Justine ou Les Malheurs de la vertu

J’étais à ma seconde journée, parfaitement calme sur lescraintes que j’avais eues d’abord d’être poursuivie ; ilfaisait une extrême chaleur, et suivant ma coutume économique, jem’étais écartée du chemin pour trouver un abri où je pusse faire unléger repas qui me mît en état d’attendre le soir. Un petit bouquetde bois sur la droite du chemin, au milieu duquel serpentait unruisseau limpide, me parut propre à me rafraîchir. Désaltérée decette eau pure et fraîche, nourrie d’un peu de pain, le dos appuyécontre un arbre, je laissais circuler dans mes veines un air pur etserein qui me délassait, qui calmait mes sens. Là, je réfléchissaisà cette fatalité presque sans exemple qui, malgré les épines dontj’étais entourée dans la carrière de la vertu, me ramenaittoujours, quoi qu’il en pût être, au culte de cette divinité, et àdes actes d’amour et de résignation envers l’Être suprême dont elleémane, et dont elle est l’image. Une sorte d’enthousiasme venait des’emparer de moi : « Hélas ! me disais-je, il nem’abandonne pas, ce Dieu bon que j’adore, puisque je viens mêmedans cet instant de trouver les moyens de réparer mes forces.N’est-ce pas à lui que je dois cette faveur ? Et n’y a-t-ilpas sur la terre des êtres à qui elle est refusée ? Je ne suisdonc pas tout à fait malheureuse, puisqu’il en est encore de plus àplaindre que moi… Ah ! ne le suis-je pas bien moins que lesinfortunées que je laisse dans ce repaire du vice dont la bonté deDieu m’a fait sortir comme par une espèce de miracle ?… »Et pleine de reconnaissance, je m’étais jetée à genoux ;fixant le soleil comme le plus bel ouvrage de la divinité, commecelui qui manifeste le mieux sa grandeur, je tirais de la sublimitéde cet astre de nouveaux motifs de prières et d’actions de grâces,lorsque tout à coup je me sens saisie par deux hommes qui, m’ayantenveloppé la tête pour m’empêcher de voir et de crier, megarrottent comme une criminelle et m’entraînent sans prononcer uneparole.

Nous marchons ainsi près de deux heures sans qu’il me soitpossible de voir quelle route nous tenons, lorsqu’un de mesconducteurs, m’entendant respirer avec peine, propose à soncamarade de me débarrasser du voile qui gêne ma tête ; il yconsent, je respire et j’aperçois enfin que nous sommes au milieud’une forêt dont nous suivons une route assez large, quoique peufréquentée. Mille funestes idées se présentent alors à mon esprit,je crains d’être reprise par les agents de ces indignes moines… jecrains d’être ramenée à leur odieux couvent.

– Ah ! dis-je à l’un de mes guides, monsieur, ne puis-jevous supplier de me dire où je suis conduite ? ne puis-je vousdemander ce qu’on prétend faire de moi ?

– Tranquillisez-vous, mon enfant, me dit cet homme, et que lesprécautions que nous sommes obligés de prendre ne vous causentaucune frayeur ; nous vous menons vers un bon maître ; defortes considérations l’engagent à ne prendre de femmes de chambrepour son épouse qu’avec cet appareil de mystère, mais vous y serezbien.

– Hélas ! messieurs, répondis-je, si c’est mon bonheur quevous faites, il est inutile de me contraindre : je suis unepauvre orpheline, bien à plaindre sans doute ; je ne demandequ’une place : sitôt que vous me la donnez, pourquoicraignez-vous que je vous échappe ?

– Elle a raison, dit l’un des guides, mettons-la plus à l’aise,ne contenons simplement que ses mains.

Ils le font, et notre marche se continue. Me voyant tranquille,ils répondent même à mes demandes, et j’apprends enfin d’eux que lemaître auquel on me destine se nomme le comte de Gernande, né àParis, mais possédant des biens considérables dans cette contrée,et riche en tout de plus de cinq cent mille livres de rente, qu’ilmange seul, me dit un de mes guides.

– Seul ?

– Oui, c’est un homme solitaire, un philosophe : jamais ilne voit personne ; en revanche, c’est un des plus grandsgourmands de l’Europe ; il n’y a pas un mangeur dans le mondequi soit en état de lui tenir tête. Je ne vous en dis rien, vous leverrez.

– Mais, ces précautions, que signifient-elles,monsieur ?

– Le voici. Notre maître a le malheur d’avoir une femme à qui latête a tourné ; il faut la garder à vue, elle ne sort pas desa chambre, personne ne veut la servir ; nous aurions eu beauvous le proposer : si vous aviez été prévenue, vous n’auriezjamais accepté. Nous sommes obligés d’enlever des filles de forcepour exercer ce funeste emploi.

– Comment ! je serai captive auprès de cettedame ?

– Vraiment oui, voilà pourquoi nous vous tenons de cettemanière : vous y serez bien… tranquillisez-vous, parfaitementbien ; à cette gêne près, rien ne vous manquera.

– Ah ! juste ciel ! quelle contrainte !

– Allons, allons, mon enfant, courage, vous en sortirez un jour,et votre fortune sera faite.

Mon conducteur n’avait pas fini ces paroles, que nous aperçûmesle château. C’était un superbe et vaste bâtiment isolé au milieu dela forêt, mais il s’en fallait de beaucoup que ce grand édifice fûtaussi peuplé qu’il paraissait fait pour l’être. Je ne vis un peu detrain, un peu d’affluence que vers les cuisines situées dans desvoûtes, sous le milieu du corps de logis. Tout le reste était aussisolitaire que la position du château : personne ne prit gardeà nous quand nous entrâmes ; un de mes guides alla dans lescuisines, l’autre me présenta au comte. Il était au fond d’un vasteet superbe appartement, enveloppé dans une robe de chambre de satindes Indes, couché sur une ottomane, et ayant près de lui deuxjeunes gens si indécemment, ou plutôt si ridiculement vêtus,coiffés avec tant d’élégance et tant d’art, que je les pris d’abordpour des filles ; un peu plus d’examen me les fit enfinreconnaître pour deux garçons, dont l’un pouvait avoir quinze ans,et l’autre seize. Ils me parurent d’une figure charmante, mais dansun tel état de mollesse et d’abattement, que je crus d’abord qu’ilsétaient malades.

– Voilà une fille, monseigneur, dit mon guide ; elle nousparaît être ce qui vous convient : elle est douce, elle esthonnête, et ne demande qu’à se placer ; nous espérons que vousen serez content.

– C’est bon, dit le comte en me regardant à peine vous fermerezles portes en vous retirant, Saint-Louis, et vous direz quepersonne n’entre que je ne sonne.

Ensuite, le comte se leva et vint m’examiner. Pendant qu’il medétaille, je puis vous le peindre : la singularité du portraitmérite un instant vos regards. M. de Gernande était alorsun homme de cinquante ans, ayant près de six pieds de haut, etd’une monstrueuse grosseur. Rien n’est effrayant comme sa figure,la longueur de son nez, l’épaisse obscurité de ses sourcils, sesyeux noirs et méchants, sa grande bouche mal meublée, son frontténébreux et chauve, le son de sa voix effrayant et rauque, sesbras et ses mains énormes ; tout contribue à en faire unindividu gigantesque, dont l’abord inspire beaucoup plus de peurque d’assurance. Nous verrons bientôt si le moral et les actions decette espèce de centaure répondaient à son effrayante caricature.Après un examen des plus brusques et des plus cavaliers, le comteme demanda mon âge.

– Vingt-trois ans, monsieur, répondis-je.

Et il joignit à cette première demande quelques questions surmon personnel. Je le mis au fait de tout ce qui me concernait. Jen’oubliai même pas la flétrissure que j’avais reçue de Rodin ;et quand je lui eus peint ma misère, quand je lui eus prouvé que lemalheur m’avait constamment poursuivie :

– Tant mieux ! me dit durement le vilain homme, tantmieux ! vous en serez plus souple chez moi ; c’est untrès petit inconvénient que le malheur poursuive cette race abjectedu peuple que la nature condamne à ramper près de nous sur le mêmesol : elle en est plus active et moins insolente, elle enremplit bien mieux ses devoirs envers nous.

– Mais, monsieur, je vous ai dit ma naissance, elle n’est pointabjecte.

– Oui, oui, je connais tout cela, on se fait toujours passerpour tout plein de choses quand on n’est rien, ou dans la misère.Il faut bien que les illusions de l’orgueil viennent consoler destorts de la fortune ; c’est ensuite à nous de croire ce quinous plaît de ces naissances abattues par les coups du sort. Toutcela m’est égal, au reste : je vous trouve sous l’air, et àpeu près sous le costume d’une servante ; je vous prendraidonc sur ce pied, si vous le trouvez bon. Cependant, continua cethomme dur, il ne tient qu’à vous d’être heureuse ; de lapatience, de la discrétion, et dans quelques années je vousrenverrai d’ici en état de vous passer du service.

Alors il prit mes bras l’un après l’autre, et retroussant mesmanches jusqu’au coude, il les examina avec attention en medemandant combien de fois j’avais été saignée.

– Deux fois, monsieur, lui dis-je, assez surprise de cettequestion ; et je lui en citai les époques, en le remettant auxcirconstances de ma vie où cela avait eu lieu.

Il appuie ses doigts sur les veines comme lorsqu’on veut lesgonfler pour procéder à cette opération, et quand elles sont aupoint où il les désire, il y applique sa bouche en les suçant. Dèslors, je ne doutai plus que le libertinage ne se mêlât encore auxprocédés de ce vilain homme, et les tourments de l’inquiétude seréveillèrent dans mon cœur.

– Il faut que je sache comment vous êtes faite, continua lecomte, en me fixant d’un air qui me fit trembler : il ne fautaucun défaut corporel pour la place que vous avez à remplir ;montrez donc tout ce que vous portez.

Je me défendis ; mais le comte, disposant à la colère tousles muscles de son effrayante figure, m’annonce durement qu’il neme conseille pas de jouer la prude avec lui, parce qu’il a desmoyens sûrs de mettre les femmes à la raison.

– Ce que vous m’avez raconté, me dit-il, n’annonce pas une trèshaute vertu ; ainsi vos résistances seraient aussi déplacéesque ridicules.

A ces mots, il fait un signe à ses jeunes garçons, qui,s’approchant aussitôt de moi, travaillent à me déshabiller. Avecdes individus aussi faibles, aussi énervés que ceux quim’entourent, la défense n’est pas assurément difficile ; maisde quoi servirait-elle ? L’anthropophage qui me les lançaitm’aurait, s’il eût voulu, pulvérisée d’un coup de poing. Je comprisdonc qu’il fallait céder : je fus déshabillée en uninstant ; à peine cela est-il fait, que je m’aperçois quej’excite encore plus les ris de ces deux Ganymèdes.

