Je dis non

Je dis non

de Wilkie Collins

Partie 1
À LA PENSION

Chapitre 1 LE SOUPER CLANDESTIN

En dehors du dortoir, la nuit était paisible et sombre.

Une petite pluie tombait dans le jardin, trop doucement pour qu’on pût l’entendre ; grâce à l’absence de vent, pas une feuille ne bougeait ; le chien de garde s’était endormi, les chats étaient rentrés ; pas un souffle ne troublait le silence de la terre sous un ciel couleur de suie.

À l’intérieur du dortoir, la nuit n’était pas moins noire et moins paisible.

Miss Ladd connaissait trop bien ses devoirs de maîtresse de pension pour tolérer une lumière nocturne ; par conséquent, les élèves, fidèles observatrices de la règle, devaient être profondément endormies. De temps en temps pourtant, le calme absolu était légèrement troublé par l’une ou l’autre des jeunes filles se retournant sur son lit. C’était le seul bruit perceptible, puisqu’on ne saisissait même pas celui de la respiration des dormeuses.

Le premier son qui vint rappeler la vie et son animation fut purement machinal : c’était une horloge qui le causait. Venant des basses régions du logis, l’organe du père Temps déclara que, dans une heure, il serait minuit.

Une douce voix s’éleva languissamment du côté de la porte.

« Émily ! disait-elle, il est onze heures. »

Il n’y eut pas de réponse. Au bout de quelques instants, la voix languissante reprit sur un ton plus haut :

« Émily ! »

Une jeune fille, dont le lit était au fond dudortoir, soupira sous la pesante chaleur de la nuit, et ditensuite :

« Est-ce vous, Cécilia ?

– Oui.

– Que voulez-vous ?

– Je commence à avoir faim, Émily. Est-ceque la nouvelle ne dort pas encore ? »

La nouvelle se chargea de répondre avec autantde promptitude que d’aigreur :

« Non, elle ne dort pas. »

Ayant un but particulier en perspective, lescinq vierges sages de la première classe de miss Ladd se tenaientéveillées depuis une heure, dans l’espoir que l’étrangère finiraitpar s’endormir, et voilà à quel résultat cette veilleaboutissait ! Le bruit d’un fou rire courut tout autour de lapièce, tandis que la nouvelle pensionnaire, mortifiée et blessée,exprimait nettement sa façon de penser à ce sujet.

« Vous me traitez indignement ! Vousvous méfiez de moi parce que je suis étrangère !

– Dites que nous ne vous connaissons pas,et vous serez plus près de la vérité, dit Émily, prenant la paroleau nom de ses camarades.

– Comment pourriez-vous me connaître,puisque je ne suis arrivée que d’hier soir ? Je vous ai déjàdit que je m’appelle Francine de Sor. Maintenant, si vous voulez lesavoir, j’ai dix-neuf ans et je viens des Indesoccidentales. »

Ce fut encore Émily qui se chargead’interpréter les sentiments de l’assistance.

« Mais pourquoi êtes-vous venueici ? demanda-t-elle. Qui a jamais entendu parler d’une jeunefille entrant en pension juste au moment où commencent lesvacances ? Vous avez dix-neuf ans, dites-vous ? Je suisd’un an plus jeune que vous et mon éducation est finie. Il y aparmi nous une autre pensionnaire d’un an plus jeune que moi etdont l’éducation est également terminée. Que vous reste-t-il encoreà apprendre, à votre âge ?

– Tout ! s’écria l’originaire desIndes occidentales en fondant en larmes. Je ne suis qu’une pauvrecréature ignorante ; votre éducation aurait dû vous enseignerà me plaindre au lieu de vous moquer de moi. Je vous déteste !C’est indigne ! indigne ! »

Quelques jeunes filles se mirent de nouveau àrire ; une autre, celle qui avait parlé la première, prit leparti de Francine.

« Ne faites pas attention à leurs rires,miss de Sor ; oui, c’est vrai, vous avez raison de nousaccuser de manquer d’égards. »

Francine de Sor essuya ses yeux.

« Merci, qui que vous soyez, dit-ellevivement.

– Je m’appelle Cécilia Wyvil. Ce n’étaitpeut-être pas précisément gentil à vous de nous dire que vous nousdétestez. Mais comme, de notre côté, nous avions oublié les lois dela politesse, ce que nous avons de mieux à faire, c’est de vousdemander pardon. »

Cette manifestation généreuse sembla déplaireà celle des jeunes filles qui, selon toute apparence, régnait surses compagnes.

