Joseph Balsamo – Tome II (Les Mémoires d’un médecin)

Joseph Balsamo

Tome II (Les Mémoires d’un médecin)

 

Chapitre 1 La protectrice et le protégé

Il est temps de revenir à Gilbert, dont une exclamation imprudente
de sa protectrice, mademoiselle Chon, nous a appris la fuite, et voilà tout.

Depuis qu’au village de la Chaussée il avait, dans les préliminaires
du duel de Philippe de Taverney avec le vicomte du Barry, appris le nom de sa
protectrice, notre philosophe avait été fort refroidi dans son admiration.

Souvent, à Taverney, alors que, caché au milieu d’un massif
ou derrière une charmille, il suivait ardemment des yeux Andrée se promenant
avec son père, souvent, disons-nous, il avait entendu le baron s’expliquer
catégoriquement sur le compte de madame du Barry. La haine tout intéressée du
vieux Taverney, dont nous connaissons les vices et les principes,avait trouvé
une certaine sympathie dans le cœur de Gilbert. Cela venait de ce que
mademoiselle Andrée ne contredisait en aucune façon le mal que le baron disait
de madame du Barry ; car, il faut bien que nous le disions, le nom de
madame du Barry était un nom fort méprisé en France. Enfin, ce qui avait rangé
complètement Gilbert au parti du baron, c’est que plus d’une fois il avait entendu
Nicole s’écrier : « Ah ! si j’étais madame du Barry ! »

Tout le temps que dura le voyage, Chon était trop occupée, et
de choses trop sérieuses, pour faire attention au changement d’humeur que la
connaissance de ses compagnons de voyage avait amené chez M.Gilbert. Elle
arriva donc à Versailles ne songeant qu’à faire tourner au plus grand bien du
vicomte le coup d’épée de Philippe, qui ne pouvait tourner à son plus grand
honneur.

Quant à Gilbert, à peine entré dans la capitale, sinon de la
France, du moins de la monarchie française, il oublia toute mauvaise pensée
pour se laisser aller à une franche admiration. Versailles,majestueux et froid,
avec ses grands arbres, dont la plupart commençaient à sécher et à périr de
vieillesse, pénétra Gilbert de ce sentiment de religieuse tristesse dont nul
esprit bien organisé ne peut se défendre en présence des grands ouvrages élevés
par la persévérance humaine, ou créés par la puissance de la nature.

Il résulta de cette impression inusitée chez Gilbert, et
contre laquelle son orgueil inné se raidissait en vain, que pendant les
premiers instants la surprise et l’admiration le rendirent silencieux et
souple. Le sentiment de sa misère et de son infériorité l’écrasait.Il se
trouvait bien pauvrement vêtu près de ces seigneurs chamarrés d’or et de cordons,
bien petit près des Suisses, bien chancelant quand, avec ses gros souliers
ferrés, il lui fallut marcher sur les parquets de mosaïque et sur les marbres
poncés et cirés des galeries.

Alors il sentit que le secours de sa protectrice lui était indispensable
pour faire de lui quelque chose. Il se rapprocha d’elle pour que les gardes
vissent bien qu’il venait avec elle. Mais ce fut ce besoin même qu’il avait eu
de Chon qu’avec la réflexion, qui lui revint bientôt, il ne put lui pardonner.

Nous savons déjà, car nous l’avons vu dans la première
partie de cet ouvrage, que madame du Barry habitait à Versailles un bel
appartement autrefois habité par Madame Adélaïde. L’or, le marbre,les parfums,
les tapis, les dentelles enivrèrent d’abord Gilbert, nature sensuelle par instinct,
esprit philosophique par volonté ; et ce ne fut que lorsqu’il y était déjà
depuis longtemps, qu’enivré d’abord par la réflexion de tant de merveilles qui
avaient ébloui son intelligence, il s’aperçut enfin qu’il était dans une petite
mansarde tendue de serge, qu’on lui avait servi un bouillon, un reste de gigot
et un pot de crème, et que le valet, en les lui servant, lui avait dit d’un ton
de maître :

– Restez ici !

Puis il s’était retiré.

Cependant un dernier coin du tableau – il est vrai que c’était
le plus magnifique – tenait encore Gilbert sous le charme. On l’avait logé dans
les combles, nous l’avons dit ; mais de la fenêtre de sa mansarde il
voyait tout le parc émaillé de marbre ; il apercevait les eaux couvertes
de cette croûte verdâtre qu’étendait sur elles l’abandon où on les avait
laissées, et par delà les cimes des arbres, frémissantes comme les vagues de l’océan,
les plaines diaprées et les horizons bleus des montagnes voisines.La seule
chose à laquelle songea Gilbert en ce moment fut donc que, comme les premiers
seigneurs de France, sans être ni un courtisan ni un laquais, sans aucune
recommandation de naissance et sans aucune bassesse de caractère,il logeait à
Versailles, c’est-à-dire dans le palais du roi.