– Mon ami, disait le plus jeune à l’autre, la belle chose qu’unefille !… Mais quel dommage que ça soit vide là !

– Oh ! disait l’autre, il n’y a rien de plus infâme que cevide ; je ne toucherais pas une femme quand il s’agirait de mafortune.

Et pendant que mon devant était aussi ridiculement le sujet deleurs sarcasmes, le comte, intime partisan du derrière(malheureusement, hélas ! comme tous les libertins), examinaitle mien avec la plus grande attention ; il le maniaitdurement, le pétrissait avec force ; et, prenant des pincéesde chair dans ses cinq doigts, il les amollissait jusqu’à lesmeurtrir. Ensuite il me fit faire quelques pas en avant, et revenirvers lui à reculons, afin de ne pas perdre de vue la perspectivequ’il s’était offerte. Quand j’étais de retour vers lui, il mefaisait courber, tenir droite, serrer, écarter. Souvent ils’agenouillait devant cette partie qui l’occupait seule. Il yappliquait des baisers en plusieurs endroits différents, plusieursmême sur l’orifice le plus secret ; mais tous ces baisersétaient l’image de la succion, il n’en faisait pas un qui n’eûtcette action pour but : il avait l’air de téter chacune desparties où se portaient ses lèvres. Ce fut pendant cet examen qu’ilme demanda beaucoup de détails sur ce qui m’avait été fait aucouvent de Sainte-Marie-des-Bois, et sans prendre garde que jel’échauffais doublement par ces récits, j’eus la candeur de les luifaire tous avec naïveté. Il fit approcher un de ses jeunes gens, etle plaçant à côté de moi, il lâcha le nœud coulant d’un gros flotde ruban rose, qui retenait une culotte de gaze blanche, et mit àdécouvert tous les attraits voilés par ce vêtement. Après quelqueslégères caresses sur le même autel où le comte sacrifiait avec moi,il changea tout à coup d’objet et se mit à sucer cet enfant à lapartie qui caractérisait son sexe. Il continuait de metoucher : soit habitude chez le jeune homme, soit adresse dela part de ce satyre, en très peu de minutes, la nature vaincue fitcouler dans la bouche de l’un ce qu’elle lançait du membre del’autre. Voilà comme ce libertin épuisait ces malheureux enfantsqu’il avait chez lui, dont nous verrons bientôt le nombre ;c’est ainsi qu’il les énervait, et voilà la raison de l’état delangueur où je les avais trouvés. Voyons maintenant comme il s’yprenait pour mettre les femmes dans le même état, et quelle étaitla véritable raison de la retraite où il tenait la sienne.

L’hommage que m’avait rendu le comte avait été long, mais pas lamoindre infidélité au temple qu’il s’était choisi : ni sesmains, ni ses regards, ni ses baisers, ni ses désirs ne s’enécartèrent un instant. Après avoir également sucé l’autre jeunehomme, en avoir recueilli, dévoré de même la semence :

– Venez, me dit-il, en m’attirant dans un cabinet voisin, sansme laisser reprendre mes vêtements ; venez, je vais vous fairevoir de quoi il s’agit.

Je ne pus dissimuler mon trouble, il fut affreux ; mais iln’y avait pas moyen de faire prendre une autre face à mon sort, ilfallait avaler jusqu’à la lie le calice qui m’était présenté.

Deux autres jeunes gens de seize ans, tout aussi beaux, toutaussi énervés que les deux premiers que nous avions laissés dans lesalon, travaillaient à de la tapisserie dans ce cabinet. Ils selevèrent quand nous entrâmes.

– Narcisse, dit le comte à l’un d’eux, voilà la nouvelle femmede chambre de la comtesse, il faut que je l’éprouve ;donne-moi mes lancettes.

Narcisse ouvre une armoire, et en sort aussitôt tout ce qu’ilfaut pour saigner. Je vous laisse à penser ce que je devins ;mon bourreau vit mon embarras, il n’en fit que rire.

– Place-la, Zéphire, dit M. de Gernande à l’autrejeune homme.

Et cet enfant, s’approchant de moi, me dit ensouriant :

– N’ayez pas peur, mademoiselle, ça ne peut que vous faire leplus grand bien. Placez-vous ainsi.

Il s’agissait d’être légèrement appuyée sur les genoux, au bordd’un tabouret mis au milieu de la chambre, les bras soutenus pardeux rubans noirs attachés au plafond.

A peine suis-je en posture, que le comte s’approche de moi, lalancette à la main ; il respirait à peine, ses yeux étaientétincelants, sa figure faisait peur ; il bande mes deux bras,et en moins d’un clin d’œil il les pique tous deux. Il fait un criaccompagné de deux ou trois blasphèmes, dès qu’il voit lesang ; il va s’asseoir à six pieds, vis-à-vis de moi. Le légervêtement dont il est couvert se déploie bientôt : Zéphire semet à genoux entre ses jambes, il le suce ; et Narcisse, lesdeux pieds sur le fauteuil de son maître, lui présente à téter lemême objet qu’il offre lui-même à pomper à l’autre. Gernandeempoignait les reins de Zéphire, il le serrait, il le comprimaitcontre lui, mais le quittait néanmoins pour jeter ses yeuxenflammés sur moi. Cependant mon sang s’échappait à grands flots etretombait dans deux jattes blanches placées au-dessous de mes bras.Je me sentis bientôt affaiblir.

– Monsieur ! monsieur ! m’écriai-je, ayez pitié demoi, je m’évanouis…

Et je chancelai ; arrêtée par les rubans, je ne pustomber ; mais mes bras variant, et ma tête flottant sur mesépaules, mon visage fut inondé de sang. Le comte était dansl’ivresse… Je ne vis pourtant pas la fin de son opération, jem’évanouis avant qu’il ne touchât au but ; peut-être nedevait-il l’atteindre qu’en me voyant dans cet état, peut-être sonextase suprême dépendait-elle de ce tableau de mort ? Quoiqu’il en fût, quand je repris mes sens, je me trouvai dans unexcellent lit et deux vieilles femmes auprès de moi. Dès qu’ellesme virent les yeux ouverts, elles me présentèrent un bouillon, etde trois heures en trois heures d’excellents potages jusqu’ausurlendemain. A cette époque, M. de Gernande me fit direde me lever et de venir lui parler dans le même salon où il m’avaitreçue en arrivant. On m’y conduisit : j’étais un peu faibleencore, mais d’ailleurs assez bien portante ; j’arrivai.

– Thérèse, me dit le comte en me faisant asseoir, jerenouvellerai peu souvent avec vous de semblables épreuves, votrepersonne m’est utile pour d’autres objets ; mais il étaitessentiel que je vous fisse connaître mes goûts et la manière dontvous finirez un jour dans cette maison, si vous me trahissez, simalheureusement vous vous laissez suborner par la femme auprès delaquelle vous allez être mise.

Cette femme est la mienne, Thérèse, et ce titre est sans doutele plus funeste qu’elle puisse avoir, puisqu’il l’oblige à seprêter à la passion bizarre dont vous venez d’être la victime.N’imaginez pas que je la traite ainsi par vengeance, par mépris,par aucun sentiment de haine : c’est la seule histoire despassions. Rien n’égale le plaisir que j’éprouve à répandre sonsang… je suis dans l’ivresse quand il coule ; je n’ai jamaisjoui de cette femme d’une autre manière. Il y a trois ans que jel’ai épousée et qu’elle subit exactement tous les quatre jours letraitement que vous avez éprouvé. Sa grande jeunesse (elle n’a pasvingt ans), les soins particuliers qu’on en a, tout cela lasoutient ; et comme on répare en elle en raison de ce qu’on lacontraint à perdre, elle s’est assez bien portée depuis cetteépoque. Avec une sujétion semblable, vous sentez bien que je nepuis ni la laisser sortir, ni la laisser voir à personne. Je lafais donc passer pour folle, et sa mère, seule parente qui luireste, demeurant dans son château à six lieues d’ici, en esttellement convaincue, qu’elle n’ose pas même la venir voir. Lacomtesse implore bien souvent sa grâce, il n’est rien qu’elle nefasse pour m’attendrir ; mais elle n’y réussira jamais. Maluxure a dicté son arrêt, il est invariable, elle ira de cettemanière tant qu’elle pourra : rien ne lui manquera pendant savie, et comme j’aime à l’épuiser, je la soutiendrai le pluslongtemps possible ; quand elle n’y pourra plus tenir, à labonne heure ! C’est ma quatrième ; j’en aurai bientôt unecinquième, rien ne m’inquiète aussi peu que le sort d’unefemme ; il y en a tant dans le monde, et il est si doux d’enchanger !

Quoi qu’il en soit, Thérèse, votre emploi est de lasoigner : elle perd régulièrement deux palettes de sang tousles quatre jours, elle ne s’évanouit plus maintenant ;l’habitude lui prête des forces, son épuisement dure vingt-quatreheures, elle est bien les trois autres jours. Mais vous comprenezfacilement que cette vie lui déplaît ; il n’y a rien qu’ellene fasse pour s’en délivrer, rien qu’elle n’entreprenne pour fairesavoir son véritable état à sa mère. Elle a déjà séduit deux de sesfemmes, dont les manœuvres ont été découvertes assez à temps pouren rompre le succès : elle a été la cause de la perte de cesdeux malheureuses, elle s’en repent aujourd’hui, et reconnaissantl’invariabilité de son sort, elle prend son parti, et promet de neplus chercher à séduire les gens dont je l’entourerai. Mais cesecret, ce que l’on devient si l’on me trahit, tout cela, Thérèse,m’engage à ne placer près d’elle que des personnes enlevées commevous l’avez été, afin d’éviter par là les poursuites. Ne vous ayantprise chez personne, n’ayant à répondre de vous à qui que ce soit,je suis plus à même de vous punir, si vous le méritez, d’unemanière qui, quoiqu’elle vous ravisse le jour, ne puisse néanmoinsm’attirer à moi ni recherches, ni aucune sorte de mauvaisesaffaires. De ce moment, vous n’êtes donc plus de ce monde, puisquevous en pouvez disparaître au plus léger acte de ma volonté :tel est votre sort, mon enfant, vous le voyez ; heureuse sivous vous conduisez bien, morte si vous cherchiez à me trahir. Danstout autre cas, je vous demanderais votre réponse : je n’en ainul besoin dans la situation où vous voilà ; je vous tiens, ilfaut m’obéir, Thérèse… Passons chez ma femme.

