et donnait accès dans l’enceintecirculaire bordée d’un large fossé, au milieu de laquelle était lechâteau. Cette porte était percée dans un bâtiment crénelé, défendupar des meurtrières, maintenant rasé, et, sous la voûte quiconduisait à la cour intérieure, un fanal se balançait, éclairantl’entrée et le pont jeté sur la douve.

Au fond de l’enceinte de murs solides età droite du château, on voyait briller les vitraux enflammés d’unechapelle qui n’existe plus ; ma mère tua son falot et nousentrâmes.

Que de lumières ! Dans le chœur dela chapelle, le vieil autel de pierre en forme de tombeau en étaitgarni, et voici qu’on achevait d’éclairer la crèche de verdurefaite dans une large embrasure de fenêtre. Après s’être signés avecde l’eau bénite, les gens allaient s’agenouiller devant la crècheet prier l’enfant Jésus qu’on voyait couché dans une mangeoire surde la paille ruisselante comme de l’or, entre un bœuf pensif et unâne tout poilu qui levait la tête pour attraper du foin à un petitrâtelier. Que c’était beau ! On aurait dit une croze ougrotte, toute garnie de mousse, de buis et de branches de sapinsentant bon. Dans la lumière amortie par la verdure sombre, lasainte Vierge, en robe bleue, était assise à côté de sonnouveau-né, et, près d’elle, saint Joseph debout, en manteau vert,semblait regarder tout ça d’un œil attendri. Un peu à distance,accompagnés de leurs chiens, les bergers agenouillés, un bâtonrecourbé en crosse à la main, adoraient l’enfançon, tandis que,tout au fond, les trois rois mages, guidés par l’étoile quibrillait suspendue à la voûte de branches, arrivaient avec leurslongues barbes, portant des présents…

Je regardais goulûment toutes ces jolieschoses, avec les autres qui étaient là, écarquillant nos yeux àforce. Mais il nous fallut bientôt sortir du chœur réservé auxmessieurs, car la messe était sonnée.

Ils entrèrent tous, comme en procession.D’abord le vieux marquis, habillé à l’ancienne mode d’avant laRévolution, avec une culotte courte, des bas de soie blancs, dessouliers à boucles d’or, un habit à la française de velours brun àboutons d’acier ciselés, un gilet à fleurs brochées qui lui tombaitsur le ventre et une perruque enfarinée, finissant par une petitequeue entortillée d’un ruban noir qui tombait sur le collet de sonhabit. Il menait par le bras sa bru, la comtesse de Nansac, grossedame coiffée d’une manière de châle entortillé autour de sa tête,et serrée dans une robe de soie couleur puce, dont la ceinture luimontait sous les bras quasi.

Puis venait le comte, en frac àl’anglaise, en pantalon collant gris à sous-pieds, menant sa filleaînée qui avait les cheveux courts et frisés comme unedrolette, quoiqu’elle fût bien en âge d’être mariée.Ensuite venaient un jeune garçon d’une douzaine d’années, quatredemoiselles entre six et dix-sept ans, et une gouvernante quimenait la plus jeune par la main.

Tout ce monde défila, regardé de côtépar les paysans craintifs, et alla se placer sur des prie-Dieualignés dans le chœur.

Et la messe commença, dite par un ancienmoine de Saint-Amand-de-Coly, qui s’était habitué au château,trouvant le gîte bon, et servie par le jeune monsieur, blondin,chaussé de jolis escarpins découverts, habillé d’un pantalon grisclair et d’un petit justaucorps de velours noir, sur lequelretombait une collerette brodée.

Au moment de la communion, les femmes dela campagne mirent leur voile et attendirent. Les messieurs ne sedérangèrent pas : comme de juste, le chapelain vint leurporter le bon Dieu d’abord. Tous ceux qui étaient d’âge compétentcommunièrent, manque le vieux marquis, lequel, disaient les gens duchâteau, par suite d’une grande imbécillité d’estomac, ne pouvaitjamais garder le jeûne le temps nécessaire. Mais les vieux du paysriaient de ça, se rappelant fort bien qu’avant la Révolution il necroyait ni à Dieu, ni au Diable, ni à l’Aversier, cet êtremystérieux plus puissant et plus terrible que le Diable.

Après les messieurs, ce fut le tour desdomestiques, agenouillés à la balustrade qui fermait le chœur,M. Laborie, le régisseur, en tête avec sa figure dure etfourbe en même temps. Ensuite vinrent les bonnes femmes voilées,les paysans, métayers du château, journaliers et autres manantscomme nous. Pour tous ceux qui étaient sous la main des messieurs,il fallait de rigueur communier aux bonnes fêtes, c’était derègle ; pourtant ma mère n’y alla pas cette fois ; maison sut bien le lui reprocher puis après.

La messe finie, dom Enjalbert posa sonornement doré sur le coin de l’autel, et, la grille de labalustrade ayant été ouverte, on nous fit entrer tous dans le chœurpour prier devant la crèche. On chanta d’abord un noël ancien,entonné par le chapelain, ensuite chacun fit son oraison à part.Tout ce monde à genoux regardait pieusement le petit Jésus rose,aux cheveux couleur de lin, en marmottant ses prières, quand voicique tout d’un coup il ouvre les bras, remue les yeux, tourne latête et fait entendre un vagissement de nouveau-né…

Alors de cette foule de paysanssuperstitieux sortit discrètement un : « Oh ! »d’étonnement et d’admiration. Ces bonnes gens, bien sûr, pensaientpour la plupart qu’il y eût là quelque miracle, et en restaientimmobiles, les yeux écarquillés, badant*, avec l’espoir que lemiracle allait recommencer.

Mais ce fut tout. Lorsque nous sortîmesen foule, tout ce monde babillait, échangeant ses impressions.D’aucuns tenaient pour le miracle, d’autres étaient en doute, carde vrais incrédules point. Ma mère s’en fut allumer notre falot àla cuisine dont la porte ouverte flambait au bas de l’escalier dela tour. Quelle cuisine ! sur de gros contre-hâtiers* de ferforgé, brûlait un grand feu de bois de brasse devant lequelrôtissait un gros coq d’Inde au ventre rebondi, plein de truffesqui sentaient bon. Au manteau de la cheminée, un râtelier fait àl’exprès portait une demi-douzaine de broches avec leurs hâtelets*,placés par rang de taille. Accrochées à des planches fixées auxmurs, des casseroles de toutes grandeurs brillaient des reflets dufoyer, au-dessous de chaudrons énormes et de bassines couleur d’orpâle. Des moules en cuivre rouge ou étamés étaient posés sur destablettes, et encore des ustensiles de forme bizarre dont on nedevinait pas l’usage. Sur la table longue et massive, des couteauxrangés par grandeur sur un napperon, et des boîtes en fer battu, àcompartiments, pour les épices. Deux grils étaient là aussi,chargés, l’un de boudins, l’autre de pieds de porc, tout prêts àêtre posés sur la braise qu’une fille de cuisine tirait par le côtéde la cheminée. Il y avait encore sur cette table des pièces deviande froide et des pâtés qui faisaient plaisir à voir dans leurcroûte dorée.

Ayant allumé son falot, ma mère remerciaet donna le bonsoir à ceux qui étaient là. Mais les deux femmesseules le lui rendirent. Quant au chef cuisinier qui se promenait,leur donnant des ordres, glorieux comme un dindon, avec sa vesteblanche et son bonnet de coton, il ne daigna tant seulement pas luirépondre.