Pendant que Gilbert faisait son petit repas, fort bon d’ailleurs
s’il le comparait à ceux qu’il avait l’habitude de faire, et pour son dessert
regardait par la fenêtre de sa mansarde, Chon pénétrait, on se le rappelle, près
de sa sœur, lui glissait tout bas à l’oreille que sa commission près de madame
de Béarn était remplie, et lui annonçait tout haut l’accident arrivé à son
frère à l’auberge de la Chaussée, accident que, malgré le bruit qu’il avait
fait à sa naissance, nous avons vu aller se perdre et mourir dans le gouffre où
devaient se perdre tant d’autres choses plus importantes,l’indifférence du
roi.

Gilbert était plongé dans une de ces rêveries qui lui
étaient familières en face des choses qui passaient la mesure de son intelligence
ou de sa volonté, lorsqu’on vint le prévenir que mademoiselle Chon l’invitait à
descendre. Il prit son chapeau, le brossa, compara du coin de l’œil son habit
râpé à l’habit neuf du laquais ; et, tout en se disant que l’habit de ce
dernier était un habit de livrée, il n’en descendit pas moins, tout rougissant
de honte de se trouver si peu en harmonie avec les hommes qu’il coudoyait et
avec les choses qui passaient sous ses yeux.

Chon descendait en même temps que Gilbert dans la cour ;
seulement, elle descendait, elle, par le grand escalier, lui, par une espèce d’échelle
de dégagement.

Une voiture attendait. C’était une espèce de phaéton bas, à
quatre places, pareil à peu près à cette petite voiture historique dans
laquelle le grand roi promenait à la fois madame de Montespan,madame de Fontanges,
et même souvent la reine.

Chon y monta et s’installa sur la première banquette, avec
un gros coffret et un petit chien. Les deux autres places étaient destinées à
Gilbert et à une espèce d’intendant nommé M. Grange.

Gilbert s’empressa de prendre place derrière Chon pour
maintenir son rang. L’intendant, sans faire difficulté, sans y songer même, prit
place à son tour derrière le coffret et le chien.

Comme mademoiselle Chon, semblable pour l’esprit et le cour
à tout ce qui habitait Versailles, se sentait joyeuse de quitter le grand
palais pour respirer l’air des bois et des prés, elle devint communicative, et,
à peine sortie de la ville, se tournant à demi :

– Eh bien ! dit-elle, comment trouvez-vous Versailles,monsieur
le philosophe ?

– Fort beau, madame ; mais le quittons-nous déjà ?

– Oui, nous allons chez nous, cette fois.

– C’est-à-dire chez vous, madame, dit Gilbert du ton
d’un ours qui s’humanise.

– C’est ce que je voulais dire. Je vous montrerai à ma sœur :
tâchez de lui plaire ; c’est à quoi s’attachent en ce moment les plus
grands seigneurs de France. À propos, monsieur Grange, vous ferez faire un
habit complet à ce garçon.

Gilbert rougit jusqu’aux oreilles.

– Quel habit, madame ? demanda l’intendant ; la
livrée ordinaire ?

Gilbert bondit sur sa banquette.

– La livrée ! s’écria-t-il en lançant à l’intendant un
regard féroce.

– Non pas. Vous ferez faire… Je vous dirai cela ; j’ai
une idée que je veux communiquer à ma sœur. Veillez seulement à ce que cet
habit soit prêt en même temps que celui de Zamore.

– Bien, madame.

– Connaissez-vous Zamore ? demanda Chon à Gilbert, que
tout ce dialogue rendait fort effaré.

– Non, madame, dit-il, je n’ai pas cet honneur.

– C’est un petit compagnon que vous aurez, et qui va être
gouverneur du château de Luciennes. Faites-vous son ami ;c’est une bonne
créature au fond que Zamore, malgré sa couleur.

Gilbert fut prêt à demander de quelle couleur était Zamore ;
mais il se rappela la morale que Chon lui avait faite à propos de la curiosité,
et, de peur d’une seconde mercuriale, il se contint.

– Je tâcherai, se contenta-t-il de répondre avec un sourire
plein de dignité.