N’ayant rien à objecter à un discours aussi précis, je suivismon maître. Nous traversâmes une longue galerie, aussi sombre,aussi solitaire que le reste de ce château ; une portes’ouvre, nous entrons dans une antichambre où je reconnais les deuxvieilles qui m’avaient servie pendant ma défaillance. Elles selevèrent et nous introduisirent dans un appartement superbe où noustrouvâmes la malheureuse comtesse brodant au tambour sur une chaiselongue ; elle se leva quand elle aperçut son mari :

– Asseyez-vous, lui dit le comte, je vous permets de m’écouterainsi. Voilà, enfin, une femme de chambre que je vous ai trouvée,madame, continua-t-il ; j’espère que vous vous souviendrez dusort que vous avez fait éprouver aux autres, et que vous nechercherez pas à plonger celle-ci dans les mêmes malheurs.

– Cela serait inutile, dis-je alors, pleine d’envie de servircette infortunée, et voulant déguiser mes desseins ; oui,madame, j’ose le certifier devant vous, cela serait inutile, vousne me direz pas une parole que je ne le rende aussitôt à monsieurvotre époux, et certainement je ne risquerai pas ma vie pour vousservir.

– Je n’entreprendrai rien qui puisse vous mettre dans ce cas-là,mademoiselle, dit cette pauvre femme, qui ne comprenait pas encoreles motifs qui me faisaient parler ainsi ; soyeztranquille : je ne vous demande que vos soins.

– Ils seront à vous tout entiers, madame, répondis-je, mais rienau-delà.

Et le comte, enchanté de moi, me serra la main en me disant àl’oreille :

– Bien, Thérèse, ta fortune est faite si tu te conduis comme tule dis.

Ensuite le comte me montra ma chambre, attenante à celle de lacomtesse, et il me fit observer que l’ensemble de cet appartement,fermé par d’excellentes portes et entouré de doubles grilles àtoutes ses ouvertures, ne laissait aucun espoir d’évasion.

– Voilà bien une terrasse, poursuivit M. de Gernande,en me menant dans un petit jardin qui se trouvait de plain-pied àcet appartement, mais sa hauteur ne vous donne pas, je pense, envied’en mesurer les murs ; la comtesse peut y venir respirer lefrais tant qu’elle veut, vous lui tiendrez compagnie… Adieu.

Je revins auprès de ma maîtresse, et comme nous nous examinâmesd’abord toutes les deux sans parler, je la saisis assez bien dansce premier instant pour pouvoir la peindre.

Mme de Gernande, âgée de dix-neuf ans et demi, avaitla plus belle taille, la plus noble, la plus majestueuse qu’il fûtpossible de voir ; pas un de ses gestes, pas un de sesmouvements qui ne fût une grâce, pas un de ses regards qui ne fûtun sentiment. Ses yeux étaient du plus beau noir : quoiqu’ellefût blonde, rien n’égalait leur expression ; mais une sorte delangueur, suite de ses infortunes, en en adoucissant l’éclat, lesrendait mille fois plus intéressants ; elle avait la peau trèsblanche, et les plus beaux cheveux, la bouche très petite, troppeut-être, j’eusse été peu surprise qu’on lui eût trouvé cedéfaut : c’était une jolie rose pas assez épanouie, mais lesdents d’une fraîcheur… les lèvres d’un incarnat !… on eût ditque l’Amour l’eût colorée des teintes empruntées à la déesse desfleurs. Son nez était aquilin, étroit, serré du haut, et couronnéde deux sourcils d’ébène ; le menton parfaitement joli, unvisage, en un mot, du plus bel ovale, dans l’ensemble duquel ilrégnait une sorte d’agrément, de naïveté, de candeur, qui eussentbien plutôt fait prendre cette figure enchanteresse pour celle d’unange que pour la physionomie d’une mortelle. Ses bras, sa gorge, sacroupe étaient d’un éclat… d’une rondeur faits pour servir demodèle aux artistes ; une mousse légère et noire couvrait letemple de Vénus, soutenu par deux cuisses moulées ; et ce quim’étonna, malgré la légèreté de la taille de la comtesse, malgréses malheurs, rien n’altérait son embonpoint : ses fessesrondes et potelées étaient aussi charnues, aussi grasses, aussifermes que si sa taille eût été plus marquée et qu’elle eûttoujours vécu au sein du bonheur. Il y avait pourtant sur tout celad’affreux vestiges du libertinage de son époux, mais, je le répète,rien d’altéré… l’image d’un beau lys où l’abeille a fait quelquestaches. A tant de dons, Mme de Gernande joignait uncaractère doux, un esprit romanesque et tendre, un cœur d’unesensibilité !… instruite, des talents… un art naturel pour laséduction, contre lequel il ne pouvait y avoir que son infâme épouxqui pût résister, un son de voix charmant et beaucoup de piété.Telle était la malheureuse épouse du comte de Gernande, telle étaitla créature angélique contre laquelle il avait comploté ; ilsemblait que plus elle inspirait de choses, plus elle enflammait saférocité, et que l’affluence des dons qu’elle avait reçus de lanature ne devenait que des motifs de plus aux cruautés de cescélérat.

– Quel jour avez-vous été saignée, madame ? lui dis-je,afin de lui faire voir que j’étais au fait de tout.

– Il y a trois jours, me dit-elle, et c’est demain… Puis avec unsoupir : oui, demain… mademoiselle, demain… vous serez témoinde cette belle scène.

– Et Madame ne s’affaiblit point ?

– Oh ! juste ciel ! je n’ai pas vingt ans, et je suissûre qu’on n’est pas plus faible à soixante-dix. Mais cela finira,je me flatte ; il est parfaitement impossible que je vivelongtemps ainsi : j’irai retrouver mon père, j’irai chercherdans les bras de l’Être suprême un repos que les hommes m’ont aussicruellement refusé dans le monde.

Ces mots me fendirent le cœur ; voulant soutenir monpersonnage, je déguisai mon trouble, mais je me promis bienintérieurement, dès lors, de perdre plutôt mille fois la vie, s’ille fallait, que de ne pas arracher à l’infortune cette malheureusevictime de la débauche d’un monstre.

C’était l’instant du dîner de la comtesse. Les deux vieillesvinrent m’avertir de la faire passer dans son cabinet : jel’en prévins ; elle était accoutumée à tout cela, elle sortitaussitôt, et les deux vieilles, aidées des deux valets quim’avaient arrêtée, servirent un repas somptueux sur une table oùmon couvert fut placé en face de celui de ma maîtresse. Les valetsse retirèrent, et les deux vieilles me prévinrent qu’elles nebougeraient pas de l’antichambre afin d’être à portée de recevoirles ordres de Madame sur ce qu’elle pourrait désirer. J’avertis lacomtesse, elle se plaça, et m’invita d’en faire de même avec un aird’amitié, d’affabilité, qui acheva de me gagner l’âme. Il y avaitau moins vingt plats sur la table.

– Relativement à cette partie-ci, vous voyez qu’on a soin demoi, mademoiselle, me dit-elle.

– Oui, madame, répondis-je, et je sais que la volonté deM. le comte est que rien ne vous manque.

– Oh ! oui, mais comme les motifs de ces attentions ne sontque des cruautés, elles me touchent peu.

Mme de Gernande épuisée, et vivement sollicitée par lanature à des réparations perpétuelles, mangea beaucoup. Elle désirades perdreaux et un caneton de Rouen qui lui furent aussitôtapportés. Après le repas, elle alla prendre l’air sur la terrasse,mais en me donnant la main : il lui eût été impossible defaire dix pas sans ce secours. Ce fut dans ce moment qu’elle me fitvoir toutes les parties de son corps que je viens de vouspeindre ; elle me montra ses bras, ils étaient pleins decicatrices.

– Ah ! il n’en reste pas là, me dit-elle, il n’y a pas unendroit de mon malheureux individu dont il ne se plaise à voircouler le sang.

Et elle me fit voir ses pieds, son cou, le bas de son sein etplusieurs autres parties charnues également couvertes decicatrices. Je m’en tins le premier jour à quelques plainteslégères, et nous nous couchâmes.

Le lendemain était le jour fatal de la comtesse.M. de Gernande, qui ne procédait à cette opération qu’ausortir de son dîner, toujours fait avant celui de sa femme, me fitdire de venir me mettre à table avec lui ; ce fut là, madame,que je vis cet ogre opérer d’une manière si effrayante, que j’eus,malgré mes yeux, de la peine à le concevoir. Quatre valets, parmilesquels les deux qui m’avaient conduite au château, servaient cetétonnant repas. Il mérite d’être détaillé : je vais le fairesans exagération ; on n’avait sûrement rien mis de plus pourmoi. Ce que je vis était donc l’histoire de tous les jours.

On servit deux potages, l’un de pâte au safran, l’autre unebisque au coulis de jambon ; au milieu un aloyau de bœuf àl’anglaise, huit hors-d’œuvre, cinq grosses entrées, cinq déguiséeset plus légères, une hure de sanglier au milieu de huit plats derôti, qu’on releva par deux services d’entremets, et seize plats defruits ; des glaces, six sortes de vins, quatre espèces deliqueurs, et du café. M. de Gernande entama tous lesplats, quelques-uns furent entièrement vidés par lui ; il butdouze bouteilles de vin, quatre de Bourgogne, en commençant, quatrede Champagne au rôti ; le Tokai, le Mulseau, l’Hermitage et leMadère furent avalés au fruit. Il termina par deux bouteilles deliqueurs des Îles et dix tasses de café.

Aussi frais en sortant de là que s’il fût venu de s’éveiller,M. de Gernande me dit :

– Allons saigner ta maîtresse ; tu me diras, je te prie, sije m’y prends aussi bien avec elle qu’avec toi.

Deux jeunes garçons que je n’avais pas encore vus, du même âgeque les précédents, nous attendaient à la porte de l’appartement dela comtesse : ce fut là que le comte m’apprit qu’il en avaitdouze que l’on lui changeait tous les ans. Ceux-ci me parurentencore plus jolis qu’aucun de ceux que j’eusse vusprécédemment : ils étaient moins énervés que les autres ;nous entrâmes… Toutes les cérémonies que je vais vous détaillerici, madame, étaient celles exigées par le comte : elless’observaient régulièrement tous les jours, on n’y changeait auplus que le local des saignées.

La comtesse, simplement entourée d’une robe de mousselineflottante, se mit à genoux dès que le comte entra.

– Êtes-vous prête ? lui demanda son époux.

– A tout, monsieur, répondit-elle humblement : vous savezbien que je suis votre victime, et qu’il ne tient qu’à vousd’ordonner.

