Judex

Judex

d’ Arthur Bernède
Partie 1
PREMIER ÉPISODE L’ombre mystérieuse
Chapitre 1 LE CHEMINEAU DU DESTIN

Sur les bords de la Seine, entre Mantes et Bonnières, presque en face du château des Sablons, dont la silhouette imposante se dessine somptueusement au milieu des frondaisons d’un parc immense, un chemineau, au visage ravagé parla fatigue et la misère, examinait d’un air sombre un vieux moulin,jeté sur un des bras du fleuve et qui, depuis longtemps abandonné,disparaissait aux trois quarts sous un inextricable fouillis de vigne vierge et de lierre.

Bientôt, un sanglot douloureux secoua la poitrine du vagabond.

– Dire que tout cela a été à moi !s’écria-t-il. Ma pauvre femme !… mon fils… tout mon passé…tout mon bonheur ! Mieux vaudrait en finir tout de suite… Mais je n’ai pas le droit de me tuer. J’ai mon fils à sauver… Mon fils !… Allons, courage !… Il le faut… Oui,courage ! ! !

Après avoir enveloppé d’un regard noyé de larmes ce coin agreste qui éveillait en lui de si poignants souvenirs, l’inconnu traversa la route, s’arrêta devant une grille monumentale dont les dorures étincelaient sous les rayons d’un clair soleil de juin et se mit à contempler, à travers les barreaux, avec une sorte d’avidité farouche, les allées aux cailloux fins, les pelouses émaillées de fleurs rares, les belles statues toutes blanches, et la demeure vraiment princière devant laquelle, dans un vaste bassin de marbre, des cygnes nageaientmajestueusement, parmi le jaillissement svelte et continu d’un jetd’eau digne du palais de Versailles.

Au lointain, c’était le murmure d’un orchestreau rythme enveloppant et tendre ; et dans l’intervalle desbosquets, des couples, tout de jeunesse et d’élégance, tournoyaientenlacés en une danse de printemps et d’amour.

Les larmes du chemineau s’étaient séchées.

Maintenant, ce n’était plus du désespoir quereflétaient ses yeux… c’était une haine grandiose, superbe, quidonnait à ses traits une expression de noblesse en même temps quede mystère et le faisait ressembler à quelque envoyé du destin venupour troubler la fête.

Un homme d’un certain âge, à la barbe et auxcheveux blancs, d’allure distinguée, mais d’apparence frêle etdélicate, s’approcha, demandant au vagabond, sur un ton debienveillante pitié.

– Que voulez-vous, mon brave ?

– Parler au banquier Favraux.

– M. Favraux est très occupé… Jesuis son secrétaire… et je puis peut-être…

Tirant de sa poche une pièce d’argent,Vallières la tendit au vagabond qui protesta aussitôt avec uneénergie farouche :

– Je ne demande pas l’aumône… je vousrépète qu’il faut que je parle à M. Favraux.

Comprenant qu’il se heurterait à une volontéinébranlable, Vallières s’en fut rejoindre le banquier.

À l’écart de ses invités, dans un discretberceau de verdure d’où l’on apercevait un panorama splendideauquel, presque au premier plan, le vieux moulin aux trois quartsruiné ajoutait une note charmante et pittoresque, Favraux sepenchait amoureusement vers une fort jolie personne à la mise trèssimple et au maintien réservé.

– Monsieur…, annonça le secrétaire, il ya devant le portail un homme que je ne connais pas, et qui insistevivement pour vous voir.

Avec un geste d’impatience, M. Favrauxdont la maturité robuste, la sobre élégance, le visage glabre et leregard d’acier en faisaient le prototype de nos grands marchandsd’or modernes, demanda sèchement :

– Quel est cet individu ?

– Un chemineau… monsieur.

– Un chemineau !… et c’est pourça… que vous me dérangez ?

– Ce malheureux paraît très excité ;et j’ai craint qu’il ne se livrât à quelque extravagance.

À ces mots, un nuage rapide passa sur le frontdu banquier… Puis, tout en enveloppant d’un regard de passionviolente la très séduisante créature qui se trouvait près de lui,il fit d’une voix dont il s’efforçait d’atténuer la rudessenaturelle :

– Vous permettez… ma chèreamie ?

– Je vous en prie…, répliqua la jeunefemme en baissant avec modestie ses yeux qu’elle avait noirs etprofonds.

Favraux, accompagné par son secrétaire,s’avança d’un pas résolu vers le portail, devant lequel le vieilinconnu attendait, et tout de suite, arrogamment, ilinterpella :

– Que me voulez-vous, bonhomme ?

Jetant à terre son chapeau de feutre jauni parles intempéries et découvrant un visage torturé par la plus atrocedes douleurs, le chemineau s’écria :

– Vous ne me reconnaissez pas ?

– Je ne vous ai jamais vu !

