Joseph Balsamo – Tome IV (Les Mémoires d’un médecin)

Joseph Balsamo – Tome IV

(Les Mémoires d’un médecin) par Alexandre Dumas

 

Chapitre 1 Le coffret

Resté seul, M. de Sartine prit, tourna et retourna le
coffret en homme qui sait apprécier la valeur d’une découverte.

Puis il allongea la main et ramassa le trousseau de clefs
tombé des mains de Lorenza.

Il les essaya toutes : aucune n’allait.

Il tira trois ou quatre autres trousseaux pareils de son
tiroir.

Ces trousseaux contenaient des clefs de toutes
dimensions : clefs de meubles, clefs de coffrets, bien entendu ;
depuis la clef usitée jusqu’à la clef microscopique, on peut dire que M. de
Sartine possédait un échantillon de toutes les clefs connues.

Il en essaya vingt, cinquante, cent, au coffret :
aucune ne fit même un tour. Le magistrat en augura que la serrure était une
apparence de serrure, et que, par conséquent, ses clefs étaient des simulacres
de clefs.

Alors il prit dans le même tiroir un petit ciseau, un petit
marteau, et, de sa main blanche enfoncée sous une ample manchette de malines,
il fit sauter la serrure, gardienne fidèle du coffret.

Aussitôt, une liasse de papiers lui apparut au lieu des
machines foudroyantes qu’il redoutait d’y trouver ou des poisons dont l’arôme
devait s’exhaler mortellement et priver la France de son magistrat le plus
essentiel.

Les premiers mots qui sautèrent aux yeux du lieutenant de
police furent ceux-ci, tracés par une main dont l’écriture était passablement
déguisée :

« Maître, il est temps de quitter le nom de
Balsamo. »

Il n’y avait pas de signature, mais seulement ces trois
lettres : L. P. D.

– Ah ! ah ! fit-il en retournant les boucles de sa
perruque, si je ne connais pas l’écriture, je crois que je connais le nom.
Balsamo, voyons, cherchons au B.

Il ouvrit alors un de ses vingt-quatre tiroirs et en tira un
petit registre sur lequel, par ordre alphabétique, étaient écrits d’une fine écriture
pleine d’abréviations trois ou quatre cents noms précédés, suivis et
accompagnés d’accolades flamboyantes.

– Oh ! oh ! murmura-t-il, en voilà long sur ce
Balsamo.

Et il lut toute la page avec des signes non équivoques de
mécontentement.

Puis il replaça le petit registre dans son tiroir pour
continuer l’inventaire du coffret.

Il n’alla pas bien loin sans être profondément impressionné.
Et bientôt il trouva une note pleine de noms et de chiffres.

La note lui parut importante : elle était fort usée aux
marges, fort chargée de signes faits au crayon. M. de Sartine sonna : un
domestique parut.

– L’aide de la chancellerie, dit-il, tout de suite. Faites
passer des bureaux à travers l’appartement pour économiser le temps.

Le valet sortit.

Deux minutes après, un commis, la plume à la main, le
chapeau sous un bras, un gros registre sous l’autre, des manches de serge noire
passées sur ses manches d’habit, se présentait au seuil du cabinet.M. de
Sartine l’aperçut dans son meuble à glace et lui tendit le papier par-dessus
son épaule.

– Déchiffrez-moi cela, dit-il.

– Oui, monseigneur, répondit le commis.

Ce devineur de charades était un petit homme mince, aux
lèvres pincées, aux sourcils froncés par la recherche, à la tête pâle et
pointue du haut et du bas, au menton effilé, au front fuyant, aux pommettes
saillantes, aux yeux enfoncés et ternes qui s’animaient par instants.

M. de Sartine l’appelait la Fouine.

– Asseyez-vous, lui dit le magistrat le voyant embarrassé de
son calepin, de son codex de chiffres, de sa note et de sa plume.

La Fouine s’assit modestement sur un tabouret, rapprocha ses
jambes et se mit à écrire sur ses genoux, feuilletant son dictionnaire et sa
mémoire avec une physionomie impassible.

Au bout de cinq minutes, il avait écrit :

§

« Ordre d’assembler trois mille frères à Paris.

§

« Ordre de composer trois cercles et six loges.

§

« Ordre de composer une garde au grand cophte, et de
lui ménager quatre domiciles, dont un dans une maison royale.

§

« Ordre de mettre cinq cent mille francs à sa
disposition pour une police.

§

« Ordre d’enrôler dans le premier des cercles parisiens
toute la fleur de la littérature et de la philosophie.

§

« Ordre de soudoyer ou de gagner la magistrature et de
s’assurer particulièrement du lieutenant de police, par corruption,par
violence ou par ruse. »

La Fouine s’arrêta là un moment, non point que le pauvre
homme réfléchit, il n’en avait garde, c’eût été un crime, mais parce que, sa
page étant remplie et l’encre encore fraîche, il fallait attendre pour continuer.

