Jean sans peur

Jean sans peur

de Michel Zévaco

I – VOYAGE DE PASSAVANT

Le chevalier de Passavant s’était donc arrêté hors des murs de Paris, en proie à un découragement qui brisait en lui tout ressort vital. Avec sa manière d’envisager choses et gens d’une façon absolue, avec son peu de connaissance de la vraie vie qui fait les événements et les êtres en demi-teinte, il s’exagérait la catastrophe.

Il n’y a qu’une chose au monde qui ne s’arrange pas : c’est la mort. Tout le reste se raccommode, se rapetasse, se replâtre, car la pensée humaine tient essentiellement à trouver un gîte, et il n’y a pas d’effort dont elle ne soit capable pour s’accommoder même d’un taudis. Quand tout craque dans notre âme, quand notre pensée se trouve expulsée des palais qu’elle s’était bâtie, elle consent des concessions, et s’accommode d’une chaumière. Passavant ne savait pas cela. Que savait-il d’ailleurs ? Pas grand’chose, et il était bien heureux de ne rien savoir.

Donc, d’avoir manqué le rendez-vous du roi, celui était une catastrophe. Il se trouvait déshonoré. Il ne savait pas que, même n’eût-il pas eu les prétextes légitimes qu’il pouvait présenter, Odette, s’il l’eût rejointe, lui eût pardonné d’un regard.

Passavant résolut donc de rentrer dansParis.

Il remonta sur sa bête et résolument tourna ledos à Paris, se dirigeant au nord.

Il en est ainsi des résolutions les plusformelles de l’homme que mène une passion ; lecteurs, vousêtes doubles. Regardez-vous et vous surprendrez souvent cephénomène.

Passavant se mit en selle en disant :« Je n’ai pas une maille. Je suis accusé d’un meurtrehorrible. Je suis poursuivi par la vengeance de la reine, de Jeande Bourgogne, de ses enragés estafiers. Je suis méprisé par le roiqui m’a sauvé, par cette belle demoiselle qui a eu confiance enmoi. Eh bien ! je rentre à Paris pour me fairetuer. »

En même temps, il prenait la route deDammartin.

Passavant évita de se donner à lui-même desexplications sur ce non-sens apparent qui était au fond d’uneirréprochable logique.

À Dammartin, il éprouva qu’en s’assurant àlui-même qu’il n’avait pas une maille il avait proféré une cruellevérité. Ceci lui fut durement affirmé par les tiraillements de sonestomac. Il avait faim.

Il s’arrêta devant le perron de l’auberge deSaint-Éloi. Il reniflait les bonnes odeurs qui s’en échappaient etcontemplait assez piteusement la jolie fille qui, accotée à laporte, le considérait avec une sympathie aussi peu déguisée quepossible. Voyant que le chevalier ne disait mot, elleattaqua :

– C’est ici la meilleure auberge du pays,mon beau capitaine. Que cherchez-vous donc ?

– La route de Villers-Cotterets, ditPassavant à tout hasard.

– Ah ! fit-elle. C’est par là. – Etelle allongea le bras. – Mais vous ne pouvez pourtant pas allerjusqu’à Villers-Cotterets sans dîner ?

– C’est bien ce que je me disais, majolie fille. Mais…

Il mit pied à terre et sembla considérerattentivement l’image du bienheureux Éloi qui se balançait ausouffle aigre de la bise. Il faisait froid. Par la porte ouverte,il voyait la claire flambée qui lui faisait signe. Il avait le cœurmeurtri. Les beaux yeux de la cabaretière lui promettaient le baumeconsolateur. Que vouliez-vous qu’il fît ? Ce que vous auriezfait à sa place : il entra, tandis qu’un adolescent jouffluconduisait son cheval à l’écurie. Avant même que de se reconnaître,le chevalier se trouva attablé près de la grande cheminée. Il sesentit envahi par le bien-être. Il obéit d’autant mieux au besoinde ne penser à rien que, bientôt, la jolie fille plaçait devant luila riche omelette qu’elle venait de faire sauter ; riche,disons-nous, de couleur et de parfum, ce qui est une richesse commeune autre. Le quartier de venaison qui suivit fut accueilli par lechevalier avec la gratitude d’un estomac qui crie au secours. Leschampignons frais cueillis dans les bois d’alentours et sautés dansla poêle parmi de menues échalotes, du thym et du romarin luiparurent une escorte digne de la belle tranche de chevreuilégalement empruntée aux domaines forestiers. Un flacon de vin grisaida le chevalier à voir la vie un peu moins cruelle. Une idée quilui passa tout à coup par la tête acheva de lui rendre toute sabelle humeur. La voici dans sa simplicité :

– Que fait cette agrafe d’argent quiattache le ruban de mon chaperon ? Ne puis-je m’enpasser ? Au diable les rubans du chaperon et l’agrafed’argent ! Holà, ma jolie fille, écoutez-moi. Je n’ai pas lemoindre denier. Bon… Ne vous rembrunissez pas, et continuez-moi, jevous prie, votre clair regard qui me réconforte. Au lieu d’écus,voulez-vous accepter cette agrafe pour prix de mon dîner et dudîner de mon cheval ?

La cabaretière examina l’agrafe. Elle setrouvait, par hasard, assez honnête – nous parlons de lacabaretière – et elle dit :

– Pour le prix de cette agrafe, mongentilhomme, vous avez droit, vous et votre bête, à un autre dînerpareil à celui que vous venez de faire.

– Eh bien ! s’écria joyeusement lechevalier, mettez dans l’une de mes fontes une bonne mesured’avoine, dans l’autre un pâté, du pain, un flacon… et nous seronsquittes.

– Tout cela va être fait, moncapitaine.

Une demi-heure plus tard, Passavant se remiten route. La jolie fille de l’auberge vint lui offrir le coup del’étrier, les yeux baissés, un sourire au coin des lèvres.