Au-delà de la première porte, aprèsavoir passé le pont, la Mïon de Puymaigre et d’autres nousattendaient : leurs falots ayant été allumés au nôtre, nousnous en allâmes tous.

Il neigeait toujours, « comme quijette de la plume d’oie à grandes poignées », pour parlerainsi que les bonnes femmes, et la neige était épaisse d’un pieddéjà, dans laquelle nos sabots enfonçaient. À mesure que les gensrencontraient leur chemin, ils nous laissaient avec un :« À Dieu sois ! » À Puymaigre, la Mïon nous ayantquittés, nous suivîmes seuls notre route. Cette neige me lassaitfort et, tout au rebours de l’aller, je me faisais tirer par lebras.

– Tu es fatigué, dit ma mère :monte à la chèvre-morte.

Et, s’étant baissée, je grimpai à chevalsur son échine, entourant son col de mes petits bras, tandisqu’avec les siens elle ramenait mes jambottes en avant. Tout enallant, je lui faisais des questions sur tout ce que j’avais vu,principalement sur le petit Jésus :

– Est-ce qu’il est vivant,dis ?…

Ma mère, qui était une pauvre paysanneignorante, comme celle qui n’entendait pas seulement le français,mais femme de bon sens au demeurant, me fit comprendre que s’ilavait remué, c’était par le moyen de quelque mécanique.

Et elle allait toujours, lentement,enfonçant dans la neige molle, me rehissant d’un coup de reinslorsque j’avais glissé quelque peu, et s’arrêtant de temps à autrepour secouer, contre une pierre, ses sabots embottés deneige.

Un vent âpre s’était levé, faisanttourbillonner la neige qui tombait toujours à force. La campagnedéserte était toute blanche ; les coteaux semblaient couvertsd’un grand linceul triste, comme ceux qu’on met sur la caisse despauvres morts. Les châtaigniers, aux formes bizarres, marquaientleurs branches tourmentées par une ligne blanche. Les fougèrespoudrées de neige penchaient vers la terre, tandis que, sur lesbruyères, la brande et les ajoncs, plus solides, elle s’amassaitpar places. Un silence de mort planait sur la terre désolée, etl’on n’entendait même pas le bruit des pas de ma mère, amorti parla neige épaisse. Pourtant, comme nous entrions dans la lande duGrand-Castang, un crapaud-volant jeta dans la nuit son cri malplaisant qui me fit frissonner.

Cependant, ma mère peinait fort à suivrele mauvais chemin perdu sous la neige. Des fois elle s’écartait unpeu et, le reconnaissant, revenait incontinent, se guidait sur unarbre, une grosse touffe d’ajoncs, une flaque d’eau, geléemaintenant. Moi, bercé par le mouvement, malgré le froid, jefinissais par m’endormir sur son échine, et mes bras gourds sedénouaient malgré moi.

– Tiens-toi bien ! medisait-elle ; dans un moment nous serons chez nous.

Malgré ça, j’avais peine à me teniréveillé, lorsque tout à coup, à cent pas en avant, éclate unhurlement prolongé qui me fit passer dans la tête comme un millierd’épingles : « Hoû ! oû… oû… oû… », et je voisune grande bête, comme un bien fort chien, aux oreilles pointues,qui gueulait ainsi en levant le museau vers le ciel.

– N’aie pas peur, me dit mamère.

Et, m’ayant donné le falot, elle ôtases sabots, en prit un dans chaque main et marcha droit à la bête,en les choquant l’un contre l’autre à grand bruit. Ça n’est paspour dire, mais lors, j’aurais fort voulu être couché contre elle,dans le lit bien chaud. Lorsque nous fûmes à une cinquantaine depas, le loup se jeta dans la lande en quelques sauts, et nouspassâmes, épiant de côté, sans le voir pourtant. Mais, un instantaprès, le même hurlement sinistre s’éleva en arrière :« Hoû ! oû… oû… oû… », qui m’effraya encore plus,car il me semblait que le loup fût sur nos talons. De temps àautre, ma mère se retournait, faisant du tapage avec ses sabots,pour effrayer cette sale bête ; mais, si ça gardait le loupd’approcher trop, ça ne l’empêcha pas de nous suivre à unetrentaine de pas, jusqu’à la claire-voie de notre cour. Ayant prisla clef-torte dans la cache, car mon père n’était pas rentré, mamère fit jouer le loquet de dedans et referma vivement la portederrière nous.

 

Au lieu du bon feu que nous pensionstrouver, la souche était sur les landiers, toute noire,éteinte.

– Ah ! s’écria ma mère, c’estméchant signe ! il nous arrivera quelquemalheur !

En farfouillant sous la cendre avec unebrindille, elle trouva quelques braises, sur lesquelles elle jetaun petit fagot de menu bois, qui flamba bientôt sous le vent dutuyau de fer qu’elle mit à sa bouche.

Lorsque je fus un peu réchauffé, n’ayantplus peur du loup, je dis :

– Mère, j’ai faim.

– Pauvre drole ! il n’y a riende bon ici… fit-elle, pensant au réveillon du château ; et,découvrant une marmite, elle ajouta : Te voici unemique.

Tout en mangeant cette boule de farinede maïs, pétrie à l’eau, cuite avec des feuilles de chou, sans unbrin de lard dedans, et bien froide, je pensais à toutes ces bonneschoses vues dans la cuisine du château et, je ne le cache pas, çame faisait trouver la mique mauvaise, comme elle l’était devrai ; mais, ordinairement, je n’y faisais pas attention.Oh ! je n’étais pas bien gourmand en pensée, je n’appétais pasla dinde truffée, ni les pâtés, mais seulement un de ces beauxboudins d’un noir luisant…

Pourquoi, là-haut, tant de bonneschoses, plus que de besoin, et chez nous de mauvaises miquesfroides de la veille ? Dans ma tête d’enfant, la question nese posait pas bien clairement ; mais, tout de même, il mesemblait qu’il y avait là quelque chose qui n’était pas bienarrangé.

– Il te faut aller au lit, dit mamère.

Elle me prit sur ses genoux et medépouilla en un tour de main. Aussitôt couché, je m’endormis sansplus penser à rien.

Lorsque je me réveillai, le lendemain,ma mère attisait le feu sous la marmite où cuisait la soupe, et monpère triait sur la table les oiseaux attrapés la nuit à la palette.Aussitôt levé, je vins le voir faire. Il y en avait une trentaine,petits ou gros : grives, merles, pinsons, verdiers,chardonnerets, mésanges, et même un mauvais geai. Mon père lesassemblait, pour les vendre mieux, par cinq ou six, avec un filqu’il leur passait dans le bec. Ayant fini, il mit toutes cespauvres bestioles dans son havresac et le pendit à un clou, decrainte de la chatte. Cela fait, ma mère, ayant taillé le paincependant, fit bouillir la marmite et trempa la soupe. Il était unpeu tôt, sur les huit heures, mais mon père voulait aller àMontignac vendre ses oiseaux. Ayant mis la soupière sur la table,ma mère nous servit d’abord, mon père et moi, puis elle ensuite, etnous nous mîmes à manger de bon goût, ayant faim tous trois,surtout mon père, qui avait passé presque toute la nuit dehors.Lorsqu’il eut mangé ses deux grandes assiettes de soupe, et bu,mêlée à un reste de bouillon, de mauvaise piquette gâtée, ma mèreôta les assiettes de terre brune, décrocha l’oule* de lacrémaillère et versa sur la nappe de grosse toile grise leschâtaignes fumantes. C’est bon, les châtaignes blanchieslorsqu’elles sont vertes ; lorsqu’elles ont passé par leséchoir, ça n’est plus la même chose. Mais quoi ! il faut bienles manger sèches, puisqu’on ne peut pas les garder toujoursvertes. Nous les mangions donc tout de même, avec des raves un peugrillées qui étaient au fond de l’oule, et triant les gâtées pourles poules. Lorsqu’il n’y eut plus de châtaignes, mon père but unplein gobelet de piquette, s’essuya les babines avec le revers dela main et se leva.