M. de Sartine, impatient, lui arracha la feuille des mains
et lut.

Au dernier paragraphe, une telle expression de frayeur se
peignit sur tous ses traits, qu’il pâlit de se voir pâlir dans la glace de son
armoire.

Il ne rendit pas la feuille au commis, mais il lui en passa
une toute blanche.

Le commis recommença à écrire, à mesure qu’il
déchiffrait ; ce qu’il exécutait, au reste, avec une facilité effrayante
pour les faiseurs de chiffres.

Cette fois, M. de Sartine lut par-dessus son épaule.

Il lut donc :

§

« Se défaire à Paris du nom de Balsamo, qui commence à
être trop connu, pour prendre celui du comte de Fœ… »

Le reste du mot était enseveli dans une tache d’encre.

Au moment où M. de Sartine cherchait les syllabes absentes
qui devaient composer le mot, la sonnette retentit à l’extérieur,et un valet
entra annonçant :

– M. le comte de Fœnix !

M. de Sartine poussa un cri et, au risque de démolir
l’édifice harmonieux de sa perruque, il joignit les mains au-dessus de sa tête
et se hâta de congédier son commis par une porte dérobée.

Puis, reprenant sa place devant son bureau, il dit au
valet :

– Introduisez !

Quelques secondes après, dans sa glace, M. de Sartine
aperçut le profil sévère du comte que, déjà, il avait entrevu à la cour le jour
de la présentation de madame du Barry.

Balsamo entra sans hésitation aucune.

M. de Sartine se leva, fit une froide révérence au comte et,
croisant une jambe sur l’autre, il s’adossa cérémonieusement à son fauteuil.

Au premier coup d’œil, le magistrat avait entrevu la cause et
le but de cette visite.

Du premier coup d’œil aussi, Balsamo venait d’entrevoir la
cassette ouverte et à moitié vidée sur le bureau de M. deSartine.

Son regard, si fugitivement qu’il eût passé sur le coffret,
n’échappa point à M. le lieutenant de police.

– À quel hasard dois-je l’honneur de votre présence,
monsieur le comte ? demanda M. de Sartine.

– Monsieur, répondit Balsamo avec un sourire plein
d’aménité, j’ai eu l’honneur d’être présenté à tous les souverains de l’Europe,
à tous les ministres, à tous les ambassadeurs ; mais je n’ai trouvé
personne qui me présentât chez vous. Je viens donc me présenter moi-même.

– En vérité, monsieur, répondit le lieutenant de police,
vous arrivez à merveille ; car je crois bien que, si vous ne fussiez pas
venu de vous-même, j’allais avoir l’honneur de vous mander ici.

– Ah ! voyez donc, dit Balsamo, comme cela se
rencontre.

M. de Sartine s’inclina avec un sourire ironique.

– Est-ce que je serais assez heureux, monsieur, continua
Balsamo, pour pouvoir vous être utile ?

Et ces mots furent prononcés sans qu’une ombre d’émotion ou
d’inquiétude rembrunît sa physionomie souriante.

– Vous avez beaucoup voyagé, monsieur le comte ?
demanda le lieutenant de police.

– Beaucoup, monsieur.

– Ah !

– Vous désirez quelque renseignement géographique,
peut-être ? Un homme de votre capacité ne s’occupe pas seulement de la
France, il embrasse l’Europe, le monde…

– Géographique n’est pas le mot, monsieur le comte, moral
serait plus juste.

– Ne vous gênez pas, je vous prie ; pour l’un comme
pour l’autre, je suis à vos ordres.

– Eh bien, monsieur le comte, figurez-vous que je cherche un
homme très dangereux, ma foi, un homme qui est tout ensemble athée…

– Oh !

– Conspirateur.

– Oh !

– Faussaire.

– Oh !

– Adultère, faux monnayeur, empirique, charlatan, chef de
secte ; un homme dont j’ai l’histoire sur mes registres, dans cette
cassette que vous voyez, partout.

– Ah ! oui, je comprends, dit Balsamo ; vous avez
l’histoire, mais vous n’avez pas l’homme.

– Non.

– Diable ! ce serait plus important, ce me semble.

– Sans doute ; mais vous allez voir comme nous sommes
près de le tenir. Certes, Protée n’a pas plus de formes ;Jupiter n’a pas
plus de noms que n’en a ce mystérieux voyageur : Acharat en Égypte,
Balsamo en Italie, Somini en Sardaigne, marquis d’Anna à Malte,marquis
Pellegrini en Corse, enfin comte de…

– Comte de… ? ajouta Balsamo.

– C’est ce dernier nom, monsieur, que je n’ai pas bien pu
lire, mais vous m’aiderez, n’est-ce pas, j’en suis sûr, car il n’est point que vous
n’ayez connu cet homme pendant vos voyages et dans chacune des contrées que
j’ai citées tout à l’heure.