Alors M. de Gernande me dit de déshabiller sa femme etde la lui conduire. Quelque répugnance que j’éprouvasse à toutesces horreurs, vous le savez, madame, je n’avais d’autre parti quela plus entière résignation. Ne me regardez jamais, je vous enconjure, que comme une esclave dans tout ce que j’ai raconté ettout ce qui me reste à vous dire : je ne me prêtais quelorsque je ne pouvais faire autrement, mais je n’agissais de bongré dans quoi que ce pût être.

J’enlevai donc la simarre de ma maîtresse et la conduisis nueauprès de son époux, déjà placé dans un grand fauteuil : aufait du cérémonial, elle s’éleva sur ce fauteuil, et allad’elle-même lui présenter à baiser cette partie favorite qu’ilavait tant fêtée dans moi, et qui me paraissait l’affecterégalement avec tous les êtres et avec tous les sexes.

– Écartez donc, madame, lui dit brutalement le comte… Et il fêtalongtemps ce qu’il désirait voir en faisant prendre successivementdifférentes positions. Il entrouvrait, il resserrait ; du boutdu doigt, ou de la langue, il chatouillait l’étroit orifice ;et bientôt, entraîné par la férocité de ses passions, il prenaitune pincée de chair, la comprimait et l’égratignait. A mesure quela légère blessure était faite, sa bouche se portait aussitôt surelle. Pendant ces cruels préliminaires, je contenais sa malheureusevictime, et les deux jeunes garçons tout nus se relayaient auprèsde lui ; à genoux tour à tour entre ses jambes, ils seservaient de leur bouche pour l’exciter. Ce fut alors que je vis,non sans une étonnante surprise, que ce géant, cette espèce demonstre, dont le seul aspect effrayait, était cependant à peine unhomme : la plus mince, la plus légère excroissance de chair,ou, pour que la comparaison soit plus juste, ce qu’on verrait à unenfant de trois ans, était au plus ce qu’on apercevait chez cetindividu si énorme et si corpulé de partout ailleurs ; maisses sensations n’en étaient pas moins vives, et chaque vibration duplaisir était en lui une attaque de spasme. Après cette premièreséance, il s’étendit sur le canapé, et voulut que sa femme, àcheval sur lui, continuât d’avoir le derrière posé sur son visage,pendant qu’avec sa bouche elle lui rendrait, par le moyen de lasuccion, les mêmes services qu’il venait de recevoir des jeunesGanymèdes, lesquels étaient, avec les mains, excités de droite etde gauche par lui ; les miennes travaillaient pendant cetemps-là sur son derrière : je le chatouillais, je le polluaisdans tous les sens. Cette attitude, employée plus d’un quartd’heure, ne produisant encore rien, il fallut la changer ;j’étendis la comtesse, par l’ordre de son mari, sur une chaiselongue, couchée sur le dos, ses cuisses dans le plus grandécartement. La vue de ce qu’elle entrouvrait alors mit le comtedans une espèce de rage ; il considère… ses regards lancentdes feux, il blasphème ; il se jette comme un furieux sur safemme, la pique de sa lancette en cinq ou six endroits ducorps ; mais toutes ces plaies étaient légères, à peine ensortait-il une ou deux gouttes de sang. Ces premières cruautéscessèrent enfin pour faire place à d’autres. Le comte se rassoit,il laisse un instant respirer sa femme ; et s’occupant de sesdeux mignons, il les obligeait à se sucer mutuellement, ou bien illes arrangeait de manière que dans le temps qu’il en suçait un, unautre le suçait, et que celui qu’il suçait revenait de sa boucherendre le même service à celui dont il était sucé : le comterecevait beaucoup, mais il ne donnait rien. Sa satiété, sonimpuissance était telle, que les plus grands efforts ne parvenaientmême pas à le tirer de son engourdissement : il paraissaitressentir des titillations très violentes, mais rien ne semanifestait ; quelquefois il m’ordonnait de sucer moi-même sesgitons et de venir aussitôt rapporter dans sa bouche l’encens queje recueillerais. Enfin il les lance l’un après l’autre vers lamalheureuse comtesse. Ces jeunes gens l’approchent, ilsl’insultent, ils poussent l’insolence jusqu’à la battre, jusqu’à lasouffleter, et plus ils la molestent, plus ils sont loués, plus ilssont encouragés par le comte.

Gernande alors s’occupait avec moi ; j’étais devant lui,mes reins à hauteur de son visage, et il rendait hommage à sondieu, mais il ne me molesta point ; je ne sais pourquoi il netourmenta non plus ses Ganymèdes : il n’en voulait qu’à laseule comtesse. Peut-être l’honneur de lui appartenir devenait-ilun titre pour être maltraitée par lui ; peut-être n’était-ilvraiment ému de cruauté qu’en raison des liens qui prêtaient de laforce aux outrages. On peut tout supposer dans de telles têtes, etparier presque toujours que ce qui aura le plus l’air du crime serace qui les enflammera davantage. Il nous place enfin, ses jeunesgens et moi, aux côtés de sa femme, entremêlés les uns avec lesautres : ici un homme, là une femme, et tous les quatre luiprésentant le derrière ; il examine d’abord en face, un peudans l’éloignement, puis il se rapproche, il touche, il compare, ilcaresse ; les jeunes gens et moi n’avions rien à souffrir,mais chaque fois qu’il arrivait à sa femme, il la tracassait, lavexait d’une ou d’autre manière. La scène change encore : ilfait mettre à plat-ventre la comtesse sur un canapé, et prenantchacun des jeunes gens l’un après l’autre, il les introduitlui-même dans la route étroite offerte par l’attitude deMme de Gernande : il leur permet de s’y échauffer,mais ce n’est que dans sa bouche que le sacrifice doit seconsommer ; il les suce également à mesure qu’ils sortent.Pendant que l’un agit, il se fait sucer par l’autre, et sa langues’égare au trône de volupté que lui présente l’agent. Cet acte estlong, le comte s’en irrite, il se relève, et veut que je remplacela comtesse ; je le supplie instamment de ne point l’exiger,il n’y a pas moyen. Il place sa femme sur le dos le long du canapé,me fait coller sur elle, les reins tournés vers lui, et là, ilordonne à ses mignons de me sonder par la route défendue : ilme les présente, ils ne s’introduisent que guidés par sesmains ; il faut qu’alors j’excite la comtesse de mes doigts,et que je la baise sur la bouche. Pour lui, son offrande est lamême ; comme chacun de ses mignons ne peut agir qu’en luimontrant un des plus doux objets de son culte, il en profite de sonmieux, et ainsi qu’avec la comtesse, il faut que celui qui meperfore, après quelques allées et venues, aille faire couler danssa bouche l’encens allumé pour moi. Quand les jeunes gens ont fini,il se colle sur mes reins et semble vouloir les remplacer.

– Efforts superflus ! s’écrie-t-il… ce n’est pas là cequ’il me faut !… au fait !… au fait !… quelquepiteux que paraisse mon état, je n’y tiens plus… Allons, comtesse,vos bras !

Il la saisit alors avec férocité, il la place comme il avaitfait de moi, les bras soutenus au plancher par deux rubansnoirs : je suis chargée du soin de poser les bandes ; ilvisite les ligatures : ne les trouvant pas assez comprimées,il les resserre, afin, dit-il, que le sang sorte avec plus deforce ; il tâte les veines, et les pique toutes deux presqueen même temps. Le sang jaillit très loin : il s’extasie ;et retournant se placer en face, pendant que ces deux fontainescoulent, il me fait mettre à genoux entre ses jambes, afin que jesuce ; il en fait autant à chacun de ses gitons, tour à tour,sans cesser de porter ses yeux sur ces jets de sang quil’enflamment. Pour moi, sûre que l’instant où la crise qu’il espèreaura lieu, sera l’époque de la cessation des tourments de lacomtesse, je mets tous mes soins à déterminer cette crise, et jedeviens, ainsi que vous le voyez, madame, catin par bienfaisance etlibertine par vertu. Il arrive enfin, ce dénouement si attendu, jen’en connaissais ni les dangers ni la violence ; la dernièrefois qu’il avait eu lieu, j’étais évanouie… Oh ! madame, quelégarement ! Gernande était près de dix minutes dans le délire,en se débattant comme un homme qui tombe d’épilepsie, et poussantdes cris qui se seraient entendus d’une lieue ; ses jurementsétaient excessifs, et frappant tout ce qui l’entourait, il faisaitdes efforts effrayants. Les deux mignons sont culbutés ; ilveut se précipiter sur sa femme, je le contiens ; j’achève dele pomper : le besoin qu’il a de moi fait qu’il merespecte ; je le mets enfin à la raison, en le dégageant de cefluide embrasé, dont la chaleur, dont l’épaisseur, et surtoutl’abondance, le mettent en un tel état de frénésie, que je croyaisqu’il allait expirer ; sept ou huit cuillers eussent à peinecontenu la dose, et la plus épaisse bouillie en peindrait mal laconsistance ; avec cela point d’érection, l’apparence même del’épuisement : voilà de ces contrariétés qu’expliqueront mieuxque moi les gens de l’art. Le comte mangeait excessivement, et nedissipait ainsi que chaque fois qu’il saignait sa femme,c’est-à-dire tous les quatre jours. Était-ce là la cause de cephénomène ? Je l’ignore, et n’osant pas rendre raison de ceque je n’entends pas, je me contenterai de dire ce que j’ai vu.

Cependant je vole à la comtesse, j’étanche son sang, je la délieet la pose sur un canapé dans un grand état de faiblesse ;mais le comte, sans s’en inquiéter, sans daigner jeter même unregard sur cette malheureuse victime de sa rage, sort brusquementavec ses mignons, me laissant mettre ordre à tout comme je levoudrai. Telle est la fatale indifférence qui caractérise, mieuxque tout, l’âme d’un véritable libertin : n’est-il emporté quepar la fougue des passions, le remords sera peint sur son visage,quand il verra dans l’état du calme les funestes effets dudélire ; son âme est elle entièrement corrompue de tellessuites ne l’effrayeront point : il les observera sans peinecomme sans regret, peut-être même encore avec quelque émotion desvoluptés infâmes qui les produisirent.

Je fis coucher Mme de Gernande. Elle avait à cequ’elle me dit, perdu beaucoup plus cette fois-ci qu’àl’ordinaire ; mais tant de soins, tant de restaurants luifurent prodigués, qu’il n’y paraissait plus le surlendemain. Lemême soir, dès que je n’eus plus rien à faire auprès de lacomtesse, Gernande me fit dire de venir lui parler : ilsoupait ; à ce repas fait par lui avec bien plusd’intempérance encore que le dîner, il fallait que je leservisse ; quatre de ses mignons se mettaient à table aveclui, et là, régulièrement tous les soirs, le libertin buvaitjusqu’à l’ivresse : mais vingt bouteilles des plus excellentsvins suffisaient à peine pour y réussir, et je lui en ai souvent vuvider trente. Soutenu par ses mignons, le débauché allait ensuitese mettre au lit chaque soir avec deux d’entre eux. Mais il n’ymettait rien du sien, et tout cela n’était plus que des véhiculesqui le disposaient à la grande scène.