– Il te faudra me porter une pairede sabots, lui dit ma mère ; j’ai fini d’écraser les miens enfaisant peur à cette méchante bête de loup.

– Je t’en porterai, mais que jevende mes oiseaux, répondit mon père, car, autrement, je n’ai pointde sous.

Et, prenant une petite baguette au balaide genêts, il la mit dans le vieux sabot de ma mère et la coupajuste à la longueur. Cela fait, il prit son havresac, mit la mesurededans, décrocha le fusil au manteau de la cheminée, et s’en alla,laissant notre chienne qui voulait bien le suivrepourtant :

– Tu te perdrais là-bas, àMontignac.

Moi, je restai à me chauffer dans lecoin du feu, mais bientôt, ne pouvant tenir en place, comme c’estl’ordinaire des petits droles, je sortis sur le pas de la porte. Ilétait tombé de la neige toute la nuit ; dans notre cour, il yen avait deux pieds d’épaisseur, de manière qu’il avait fallu faireun chemin avec la pelle pour aller à la grange donner aux bestiaux.Du côté de la forêt, au loin, la lande n’était plus qu’une largeplaine blanche, semée çà et là de grandes touffes d’ajoncs, dont laverdure foncée s’apercevait au pied. Sur les coteaux, les maisonsgrisâtres, sous leurs tuilées chargées de neige, fumaientlentement. Là-bas, sur ma droite, j’apercevais le château de l’Hermavec ses tours noires coiffées d’une perruque blanche, comme levieux marquis de Nansac. Devant moi, à une lieue de pays, leshauteurs de Tourtel, avec leurs arbres dépouillés et chargés degivre, cachaient le massif clocher de Rouffignac, où les clochescommençaient à campaner*, appelant les gens à la messe. Un peu surla droite, à demi-heure de chemin, la métairie de Puymaigre, lesportes closes, semblait comme endormie au flanc du coteau, et enhaut, tout en haut, dans le ciel couleur de plomb, des corbeauxbattaient lourdement l’air de leurs ailes et passaient encouahnant[1].

Près de moi, le long du mur de notrecour, dans un gros tas de fagots, un rouge-gorge sautelait,cherchant un bourgeon desséché, ou, dans les trous du mur, quelquebarbotte* engourdie par le froid ; sous la charrette, nosquatre poules se tenaient tranquilles à l’abri. Le temps étaittoujours dur ; un aigre vent de bise faisait poudroyer laneige sur la campagne ensevelie et coupait la figure : jerentrai vite m’asseoir dans le coin du foyer.

– Nous irons à la messe,mère ? demandai-je.

– Non, mon petit, il fait tropméchant temps, et puis nous y avons été cette nuit.

Je m’ennuyai bientôt de ne rien faire etde ne pouvoir sortir, car la maison, basse et délabrée, n’étaitguère plaisante. Il n’y avait qu’une chambre, pas bien grandeencore, qui servait de cuisine et de tout, comme c’est assezl’ordinaire dans les anciennes métairies de notre pays. On n’yvoyait guère non plus, car il n’y avait qu’un petit fenestroufermant par un contrevent sans vitres, de manière que, lorsqu’ilfaisait mauvais temps et qu’il était clos, la clarté ne venaitqu’un petit peu au-dessus de la porte et par la cheminée large etbasse. Joint à ça que les murs décrépis étaient sales, et leplancher du grenier tout noirci par la fumée, ce qui n’était paspour y faire voir plus clair.

Dans un coin, touchant la cheminée,était le grand lit de grossière menuiserie où nous couchions toustrois ; et au pied du lit, à des chevilles plantées dans lemur, pendaient quelques méchantes hardes. Du côté opposé, il yavait un mauvais cabinet tout troué par les vers, auquel ilmanquait un tiroir, et dont un pied pourri était remplacé par unepierre plate. Dans le fond, la maie où l’on serrait lechanteau ; sous la maie, une tourtière à faire les millas*,et, à côté, un sac de méteil à moitié plein, posé sur un bout deplanche pour le garder de l’humidité de la terre. À l’entrée, prèsde la porte, était dressée l’échelle de meunier qui montait à latrappe du grenier, et, sous l’échelle, un pilo de bois pour lajournée. Dans un autre coin était l’évier, dont le trou ne donnaitguère de chaleur par ce temps de gel, et, au milieu, une mauvaisetable avec ses deux bancs. Aux poutres pendaient des épis de bléd’Espagne, quelques pelotons de fil, et c’était tout. La maisonavait été pavée autrefois de petits cailloux, mais il y en avait lamoitié toute dépavée, ce qui faisait des trous où l’on marchait surla terre battue.

 

En ce temps dont je parle, je ne faisaisguère attention à ça, étant né et ayant été élevé dans des baraquessemblables ; mais, depuis, j’ai pensé qu’il était un peuodieux que des chrétiens, comme on dit, fussent logés ainsi que desbêtes. Où c’est le pire encore, c’est lorsque la famille estnombreuse, et que tous, père, mère, garçons et filles, petits etgrands, logent dans la même chambre entassés dans deux ou troislits à trois ou quatre, en maladie comme en santé ; tout çan’est pas bien sain, ni convenable. Il n’est pas honnête non plusque le père et la mère se dépouillent devant leurs enfants, lessœurs devant les frères. Et puis quand ces enfants prennent del’âge, il n’est pas bonnement possible qu’ils ne s’aperçoivent pasde choses qu’ils ne devraient point voir, et ne surprennent dessecrets qu’ils devraient ignorer.

Mais revenons : ma mère, me voyanttout de loisir et ne sachant que faire, coupa avec la serpe despetites bûchettes bien droites et me les donna :

– Tiens, fais des petites quilles,et tu t’en amuseras.

Je façonnai ces quilles de mon mieux,avec son couteau, et, ayant fini, je les plantai, et me mis à tirerdessus avec une pomme de terre bien ronde, en manière deboule.

Cependant, ce triste jour de Noëltouchait à sa fin. Sur les quatre heures, mon père revint deMontignac ; en entrant, il se secoua, car il était tout blanc,la neige tombant toujours, et posa son fusil dans le coin du foyer.Ensuite, ayant ôté son havresac, il en tira une paire de sabotsjaunes, en bois de vergne, liés par un brin de vîme*, et les posa àterre.

Ma mère mit le pied dans un sabot, etdit :

– Ils m’iront tout à fait bien. Etque te coûtent-ils ?

– Douze sous… et six liards declous pour les ferrer, ça fait treize sous et demi. J’ai vendu lesoiseaux vingt-six sous, j’ai acheté un tortillon pour le Jacquou,ça fait qu’il me reste onze sous et deux liards : te lesvoilà.