– Renseignez-moi un peu, voyons, dit Balsamo avec
tranquillité.

– Ah ! je comprends ; vous désirez une sorte de
signalement, n’est-ce pas, monsieur le comte ?

– Oui, monsieur, s’il vous plaît.

– Eh bien, dit M. de Sartine en fixant sur Balsamo un œil
qu’il essayait de rendre inquisiteur, c’est un homme de votre âge,de votre
taille, de votre tournure ; tantôt grand seigneur semant l’or,tantôt
charlatan cherchant les secrets naturels, tantôt affilié sombre de quelque
confrérie mystérieuse qui jure dans l’ombre la mort des rois et l’écroulement
des trônes.

– Oh ! dit Balsamo, c’est bien vague.

– Comment, bien vague ?

– Si vous saviez combien j’ai vu d’hommes qui ressemblent à
ce portrait !

– En vérité !

– Sans doute ; et vous ferez bien de préciser un peu si
vous voulez que je vous aide. D’abord, savez-vous en quel pays il habite de
préférence ?

– Il les habite tous.

– Mais en ce moment, par exemple ?

– En ce moment, il est en France.

– Et qu’y fait-il, en France ?

– Il dirige une immense conspiration.

– Ah ! voilà un renseignement, à la bonne heure ;
et, si vous savez quelle conspiration il dirige, eh bien, vous tenez un fil au
bout duquel, selon toute probabilité, vous trouverez votre homme.

– Je le crois comme vous.

– Eh bien, si vous le croyez, pourquoi, en ce cas, me
demandez-vous conseil ? C’est inutile.

– Ah ! c’est que je me consulte encore.

– Sur quoi ?

– Sur ceci.

– Dites.

– Le ferai-je arrêter, oui ou non ?

– Oui ou non ?

– Oui ou non.

– Je ne comprends pas le non, monsieur le lieutenant
de police ; car enfin, s’il conspire…

– Oui ; mais s’il est un peu garanti par quelque nom,
par quelque titre ?

– Ah ! je comprends. Mais quel nom, quel titre ?
Il faudrait me dire cela pour que je vous aidasse dans vos recherches,
monsieur.

– Eh ! monsieur, je vous l’ai déjà dit, je sais le nom
sous lequel il se cache ; mais…

– Mais vous ne savez point celui sous lequel il se montre,
n’est-ce pas ?

– Justement ; sans quoi…

– Sans quoi, vous le feriez arrêter ?

– Immédiatement.

– Eh bien, mon cher monsieur de Sartine, c’est bien heureux,
comme vous me le disiez tout à l’heure, que je sois arrivé en ce moment, car je
vais vous rendre le service que vous me demandiez.

– Vous ?

– Oui.

– Vous allez me dire son nom ?

– Oui.

– Le nom sous lequel il se montre ?

– Oui.

– Vous le connaissez donc ?

– Parfaitement.

– Et quel est ce nom ? demanda M. de Sartine en
expectative de quelque mensonge.

– Le comte de Fœnix.

– Comment ! le nom sous lequel vous vous êtes fait
annoncer ?…

– Le nom sous lequel je me suis fait annoncer, oui.

– Votre nom ?

– Mon nom.

– Alors, cet Acharat, ce Somini, ce marquis d’Anna, ce
marquis Pellegrini, ce Joseph Balsamo, c’est vous ?

– Mais oui, dit simplement Balsamo, c’est moi-même.

M. de Sartine prit une minute pour se remettre de
l’éblouissement que lui causa cette effrontée franchise.

– J’avais deviné, vous voyez, dit-il. Je vous connaissais,
je savais que ce Balsamo et ce comte de Fœnix ne faisaient qu’un.

– Ah ! vous êtes un grand ministre, dit Balsamo, je
l’avoue.

– Et vous un grand imprudent, dit le magistrat en se
dirigeant vers sa sonnette.

– Imprudent ! pourquoi ?

– Parce que je vais vous faire arrêter.

– Allons donc ! répliqua Balsamo en faisant un pas
entre la sonnette et le magistrat, est-ce qu’on m’arrête,moi ?

– Pardieu ! que ferez-vous pour m’en empêcher ? Je
vous le demande.

– Vous me le demandez ?

– Oui.

– Mon cher lieutenant de police, je vais vous brûler la
cervelle.

Et Balsamo sortit de sa poche un charmant pistolet monté en
vermeil, et qu’on eût cru ciselé par Benvenuto Cellini, qu’il dirigea
tranquillement vers le visage de M. de Sartine, qui pâlit et tomba dans un
fauteuil.

– Là, dit Balsamo en attirant un autre fauteuil près de
celui du lieutenant de police, et en s’asseyant ; maintenant,nous voilà
assis, nous pouvons causer un peu.

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