Cependant j’avais trouvé le secret de me mettre on ne sauraitmieux dans l’esprit de cet homme : il avouait naturellementque peu de femmes lui avaient autant plu. J’acquis de là des droitsà sa confiance, dont je ne profitai que pour servir mamaîtresse.

Un matin que Gernande m’avait fait venir dans son cabinet pourme faire part de quelques nouveaux projets de libertinage, aprèsl’avoir bien écouté, bien applaudi, je voulus, le voyant assezcalme, essayer de l’attendrir sur le sort de sa malheureuseépouse :

– Est-il possible, monsieur, lui disais-je, qu’on puisse traiterune femme de cette manière, indépendamment de tous ses liens avecvous ? Daignez donc réfléchir aux grâces touchantes de sonsexe.

– Oh ! Thérèse ! avec de l’esprit, me répondit lecomte, est-il possible de m’apporter pour raisons de calme, cellesqui positivement m’irritent le mieux ? Écoute-moi, chèrefille, poursuivit-il en me faisant placer auprès de lui, et quellesque soient les invectives que tu vas m’entendre proférer contre tonsexe, point d’emportement ; des raisons, je m’y rendrai, sielles sont bonnes.

De quel droit, je te prie, prétends-tu, Thérèse, qu’un mari soitobligé de faire le bonheur de sa femme ? et quels titres osealléguer cette femme pour l’exiger de son mari ? La nécessitéde se rendre mutuellement tels ne peut légalement exister qu’entredeux êtres également pourvus de la faculté de se nuire, et parconséquent entre deux êtres d’une même force. Une telle associationne saurait avoir lieu, qu’il se forme aussitôt un pacte entre cesdeux êtres de ne faire chacun vis-à-vis l’un de l’autre que lasorte d’usage de leur force qui ne peut nuire à aucun desdeux ; mais cette ridicule convention ne saurait assurémentexister entre l’être fort et l’être faible. De quel droit cedernier exigera-t-il que l’autre le ménage ? et par quelleimbécillité le premier s’y engagerait-il ? Je puis consentir àne pas faire usage de mes forces avec celui qui peut se faireredouter par les siennes ; mais par quel motif enamoindrirais-je les effets avec l’être que m’asservit lanature ? Me répondrez-vous : par pitié ? Cesentiment n’est compatible qu’avec l’être qui me ressemble, etcomme il est égoïste, son effet n’a lieu qu’aux conditions tacitesque l’individu qui m’inspirera de la commisération en aura de mêmeà mon égard : mais si je l’emporte constamment sur lui par masupériorité, sa commisération me devenant inutile, je ne doisjamais, pour l’avoir, consentir à aucun sacrifice. Ne serais-je pasune dupe d’avoir pitié du poulet qu’on égorge pour mon dîner ?Cet individu trop au-dessous de moi, privé d’aucune relation avecmoi, ne put jamais m’inspirer aucun sentiment. Or, les rapports del’épouse avec le mari ne sont pas d’une conséquence différente quecelle du poulet avec moi ; l’un et l’autre sont des bêtes deménage dont il faut se servir, qu’il faut employer à l’usageindiqué par la nature, sans les différencier en quoi que ce puisseêtre. Mais, je le demande, si l’intention de la nature était quevotre sexe fût créé pour le bonheur du nôtre, et vice versa,aurait-elle fait, cette nature aveugle, tant d’inepties dans laconstruction de l’un et l’autre de ces sexes ? leur eût-ellemutuellement prêté des torts si graves, que l’éloignement etl’antipathie mutuelle en dussent infailliblement résulter ?Sans aller chercher plus loin des exemples, avec l’organisation quetu me connais, dis-moi, je te prie, Thérèse, quelle est la femmeque je pourrais rendre heureuse, et réversiblement, quel hommepourra trouver douce la jouissance d’une femme, quand il ne serapas pourvu des gigantesques proportions nécessaires à lacontenter ? Seront-ce, à ton avis, les qualités morales qui ledédommageront des défauts physiques ? Et quel êtreraisonnable, en connaissant une femme à fond, ne s’écriera pas avecEuripide : Celui des dieux qui a mis la femme au monde, peutse vanter d’avoir produit la plus mauvaise de toutes les créatures,et la plus fâcheuse pour l’homme ? S’il est donc prouvé queles deux sexes ne se conviennent point du tout mutuellement, etqu’il n’est pas une plainte fondée, faite par l’un, qui neconvienne aussitôt à l’autre, il est donc faux, de ce moment-là,que la nature les ait créés pour leur réciproque bonheur. Elle peutleur avoir permis le désir de se rapprocher pour concourir au butde la propagation, mais nullement celui de se lier à dessein detrouver leur félicité l’un dans l’autre. Le plus faible n’ayantdonc aucun titre à réclamer pour obtenir la pitié du plus fort, nepouvant plus lui opposer qu’il peut trouver son bonheur en lui, n’aplus d’autre parti que la soumission ; et comme, malgré ladifficulté de ce bonheur mutuel, il est dans les individus de l’unet de l’autre sexe de ne travailler qu’à se la procurer, le plusfaible doit réunir sur lui, par cette soumission, la seule dose defélicité qu’il lui soit possible de recueillir, et le plus fortdoit travailler à la sienne, par telle voie d’oppression qu’il luiplaira d’employer, puisqu’il est prouvé que le seul bonheur de laforce est dans l’exercice des facultés du fort, c’est-à-dire dansla plus complète oppression. Ainsi, ce bonheur que les deux sexesne peuvent trouver l’un avec l’autre, ils le trouveront, l’un parson obéissance aveugle, l’autre par la plus entière énergie de sadomination. Eh ! si ce n’était pas l’intention de la natureque l’un des sexes tyrannisât l’autre, ne les aurait-elle pas créésde force égale ? En rendant l’un inférieur à l’autre en toutpoint, n’a-t-elle pas suffisamment indiqué que sa volonté était quele plus fort usât des droits qu’elle lui donnait : pluscelui-ci étend son autorité, plus il rend malheureuse, au moyen decela, la femme liée à son sort, et mieux il remplit les vues de lanature. Ce n’est pas sur les plaintes de l’être faible qu’il fautjuger le procédé ; les jugements ainsi ne pourraient être quevicieux, puisque vous n’emprunteriez, en les faisant, que les idéesdu faible : il faut juger l’action sur la puissance du fort,sur l’étendue qu’il a donnée à sa puissance, et quand les effets decette force se sont répandus sur une femme, examiner alors cequ’est une femme, la manière dont ce sexe méprisable a été vu, soitdans l’antiquité, soit de nos jours, par les trois quarts despeuples de la terre.

Or, que vois-je en procédant de sang-froid à cet examen ?Une créature chétive, toujours inférieure à l’homme, infinimentmoins belle que lui, moins ingénieuse, moins sage, constituée d’unemanière dégoûtante, entièrement opposée à ce qui peut plaire àl’homme, à ce qui doit le délecter…, un être malsain les troisquarts de sa vie, hors d’état de satisfaire son époux tout le tempsoù la nature le contraint à l’enfantement, d’une humeur aigre,acariâtre, impérieuse ; tyran, si on lui laisse des droits,bas et rampant si on le captive ; mais toujours faux, toujoursméchant, toujours dangereux ; une créature si perverse enfin,qu’il fut très sérieusement agité dans le concile de Mâcon, pendantplusieurs séances, si cet individu bizarre, aussi distinct del’homme que l’est de l’homme le singe des bois, pouvait prétendreau titre de créature humaine, et si l’on pouvait raisonnablement lelui accorder. Mais ceci serait-il une erreur du siècle, et la femmeest-elle mieux vue chez ceux qui précédèrent ? Les Perses, lesMèdes, les Babyloniens, les Grecs, les Romains honoraient-ils cesexe odieux dont nous osons aujourd’hui faire notre idole ?Hélas ! je le vois opprimé partout, partout rigoureusementéloigné des affaires, partout méprisé, avili, enfermé ; lesfemmes, en un mot, partout traitées comme des bêtes dont on se sertà l’instant du besoin, et qu’on recèle aussitôt dans le bercail.M’arrêté-je un moment à Rome, j’entends Caton le Sage me crier dusein de l’ancienne capitale du monde : Si les hommes étaientsans femmes, ils converseraient encore avec les dieux. J’entends uncenseur romain commencer sa harangue par ces mots : Messieurs,s’il nous était possible de vivre sans femme, nous connaîtrions dèslors le vrai bonheur. J’entends les poètes chanter sur les théâtresde la Grèce : Ô Jupiter ! quelle raison put t’obliger decréer les femmes ? Ne pouvais-tu donner l’être aux humains pardes voies meilleures et plus sages, par des moyens, en un mot, quinous eussent évité le fléau des femmes ? Je vois ces mêmespeuples, les Grecs, tenir ce sexe dans un tel mépris qu’il faut deslois pour obliger un Spartiate à la propagation, et qu’une despeines de ces sages républiques est de contraindre un malfaiteur às’habiller en femme, c’est-à-dire à se revêtir comme l’être le plusvil et le plus méprisé qu’elles connaissent.

Mais sans aller chercher des exemples dans des siècles si loinde nous, de quel œil ce malheureux sexe est-il vu même encore surla surface du globe ? Comment y est-il traité ? Je levois, enfermé dans toute l’Asie, y servir en esclave aux capricesbarbares d’un despote qui le moleste, qui le tourmente, et qui sefait un jeu de ses douleurs. En Amérique, je vois des peuplesnaturellement humains, les Esquimaux, pratiquer entre hommes tousles actes possibles de bienfaisance, et traiter les femmes avectoute la dureté imaginable ; je les vois humiliées,prostituées aux étrangers dans une partie de l’univers, servir demonnaie dans une autre. En Afrique, bien plus avilies sans doute,je les vois exerçant le métier de bêtes de somme, labourer laterre, l’ensemencer et ne servir leurs maris qu’à genoux.Suivrai-je le capitaine Cook dans ses nouvelles découvertes ?L’île charmante d’Otaïti, où la grossesse est un crime qui vautquelquefois la mort à la mère, et presque toujours à l’enfant,m’offrira-t-elle des femmes plus heureuses ? Dans d’autresîles découvertes par ce même marin, je les vois battues, vexées parleurs propres enfants, et le mari lui-même se joindre à sa famillepour les tourmenter avec plus de rigueur.