Lorsqu’il atteignit Villers-Cotterets,l’auberge du bienheureux Éloi s’était abolie dans ses souvenirs. Ilne s’arrêta pas dans cette ville où jadis Roselys avait été exposéesous le porche de l’église, et sur une indication qu’on lui donna,continua son chemin vers le château féodal que le duc d’Orléansvenait de terminer et où le roi de France avait cherché un refuge –du moins il le croyait.

Il faisait sombre. Le ciel noir était plein deneiges en réserve. Il faisait froid. Sous ses gants de daim, lechevalier se sentait l’onglée. Il faisait triste. Son cœurcherchait la vie, et il ne voyait autour de lui que l’image de lamort.

Tandis qu’il songeait ainsi, les rênes surl’encolure, il lui arriva ce qui arrive à tout cavalier qui perdson temps à songer : il s’égara.

Le cheval grimpait une côte raide, et arrivaenfin sur un large plateau où s’érigeaient, comme les colonnesd’une cathédrale, des hêtres centenaires dépouillés de leursfeuillages. Seuls, çà et là, quelques chênes se couronnaient encorede feuilles teintées de pourpre. Passavant s’arrêta près d’un tasde bois que des bûcherons rangeaient proprement.

– Où suis-je ? demanda-t-il.

– Sur le Voliard, répondit l’un desbûcherons.

– Et où se trouve ce Voliard ?Est-ce loin du château du sire d’Orléans ?

– Regardez par ici, dit l’homme, unvieillard sec et maigre – et si vous avez de bons yeux, vousapercevrez dans la brume du soir le haut des tours de guet.

Passavant regarda dans la direction indiquée,et, en effet, au fond d’une nuée de brume, distingua la silhouettefantômale du colosse aux pierres blanches, alors toutes neuves.

Il mit pied à terre.

– Gentilhomme, dit le bûcheron, voici lanuit qui vient, et la pluie va tomber. Voulez-vous accepterl’hospitalité dans notre chaumière ?

Passavant secoua la tête. Machinalement ilfouilla dans sa plate escarcelle, et rougit – car déjà le dignebûcheron tendait la main pour avoir le prix de son offred’hospitalité.

– Bûcheron, dit Passavant, je suis unpauvre chevalier, et ne puis reconnaître aujourd’hui votregénérosité. Ce sera pour plus tard.

– Pour quand vous voudrez, dit lebûcheron paisible, c’était de bon cœur.

Un geste remercia. Les bûcheronss’éloignèrent. Le chevalier demeura seul sur le plateau du Voliard,sous les immenses arcades de la cathédrale que la nature avaitbâtie là. Il s’était tourné vers la silhouette que là-bas, au fondde la vallée, sur la colline abrupte, près du grand étang,traçaient les tours. Bientôt, elles se fondirent dans l’obscurité.Passavant ne vit plus rien que la nuit.

– Elle est là, songea-t-il.

Un hennissement de son cheval le ramena à lavie. Il s’aperçut alors qu’il grelottait. Il faisait froid. La nuitétait sombre. Selon la prédiction du vieux bûcheron aux yeuxclairs, ce n’était pas de la neige qui tombait, mais une pluiepénétrante. Passavant conduisit la bête sous un fourré, ladessella, étala la couverture sur les reins, et plaça sous son nezla musette remplie d’avoine.

– Eh ! fit-il en caressant le chevalau front, te voilà guéri, mon brave ! Le coup de l’Écorcheurfut rude, mais tous deux nous avons la peau dure. Et puis, nedisons pas de mal des Écorcheurs !

Le cheval mâchait déjà son avoine, etPassavant l’enviait.

Il regarda autour de lui et aperçut une fuméequi, lente et droite, montait du sol. S’étant approché, il vit quec’était le reste d’un feu que les bûcherons avaient allumé. Ilécarta les cendres, plaça des bois, souffla, et bientôt une belleflamme claire monta dans la nuit.

Passavant fouilla dans la fonte qui lui étaitréservée, trouva le pâté, le pain et le flacon promis par lacabaretière de Dammartin, – et sous ces provisions… l’agrafed’argent !

La jolie fille n’avait pas voulu être payéepar le pauvre chevalier !

Et devant la haute flamme claire qui montaitdans la nuit, dans le vaste silence qui pesait sur le plateau duVoliard, tout seul, loin des hommes, loin de tout, sous la pluie,il commença son dîner…

Accoté à un hêtre énorme, assis sur une« tronce », couvert de son ample manteau de cavalier quieût défié le déluge, Passavant, son appétit satisfait, allongea lesjambes vers le feu, et s’endormit.

Les frissons du matin éveillèrentPassavant.

Il se secoua et jeta un singulier regard versle château. Sans doute la résolution lui était venue pendant sonsommeil, car elle vient comme elle peut, quand elle peut. Il sellason cheval, et, le conduisant par la bride passée à son bras, semit à descendre les pentes abruptes du Voliard. Il longea quelqueschaumières assises au bord de l’étang promu aujourd’hui par leshabitants à la dignité de lac, et arriva à une pauvre auberge où illaissa sa monture.

Passavant monta au château. Le pont étaitbaissé. Le chevalier le franchit sans obstacle. Rien n’indiquaitque l’on se préparât dans la forteresse à un acte d’attaque ou dedéfense. Tout parut au chevalier paisible et inoffensif. Seulement,lorsqu’il se présenta à la deuxième enceinte, il fut arrêté par unposte d’arbalétriers aux armes du comte d’Armagnac. Sur la portegrande ouverte, il apercevait la cour avec sa galerie gothique, sonescalier au fond, ses gargouilles, monstres de pierre quidescendaient le long des murs, la gueule ouverte. Plus de troiscents gentilshommes et hommes d’armes allaient et venaient.L’aspect paisible disparaissait. Un petit nombre de ces gensportaient les insignes d’Orléans. Presque tous arboraient l’écharpeblanche, insigne adopté par le comte d’Armagnac. Un officierd’arbalétrier qui commandait la porte voyant ce jeune gentilhommearrêté là, s’avança et lui demanda poliment ce qu’il cherchait.

– Je désire parler au roi, dit Passavant.Est-ce possible ?