Ma mère prit les sous et alla les mettredans le tiroir du cabinet.

Alors, mon père, ayant pris le tortillondans la poche de dessous de sa veste, me le donna. Je l’embrassai,et je me mis à manger ce gâteau de paysan, après en avoir porté unmorceau à ma mère, qui ne le voulut pas :

– Non, mon petit, mange-le,toi.

Ah ! quel bon tortillon ! j’aidepuis tâté de la tourte aux prunes, et même, une fois, dumassepain, mais je n’ai jamais rien mangé de meilleur que cepremier tortillon.

Mon père me regardait faire avecplaisir, tout heureux de ce que j’étais content, le pauvrehomme ! Puis il se leva, alla quérir dans le tiroir du cabinetun vieux marteau rouillé, et, revenant près du feu, se mit à ferrerles sabots. Lorsqu’il eut fini, il ôta les brides des vieux, et lesposa aux neufs, après les avoir ajustées à la mesure du pied. Étantainsi tout prêts, ma mère prit les sabots sur-le-champ, car ellen’avait autre chose à se mettre aux pieds.

Après ça, elle descendit de lacrémaillère l’oule où cuisait pour le cochon, et, ayant vidé lespommes de terre dans le bac, les écrasa avec la pelle du foyer en ymêlant quelques poignées de farine de blé rouge. Puis, ayant laissémanger un peu notre chienne, elle porta cette baccade ou pâtée ànotre porc qui, connaissant l’heure, geignait fort en cognant sonnez sous la porte de son étable.

La nuit noire venue, le chalel futallumé, et ma mère, en ayant fini avec le cochon, découvrit latourtière où cuisait un ragoût de pommes de terre pour notresouper. Après l’avoir goûté, elle y ajouta quelques grains de sel,et mit sur la table trois assiettes et trois cuillers de ferrouillées quelque peu. De gobelets elle n’en mit que deux, pour labonne raison que nous n’en avions pas davantage : moi, jebuvais dans le sien. Après cela, elle alla tirer à boire dans lepetit cellier attenant à la maison, et, étant rentrée, mit latourtière sur la table. De ce temps, mon père, revenu de la grangeoù il avait été soigner les bœufs, avait tiré de la maie une grandetourte plate de pain de méteil, seigle et orge, avec des pommes deterre râpées, et, après avoir fait une croix sur la sole avec lapointe de son couteau, se mit à l’entamer. Mais c’était tout untravail : cette tourte était la dernière de la fournée faiteil y avait près d’un mois, de manière qu’elle était dure en diable,un peu gelée peut-être, et criait fort sous le couteau, que monpère avait grand-peine à faire entrer. Enfin, à force, il en vint àbout ; mais, en séparant le chanteau, il vit qu’il y avaitdans la mie, par places, des moisissures toutes vertes.

– C’est bien trop de malheur !fit-il.

On dit : « blé d’un an, farined’un mois, pain d’un jour » ; mais ce dicton n’était pasà notre usage. Nous attendions toujours la moisson avec impatience,heureux lorsque nous pouvions aller jusque-là sans emprunterquelques mesures de seigle ou de baillarge* ; et pour le pain,nous ne le mangions jamais tendre : on en aurait tropmangé.

Si mon père se faisait tant de mauvaissang pour un peu de pain perdu, c’est qu’autrefois chez les pauvreson en était très ménager. Le pain, même très noir, dur et grossier,était une nourriture précieuse pour ceux qui vivaient en bonnepartie de châtaignes, de pommes de terre et de bouillie de bléd’Espagne. Puis les gens se souvenaient des disettes fréquentesautrefois, et avaient ouï parler par leurs anciens de ces faminesoù les paysans mangeaient les herbes des chemins, comme des bêtes,et ils sentaient vivement le bonheur de ne pas manquer de ce painsauveur. Aussi pour le paysan, ce pain, obtenu par tant de sueurset de peines, avait quelque chose de sacré : de là cesrecommandations incessantes aux petits droles de ne point leprodiguer.

Mon père resta un bon moment toutestomaqué, regardant fixement le pain gâté ; mais qu’yfaire ?…

Il coupa donc trois morceaux de pain,ôtant à regret le plus moisi et le jetant à notre chienne, puisnous nous mîmes à souper. Il n’y avait pas grande différence entrenotre ragoût et la pâtée du cochon : c’était toujours despommes de terre cuites dans de l’eau ; seulement, dans notremanger, il y avait un peu de graisse rance, gros comme une noix, etdu sel.

Avec un souper comme ça, on ne s’attardepas à table ; pourtant nous y restâmes longtemps, car ilfallait avoir de bonnes dents pour mâcher ce pain dur comme lapierre. Aussitôt que nous eûmes fini, ma mère me mena dehors, puisme mit au lit.

Ce mauvais temps de neige dura unedizaine de jours qui me semblèrent bien longs. C’est que ça n’estrien de bien plaisant que d’être enfermé toute une grande journéedans une maison comme la nôtre, noire et froide. Lorsqu’il faitbeau, ça passe, on est tout le jour dehors sous le soleil, on nerentre guère au logis que le soir pour souper et dormir, et ainsion n’a pas le loisir de s’ennuyer. Mais par ce méchant temps, si jemettais le nez sur la porte, je ne voyais au loin que la neige ettoujours de la neige. Personne aux champs, les gens étant au coindu feu, et les bêtes couchées sur la paillade*, dans l’établetiède. Cette solitude triste, cette campagne morte, sans un bruit,sans un mouvement, me faisaient frissonner autant que lefroid : il me semblait que nous étions séparés du monde ;et, de fait, dans ce lieu perdu, avec plus de deux pieds de neigepartout, et des fois un brouillard épais venant jusqu’à notreporte, c’était bien la vérité. Pourtant, malgré ça, le matin, ayantdonné à manger aux bœufs et aux brebis, mon père prenait son fusilet s’en allait avec notre chienne chercher un lièvre à la trace. Ilen tua cinq ou six dans ces jours-là, car il était adroit chasseuret la chienne était bonne. Ça fut heureux ; nous n’avions pluschez nous que les onze sous et demi rapportés le jour de la Noël.Mais il lui fallait se cacher pour vendre son gibier et aller auloin, à Thenon, au Bugue, à Montignac, son havresac sous sa blouse,à cause de nos messieurs de Nansac qui étaient très jaloux de lachasse. Ces quelques lièvres, donc, mirent un peu d’argent dans letiroir du cabinet, quoiqu’on ne les achetât pas cher, car il nefallait pas penser de les vendre au marché, mais les proposer auxaubergistes, qui profitaient de l’occasion et vous payaient dansles vingt-cinq sous un lièvre pesant six ou sept livres. Dans lajournée, lorsqu’il était rentré, mon père faisait des paniers envîme blanc, des rondelles pour atteler les bœufs, avec de laguidalbre ou liane, des cages en bois et autres menus ouvragescomme ça, pour avoir quelques sous. Ça m’amusait un peu de le voirfaire et de m’essayer à tresser un panier comme lui.

Quoique notre pain fût bien noir, biendur, nous l’eûmes fini tout de même avant la fonte des neiges. Lemeunier de Bramefont ne pouvant pas venir nous rendre notremouture, nous ne pouvions pas cuire, de manière qu’il nous fallutaller emprunter une tourte à la Mïon de Puymaigre, qui nous laprêta avec plaisir, car c’était une bonne femme, encore que, desfois, elle mouchât bien un peu fort ses droles lorsqu’ils avaientmal fait.