Oh, Thérèse ! ne t’étonne point de tout cela, ne tesurprends pas davantage du droit général qu’eurent, de tous lestemps, les époux sur leurs femmes : plus les peuples sontrapprochés de la nature, mieux ils en suivent les lois ; lafemme ne peut avoir avec son mari d’autres rapports que celui del’esclave avec son maître ; elle n’a décidément. aucun droitpour prétendre à des titres plus chers. Il ne faut pas confondreavec des droits, de ridicules abus qui, dégradant notre sexe,élevèrent un instant le vôtre : il faut rechercher la cause deces abus, la dire, et n’en revenir que plus constamment après auxsages conseils de la raison. Or la voici. Thérèse, cette cause durespect momentané qu’obtint autrefois votre sexe, et qui abuseencore aujourd’hui, sans qu’ils s’en doutent, ceux qui prolongentce respect.

Dans les Gaules jadis, c’est-à-dire dans cette seule partie dumonde qui ne traitait pas totalement les femmes en esclaves, ellesétaient dans l’usage de prophétiser, de dire la bonneaventure : le peuple s’imagina qu’elles ne réussissaient à cemétier qu’en raison du commerce intime qu’elles avaient sans douteavec les dieux ; de là elles furent, pour ainsi dire,associées au sacerdoce, et jouirent d’une partie de laconsidération attachée aux prêtres. La Chevalerie s’établit enFrance sur ces préjugés, et les trouvant favorables à son esprit,elle les adopta ; mais il en fut de cela comme de tout :les causes s’éteignirent et les effets se conservèrent ; laChevalerie disparut, et les préjugés qu’elle avait nourriss’accrurent. Cet ancien respect accordé à des titres chimériques neput pas même s’anéantir, quand se dissipa ce qui fondait cestitres : on ne respecta plus des sorcières, mais on vénéra descatins, et ce qu’il y eut de pis, on continua de s’égorger pourelles. Que de telles platitudes cessent d’influer sur l’esprit desphilosophes, et, remettant les femmes à leur véritable place,qu’ils ne voient en elles, ainsi que l’indique la nature, ainsi quel’admettent les peuples les plus sages, que des individus crééspour leurs plaisirs, soumis à leurs caprices, dont la faiblesse etla méchanceté ne doivent mériter d’eux que des mépris.

Mais non seulement, Thérèse, tous les peuples de la terrejouirent des droits les plus étendus sur leurs femmes, il s’entrouva même qui les condamnaient à la mort dès qu’elles venaient aumonde, ne conservant absolument que le petit nombre nécessaire à lareproduction de l’espèce. Les Arabes, connus sous le nom deKoreihs, enterraient leurs filles dès l’âge de sept ans, sur unemontagne auprès de La Mecque, parce qu’un sexe aussi vil leurparaissait, disaient-ils, indigne de voir le jour. Dans le séraildu roi d’Achem, pour le seul soupçon d’infidélité, pour la pluslégère désobéissance dans le service des voluptés du prince, ousitôt qu’elles inspirent le dégoût, les plus affreux supplices leurservent à l’instant de punition. Aux bords du Gange, elles sontobligées de s’immoler elles-mêmes sur les cendres de leurs époux,comme inutiles au monde, dès que leurs maîtres n’en peuvent plusjouir. Ailleurs on les chasse comme des bêtes fauves, c’est unhonneur que d’en tuer beaucoup ; en Égypte, on les immole auxdieux ; à Formose, on les foule aux pieds si elles deviennentenceintes. Les lois germaines ne condamnaient qu’à dix écusd’amende celui qui tuait une femme étrangère, rien si c’était lasienne, ou une courtisane. Partout, en un mot, je le répète,partout je vois les femmes humiliées, molestées, partout sacrifiéesà la superstition des prêtres, à la barbarie des époux ou auxcaprices des libertins. Et parce que j’ai le malheur de vivre chezun peuple encore assez grossier pour n’oser abolir le plus ridiculedes préjugés, je me priverais des droits que la nature m’accordesur ce sexe ! je renoncerais à tous les plaisirs qui naissentde ces droits !… Non, non, Thérèse, cela n’est pasjuste : je voilerai ma conduite, puisqu’il le faut, mais je medédommagerai en silence, dans la retraite où je m’exile, deschaînes absurdes où la législation me condamne, et là, je traiteraima femme comme j’en trouve le droit dans tous les codes del’univers, dans mon cœur et dans la nature.

– Oh ! monsieur, lui dis-je, votre conversion estimpossible.

– Aussi ne te conseillé-je pas de l’entreprendre, Thérèse, merépondit Gernande : l’arbre est trop vieux pour êtreplié ; on peut faire à mon âge quelques pas de plus dans lacarrière du mal, mais pas un seul dans celle du bien. Mes principeset mes goûts firent mon bonheur depuis mon enfance, ils furenttoujours l’unique base de ma conduite et de mes actions :peut-être irai-je plus loin, je sens que c’est possible, mais pourrevenir, non ; j’ai trop d’horreur pour les préjugés deshommes, je hais trop sincèrement leur civilisation, leurs vertus etleurs dieux, pour y jamais sacrifier mes penchants.

De ce moment je vis bien que je n’avais plus d’autre parti àprendre, soit pour me tirer de cette maison, soit pour délivrer lacomtesse, que d’user de ruse et de me concerter avec elle.

Depuis un an que j’étais dans sa maison, je lui avais troplaissé lire dans mon cœur pour qu’elle ne se convainquît pas dudésir que j’avais de la servir, et pour qu’elle ne devinât pas cequi m’avait fait d’abord agir différemment. Je m’ouvris davantage,elle se livra : nous convînmes de nos plans. Il s’agissaitd’instruire sa mère, de lui dessiller les yeux sur les infamies ducomte. Mme de Gernande ne doutait pas que cette dameinfortunée n’accourût aussitôt briser les chaînes de safille ; mais comment réussir, nous étions si bien renfermées,tellement gardées à vue ! Accoutumée à franchir des remparts,je mesurai des yeux ceux de la terrasse : à peine avaient-ilstrente pieds ; aucune clôture ne parut à mes yeux ; jecrois qu’une fois en bas de ces murailles, on se trouvait dans lesroutes du bois ; mais la comtesse arrivée de nuit dans cetappartement, et n’en étant jamais sortie, ne put rectifier mesidées. Je consentis à essayer l’escalade. Mme de Gernandeécrivit à sa mère la lettre du monde la plus faite pour l’attendriret la déterminer à venir au secours d’une fille aussimalheureuse ; je mis la lettre dans mon sein, j’embrassaicette chère et intéressante femme, puis aidée de nos draps, dèsqu’il fut nuit, je me laissai glisser au bas de cette forteresse.Que devins-je, ô ciel ! quand je reconnus qu’il s’en fallaitbien que je fusse dehors de l’enceinte ! Je n’étais que dansle parc, et dans un parc environné de murs dont la vue m’avait étédérobée par l’épaisseur des arbres et par leur quantité : cesmurs avaient plus de quarante pieds de haut, tout garnis de verresur la crête, et d’une prodigieuse épaisseur… Qu’allais-jedevenir ? Le jour était prêt à paraître : quepenserait-on de moi en me voyant dans un lieu où je ne pouvais metrouver qu’avec le projet sûr d’une évasion ? Pouvais-je mesoustraire à la fureur du comte ? Quelle apparence y avait-ilque cet ogre ne s’abreuvât pas de mon sang pour me punir d’unetelle faute ? Revenir était impossible, la comtesse avaitretiré les draps ; frapper aux portes, n’était se trahirencore plus sûrement : peu s’en fallut alors que la tête ne metournât totalement et que je ne cédasse avec violence aux effets demon désespoir. Si j’avais reconnu quelque pitié dans l’âme ducomte, l’espérance peut-être m’eût-elle un instant abusée, mais untyran, un barbare, un homme qui détestait les femmes, et qui,disait-il, cherchait depuis longtemps l’occasion d’en immoler une,en lui faisant perdre son sang, goutte à goutte, pour voir combiend’heures elle pourrait vivre ainsi… J’allais incontestablementservir à l’épreuve. Ne sachant donc que devenir, trouvant desdangers partout, je me jetai au pied d’un arbre, décidée à attendremon sort, et me résignant en silence aux volontés de l’Éternel… Lejour paraît enfin : juste ciel ! le premier objet qui seprésente à moi… c’est le comte lui-même : il avait fait unechaleur affreuse pendant la nuit ; il était sorti pour prendrel’air. Il croit se tromper, il croit voir un spectre, ilrecule : rarement le courage est la vertu des traîtres. Je melève tremblante, je me précipite à ses genoux.

– Que faites-vous là, Thérèse ? me dit-il.

– Oh ! monsieur, punissez-moi, répondis-je, je suiscoupable, et n’ai rien à répondre.

Malheureusement j’avais dans mon effroi oublié de déchirer lalettre de la comtesse : il la soupçonne, il me la demande, jeveux nier ; mais Gernande, voyant cette fatale lettre dépasserle mouchoir de mon sein, la saisit, la dévore, et m’ordonne de lesuivre.

Nous rentrons dans le château par un escalier dérobé donnantsous les voûtes ; le plus grand silence y régnaitencore ; après quelques détours, le comte ouvre un cachot etm’y jette.

– Fille imprudente, me dit-il alors, je vous avais prévenue quele crime que vous venez de commettre se punissait ici demort : préparez-vous donc à subir le châtiment qu’il vous aplu d’encourir. En sortant de table, demain, je viendrai vousexpédier.

Je me précipite de nouveau à ses genoux, mais me saisissant parles cheveux, il me traîne à terre, me fait faire ainsi deux outrois fois le tour de ma prison, et finit par me précipiter contreles murs de manière à m’y écraser.

– Tu mériterais que je t’ouvrisse à l’instant les quatre veines,dit-il en fermant la porte, et si je retarde ton supplice, soisbien sûre que ce n’est que pour le rendre plus horrible.

Il est dehors, et moi dans la plus violente agitation : jene vous peins point la nuit que je passai ; les tourments del’imagination joints aux maux physiques que les premières cruautésde ce monstre venaient de me faire éprouver, la rendirent une desplus affreuses de ma vie. On ne se figure point les angoisses d’unmalheureux qui attend son supplice à toute heure, à qui l’espoirest enlevé, et qui ne sait pas si la minute où il respire ne serapas la dernière de ses jours. Incertain de son supplice, il se lereprésente sous mille formes plus horribles les unes que lesautres ; le moindre bruit qu’il entend lui paraît être celuide ses bourreaux ; son sang s’arrête, son cœur s’éteint, et leglaive qui va terminer ses jours est moins cruel que ces funestesinstants où la mort le menace.