On arriva à Luciennes. Le philosophe avait tout vu : la
route fraîchement plantée, ces coteaux ombreux, le grand aqueduc qui semble un
ouvrage romain, les bois de châtaigniers à l’épais feuillage, puis,enfin, ce
magnifique coup d’œil de plaines et de bois qui accompagnent dans leur fuite
vers Maisons les deux rives de la Seine.

– C’est donc là, se dit Gilbert à lui-même, ce pavillon qui
a coûté tant d’argent à la France, au dire de M. le baron de Taverney !

Des chiens joyeux, des domestiques empressés, accourant pour
saluer Chon, interrompirent Gilbert au milieu de ses réflexions
aristocratico-philosophiques.

– Ma sœur est-elle donc arrivée ? demanda Chon.

– Non, madame, mais on l’attend.

– Qui cela ?

– Mais M. le chancelier, M. le lieutenant de police, M. le
duc d’Aiguillon.

– Bien ! courez vite m’ouvrir le cabinet de Chine, je
veux être la première à voir ma sœur ; vous la préviendrez que je suis là,
entendez-vous ? – Ah ! Sylvie, continua Chon s’adressant à une espèce
de femme de chambre qui venait de s’emparer du coffret et du petit chien, donnez
le coffret et Misapouf à M. Grange, et conduisez mon petit philosophe près de
Zamore.

Mademoiselle Sylvie regarda autour d’elle, cherchant sans
doute de quelle sorte d’animal Chon voulait parler ; mais ses regards et
ceux de sa maîtresse s’étant arrêtés en même temps sur Gilbert,Chon fit signe
que c’était du jeune homme qu’il était question.

– Venez, dit Sylvie.

Gilbert, de plus en plus étonné, suivit la femme de chambre,
tandis que Chon, légère comme un oiseau, disparaissait par une des portes latérales
du pavillon.

Sans le ton impératif avec lequel Chon lui avait parlé, Gilbert
eût pris bien plutôt mademoiselle Sylvie pour une grande dame que pour une
femme de chambre. En effet, elle ressemblait bien plus, pour le costume, à
Andrée qu’à Nicole ; elle prit Gilbert par la main en lui adressant un
gracieux sourire, car les paroles de mademoiselle Chon indiquaient à l’endroit
du nouveau venu, sinon l’affection, du moins le caprice.

C’était – mademoiselle Sylvie, bien entendu – une grande et
belle fille aux yeux bleus foncés, au teint blanc, légèrement taché de rousseur,
aux magnifiques cheveux d’un blond ardent. Sa bouche fraîche et fine, ses dents
blanches, son bras potelé, firent sur Gilbert une de ces impressions sensuelles
auxquelles il était si accessible et qui lui rappela, par un doux frémissement,
cette lune de miel dont avait parlé Nicole.

Les femmes s’aperçoivent toujours de ces choses-là ;mademoiselle
Sylvie s’en aperçut donc, et souriant :

– Comment vous appelle-t-on, monsieur ? dit-elle.

– Gilbert, mademoiselle, répondit notre jeune homme avec une
voix assez douce.

– Eh bien ! monsieur Gilbert, venez faire connaissance
avec le seigneur Zamore.

– Avec le gouverneur du château de Luciennes ?

– Avec le gouverneur.

Gilbert étira ses bras, brossa son habit avec une manche, et
passa son mouchoir sur ses mains. Il était assez intimidé au fond de paraître
devant un personnage si important ; mais il se rappelait ces mots : « Zamore
est une bonne créature », et ces mots le rassuraient.

Il était déjà ami d’une comtesse, ami d’un vicomte, il
allait être l’ami d’un gouverneur.

– Eh ! pensa-t-il, calomnierait-on la cour, qu’il est
si facile d’y avoir des amis ? Ces gens-là sont hospitaliers et bons, j’imagine.

Sylvie ouvrit la porte d’une antichambre qui semblait bien
plutôt un boudoir ; les panneaux en étaient d’écaille incrustée de cuivre
doré. On eût dit l’atrium de Lucullus, si ce n’est que chez l’ancien Romain les
incrustations étaient d’or pur. Là, sur un immense fauteuil, enfoui sous des
coussins, se reposait, les jambes croisées, en grignotant des pastilles de chocolat,
le seigneur Zamore, que nous connaissons, mais que Gilbert ne connaissait pas.

Aussi l’effet que lui produisit l’apparition du futur gouverneur
de Luciennes se traduisit-elle d’une façon assez curieuse sur le visage du philosophe.

– Oh ! s’écria-t-il en contemplant avec saisissement l’étrange
figure, car c’était la première fois qu’il voyait un nègre,oh ! oh !
qu’est-ce que ceci ?