Pour le dire en passant, cette tourten’a jamais été rendue à la Mïon. La coutume veut que l’emprunteurdu pain ne le rende pas de son chef : c’est le prêteur quidoit venir le chercher, faisant semblant d’en avoir besoin. Mais laMïon, par la suite, nous voyant dans la peine et le malheur, n’estjamais venue la demander.

Enfin, le dégel vint, et les terresgrises, détrempées, reparurent, laissant voir les blés verts quipointaient sur les sillons. Lorsque la terre fut un peu ressuyée,ma mère fit sortir les brebis, car la feuille que nous avionsramassée pour l’hiver était mangée et notre peu de regain étaitpresque fini. Elle m’emmena avec elle, touchant nos bêtes, vers lescoteaux pierreux des Grillières, où poussait une petite herbe finequ’elles aimaient fort. C’était dans l’après-midi ; un pâlesoleil d’hiver éclairait tristement la terre dénudée, et un petitvent soufflait par moments, froid comme les neiges des montsd’Auvergne sur lesquels il avait passé. Mais, au prix du tempsqu’il avait fait une dizaine de jours durant, c’était un beau jour.Ma mère et moi, nous étions assis à l’abri du nord contre un de cesgros tas de pierres que nous appelons un cheyrou ;elle, filant sa quenouille, et moi, m’amusant à faire de petitesmaisons, tandis que nos brebis paissaient tranquillement. Sur lestrois heures, tandis que je mordais ferme dans un morceau de painque ma mère avait porté, voici que nos brebis, effrayées par unchien, reviennent vers nous au galop et nous dépassent en menantgrand bruit. S’étant levée pour les ramener, ma mère vit alors ungarde de l’Herm, appelé Mascret, qui lui cria de s’arrêter.Lorsqu’il nous eut joints, sans aucune forme de salut, il lui ditde se rendre tout d’abord au château, où le régisseur voulait luiparler.

– Et que me veut-il de sipressé ? fit ma mère.

– Ça, je n’en sais rien, mais ilvous le dira bien.

Et le garde s’en alla.

Nous fûmes vers les brebis qui s’étaientplantées à deux cents pas, regardant toujours le chien qui lesavait effrayées, puis, les chassant devant nous et descendant lecoteau, nous revînmes à Combenègre, d’où ma mère repartit pourl’Herm, après avoir fermé les bêtes dans l’étable.

Lorsqu’elle fut de retour, à la nuit,mon père lui demanda :

– Et que te voulait-il, ce vieuxcoquin ?…

– Ah ! voilà… d’abord, il m’areproché de n’avoir pas fait mes dévotions le soir de Noël, commeles autres, ni même toi, qui n’avais pas tant seulement été à lamesse, ce dont les dames n’étaient pas du tout contentes, etl’avaient chargé de me le dire. Après ça, il m’a dit que tubraconnais toujours, de manière que M. le comte ne trouvaitplus de lièvres devers Combenègre, et qu’il te faisait prévenir decesser et de te défaire de notre chienne. Enfin, il a ajouté qu’ilnous fallait totalement changer de conduite, sans quoi lesmessieurs nous mettraient dehors.

– Nous ne sommes pas bienembarrassés pour trouver une aussi mauvaise métairie ! fit monpère. Et autrement, il ne t’a rien dit ?

– Oh ! si, toujours sa mêmechanson : que lui n’était pour rien dans tout ça ; qu’ilfaisait la commission seulement. Au contraire, il nous portaitbeaucoup d’intérêt, et, si je voulais l’écouter, touts’arrangerait : il nous mettrait dans la métairie des Fages,qui était bien bonne, et de plus il te donnerait du bois à couperdans la forêt, tous les hivers, où tu gagnerais dessous…

– C’est ça ! et, du temps queje serais dans les bois, il viendrait voir un peu aux Fages si lebétail profitait !… Et que lui as-turépondu ?…

– Je lui ai répondu d’abord que,pour ce qui était de la communion, nous n’avions pas le tempsd’aller nous confesser souvent, étant si loin ; que c’étaitbon pour les gens de loisir, mais que, pour nous autres, c’étaitbien assez d’y aller une fois l’an. Et puis, d’ailleurs, ai-jeajouté, si je vous écoutais, je ne pourrais pas même faire mesPâques, car le curé ne voudrait pas me donnerl’absolution.

– Mais bête que tu es, a-t-il faitalors, est-ce qu’on a besoin de lui dire ça ?

– Ah ! la canaille ! s’écriamon père ; si jamais je le trouvais au milieu de la forêt, parlà entre La Granval et le Cros-de-Mortier, il passerait un mauvaisquart d’heure !

– Reste tranquille, il nous arriveraitde la peine, dit ma mère ; tu sais bien que pour ça, il n’y apas de danger.

Mon père ne répliqua rien et se mit àregarder le feu.

À ce moment-là, moi, je ne comprenaispas grand-chose à cette conversation, et je mettais toute la colèrede mon père sur le compte de la défense de chasser. Je savais bien,pour l’avoir ouï dire souvent chez nous, et à d’autres métayers duchâteau, que M. Laborie était un homme dur, exigeant, injuste,qui trompait les pauvres gens tant qu’il pouvait, faisant sauter unlouis d’or ou un écu, sur un compte de métayer, rapiant cinq sous àun misérable journalier, s’il ne pouvait faire davantage ; etpuis, comme on ajoutait toujours, grand « chenassier* »,terme dont la signification m’était inconnue alors, et que jecroyais vouloir dire autant comme : grand coquin ; maisc’était tout. Aujourd’hui, quand je pense à ce gueusard qui avaittotalement englaudé* la comtesse de Nansac en faisant le dévot,l’hypocrite, et qui était voleur, méchant, et« chenassier », comme disaient les gens, je ne puism’empêcher de croire qu’il méritait ce qui est arrivé.

Environ quinze jours après cetteconversation, tandis que ma mère triait des haricots pour mettredans la soupe, voici venir M. Laborie à Combenègre. Il entra,fit : « Bonjour, bonjour », en m’avisant de côté, etdemanda où était mon père.

 

– Il est à couper de la bruyère,répondit ma mère.

– Ou à braconner, plutôt !repartit-il. Et ces bœufs, est-ce qu’ilsprofitent ?

Et, disant cela, il s’en fut à lagrange. Ma mère me prit par la main et le suivit. Lorsqu’il eut vules bœufs, M. Laborie fit sortir les brebis de l’étable et,tout en les regardant, il marmonnait entre ses dents, pensant queje n’y prenais garde :

– Eh bien ! tu ne veux doncpas être raisonnable ?… Voyons ! Je te porterai un jolimouchoir de tête de Périgueux, dis ?…

Ma mère ne lui ayant pas répondu, aprèsavoir tourné, viré, M. Laborie s’en alla, disant toujours surle même ton :

– Tu t’en repentiras ! tu t’enrepentiras !

Le surlendemain, tandis que nousmangions la soupe, vers le coup de neuf heures, la chienne grondasous la table, et le garde Mascret, survenant, s’arrêta sur le pasde la porte :

– M. Laborie vous fait dire,par l’ordre de M. le comte, d’avoir à vous défaire de votrechienne, au premier jour ; si on la trouve encore ici, il lafera tuer.