– Au roi ? Vous riez, monsieur, etce n’est guère le jour. Le roi est en son hôtel.

– Quoi ! Le roi est à l’HôtelSaint-Pol ! Il n’est pas venu ici dans une litière avec lademoiselle de Champdivers, et une forte escorte commandée par soncapitaine ?

– Monsieur, dit l’officier, il n’y a iciqu’une noble veuve qui pleure un époux lâchement assassiné, et sesgentilshommes qui se concertent pour tirer vengeance de ce meurtre.Ainsi, retirez-vous. Mais… se reprit-il, soudain frappé d’unsoupçon.

– Mais quoi ? fit Passavant à qui lapolitesse rocailleuse de l’officier commençait à échauffer lesoreilles.

– Serait-ce un espion de Bourgogne ?se disait l’homme d’armes.

– Monsieur, reprenait le chevalier,frappé de son côté d’une idée subite, pourrais-je obtenir uneaudience de la dame d’Orléans ? Au sujet du meurtre de sonnoble époux, je puis peut-être lui donner des indicationsprécieuses.

En apprenant que ni le roi ni Odette n’étaientvenus au château du duc d’Orléans, le chevalier était demeuré toutétourdi – un peu de déception et aussi un peu de la joie de savoirqu’un autre n’avait pas escorté la dame de ses pensées.Brusquement, les paroles de l’officier l’arrachèrent à ces regretset au plan qu’il formait de reprendre à l’instant le chemin deParis.

Il songea que la veuve allait crier vengeance.Il songea que le duc d’Orléans l’avait sauvé. Il songea enfin quelui, Passavant, était publiquement accusé d’être le meurtrier, queValentine de Milan allait maudire son nom – et il résolut de sedisculper.

Quant à l’officier d’Armagnac, il regardaattentivement ce gentilhomme qui demandait à être introduit auprèsde la veuve. Il lui trouva bonne mine. Sa sympathie s’éveilla.

– Monsieur, dit-il, si ce que vous ditesest vrai, ce dont Dieu me garde de douter, vous aurez rendu unsignalé service à Monseigneur d’Armagnac. Auriez-vous, d’aventure,entendu parler de Passavant ?

– Mieux, dit le chevalier, je leconnais.

– Oh ! Oh ! Et sauriez-vous oùil se trouve ?

– Je le sais.

– Venez !

Le chevalier, avec un sourire rêveur, suivitson introducteur qui le conduisit aux luxueux appartements de lachâtelaine. Comme ils passaient devant une porte, Passavantentendit une rumeur pareille au lointain grondement dutonnerre.

– Qu’est ceci ? demanda-t-il.

– C’est la salle des Preuses. Deux millehommes d’armes y sont réunis en ce moment, sans compter qu’il y ena autant dans la salle des Gardes. Mais, venez.

On arriva à l’entrée des appartements.L’officier fit signe à Passavant d’attendre, puis, revenant lechercher, l’introduisit dans une belle chambre.

– Monsieur, dit-il au moment, d’ouvrir laporte, je m’appelle Hélion de Lignac. Voulez-vous me dire qui jedois annoncer ?

– Le chevalier Hardy de Passavant.

Et Passavant ouvrit lui-même la porte,laissant Hélion de Lignac stupéfait. Il faut dire qu’il necraignait rien pour Valentine de Milan près de qui se trouvaienthuit ou dix gentilshommes de sa maison. Mais tout étourdi del’inconcevable audace de l’assassin, il se dirigea précipitammentvers la salle des Preuses. Là, comme l’avait dit Hélion de Lignac,deux mille gentilshommes et gens d’armes étaient assemblés, toutharnachés en guerre, ce qui fait qu’à chaque houle de cette foule,des cliquetis d’armures se propageaient comme la rumeur d’un océanfait de flots d’acier. C’était un terrible spectacle. Ces gensécoutaient un homme qui, debout sur une table, parlait d’une voixcalme et rude, sans gestes. Il était étincelant d’acier. De sapersonne, on ne voyait que la tête brune, violente, avec un regardd’aigle. C’était le sire de Coucy, l’un des plus fermes alliésd’Armagnac.

– L’insolence des gens de Bourgogne estau comble, disait-il froidement. La gentilhommerie française estperdue si elle ne s’oppose par tous les moyens à leursempiétements. Leur duc, soutenu par la reine et abusant de lafaiblesse du roi régnant, ne cache plus son intention de dominerParis et de rançonner la noblesse de France. Letolérerez-vous ?

Ce fut une clameur sourde faite de cris, detrépignements, d’invectives. Puis le terrible refrain éclata encoup de tonnerre : Vengeance ! Vengeance !

– Certes, vengeance, reprenait le sire deCoucy de sa voix mordante. Vous le savez, tout porte à croire queJean de Bourgogne a inspiré le meurtre de ce valeureux prince quiétait notre véritable chef. On pouvait de bonne foi l’appeler lepremier gentilhomme du royaume. Il est tombé la nuit, dans une rueperdue, sous les coups de meurtriers qu’on ne retrouvera pas. Maisle vrai meurtrier, vous le connaissez.

– Vengeance ! Vengeance ! roulalonguement le tonnerre.

Hélion de Lignac, fendant péniblement lafoule, se dirigeait vers le sire de Coucy…

Passavant, étant entré dans la chambre desseigneurs du château, vit une femme en grand deuil assise dans unfauteuil, tandis que quelques gentilshommes se tenaient à distancerespectueuse… La pauvre Valentine ne pleurait pas parce qu’ellen’avait plus de larmes. Ce mari volage qui ne lui avait guère donnéque des chagrins, elle l’avait adoré, chaste amante qui avaitentrepris vainement d’éveiller le sens de fidélité dans un cœurdont la raison d’être était l’infidélité. Elle avait aimé le duc detoute son âme. Avec lui s’éteignait la lumière de sa vie, etlorsque Passavant s’approcha, il l’entendit murmurer ces parolesqu’elle devait une fois encore répéter à son lit de mort.

– Rien ne m’est plus, plus ne m’estrien.