Quant à Zamore, il ne leva pas même la tête et continua de
grignoter ses pralines en roulant des yeux blancs de plaisir.

– Ceci, répondit Sylvie, c’est M. Zamore.

– Lui ? fit Gilbert stupéfait.

– Sans doute, répliqua Sylvie riant malgré elle de la tournure
que prenait cette scène.

– Le gouverneur ! continua Gilbert ; ce magot,gouverneur
du château de Luciennes ? Allons donc mademoiselle, vous vous moquez de
moi.

À cette apostrophe, Zamore se redressa, montrant ses dents
blanches.

– Moi gouverneur, dit-il, moi pas magot.

Gilbert promena de Zamore à Sylvie un regard inquiet qui
devint courroucé lorsqu’il vit la jeune femme éclater de rire malgré les
efforts qu’elle faisait pour se contenir.

Quant à Zamore, grave et impassible comme un fétiche indien,
il replongea sa griffe noire dans le sac de satin, et reprit ses grignotements.

En ce moment la porte s’ouvrit, et M. Grange entra suivi d’un
tailleur.

– Voici, dit-il en désignant Gilbert, la personne pour qui
sera l’habit ; prenez la mesure ainsi que je vous ai expliqué qu’elle devait
être prise.

Gilbert tendit machinalement ses bras et ses épaules, tandis
que Sylvie et M. Grange causaient au fond de la chambre, et que mademoiselle Sylvie
riait de plus en plus à chaque mot que lui disait l’intendant.

– Ah ! ce sera charmant, dit mademoiselle Sylvie ;
et aura-t-il le bonnet pointu, comme Sganarelle ?

Gilbert n’écouta même pas la réponse, il repoussa brusquement
le tailleur et ne voulut à aucun prix se prêter au reste de la cérémonie. Il ne
connaissait pas Sganarelle, mais le nom, et surtout les rires de mademoiselle
Sylvie lui indiquaient que ce devait être un personnage éminemment ridicule.

– C’est bon, dit l’intendant au tailleur, ne lui faites pas
violence ; vous en savez assez, n’est-ce pas ?

– Certainement, répondit le tailleur ; d’ailleurs,l’ampleur
ne nuit jamais à ces sortes d’habits. Je le tiendrai large.

Sur quoi, mademoiselle Sylvie, l’intendant et le tailleur partirent,
en laissant Gilbert en tête à tête avec le négrillon, qui continuait de
grignoter ses pralines et de rouler ses yeux blancs.

Que d’énigmes pour le pauvre provincial ! Que de
craintes, que d’angoisses surtout pour le philosophe qui voyait ou croyait voir
sa dignité d’homme plus clairement compromise encore à Luciennes qu’à Taverney !

Cependant il essaya de parler à Zamore ; il lui était
venu à l’idée que c’était peut-être quelque prince indien, comme il en avait vu
dans les romans de M. Crébillon fils.

Mais le prince indien, au lieu de lui répondre, s’en alla devant
chaque glace mirer son magnifique costume, comme fait une fiancée de son habit
de noces ; puis, se mettant à califourchon sur une chaise à roulettes, à
laquelle il donna l’impulsion avec ses pieds, il fit une dizaine de fois le
tour de l’antichambre avec une vélocité qui prouvait l’étude approfondie qu’il
avait faite de cet ingénieux exercice.

Tout à coup, une sonnette retentit. Zamore quitta sa chaise,
qu’il laissa à l’endroit où il la quittait, et s’élança par une des portes de l’antichambre
dans la direction du bruit de cette sonnette.

Cette promptitude à obéir au timbre argentin acheva de
convaincre Gilbert que Zamore n’était point un prince.

Gilbert eut un instant l’envie de sortir par la même porte
que Zamore ; mais, en arrivant au bout du couloir, qui donnait dans un
salon, il aperçut tant de cordons bleus et tant de cordons rouges,le tout
gardé par des laquais si effrontés, si insolents et si tapageurs,qu’il sentit
un frisson courir par ses veines, et que, la sueur au front, il rentra dans son
antichambre.

Une heure s’écoula ainsi ; Zamore ne revenait pas,mademoiselle
Sylvie était toujours absente ; Gilbert appelait de tous ses désirs un
visage humain quelconque, fût-ce celui de l’affreux tailleur qui allait
instrumenter la mystification inconnue dont il était menacé.

Au bout de cette heure, la porte par laquelle il était entré
se rouvrit, et un laquais parut qui lui dit :

– Venez !

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