– Que le bon Dieu préserveM. le comte, et celui qui vous envoie, de commander ça !dit mon père en serrant les poings et en regardant Mascret, lesyeux pleins de colère ; et vous, n’en faites rien, sans quoiil arrivera un malheur !

– Pourtant, si on me le commande,il faudra bien que j’obéisse, dit le garde ; à votre place,moi, je vendrais la chienne. M. le comte assure que, d’aprèsles anciennes lois, un paysan ne peut avoir de chien de chasse, quin’ait le jarret coupé.

– C’est bon, fit mon père,rapportez-leur seulement ce que je vous ai dit.

Il y eut un moment de silence après ledépart de Mascret, puis ma mère fit :

– Mon pauvre Martissou, le mieux,c’est de vendre la chienne, comme dit le garde ; le notaire deLadouze te l’a demandée plusieurs fois, mène-la-lui : il t’endonnera bien quatre ou cinq écus peut-être, puisqu’elle est bonnepour suivre le lièvre.

– Je ne veux pas la vendre !répondit mon père.

– Alors, mène-la chez ton cousin deCendrieux : il te la gardera jusqu’à tant que nous partionsd’ici, car nous ne pouvons plus y rester ; il arriveraitquelque chose.

– Femme, tu as raison, à ce coup,dit sourdement mon père : je l’y mènerai dimanche quivient.

Le samedi, comme mon père liait lesbœufs pour aller quérir de la bruyère, un individu à cheval,d’assez mauvaise figure, vint à Combenègre, entra dans la cour, et,s’adressant à mon père :

– C’est vous Martissou le Croquant,le métayer de M. de Nansac ? dit-il.

– C’est moi.

– Alors, voilà un acte de sortie dela métairie.

Et il tendit un papier à monpère.

Lui, le prit, le déchira en millemorceaux et les jeta au nez de l’huissier.

– Tout ça se payera ! ditl’autre en ricanant.

Et il s’en alla bon train, parce que monpère avait pris son aiguillon un peu brusquement, de manière qu’ilsemblait vouloir s’en servir plutôt pour en allonger un coup àl’huissier, que pour mener ses bœufs.

Depuis que nous avions reçu cet acte desortie, et après que la chienne fut à Cendrieux, ma mère était plustranquille. C’était l’affaire de quelques mois, et, à laSaint-Jean, nous quitterions cette mauvaise métairie où nouscrevions de faim : surtout, nous ne serions plus exposés àquelque méchante affaire de la part de cette canaille de Laborie.Mais, quand un malheur est en chemin, il faut qu’il arrive :une nuit, nous entendîmes gratter à la porte avec de petitsginglements*.

– C’est la chienne, fit mon père enallant ouvrir ; j’avais pourtant bien dit à mon cousin de lafermer et de l’attacher pendant quelques jours.

La chienne entra, traînant un bout decorde qu’elle avait coupée avec ses dents, et sauta après mon pèreen aboyant joyeusement.

Ma mère ne dormit pas du reste de lanuit, tracassée de cette affaire-là, et comme sentant approcher unmalheur. Le matin, sur les neuf heures, nous finissions de mangerla soupe, quand tout à coup la chienne sortit en aboyant, et, uneseconde après, nous entendîmes un coup de fusil, et quelques plombsvinrent ricocher contre la porte ouverte, jusque dans la maison,l’un desquels blessa ma mère au front, ce qui lui fit jeter un cri.Mon père, alors, saute sur son fusil, écarte ma mère qui veutl’arrêter, et court dehors. Devant lui il voit la chienne étendue,morte, le sang lui sortant par la gueule, et, à l’entrée de lacour, Laborie qui rendait au garde son fusil déchargé.

– Ah ! canaille ! tu neferas plus de misère à personne !

Et, avant que l’autre ait songé à sesauver, il épaule son fusil et l’étend raide mort.

Tandis que Mascret, pâle et lui-mêmeplus mort que vif, ne savait où il en était, ma mère survenait avecde grands cris.

– Ah ! Martissou, qu’as-tufait ?

– C’est lui qui l’a cherché,répliqua mon père ; ça devait de toute forcearriver.

Du temps qu’aidée du garde ma mèreaccotait Laborie contre un tas de bruyère, pour lui porter secours,mais bien inutilement, mon père rentre dans la maison, prend sessouliers, son gros bonnet de laine, passe le havresac en sautoir,met dedans un morceau de pain, sa corne à poudre, son sac àgrenaille, m’embrasse, sort, son fusil à la main, et tire vers laforêt.

Moi, je sortis aussi, ne voulant pasrester seul, et je fus rejoindre ma mère qui regardait piteusementce corps étendu. Il était là, les yeux fixes, la bouche entrouvertecomme pour crier, les bras retombés le long du corps : onvoyait qu’il avait eu conscience de sa mort. Le garde avait défaitson gilet et déboutonné la chemise pour se rendre compte, et, aumilieu de la poitrine, dans les poils rouges qui foisonnaient, lecoup avait presque fait balle, et la blessure, horrible à voir,saignait.

 

Pendant ce temps Mascret courait versl’Herm, et sur son chemin semait la nouvelle, en sorte que les gensarrivèrent bientôt. Le premier qui vint, ce fut l’homme à la Mïonde Puymaigre ; il regarda tranquillement le mort etdit :

– Je plains Martissou et vousautres pour les conséquences ; mais quant à ce gueux-là, je nele plains point : il n’a que ce qu’il a mérité centfois !

Et tous ceux qui vinrent, des paysans depar là, dirent de même : « Il ne l’a pasvolé ! » ou bien : « C’est une canaille demoins ! » Et autres oraisons de ce genre. Mais peu aprèssurvint, grand train, le comte de Nansac, à cheval, avec sonpiqueur, et dom Enjalbert qui, n’étant pas trop bon cavalier,s’accrochait à sa selle : alors tout le monde se tut. Le comteregarda le corps un instant, puis demanda à ma mère comment c’étaitarrivé. Après qu’elle eut dit que mon père avait tiré sur Laborie,fou de colère parce qu’un plomb l’avait blessée et que sa chienneavait été tuée, M. de Nansac regarda la pauvre bêteétendue au milieu de la cour et, reportant ses yeux sur son défuntrégisseur, ne dit plus rien. Sans doute, il comprenait bien que sonordre brutal de tuer notre chienne avait amené mort d’homme, et quela responsabilité de cette mort remontait jusqu’à lui ; maissur sa figure on n’y aurait rien connu. Il regardait le corps deLaborie froidement, comme il aurait regardé un loup porté bas parses chiens. Au bout d’un moment, ses gens étant arrivés, ilcommanda de mettre le mort sur une civière qu’on avait étéchercher, et tout le monde repartit.

Le lendemain, les gendarmes vinrentquestionner ma mère sur la manière dont la chose s’était passée.Ils me faisaient grand-peur, ces gendarmes, avec leur sabre pendu àun baudrier jaune et le mousqueton attaché à la selle. C’était lapremière fois que j’en voyais, et tout, depuis leurs lourdes bottesjusqu’à leur grand chapeau bordé, me les faisait paraîtreextraordinairement à craindre. Aussi, tandis qu’ils étaient là,l’un à cheval sur le banc, interrogeant ma mère, l’autre debout,appuyé sur son sabre, je me faisais tout petit dans un coin. Aprèsqu’elle leur eut tout raconté, le plus vieux fit :

– Tout ça, c’est bien, maismaintenant dites-nous où est votre homme.