Passavant s’arrêta devant la duchesse, et,avec cette grâce ingénue qui était chez lui d’un charmeirrésistible, ploya le genou.

– Qui êtes-vous, monsieur ? dittristement la malheureuse princesse.

– Madame, vous voyez en moi ungentilhomme que le seigneur d’Orléans a sauvé de la mort…

Valentine se sentit émue au fond de son cœur,et de l’accent de ce beau chevalier, et de l’hommage que, dès lespremiers mots, il rendait à son cher mort.

– Expliquez-vous, dit-elle doucement.

– Un soir, madame, je dus tirer l’épéecontre quatre déloyaux gentilshommes.

– À vous seul, vous attaquiez quatrehommes d’épée ? dit la comtesse étonnée.

– Madame, c’est qu’à eux quatre ilsattaquaient une femme.

La duchesse d’Orléans ne put s’empêcher dejeter un regard de sympathie sur celui qui, avec une si bellesimplicité, lui faisait une telle réponse.

– Continuez, reprit-elle, captivée.

– Ces quatre, donc, poursuivit Passavantavec un sourire qui se fit narquois, ces quatre jugèrent qu’ilsn’étaient pas assez de quatre, et appelèrent à la rescousse je nesais combien des leurs qui tentèrent les uns de m’ouvrir lapoitrine, les autres de m’assommer. J’allais sûrement succomber.C’est à ce moment que parut votre noble époux. Il fit un geste. Jefus sauvé. C’était le geste d’un brave, madame, car il s’adressaità des gens qui appartenaient à son plus cruel ennemi. C’estpeut-être ce geste qui l’a tué…

– Ô mon cher duc, murmura Valentine, sivaillant, si brave… Continuez, monsieur…

– Je fis vœu, madame, de chercher uneoccasion où je pourrais offrir ma vie soit à mon sauveur, soit àceux qui lui étaient chers. Je suis arrivé trop tard rue Barbette,mais cette épée qui eût dû le défendre, c’est à vous, maintenantqu’il n’est plus, d’en disposer.

Valentine, le sein oppressé, l’angoisse à lagorge, écoutait cet hommage qui lui était fait, et elle enéprouvait une bienfaisante émotion.

– Merci, monsieur, dit-elle avecattendrissement. Mais pourquoi vous trouviez-vous attaqué ?Vous semblez bien jeune encore pour vous être attiré des ennemiscapables de vouloir votre mort.

– Jeune, madame ? fit le chevalieravec une mélancolie sous laquelle on eût démêlé quelquescepticisme. Oui, sans doute… Et plus encore que vous ne croyez.J’ai bien peu vécu, madame, et ce m’était une raison de plus grandegratitude envers le seigneur d’Orléans qui me conservait la vie. Jedis que j’ai peu vécu, car j’ai passé douze ans de ma courteexistence au fond d’un cachot.

– Au fond d’un cachot ! Sijeune ! Et qu’aviez-vous fait ?

– Je l’ignore, madame. C’est seulementpour vous dire que connaissant si peu la vie, elle ne m’en étaitque plus précieuse à conserver. Ce qu’il était juste et nécessaireque vous sachiez, c’est que ma reconnaissance pour votre nobleépoux n’était égalée que par une gratitude envers Sa Majesté lareine Isabeau.

Sur ces mots, Passavant se releva.

Il allait se nommer et protester contrel’abominable accusation inventée de toutes pièces par lesBourguignons. Mais ce nom d’Isabeau ainsi jeté tout à coup avaitamené un nuage sur le front de la duchesse d’Orléans.

– La reine ! fit-elle sourdement.Vous aurait-elle sauvé, elle aussi ?

– Non, madame, dit simplement lechevalier, elle a fait mieux.

– Qu’a-t-elle fait ?Voyons !

– Madame, voici pourquoi, si la reineIsabeau me demande ma vie, je la lui donnerais d’aussi bon cœur queje vous la donnerais à vous, si vous me la demandiez. Au mois dejuin de l’an 1395, une petite fille de cinq à six ans fut arrachéeà sa mère par les mêmes gens qui me jetèrent, moi, dans les fossesde la tour Huidelonne.

Les derniers mots firent frissonner Valentine.Mais peut-être une étrange pensée venait-elle de se lever en elle,car elle jeta un regard pensif au chevalier et demanda :

– Vous dites au mois de juin de l’an1395 ?

– Oui, madame. L’enfant s’appelaitRoselys. La mère s’appelait Laurence d’Ambrun. C’était toute mafamille, madame. J’aimais Laurence comme une sœur. Quant à Roselys,dit-il d’une voix étranglée, elle était ma vie… et mêmemaintenant.

Il s’interrompit brusquement. Quant àValentine, elle suivait ce récit avec une attention passionnée.

– Roselys fut emportée vers le Nord dansles pays du Valois, m’a-t-on assuré, à Villers-Cotterets,peut-être…

– Villers-Cotterets ! murmuraValentine, en se dressant toute droite. En juin 1395 ?…

– Oui, madame ! dit Passavantétonné.

– C’était une petite fille avec des yeuxd’un bleu d’azur, des cheveux blonds si fins qu’on eût dit un nuaged’or autour de son front ?…

– Oh ! cria le chevalier, vous avezconnu Roselys !…

– Une petite fille qui fut exposée sousle porche d’une église ?…

– Madame ! Ah ! Madame !Vous savez toute l’affreuse histoire de Roselys !

– Et qui fut recueillie, arrachée àl’insulte par une dame qui passa d’aventure ?

– Cette dame, c’était lareine !…

– La reine !

– Oui, madame, et c’est pourquoi je vousdisais que ma vie appartient à la reine Isabeau qui pourra endisposer à son gré lorsqu’elle croira venue l’heure où je doisacquitter ma dette.