– Je suis Pierre Kerjean.

– Pierre Kerjean ! répéta lebanquier, qui ne put réprimer un léger tressaillement.

– Allons, continuait le vagabond,rappelez-vous, monsieur Favraux… J’étais jadis un honnête homme… Jepossédais, tout près d’ici, de l’autre côté de la route, un moulin,quelques terres. Je vivais heureux, avec ma femme et mon enfant… Unjour, vous êtes arrivé dans le pays… Vous avez acheté cettepropriété des Sablons… Pour agrandir vos domaines, vous m’avezdemandé de vous vendre mon bien… Séduit par la somme importante quevous me proposiez, je vous ai cédé… Puis, endoctriné par vos bellesparoles, je vous ai confié mon argent… Alors, non seulement vousm’avez ruiné, mais vous êtes cause que je me suis laissé entraîner,moi un brave homme, à des spéculations hasardeuses et même à desactes malhonnêtes… Seulement, je n’ai pas eu autant de chance quevous… Je me suis fait prendre… tout de suite… c’était fatal !…J’ai été condamné à vingt ans de travaux forcés… Ma femme est mortede douleur et de honte… Et je ne suis sorti du bagne que pourapprendre, à la mairie de ce village, que mon fils, laissé seul,livré à lui-même, était devenu un scélérat !…

– Et après ? bravait insolemment lebanquier qui s’était ressaisi.

– Je ne vous réclame pas d’argent…,poursuivit le vieux. Je ne veux même pas me venger… J’exigesimplement que vous m’aidiez à retrouver mon fils et à lesauver !

– Je ne sais pas ce que vous voulezdire…

– Tu ne sais pas ! rugit lechemineau en avançant le poing à travers les barreaux… Tu es doncencore plus misérable que je ne le pensais ?

– Si vous avez des droits à faire valoir,adressez-vous à la justice.

– La justice ! ricana l’ex-forçat.Ah ! je la connais, la justice ! Pendant vingt ans, ellea fait de moi un damné, tandis que toi, le vrai, le principalcoupable, tu continuais à t’enrichir avec le bien des autres,accumulant sur ton passage toutes les ruines et tous lesdésastres ! Et quand je viens te réclamer un peu de pitié… tume dis de m’adresser à la justice ! Tu veux donc m’écraserjusqu’au bout ?… Ah ! c’est lâche ! c’estabominable ! Puisqu’il en est ainsi, le peu de temps qui mereste à vivre, je veux le consacrer à te haïr ! Oui, chaquejour et à chaque heure, tu me verras me dresser devant toi,reproche vivant de tes crimes et de tes infamies !… Tum’entendras te crier : « Tu n’es qu’un voleur et unbandit ! »

Tandis que Favraux, haussant les épaules d’unair méprisant, s’éloignait de la grille, et que Vallières avec desparoles pleines de mansuétude et de pitié s’efforçait de calmer lacolère du vieux Kerjean, celui-ci eut un dernierrugissement :

– Sois maudit, banquier Favraux, soismaudit à jamais !

Puis, ramassant son chapeau et remontant sabesace, il reprit sa route… tout en grinçant entre sesdents :

– Je me vengerai… oui… je mevengerai !

Cet effort l’avait brisé…

À peine eut-il parcouru un demi-kilomètre,qu’il dut s’arrêter… S’effondrant sur un tas de pierres, laissanttomber près de lui son sac et son bâton… la tête entre les mains,il se mit à pleurer, évoquant comme à travers un lointainbrouillard les années heureuses… hélas… si vite envolées !

Tout à coup, Kerjean tressaillit…

Le grondement rapproché d’une automobilevenait de lui faire redresser la tête.

Un cri rauque lui échappa :

– Favraux !

Sur le siège d’une luxueuse 40 HP, au volant,à cinquante mètres de lui, le vieux Kerjean venait de reconnaîtreson ennemi.

Alors, affolé de la haine la plus terrible quieût jamais ulcéré un cœur, il s’élança vers la voiture, en clamant,les bras tendus en avant :

– Canaille ! Canaille !

Le malheureux, happé par une des ailes duvéhicule… tomba sous les roues… tandis que le banquier, qui n’avaitmême pas appuyé sur la pédale de frein… continuait son chemin, sanss’inquiéter le moindrement de celui qu’il venait d’écraser et qu’illaissait sur la route blanche, déserte, et bientôt tachée d’unemare de sang.

Presque aussitôt… le vieux Kerjean rouvrit lespaupières.

Il eut encore la force de se soulever etd’apercevoir au loin, dans un nuage de poussière, l’auto quiemportait son bourreau, son assassin…

Le regard vitreux, la bouche tordue en unspasme suprême, il retomba en arrière, le visage tourné vers leciel, et râlant en un cri d’agonie :

– Dieu te punira !… Dieu tepunira !…

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