« Je peux vous dire une chose, Cécilia,fit-elle avec animation, c’est que vous ne me dépasserez pas engénérosité. Allumez une bougie, je me dénoncerai moi-même si missLadd nous découvre. J’ai l’intention de donner une poignée de mainà la nouvelle, et comment le pourrais-je dans l’obscurité ?Miss de Sor, mon nom de famille est Brown, et je suis la reine dudortoir. C’est moi, et non Cécilia, qui vous présente nos excusessi nous vous avons offensée. Cécilia est ma meilleure amie, mais jene lui permets pas d’usurper mes droits… Oh ! quelleravissante robe de nuit ! »

La lumière de la bougie venait de lui montrerFrancine assise sur son lit et étalant autour de son cou assez devraie dentelle pour faire perdre à l’altière souveraine toutsentiment de la dignité royale.

« Sept schellings six pence ! »dit Émily dédaigneusement en portant son regard sur sa proprerobe.

L’une après l’autre, toutes les jeunes fillescédèrent à l’attrait de la vraie dentelle. Les sveltes et lespotelées, les blondes et les brunes, vinrent en longues draperiesblanches tourner autour de la nouvelle élève, pour arriver bienvite à cette commune conclusion : « Que son père doitêtre riche ! »

Cette personne, si favorisée de la fortunesous le rapport de l’argent, l’était-elle à un égal degré quant àla beauté physique ?

La disposition des lits plaçait Francine de Sor entre Cécilia àdroite et Émily à gauche. Si, par quelque hasard fantastique, unhomme – disons, par respect des convenances, un médecin, marié, etsuivi de la vigilante miss Ladd – était entré dans le dortoir etqu’on lui eût demandé ensuite ce qu’il pensait de ses occupantes,il n’aurait pas même mentionné Francine. Aveugle pour les coûteusessplendeurs de sa robe de nuit, il se serait borné à remarquer lalongue distance du nez à la bouche, le menton opiniâtre, …[Page6 et 7 absentes de l’édition reproduite – Texte anglaiscorrespondant reproduit en note][1]… Enattendant, ses adorables yeux bleus se reposaient tendrement surles tartes.

L’esprit dominateur d’Émily s’empara des rênesdu gouvernement et sut assigner à chacune des jeunes fillesprésentes le rôle le mieux en rapport avec ses facultés.

« Miss de Sor, montrez-moi votre main.Ah ! oui, je m’en doutais. C’est vous qui avez le poignet leplus solide ; vous déboucherez les bouteilles. Mais si vouslaissez sauter un seul bouchon, pas une goutte de limonade ne voushumectera le gosier. Effie, Annis, Priscilla, comme vous êtesnotoirement très paresseuses, c’est vous donner un vrai témoignagede bonté que de vous procurer du travail. Effie, débarrassez latable de toilette, faites disparaître peignes, brosses et miroirs.Annis, déchirez les feuilles de votre cahier de versions, ellesnous serviront d’assiettes… Non ! c’est moi qui déballerai,que personne ne touche aux corbeilles ! Priscilla, ma chère,vous avez les plus jolies oreilles du monde, c’est vous qui ferezsentinelle près de la porte. Cécilia, quand vous aurez fini dedévorer les tartes des yeux, vous prendrez les ciseaux(permettez-moi, miss de Sor, de m’excuser de la façon mesquine dontcette pension est tenue : les fourchettes et les couteaux sontcomptés et mis sous clef tous les soirs)… je vous disais donc,Cécilia, de prendre une paire de ciseaux et de découper le gâteaudont vous voudrez bien ne pas garder la plus grosse part. Êtes-vousprêtes ? Très bien. Maintenant prenez modèle sur moi. Causezsi bon vous semble, mais pas trop fort. Un mot avant de commencer.En pareil cas, les hommes portent des santés ; imitons leshommes. L’une de vous est-elle capable de formuler un toast ?Non. Cela retombe sur moi comme d’habitude. Voici mon premiertoast : À bas les pensions ! à bas les maîtresses !surtout la dernière venue !… Miséricorde ! comme çapique. »

Le gaz de la limonade venait de prendre ladiscoureuse à la gorge, ce qui arrêta brusquement le cours de sonéloquence. Personne ne s’en plaignit. Sauf les estomacs faibles,qui donc se soucie d’éloquence en face d’une table bienservie ? Il n’y avait pas d’estomacs faibles dans le dortoir.Avec quelle inépuisable énergie buvaient et mangeaient les jeunesélèves de miss Ladd ! Avec quel entrain elles profitaient dudélicieux privilège de dire des folies ! Et – hélas !hélas ! – combien furent vains plus tard leurs essais pourrenouveler le plaisir alors sans mélange de se bourrer de tartes etde limonade !

Dans l’œuvre incompréhensible de la création,il ne semble pas y avoir de bonheur humain, pas même celui despensionnaires, qui soit jamais complet. Au moment où la fête tiraità sa fin, elle fut troublée par un avertissement de la sentinelleplacée près de la porte.

« Soufflez la bougie ! dit à voixbasse Priscilla, il y a quelqu’un dans l’escalier. »

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