La duchesse d’Orléans s’était levée. Uneétrange expression s’étendit sur son beau visage si pâle en cemoment. Elle s’avança sur Passavant, qui la vit venir enfrémissant. Et alors, levant les yeux au ciel, cet ange qu’étaitValentine, d’une voix grave et ferme, prononça :

– Oui, je savais tout de cette histoire,excepté le vrai nom de l’enfant, que vous venez de m’apprendre.Mais vous, monsieur, vous ne savez pas la vérité. Et comme ceserait presque un sacrilège que de vous laisser porter le poidsd’une reconnaissance que vous ne devez pas…

– Madame ! Madame ! Quedites-vous ! cria le chevalier éperdu.

– Comme je sens votre sincérité profonde,continua la duchesse, et que ce serait un outrage au Dieu dejustice que de laisser s’égarer votre cœur, cette vérité quoiqu’ilm’en coûte, je dois vous la dire. La dame qui prit Roselys dans sesbras et l’emporta, ce ne fut pas la reine Isabeau.

Passavant recula d’un pas.

– Ce ne fut pas la reine !murmura-t-il. Et qui donc ?

– Moi ! répondit Valentins avec unemajestueuse simplicité.

Comme il avait fait en entrant, Passavantploya le genou devant la duchesse d’Orléans. Son cœur battait à serompre. Dans son esprit, pas un doute ne se glissa. Entre la parolede ce sorcier louche, de ce Saïtano suspect, et la parole de cetêtre de beauté, de suprême loyauté qu’était Valentine, aucunehésitation n’était possible. Pendant quelques minutes, le chevalierdemeura ainsi courbé devant celle qui avait tenté de sauver Roselysde la mort. Il tremblait.

À ce moment elle reprit :

– Lorsque je reverrai celle que vousnommez Roselys…

Passavant se redressa, et la duchesse poussaun léger cri ; elle ne reconnaissait plus cette figure livideet terrible. Hagard, éperdu, ne sachant plus ce qu’il faisait,Passavant saisit un bras de la duchesse, et râla :

– Madame, sur Dieu, sur mon âme et mavie, je vous en supplie ; faites attention à ce que vousdites, car vous me laisseriez croire… Oh ! l’impossiblerêve !… croire que Roselys est vivante !

– Elle est vivante, dit simplement laduchesse.

– Vivante ! hurla le chevalierchancelant. Saïtano ! Saïtano ! Sorcier maudit !Malheur à toi, pour ton effroyable mensonge ! Vivante !Madame, vous dites que Roselys est vivante ? Oùest-elle ? Que fait-elle ? Sous quel nom vit-elle ?Ah ! madame, pardonnez-moi, voyez-vous… Roselys… c’était mavie !

Valentine allait répondre :

– Roselys vit à l’Hôtel Saint-Pol… Elles’appelle Odette de Champdivers…

À l’instant où elle allait parler, la portes’ouvrit violemment, Armagnac entra, suivi d’une vingtaine degentilshommes, marcha rudement sur le chevalier, etgronda :

– Madame, savez-vous le nom de l’hommeque vous avez reçu et qui vous parle avec une insolentefamiliarité ? Savez-vous ce nom ?

– Le nom ? balbutia la duchesse.

– Il ne l’a pas dit, j’en étaissûr ! éclata le comte d’Armagnac. L’homme qui est devant vous,madame, c’est le sire de Passavant !

La duchesse d’Orléans recula. Elle eut unmouvement d’horreur et murmura :

– L’assassin de mon mari !

Passavant, très pâle, tout droit, le frontbarré d’un pli, regardait Armagnac face à face. D’un accentglacial, il prononça :

– Oui, Hardy, chevalier de Passavant. Telest mon nom, tel est mon titre. Fils de Passavant le Brave, celaseul répond de moi. Prenez garde à ce que vous allez dire,monsieur, et vous tous ! ajouta-t-il d’une voix soudaingrondante. Je suis Passavant. Que trouvez-vous à redire àcela ?

La duchesse Valentine l’écoutait, leregardait, sentait s’éveiller en elle l’admiration et se réveillerla sympathie, et elle se criait : Non, non ! Celui-làn’est pas un assassin !

– Passavant ? dit durement Armagnac…Le même qui n’a eu qu’à paraître pour que les Écorcheurs deVincennes se retirassent et que la reine Isabeau fûtsauvée ?

– Le même, dit Passavant avec non moinsde rudesse. Mais vous insinuez au lieu d’accuser… Silence,messieurs ! cria-t-il, et le murmure des gentilshommess’éteignit. Il s’agit ici plus que de ma vie : de mon honneuret de mon nom ! On vient de dire qu’à l’affaire de Vincennes,les Écorcheurs se sont retirés devant moi… c’est faux ! Ilsont fui… ce n’est pas la même chose, je crois !

– Passavant ? reprit Armagnac… Lemême qui, en l’une de ces soirées de débauche et d’ivresse où secomplait la Bavaroise, a été remarqué par elle et s’estmystérieusement entretenu avec elle ?

– Entretenu, oui ; mystérieusement,non !

– Passavant ? Le même qui, dans uneauberge de la rue Saint-Martin, a magnifiquement traité les siresde Scas, d’Ocquetonville, de Courteheuse et de Guines, âmes damnéesde Jean de Bourgogne ?

Le chevalier eut un éclat de rirestrident :

– Pour le coup, c’est vrai, même« magnifiquement » ! Le sire de Guines en saitquelque chose.

– Ne riez pas ! dit Armagnac avecune gravité sinistre. Je vous jure que ce n’est pas lemoment !

– Bah ! fit le chevalier dont lesourire fut d’une tragique ironie, j’ai ri avec la mort, je puisbien rire avec vous, et n’était la présence de cette douleurvivante, je vous jure que je rirais bien plus fort. Madame, vouspouvez pardonner cet éclat de rire : à l’attitude de cesmessieurs, je présume que ce sera le dernier.

Il y eut un silence pesant.

Armagnac, d’une voix sombre, prononçaenfin :

– Madame, et vous, nobles hommes, vousavez entendu. Le sire de Passavant est l’ami de la reine, ennemiedu mort. Il est affilié aux Écorcheurs, et si un doute subsistait,ce qui s’est passé dans la rue Saint-Martin suffirait à établir lavérité. Il est l’ami des Bourguignons qui, pour mieux couvrir leurmaître, ont feint de vouloir arrêter cet homme hier matin, et l’ontlaissé fuir. Sire de Passavant, sur Dieu et votre âme, pouvez-vousjurer que vous n’êtes pas entré dans la rue Barbette la nuit ducrime ?