Il est vraisemblable que le comte commença par se venger de safemme ; l’événement qui me sauva va vous en convaincre commemoi : il y avait trente-six heures que j’étais dans la criseque je viens de vous peindre sans qu’on m’eût apporté aucunsecours, lorsque ma porte s’ouvrit et que le comte parut ; ilétait seul, la fureur étincelait dans ses yeux.

– Vous devez bien vous douter, me dit-il, du genre de mort quevous allez subir : il faut que ce sang pervers s’écoule endétail ; vous serez saignée trois fois par jour, je veux voircombien de temps vous pourrez vivre de cette façon. C’est uneexpérience que je brûlais de faire, vous le savez, je vous remerciede m’en fournir les moyens.

Et le monstre, sans s’occuper pour lors d’autres passions que desa vengeance, me fait tendre un bras, me pique, et bande la plaieaprès deux palettes de sang. Il avait à peine fini, que des cris sefont entendre.

– Monsieur !… monsieur ! lui dit en accourant une desvieilles qui nous servaient… venez au plus vite, Madame se meurt,elle veut vous parler avant de rendre l’âme.

Et la vieille revole auprès de sa maîtresse.

Quelque accoutumé que l’on soit au crime, il est rare que lanouvelle de son accomplissement n’effraye celui qui vient de lecommettre. Cette terreur venge la vertu : tel est l’instant oùses droits se reprennent. Gernande sort égaré, il oublie de fermerles portes. Je profite de la circonstance, quelque affaiblie que jesois par une diète de plus de quarante heures et par unesaignée : je m’élance hors de mon cachot, tout est ouvert, jetraverse les cours, et me voilà dans la forêt sans qu’on m’aitaperçue. « Marchons, me dis-je, marchons avec courage ;si le fort méprise le faible, il est un Dieu puissant qui protègecelui-ci et qui ne l’abandonne jamais. » Pleine de ces idées,j’avance avec ardeur, et avant que la nuit ne soit close, je metrouve dans une chaumière à quatre lieues du château. Il m’étaitresté quelque argent, je me fis soigner de mon mieux :quelques heures me rétablirent. Je partis dès le point du jour, etm’étant fait montrer la route, renonçant à tous projets deplaintes, soit anciennes, soit nouvelles, je me fis diriger versLyon où j’arrivai le huitième jour, bien faible, bien souffrante,mais heureusement sans être poursuivie. Là je ne songeai qu’à merétablir avant de gagner Grenoble, où j’avais toujours dans l’idéeque le bonheur m’attendait.

Un jour que je jetais par hasard les yeux sur une gazetteétrangère, quelle fut ma surprise d’y reconnaître encore le crimecouronné, et d’y voir au pinacle un des principaux auteurs de mesmaux ! Rodin, ce chirurgien de Saint-Marcel, cet infâme quim’avait si cruellement punie d’avoir voulu lui épargner le meurtrede sa fille, venait, disait ce journal, d’être nommé premierchirurgien de l’Impératrice de Russie, avec des appointementsconsidérables. « Qu’il soit fortuné, le scélérat, me dis-je,qu’il le soit, dès que la providence le veut ! et toi,souffre, malheureuse créature, souffre sans te plaindre, puisqu’ilest dit que les tribulations et les peines doivent être l’affreuxpartage de la vertu ; n’importe, je ne m’en dégoûteraijamais. »

Je n’étais point au bout de ces exemples frappants du triomphedes vices, exemples si décourageants pour la vertu, et laprospérité du personnage que j’allais retrouver devait me dépiteret me surprendre plus qu’aucune autre, sans doute, puisque c’étaitcelle d’un des hommes dont j’avais reçu les plus sanglantsoutrages. Je ne m’occupais que de mon départ, lorsque je reçus unsoir un billet qui me fut rendu par un laquais vêtu de gris,absolument inconnu de moi ; en me le remettant, il me ditqu’il était chargé de la part de son maître d’obtenir sans fauteune réponse de moi. Tels étaient les mots de ce billet :

Un homme qui a quelques torts avec vous, qui croit vous avoirreconnue dans la place de Bellecour, brûle de vous voir et deréparer sa conduite : hâtez-vous de le venir trouver ; ila des choses à vous apprendre, qui peut-être l’acquitteront de toutce qu’il vous doit.

Ce billet n’était point signé, et le laquais ne s’expliquaitpas. Lui ayant déclaré que j’étais décidée à ne point répondre queje ne susse quel était son maître :

– C’est M. de Saint-Florent, mademoiselle, medit-il ; il a eu l’honneur de vous connaître autrefois auxenvirons de Paris ; vous lui avez, prétend-il, rendu desservices dont il brûle de s’acquitter. Maintenant à la tête ducommerce de cette ville, il y jouit à la fois d’une considérationet d’un bien qui le mettent à même de vous prouver sareconnaissance. Il vous attend.

Mes réflexions furent bientôt faites. Si cet homme n’avait paspour moi de bonnes intentions, me disais-je, serait-ilvraisemblable qu’il m’écrivît, qu’il me fît parler de cettemanière ? Il a des remords de ses infamies passées, il serappelle avec effroi de m’avoir arraché ce que j’avais de pluscher, et de m’avoir réduite, par l’enchaînement ; de seshorreurs, au plus cruel état où puisse être une femme… Oui, oui,n’en doutons pas, ce sont des remords, je serais coupable enversl’Être suprême si je ne me prêtais à les apaiser. Suis-je ensituation d’ailleurs de rejeter l’appui qui se présente ? Nedois-je pas bien plutôt saisir avec empressement tout ce quis’offre pour me soulager ? C’est dans son hôtel que cet hommeveut me voir : sa fortune doit l’entourer de gens devantlesquels il se respectera trop pour oser me manquer encore, et dansl’état où je suis, grand Dieu ! puis-je inspirer autre choseque de la commisération ? J’assurai donc le laquais deSaint-Florent que le lendemain, sur les onze heures, j’auraisl’avantage d’aller saluer son maître, que je le félicitais desfaveurs qu’il avait reçues de la Fortune, et qu’il s’en fallaitbien qu’elle m’eût traitée comme lui.

Je rentrai chez moi, mais si occupée de ce que voulait me direcet homme, que je ne fermai pas l’œil de la nuit. J’arrive enfin àl’adresse indiquée : un hôtel superbe, une foule de valets,les regards humiliants de cette riche canaille sur l’infortunequ’elle méprise, tout m’en impose, et je suis au moment de meretirer, lorsque le même laquais qui m’avait parlé la veillem’aborde et me conduit, en me rassurant, dans un cabinet somptueuxou je reconnais fort bien mon bourreau, quoique âgé pour lors dequarante-cinq ans, et qu’il y eût près de neuf que je ne l’eussevu. Il ne se lève point, mais il ordonne qu’on nous laisse seuls,et me fait signe d’un geste de venir me placer sur une chaise àcôté du vaste fauteuil qui le contient.

– J’ai voulu vous revoir, mon enfant, dit-il, avec le tonhumiliant de la supériorité, non que je croie avoir de grands tortsavec vous, non qu’une fâcheuse réminiscence me contraigne à desréparations au-dessus desquelles je me crois ; mais je mesouviens que dans le peu de temps que nous nous sommes connus, vousm’avez montré de l’esprit : il en faut pour ce que j’ai à vousproposer, et si vous l’acceptez, le besoin que j’aurai alors devous vous fera trouver dans ma fortune, les ressources qui voussont nécessaires, et sur lesquelles vous compteriez en vain sanscela.

Je voulus répondre par quelques reproches à la légèreté du cedébut ; Saint-Florent m’imposa silence.

– Laissons ce qui s’est passé, me dit-il, c’est l’histoire despassions, et mes principes me portent à croire qu’aucun frein n’endoit arrêter la fougue ; quand elles parlent, il faut lesservir, c’est ma loi. Lorsque je fus pris par les voleurs avec quivous étiez, me vîtes-vous me plaindre de mon sort ? Seconsoler et agir d’industrie, si l’on est le plus faible, jouir detous ses droits, si l’on est le plus fort, voilà mon système. Vousétiez jeune et jolie, Thérèse, nous nous trouvions au fond d’uneforêt, il n’est point de volupté dans le monde qui allume mes senscomme le viol d’une fille vierge : vous l’étiez, je vous aiviolée ; peut-être vous eussé-je fait pis, si ce que jehasardais n’eût pas eu de succès, et que vous m’eussiez opposé desrésistances. Mais je vous volai, je vous laissai sans ressources aumilieu de la nuit, dans une route dangereuse ; deux motifsoccasionnèrent ce nouveau délit : il me fallait de l’argent,je n’en avais pas ; quant à l’autre raison qui put me porter àce procédé, je vous l’expliquerais vainement, Thérèse, vous nel’entendriez point. Les seuls êtres qui connaissent le cœur del’homme, qui en ont étudié les replis, qui ont démêlé les coins lesplus impénétrables de ce dédale obscur, pourraient vous expliquercette sorte d’égarement.

– Quoi ! monsieur, de l’argent que je vous avais offert… leservice que je venais de vous rendre… être payée de ce que j’avaisfait pour vous par une aussi noire trahison… cela peut, dites-vous,se comprendre, cela peut se légitimer ?

– Eh ! oui, Thérèse, eh ! oui ; la preuve quecela peut s’expliquer, c’est qu’en venant de vous piller, de vousmolester… (car je vous battis, Thérèse), eh bien ! à vingt pasde là, songeant à l’état où je vous laissais, je retrouvaisur-le-champ dans ces idées des forces pour de nouveaux outrages,que je ne vous eusse peut-être jamais faits sans cela. Vous n’aviezperdu qu’une de vos prémices… je m’en allais, je revins sur mespas, et je vous fis perdre l’autre… Il est donc vrai que dans decertaines âmes la volupté peut naître au sein du crime ! Quedis-je ? il est donc vrai que le crime seul l’éveille et ledécide, et qu’il n’est pas une seule volupté dans le monde qu’iln’enflamme et qu’il n’améliore…

– Oh ! monsieur, quelle horreur !

– N’en pouvais-je pas commettre une plus grande ?… Peu s’enfallut, je vous l’avoue ; mais je me doutais bien que vousalliez être réduite aux dernières extrémités : cette idée mesatisfit, je vous quittai. Laissons cela, Thérèse, et venons à,l’objet qui m’a fait désirer de vous voir.

Cet incroyable goût que j’ai pour l’un et l’autre pucelage d’unepetite fille ne m’a point quitté, Thérèse, poursuivitSaint-Florent ; il en est de celui-là. comme de tous lesautres écarts du libertinage : plus on vieillit, et plus ilsprennent de forces ; des anciens délits naissent de nouveauxdésirs, et de nouveaux crimes de ces désirs. Tout cela ne seraitrien, ma chère, si ce qu’on emploie pour réussir n’était passoi-même très coupable. Mais comme le besoin du mal est le premiermobile de nos caprices, plus ce qui nous conduit est criminel, etmieux nous sommes irrités. Arrivé là, on ne se plaint plus que dela médiocrité des moyens : plus leur atrocité s’étend, plusnotre volupté devient piquante, et l’on s’enfonce ainsi dans lebourbier sans la plus légère envie d’en sortir.