– Je ne le sais pas, répondit mamère, mais quand même je le saurais, vous pensez bien que je nevous le dirais pas.

– Il pourrait vous en cuire !faites-y attention ! Voyons, il est revenu ici cettenuit ?

– Non.

– Pourtant, on nous l’acertifié.

– On vous a trompés, en cecas.

Enfin, après avoir beaucoup tracassé mamère, l’avoir pressée de questions, dans l’espoir qu’elle secouperait, et avoir tâché inutilement de l’effrayer, les gendarmess’en furent, à mon grand contentement.

Le soir, sur les dix heures, uncharbonnier que nous connaissions pour lui avoir quelquefois trempéla soupe chez nous, vint cogner à la porte. Ma mère s’étantvitement habillée lui ouvrit après qu’il se fut fait connaître etlors il nous dit que mon père l’envoyait pour s’enquérir de lavisite des gendarmes. Il ajouta qu’au reste il ne fallait pass’inquiéter de lui, attendu qu’il était couché dans une cabaneabandonnée, au plus épais des bois, dans un fond plein de ronces etd’ajoncs, entre la Foucaudie et le Lac-Viel, où le diable n’iraitpas le chercher. Seulement, il avait besoin de sa limousine pour secouvrir la nuit.

Lui ayant donné la vieille limousine etla moitié d’une tourte de pain, ma mère chargea encore lecharbonnier de beaucoup de bonnes paroles pour son homme, ensuitede quoi il s’en retourna.

Dans l’après-midi du jour suivant, lesgens de la justice vinrent avec le comte de Nansac et desdomestiques du château. Ils firent mettre Mascret et un autre dansl’endroit où il était avec Laborie, un autre encore à l’endroitd’où mon père avait tiré, comptèrent les pas et se remuèrentbeaucoup dans la cour. Après ça, un vieux, qui avait une mauvaisefigure d’homme, fit raconter à ma mère la manière dont ça s’étaitpassé. Elle répéta ce qu’elle avait dit la veille aux gendarmesprésents là avec ces messieurs, que c’était sur le coup de lacolère, en la voyant blessée, elle, et sa chienne morte, que monpère avait tiré sur Laborie.

Tandis que ma mère parlait, le vieuxtâchait de lui en faire dire plus qu’elle ne disait ; maiselle se défendait bien. Lorsqu’elle eut fini, il essaya de luifaire avouer que dès longtemps mon père projetait ce coup ;mais elle protesta que non, et s’en tint à ce qu’elle avait dit.Alors le vieux renard qui l’interrogeait, m’avisant dans un coin,fit signe à un gendarme :

– Amenez-moi cet enfant.

Lorsque je fus là, devant lui, et qu’ilcommença à me questionner d’un air dur, faisant la grosse voix, jecompris bien, quoique tout jeune, que peut-être, sans le vouloir,je pourrais lâcher quelque chose de conséquence contre mon père,et, pour éviter ça, je me mis à geindre et à pleurer. Il eut beaum’interroger en français que je ne comprenais pas, en patois qu’ilparlait comme ceux de Sarlat, me menacer de la prison, me montrerune pièce de quinze sous, rien n’y fit, je ne lui répondis qu’enpleurant. Voyant ça, il se leva mal content,disant :

– Cet enfant estimbécile !

Et, passant la porte de la maison, ilss’en furent tous.

Quelques jours après, nous sûmes que lesgendarmes faisaient une battue dans la forêt, avec les gardes duchâteau, le piqueur, et aussi des paysans réquisitionnés la veille.Mais justement un de ceux-là s’en fut trouver Jean, le charbonnier,et fit prévenir mon père, qui, en pleine nuit noire, alla secoucher dans le fenil de cet homme, sûr qu’on ne viendrait pas letrouver là. Et, en effet, les gendarmes et tout ce monde seretirèrent à la nuit, sans avoir rien trouvé que force lièvres, unrenard et deux loups qui se sauvèrent, bien étonnés de voir tant degens à la fois.

Le surlendemain, sur la mi-nuit, ma mèreouït gratter doucement à la porte et se leva ouvrir. Moi, jedormais, et je ne m’éveillai qu’au matin parce que mon père, avantde repartir, m’embrassait bien fort. Ma mère, les yeux brillants,sortit, fit le tour des bâtiments et revint,disant :

– Il n’y a personne.

– Adieu donc, femme, dit monpère.

Et, prenant son fusil, il s’enalla.

Cette vie dans les bois dura quelquessemaines. Tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, mon père ne couchaitguère jamais deux nuits de suite au même endroit, dans la mêmecabane. Les gens des maisons écartées, des villages autour de laforêt, le connaissaient et savaient bien qu’il n’était pas uncoquin : puis Laborie était si détesté dans le pays, que toutle monde comprenait que, dans le mouvement de la colère, mon pèreeût fait ce coup, et nul ne l’en blâmait. Aussi, quoique bien desgens l’eussent trouvé en allant de grand matin couper un faix debois dans les taillis, ou en se rendant au guet la nuit, par unbeau clair de lune, personne n’en disait rien. Au contraire, s’ilavait besoin de vendre un lièvre ou de faire porter quelque chosede Thenon ou de Rouffignac, de la poudre à giboyer, de lagrenaille, ou une chopine dans sa gourde, on lui faisait sescommissions ; même, des fois, il y en avait qui luidisaient :

– Martissou, viens souper cheznous ; tu dormiras après dans un lit et ça te reposera, depuisle temps que tu l’as désaccoutumé.

Et il y allait, connaissant qu’il avaitaffaire à de braves gens.

Chez nous, il y venait bien, mais passouvent, se méfiant que, de ce côté-là, on surveillait davantage.Et en effet, un matin, deux heures avant la pointe du jour, quatregendarmes vinrent entourer la maison, croyant le surprendre, maisils en furent pour leur chevauchée de nuit. Il ne se passait guèrede jour, non plus, que Mascret et l’autre garde ne vinssent rôderpar là ; mais pour guetter autour de la maison après le soleilcouché, ils n’osaient, sachant qu’il n’aurait pas fait bonrencontrer mon père. Je crois bien qu’ils auraient autant aimétourner d’un autre côté, mais le comte, qui rageait froid de savoirmon père en liberté, les y forçait.

Ma mère, elle, ne vivait plus, la pauvrefemme, étant toujours dans les transes, ne mangeant guère et nedormant quasi plus, tant elle craignait que son Martissou ne fûtpris. Elle se disait que, de force forcée, ça arriverait un jour,car d’espérer que jamais un mauvais hasard, ou la maladie, ouquelque canaille, peut-être, ne le ferait prendre, ça ne se pouvaitbonnement. Et alors, la nuit, dans ses pensers pleins de fièvre,elle voyait la cour d’assises et la guillotine et gémissaitlonguement ; si elle s’endormait de fatigue, elle en rêvaitencore et se plaignait toujours.

Il y avait un mois, tout près, que monpère était dans les bois, lorsque le comte de Nansac fit dire parses gardes dans les villages, autour de la forêt, qu’il donneraitdeux louis d’or à celui qui le ferait prendre. Comme il se doutaitque Jean le charbonnier voyait souvent « ce coquin deMartissou », et l’aidait à vivre, il lui en fit même proposercinq.