Le sourire du chevalier devint livide. Il levala main, et dit :

– Sur Dieu et mon âme, je jure que dansla nuit du crime, je me suis trouvé non seulement dans la rueBarbette, mais encore près du noble duc.

Le silence, alors fut effrayant. MaisPassavant continua :

– J’attends !… J’attends que vousdisiez tout haut ce que vous pensez !

– Le voici ! dit Armagnac. Je penseque vous êtes l’assassin de mon cousin d’Orléans. Est-ce votreavis, nobles hommes ?

– C’est notre avis, répondit la trouped’une seule voix.

– Quel châtiment a mérité cethomme ? reprit Armagnac.

– La mort ! répondit la voix énormefaite de toutes ces voix furieuses. Vengeance !Vengeance !

Passavant, d’un geste foudroyant, tira salongue rapière flexible, en appuya la pointe sur le parquet, et,penché en avant, la figure effrayante, la voixrocailleuse :

– Et vous, que méritez-vous ? Sired’Armagnac, gentilshommes, que méritez-vous pour, faussement etsans autre preuve qu’un ramassis de circonstances, accuser l’hommequi est devant vous ? Je vous accuse, moi ! Je vousaccuse de félonie et lâcheté parce que votre accusation est vaineet que vous vous mettez à trente pour la soutenir !

– À la potence ! hurla la bandecravachée par ces paroles. À mort ! Tout de suite !

– À mort ! dit Passavant, terrible…Soit ! Tuez-moi ! Qui de vous va me tuer ?

Sa rapière siffla dans l’air.

– Allez ! rugit Armagnac.

C’était le signal. Tous ensemble, ilss’élancèrent sur Passavant, les dagues levées jetèrent des éclairs,et par des cris, par les jurons, par les insultes, ils s’excitèrentau meurtre. C’était fini. Le chevalier allait tomber. À ce moment,Valentine, d’un mouvement rapide, se plaça devant lui etcria :

– Que nul ne bouge ! Seule jecommande ici !

– Mais, madame… gronda le comted’Armagnac, tandis que la troupe entière s’immobilisait.

– Cet homme est mon hôte, dit Valentined’une voix de souveraine majesté.

Passavant rengaina sa rapière, comme si ce motseul l’eût fait sacré.

– Venez, monsieur ! dit-elle d’unton de commandement, tandis que, des yeux, elle contenait encorepour quelques secondes la meute des meurtriers.

– Messieurs, dit Passavant, vous m’avezinsulté. Mon insulte vous a répondu. Je tiens la vôtre pour reçue.Tenez la mienne pour valable. Où et quand vous voudrez, nous nousretrouverons.

Et il sortit paisiblement. La duchesse lesuivit et ferma la porte contre laquelle elle s’appuya. Il étaittemps. Les Armagnacs s’élançaient pour frapper le chevalier. Laporte fermée les arrêta deux minutes pendant lesquelles ils seconsultèrent. Le comte d’Armagnac, en dernier ressort, jugea quel’autorité de la châtelaine pouvait être, en cette occurrence,tenue pour non avenue, et décida qu’il fallait tuer sur le champ lemeurtrier du duc d’Orléans. Lui-même ouvrit la porte. Il ne trouvaque la duchesse, Passavant avait disparu.

– Qu’avez-vous fait ? s’écria lecomte.

– Je l’ai sauvé, dit doucementValentine.

– Ah ! madame, c’est peut-être unplus grand malheur que vous ne pensez !

Oui, Valentine avait sauvé Passavant. À peineseule avec lui, elle ouvrit une autre porte qui donnait sur l’undes escaliers du château.

– Descendez ! dit-elle. Etvite ! Les furieux vont entrer.

– Madame, dit Passavant, paisible etrespectueux, j’aime mieux mourir ici que de vous laisser croyant aucrime qu’on m’impute. Sur Dieu, madame, me croyez-vous lemeurtrier ?

– Sur Dieu, répondit Valentine, je croisque vous avez tenté de sauver mon malheureux époux et que vous êtesarrivé trop tard, comme vous le racontiez.

Passavant s’agenouilla, saisit la main de laduchesse.

– Madame, reprit-il, vous me croyez doncdigne de revoir Roselys ?

– Oui. Et je vous dirai où elle vit, sousquel nom elle vit. Mais, allez. Plus un instant à perdre. Descendezcet escalier aussi bas qu’il vous conduira, dites simplement :« La marraine d’Odette m’envoie à vous… » Allez… et queDieu vous garde !

– Odette ! murmura le chevalierenivré. Ce nom béni me protège donc ici comme l’ange qui le portem’a sauvé de la Huidelonne !

Il s’élança dans l’escalier.

– Odette ! murmurait de son côtéValentine de Milan. Odette… Roselys !

Comme on le lui avait dit, Passavant descenditjusqu’au bas de l’escalier, et là, en effet, trouva un homme arméqui lui cria :

– Rebroussez chemin, on ne passe pasici !

– Mais moi, je passe, dit Passavant, carla marraine d’Odette m’envoie à vous.

– En ce cas c’est différent, dit l’hommeavec un soudain respect. Suivez-moi, mon gentilhomme, et faisonsvite, car vous avez le mot d’ordre des heures tragiques.

Passavant, du fond du cœur, envoya un souvenirému à la châtelaine de Pierrefonds, et, suivant rapidement songuide, s’élança dans un long couloir souterrain – une de cesassurances de fuite comme il en existait alors à tous les châteauxféodaux pour le cas de prise et mise à sac. Ce souterrain passaitsous les murs du château et aboutissait presque au pied de lacolline.

Passavant, après avoir franchi deux portes defer, se retrouva, non sans étonnement, dans les caves même de cetteauberge où il avait laissé son cheval. Sans doute l’hôte était làpour recevoir ceux qui, d’accord avec les maîtres du château,prenaient ce moyen de fuite. Sans doute l’auberge elle-même n’étaitlà que pour masquer l’entrée du souterrain. Cet hôte, qui se montrafort empressé auprès de Passavant, lui assura que le cheval avaitmangé, et lui conseilla de piquer des deux. Passavant n’entrevit cebrave que quelques secondes, dans l’obscurité, mais il lui parutavoir une telle ressemblance avec l’hôte de la Truie Pendue qu’ilne pût s’empêcher de lui demander :

– Seriez-vous d’aventure un frère demaître Thibaud Le Poingre ?

– Non, répondit l’hôte étonné. Mais sivous voulez m’en croire, sautez en selle sans plus tarder, car lemot de passe que vous avez donné ne sert que dans les circonstancesoù il est question de vie et de mort.

Tout compte fait, le chevalier trouva leconseil raisonnable. Il monta donc à cheval et se dirigea toutdroit sur Villers-Cotterets. Comme il entrait sous le couvert de laforêt, plusieurs cavaliers chargés de le poursuivre sortirent duchâteau. Mais le chevalier était loin déjà, et pour supprimer uneinutile inquiétude aux lecteurs qui s’intéressent à lui, nouspouvons dire tout de suite que les Armagnacs ne l’atteignirent paset rentrèrent bredouilles après avoir battu les boisd’alentour.

Après avoir failli succomber aux dagues desgens du château, le pauvre chevalier fut sérieusement menacé demourir de faim et de soif. Il n’osait pas recommencer l’aventure deDammartin.

– Je n’aurais, songeait-il, qu’à tombersur une hôtesse qui refuserait la boucle de mon chapeau. Jedeviendrai ainsi une dette ambulante, et toutes les jolies fillesde ce charmant pays diraient de moi : C’est la statue équestrede la Dette !

Il riait avec lui-même. Il trottait avec cettejoie profonde qu’on a lorsqu’on se trouve tout à coup débarrasséd’une idée funèbre. C’est à peine s’il pensait au formidable dangerqu’il venait de courir et à ceux, plus formidables encore quil’attendaient dans l’avenir avec des ennemis comme Isabeau, Jean deBourgogne, Bernard d’Armagnac, sans compter l’innombrable menufretin.

Sa joie était double :

D’abord, il ne devait plus rien à la reineIsabeau puisque Roselys avait été sauvée par Valentine. Donc, il sesentirait les coudées franches pour défendre Odette contre la hainede cette reine.

Ensuite, il savait maintenant que Roselysétait vivante.

Et il se tourmentait l’esprit pour devinerdans quel but Saïtano lui avait dit que Roselys était morte, et quela reine Isabeau, l’ayant arrachée à l’ignominie de l’exposition,n’avait pu la sauver de la mort…

Il résolut d’éclaircir ce point étrange etd’aller chez Saïtano. Puis, bientôt, toutes ces pensées sefondirent en une seule qui faisait trembler son cœur comme lespremières caresses du soleil levant font trembler une fleur :Roselys vivait ! La duchesse lui avait promis de lui dire oùet sous quel nom elle vivait !… Bientôt, donc, il reverraitl’amie de son enfance…

Tout à coup, il arrêta net son cheval. Ilpâlit. Un trouble étrange emplit son regard de lumière et defranchise, comme ces nuages noirs qui soudain projettent une ombresur l’azur de la mer. Il songeait à Roselys… et c’était Odettequ’il voyait !

Clairement, avec une aveuglante et terribleévidence, il vit qu’il aimait Odette ! Il se l’affirma pour lapremière fois. Et ce fut avec une sorte d’angoisse que, tout bas,il se murmura :

– Roselys ?… Odette ?…

Il nous faut répéter ici que le chevalier dePassavant n’était pas de ces subtils personnages qui se posent àeux-mêmes des problèmes d’âme, des cas de conscience épineux. Lepauvre chevalier n’était pas de force à lire dans son cœur et àprendre une détermination sur un pareil sujet. Mais il futprofondément malheureux de sentir qu’il adorait encore Roselys etqu’il aimait Odette.

Ce fut là-dessus qu’il se mit à ruminer,marchant au pas. Il atteignit enfin Paris vers la chute du jour,et, heureusement, une autre préoccupation vint alors le tirer despalabres plus ou moins philosophiques qu’il essayait de se teniravec sa bonne foi ordinaire.

En effet son estomac se mit à crier famine, età crier si fort qu’il fallait bien l’entendre. Passavant songea àl’heure merveilleuse qu’il avait passée sur le plateau du Voliard,près du feu, dévorant le dîner que lui avait laissé dans les fontesla bonne hôtesse de Dammartin. Il arriva à l’auberge de la TruiePendue, entra sans bruit dans la cour, plaça son cheval à l’écuriesans prévenir personne, et lui qui se fut coupé le poignet plutôtque de dérober une maille, se fit tranquillement voleur pour soncheval : il alla au coffre à avoine, et emplit la mangeoire dela bête affamée.

– Si maître Le Poingre me voyait !songeait-il en souriant.

Il sortit sans avoir été remarqué. Pour rienau monde, il n’eût demandé à Thibaud une hospitalité qu’il nepouvait payer. Il se mit à errer dans Paris.

En somme, il se trouvait sans gîte – et ilavait faim !

Il faisait nuit. Une de ces nuits sombres ettristes : des rues submergées sous les brouillards : pasde lumières ; pas de passants.

Où allait-il en cette soirée d’abattement, defaim, de tristesse ? Il ne sut pas. Cent fois, il fut sur lepoint de retourner à la Truie Pendue, et chaque fois il poursuivitson chemin, se donnant pour prétexte qu’il n’avait pas d’argent, etoubliant que, sans sou ni maille, il avait forcé le même Thibaud LePoingre à lui ouvrir un crédit illimité.

Il s’aperçut tout à coup qu’il se trouvaitdans la Cité.