– Écoutez, Mascret ! réponditJean au garde qui lui faisait la commission, je ne sais pas où estMartissou, mais quand même je le saurais, ça n’est pas pour cinqlouis, ni pour vingt, ni pour cent que je le vendrais. Dites ça àvotre monsieur, et ne venez plus me parler de tellecanaillerie.

Malheureusement, tout le monde n’étaitpas solide honnête homme comme Jean, et il ne faut pas s’étonnerque parmi tant de braves gens du pays il se soit trouvé un coquin.Quand je parle d’un, ça ne veut pas dire qu’il n’y eût par là desindividus capables d’un mauvais coup, et en ayant fait : çaserait faire mentir le proverbe qui dit que la Forêt Barade ne futjamais sans loups ni sans voleurs. Mais ceux-là mêmes qui auraientvolé sur les grands chemins étaient honnêtes à leur manière :détrousser un homme, passe ; pour le vendre, non.

Mais enfin le traître s’est trouvé. Il yavait aux Maurezies un homme pauvre appelé Jansou qui, toutel’année déjà, travaillait comme journalier au château de l’Herm. CeJansou avait cinq enfants, petits tous, l’aîné ayant neuf ans, quidemeuraient avec leur mère dans une mauvaise baraque de maisonaffermée deux écus par an, tandis que lui, tout le long de lasemaine, couchait dans une grange, là où il était occupé. Il nevenait pour l’ordinaire aux Maurezies que le samedi soir et s’enretournait au travail le lundi matin. Comme bien on pense, avec lesdouze sous par jour que gagnaient les ouvriers de terre en cetemps-là, il avait peine à entretenir le pain à ses droles, car leseigle était cher alors, et la baillarge et le méteil. De bléfroment il n’en fallait pas parler, on n’en mangeait que dans lesbonnes maisons. Pour le reste, les droles de Jansou étaient à lacharité, habillés de morceaux de vieilles hardes toutesrapetassées, de mauvaises culottes en guenilles percées à montrerla peau, et tenues sur l’épaule par un bout de corde. Avec ça, lespieds nus toute l’année, et couchant dans un coin de la cahute surune mauvaise paillasse bourrée de fougères.

C’est à ce Jansou que, d’après l’ordredu comte, le maître valet, qui remplaçait Laborie pour le moment,s’adressa. Le pauvre diable fit bien tout d’abord quelquesdifficultés, disant qu’il ne savait du tout où étaitMartissou ; mais, lorsque l’autre l’eut menacé de ne plus luidonner de travail et lui eut parlé de deux louis d’or, qu’ilpouvait gagner facilement en le faisant guetter par son drolel’aîné, il dit qu’il le ferait.

Ce drole, qui avait ses neuf ans, ainsique je viens de le dire, était fin comme une belette, rusé comme unrenard et méchant comme une guenon. Avec ça, il connaissait laforêt comme celui qui la courait toute l’année, dénichant lesoiseaux, cherchant des manches de fouet dans les houx, et faisantdes commissions pour les bûcherons et les charbonniers. Plusieursfois il avait trouvé mon père et l’avait épié par curiositémaligne, mais sans pouvoir découvrir où était son gîte habituel, cequi était difficile, au surplus, car il en changeait souvent, commeje l’ai dit.

Dans ce moment, le carnaval étaitproche, et, quoique d’ordinaire on s’en réjouisse, ma mère levoyait arriver avec crainte, sachant bien que son Martissouvoudrait le faire en notre compagnie, et appréhendant qu’on neprofitât de l’occasion pour le prendre. Aussi lui manda-t-elle, parJean, de ne pas venir ce soir-là, qu’il valait mieux attendre aulendemain, attendu que, le jour des Cendres, on ne se douterait derien.

Le drole de Jansou, à qui son père avaitfait le mot, pensant aussi que Martissou voudrait fêter le carnavalchez lui, s’était caché, le soir du mardi gras, dans les taillisprès du carrefour de l’Homme-Mort, pour l’épier. À la nuittombante, il l’ouït venir du fond des bois, et fut bien étonnélorsqu’il vit qu’il prenait le chemin de La Granval, au lieu decelui qui l’aurait mené à Combenègre. L’ayant suivi de loin, piedsnus, sans faire de bruit, il le vit entrer dans la maison où onl’avait convié.

C’était chez de braves gens à leur aisequi étaient fermiers dans le bien de famille du curé de Fanlac. Laveille, la femme, peinée en pensant que le pauvre Martissoun’oserait pas aller chez lui, et ferait carnaval au profond desfourrés avec quelque morceau de pain, l’avait fait engager par sonhomme.

Aussitôt que la porte fut refermée, ledrole s’en galopa prévenir son père, qui courut au château prévenirque Martissou était chez le Rey, de La Granval. Sur le coup, unhomme à cheval part grand train avertir les gendarmes, qui laissentlà leur souper et viennent en grande hâte.

À une centaine de pas de La Granval, ilsdonnent leurs chevaux à Jansou qui les attendait, et, à petitbruit, aidés des gardes de l’Herm, cernent la maison. Il était surles onze heures du soir, tous ceux qui étaient là avaient bienfestoyé et ils chantaient en trinquant avec du vin cuit, lorsquedeux gendarmes poussèrent la porte brusquement etentrèrent.

Ce fut une grande surprise, comme onpense. Tandis que chacun s’écriait, mon père court à son fusilqu’il avait posé dans un coin ; mais il se trouva qu’onl’avait ôté et mis sur un lit à cause d’un petit drole qui voulaits’en amuser. Alors il se lance vers la fenêtre et l’enjambe malgréles deux gendarmes qui le voulaient retenir, et tombe dans lesmains des deux autres qui la gardaient. En un rien de temps, il futenchaîné les mains derrière le dos, tandis que la femme du Reypleurait et se lamentait, disant d’une voix bienpiteuse :

– Oh ! mon pauvreMartissou ! c’est moi qui en suis la cause ;pardonnez-moi, je croyais bien faire !

– Non, non, Catissou, vous êtes unebonne femme et les vôtres sont de braves gens, mais j’ai été vendupar quelque canaille. Adieu à tous, et merci ! cria-t-il commeon l’emmenait.

En arrivant à l’endroit où étaient leschevaux, mon père vit Jansou qui les tenait.

– Ah ! c’est toi qui m’asvendu, gueusard !… Si jamais je sors, tu es sûr de tonaffaire !

Là-dessus, les gendarmes lui attachèrentau cou une corde, que l’un d’eux tenait en main ; puis, étantremontés à cheval, ils mirent le prisonnier entre eux etl’emmenèrent.

Cette canaillerie ne porta pas bonheur àJansou. Une fois qu’il eut ses deux louis, lui qui n’en avaitjamais vu, il se crut riche. Mais ils ne durèrent pas longtemps,car le nouveau régisseur du château mit des métayers dans lesdomaines tenus en réserve, de manière qu’il n’y eut plus d’ouvragepour lui. Dans le pays, personne ne se souciait de le fairetravailler, à cause de sa méchante action, et ainsi, bientôt ayantmangé les deux louis, lui et les siens prirent le bissac etdisparurent. Encore aujourd’hui de ces côtés, lorsqu’on veut parlerd’un homme à qui il ne faut pas se fier, on dit :« traître comme Jansou. »

Pour moi, c’est une canaille, sansdoute ; mais je trouve ceux qui, par argent et menaces, luiont fait faire cette coquinerie, cent fois plus misérables quelui.

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