Il se ressouvint alors du mensonge de Saïtano.Et il se dit qu’il était temps d’aller demander au sorcier :Pourquoi avez-vous dit que Roselys fut recueillie par lareine ? Pourquoi avez-vous dit que Roselys étaitmorte ?…

Ce lui fut d’une affreuse amertume.Brusquement, il s’arrêta dans un angle de carrefour, cacha sonvisage dans ses deux mains, et râla :

– Ceci serait vraiment une hideuseaventure ? Est-ce que j’ai donc le cœur d’un bourreau ?Suis-je donc plus détestable que Jean de Bourgogne etIsabeau ? Quoi ! Est-ce vrai ? Est-ce que vraimentje regrette que Roselys soit vivante ?…

Non, le pauvre naïf, il ne regrettait pascela ! Il se calomniait affreusement. Sa joie, au contraire,que l’amie adorée de son enfance fût vivante, était immense.

Seulement… ah ! seulement, à côté del’image de Roselys s’en dressait une autre !

Une autre fois encore, la faim lui rendit leservice de l’arracher à des pensées qu’il n’était pas de force àélucider. Il se remit donc en route, renvoyant à plus tard savisite à Saïtano, et grommelant contre la dure nécessité où setrouve l’homme de satisfaire à cet implacable tyran :l’estomac.

En somme il n’avait pas mangé depuis laveille, et il commençait à s’affaiblir lorsque des bruits confus derires, de querelles, de jurons le tirèrent de cette léthargiemorale où il s’enlisait ; en même temps, il vit de nombreuseslumières.

– Le Val d’Amour ! gronda-t-il enhaussant les épaules. Il se détourna, et il allait s’enfoncer dansune ruelle noire : une main légère se posa sur son bras, unevoix un peu tremblante lui dit :

– Est-ce moi que vous cherchez, beaucapitaine ?

Un peu de la lumière du Val d’Amour éclairaitla fille pâle qui lui parlait doucement. Il la regarda un instant,puis cherchant à se détourner :

– Excusez-moi… Je ne cherchepersonne.

Mais elle le retint par le bras, et avec unsoupir, reprit :

– Quoi ! ne me ferez-vous pasl’honneur de vous reposer quelques minutes en mon logis ?…

Il y eut un silence. La fille pâle baissa latête et, à voix basse, murmura :

– Vous pouvez y venir sans crainte…Jamais mon logis ne fut souillé par une pensée mauvaise. Impure jesuis, mais mon logis si pauvre est pur. Vous serez le premier hommequ’il aura vu… Oh ! je serais si heureuse de vous y voir, nefût-ce que quelques instants, afin que je garde le souvenir devotre présence !

Exaspéré par ses pensées et par lesvociférations de son estomac, Passavant se recula d’un pas.

– Eh ! mort diable, gronda-t-il, jesuis sans sou ni maille, ne le voyez-vous pas ? Ne voyez-vouspas que j’ai faim ?

– Faim ! Vous ! s’écria lafille pâle.

– Allons, mon enfant, reprit le chevalieravec douceur, déjà honteux qu’il était de son brusque mouvement,c’est une façon de dire. Adieu ! La vérité est que je désirealler seul par les rues…

– Non, non ! Vos yeux brillent defièvre… vos mains sont glacées. Vous tremblez… Venez, ah !venez, ou bien alors je croirai que le beau capitaine qui se battitpour moi ici même et qui me donna un bel écu d’or… je croirai quel’orgueil est plus fort chez vous que la pitié.

Le chevalier étonné regarda plus attentivementla pauvre fille et reconnut alors Ermine Valencienne. Elle avaitpris sa main et l’entraînait dans une de ces sombres ruelles quifaisaient de la Cité un inextricable réseau de mailles serrées.Docile, il suivait.

Ermine Valencienne entra dans l’étroite alléed’une maison, monta deux étages, et ouvrit une porte. Une chambreapparut au chevalier, claire, propre, son carreau luisant ;une table en chêne, trois escabeaux, un bahut modeste, un lit toutblanc la meublaient. À la tête du lit, sous une grossière image dela Vierge, un rameau de buis béni.

Tout cela fleurait l’honnêteté, et osons ledire, la chasteté.

Passavant, sur le seuil, s’arrêta pensif.

Sur un geste de timide invitation, il entra.Ermine Valencienne l’entraîna alors jusqu’au bahut. Là, surl’entablement, en travers, il y avait une épée de combat ; àcôté, un vieux missel ; puis un chapelet et d’autres objetsprécieusement placés, souvenirs de l’enfance et de la famille de lapauvre fille de joie. Parmi ces objets, au milieu, sur un petitcarré de velours, reposait une pièce d’or, un écu tout neuf. Erminele prit et murmura :

– C’est l’écu que vous m’avezdonné ; j’avais faim, mais je n’ai pas voulu ledépenser ; il m’a semblé qu’avec cette pièce d’or, le bonheurentrait dans mon logis, parce que vous étiez le premier qui m’eûtparlé sans haine ni mépris, parce que vous avez risqué votre viepour moi.

– Risquer ma vie, dit Passavant ; sivous saviez combien c’est peu de chose…

Ermine continua :

– Ce soir, c’est autre chose. L’écu seradépensé.

– Ma foi, dit gaîment le chevalier, j’yconsens, et nous le mangerons ensemble.

– Je cours à l’auberge où vous vous êtesbattu pour moi, dit Ermine.

Et elle cria :

– Trop-va-qui-dure ! Ma chèreTrop-va-qui-dure, venez un instant tenir compagnie à ce chevalierqui accepte l’hospitalité dans notre logis !

– Qu’est-ce que Trop-va-qui-dure ?fit Passavant étonné.

– C’est Jehanne… une digne créature quihabite avec moi, là, dans cette chambre ; Jehanne, de la rueTrop-va-qui-dure. Alors, on l’appelle par le nom de sa rue.

Une porte, au fond de la pièce, s’ouvrit. Unefemme parut. Ermine Valencienne, toute joyeuse, rose de fierté,sortit en courant. La femme entra.

Hardy de Passavant se trouva seul, seul enprésence de Laurence d’Ambrun.

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