C’est mon histoire, Thérèse ; chaque jour, deux jeunesenfants sont nécessaires à mes sacrifices. Ai-je joui ? nonseulement je n’en revois plus les objets, mais il devient mêmeessentiel à l’entière satisfaction de mes fantaisies que ces objetssortent aussitôt de la ville : je goûterais mal les plaisirsdu lendemain si j’imaginais que les victimes de la veillerespirassent encore le même air que moi. Le moyen de m’endébarrasser est facile. Le croirais-tu, Thérèse ? Ce sont mesdébauches qui peuplent le Languedoc et la Provence de la multituded’objets de libertinage que renferme leur sein[5] : une heure après que ces petites filles m’ont servi, desémissaires sûrs les embarquent et les vendent aux appareilleuses deNîmes, de Montpellier, de Toulouse, d’Aix et de Marseille. Cecommerce, dont j’ai deux tiers de bénéfice, me dédommage amplementde ce que les sujets me coûtent, et je satisfais ainsi deux de mesplus chères passions, et ma luxure, et ma cupidité. Mais lesdécouvertes, les séductions me donnent de la peine ;d’ailleurs l’espèce de sujets importe infiniment à malubricité : je veux qu’ils soient tous pris dans ces asiles dela misère où le besoin de vivre et l’impossibilité d’y réussir,absorbant le courage, la fierté, la délicatesse, énervant l’âmeenfin, décide, dans l’espoir d’une subsistance indispensable, àtout ce qui paraît devoir l’assurer. Je fais impitoyablementfouiller tous ces réduits : on n’imagine pas ce qu’ils merendent. Je vais plus loin, Thérèse : l’activité, l’industrie,un peu d’aisance, en luttant contre mes subornations, me raviraientune grande partie des sujets ; j’oppose à ces écueils lecrédit dont je jouis dans cette ville, j’excite des oscillationsdans le commerce, ou des chertés dans les vivres, qui, multipliantles classes du pauvre, lui enlevant d’un côté les moyens dutravail, et lui rendant difficiles de l’autre ceux de la vie,augmentent en raison égale la somme des sujets que la misère melivre. La ruse est connue, Thérèse : ces disettes de bois, deblé et d’autres comestibles, dont Paris a frémi tant d’années,n’avaient d’autres objets que ceux qui m’animent ; l’avarice,le libertinage, voilà les passions qui, du sein des lambris dorés,tendent une multitude de filets jusque sur l’humble toit du pauvre.Mais, quelque habileté que je mette en usage pour presser d’uncôté, si des mains adroites n’enlèvent pas lestement de l’autre,j’en suis pour mes peines, et la machine va tout aussi mal que sije n’épuisais pas mon imagination en ressources et mon crédit enopérations. J’ai donc besoin d’une femme leste, jeune,intelligente, qui, ayant elle-même passé par les épineux sentiersde la misère, connaisse mieux que qui que ce soit les moyens dedébaucher celles qui y sont ; une femme dont les yeuxpénétrants devinent l’adversité dans ses greniers les plusténébreux, et dont l’esprit suborneur en détermine les victimes àse tirer de l’oppression par les moyens que je présente ; unefemme spirituelle enfin, sans scrupule comme sans pitié, qui nenéglige rien pour réussir, jusqu’à couper même le peu de ressourcesqui, soutenant encore l’espoir de ces infortunées, les empêche dese résoudre. J’en avais une excellente, et sûre : elle vientde mourir. On n’imagine pas jusqu’où cette intelligente créatureportait l’effronterie ; non seulement elle isolait cesmisérables au point de les contraindre à venir l’implorer à genoux,mais si ces moyens ne lui succédaient pas assez tôt pour accélérerleur chute, la scélérate allait jusqu’à les voler. C’était untrésor : il ne me faut que deux sujets par jour, elle m’en eûtdonné dix, si je les eusse voulus. Il résultait de là que jefaisais des choix meilleurs, et que la surabondance de la matièrepremière de mes opérations me dédommageait de la main-d’œuvre.C’est cette femme qu’il faut remplacer, ma chère ; tu en aurasquatre à tes ordres, et deux mille écus d’appointements : j’aidit, réponds, Thérèse, et surtout que des chimères ne t’empêchentpas d’accepter ton bonheur quand le hasard et ma main tel’offrent.

– Oh ! monsieur, dis-je à ce malhonnête homme, enfrémissant de ses discours, est-il possible, et que vous puissiezconcevoir de telles voluptés, et que vous osiez me proposer de lesservir ! Que d’horreurs vous venez de me faire entendre !Homme cruel, si vous étiez malheureux seulement deux jours, vousverriez comme ces systèmes d’inhumanité s’anéantiraient bientôtdans votre cœur : c’est la prospérité qui vous aveugle et quivous endurcit ; vous vous blasez sur le spectacle de maux dontvous vous croyez à l’abri, et parce que vous espérez ne les jamaissentir, vous vous supposez en droit de les infliger ; puissele bonheur ne jamais approcher de moi, dès qu’il peut corrompre àtel point ! Ô juste ciel ! ne se pas contenter d’abuserde l’infortune ! pousser l’audace et la férocité jusqu’àl’accroître, jusqu’à la prolonger, pour l’unique satisfaction deses désirs ! Quelle cruauté, monsieur ! les bêtes lesplus féroces ne nous donnent pas d’exemples d’une barbariesemblable.

– Tu te trompes, Thérèse, il n’y a pas de fourberies que le loupn’invente pour attirer l’agneau dans ses pièges : ces rusessont dans la nature, et la bienfaisance n’y est pas ; ellen’est qu’un caractère de la faiblesse préconisée par l’esclave pourattendrir son maître et le disposer à plus de douceur ; ellene s’annonce jamais chez l’homme que dans deux cas : ou s’ilest le plus faible, ou s’il craint de le devenir. La preuve quecette prétendue vertu n’est pas dans la nature, c’est qu’elle estignorée de l’homme le plus rapproché d’elle. Le sauvage, en laméprisant, tue sans pitié son semblable, ou par vengeance ou paravidité… Ne la respecterait-il pas, cette vertu, si elle étaitécrite dans son cœur ? Mais elle n’y parut jamais, jamais ellene se trouvera partout où les hommes seront égaux. La civilisation,en épurant les individus, en distinguant des rangs, en offrant unpauvre aux yeux du riche, en faisant craindre à celui-ci unevariation d’état qui pouvait le précipiter dans le néant del’autre, mit aussitôt dans son esprit le désir de soulagerl’infortuné pour être soulagé à son tour, s’il perdait sesrichesses. Alors naquit la bienfaisance, fruit de la civilisationet de la crainte : elle n’est donc qu’une vertu decirconstances, mais nullement un sentiment de la nature qui neplaça jamais dans nous d’autre désir que celui de nous satisfaire,à quelque prix que ce pût être. C’est en confondant ainsi tous lessentiments, c’est en n’analysant jamais rien, qu’on s’aveugle surtout et qu’on se prive de toutes les jouissances.

– Ah ! monsieur, interrompis-je avec chaleur, peut-il enêtre une plus douce que celle de soulager l’infortune ?Laissons à part la frayeur de souffrir soi-même : y a-t-il unesatisfaction plus vraie que celle d’obliger ?… Jouir deslarmes de la reconnaissance, partager le bien-être qu’on vient derépandre chez des malheureux qui, semblables à vous, manquaientnéanmoins des choses dont vous formez vos premiers besoins, lesentendre chanter vos louanges et vous appeler leur père, replacerla sérénité sur des fronts obscurcis par la défaillance, parl’abandon et le désespoir, non, monsieur, nulle volupté dans lemonde ne peut égaler celle-là : c’est celle de la divinitémême, et le bonheur qu’elle promet à ceux qui l’auront servie surla terre ne sera que la possibilité de voir ou de faire des heureuxdans le ciel. Toutes les vertus naissent de celle-là,monsieur ; on est meilleur père, meilleur fils, meilleurépoux, quand on connaît le charme d’adoucir l’infortune. Ainsi queles rayons du soleil, on dirait que la présence de l’hommecharitable répand, sur tout ce qui l’entoure, la fertilité, ladouceur et la joie ; et le miracle de la nature, après cefoyer de la lumière céleste, est l’âme honnête, délicate etsensible dont la félicité suprême est de travailler à celle desautres.

– Phoebus que tout cela, Thérèse ! les jouissances del’homme sont en raison de la sorte d’organes qu’il a reçus de lanature ; celles de l’individu faible, et par conséquent detoutes les femmes, doivent porter à des voluptés morales, pluspiquantes, pour de tels êtres, que celles qui n’influeraient quesur un physique entièrement dénué d’énergie : le contraire estl’histoire des âmes fortes, qui, bien mieux délectées des chocsvigoureux imprimés sur ce qui les entoure, qu’elles ne le seraientdes impressions délicates ressenties par ces mêmes êtres existantauprès d’eux, préfèrent inévitablement, d’après cette constitution,ce qui affecte les autres en sens douloureux, à ce qui netoucherait que d’une manière plus douce. Telle est l’uniquedifférence des gens cruels aux gens débonnaires ; les uns etles autres sont doués de sensibilité, mais ils le sont chacun àleur manière. Je ne nie pas qu’il n’y ait des jouissances dansl’une et l’autre classe, mais je soutiens avec beaucoup dephilosophes, sans doute, que celles de l’individu organisé de lamanière la plus vigoureuse seront incontestablement plus vives quetoutes celles de son adversaire ; et ces systèmes établis, ilpeut et il doit se trouver une sorte d’hommes qui trouve autant deplaisir dans tout ce qu’inspire la cruauté, que les autres engoûtent dans la bienfaisance. Mais ceux-ci seront des plaisirsdoux, et les autres des plaisirs fort vifs : les uns serontles plus sûrs, les plus vrais sans doute, puisqu’ils caractérisentles penchants de tous les hommes encore au berceau de la nature, etdes enfants mêmes, avant qu’ils n’aient connu l’empire de lacivilisation ; les autres ne seront que l’effet de cettecivilisation, et par conséquent des voluptés trompeuses et sansaucun sel. Au reste, mon enfant, comme nous sommes moins ici pourphilosopher que pour consolider une détermination, ayez pouragréable de me donner votre dernier mot… Acceptez-vous, ou non, leparti que je vous propose ?

– Assurément, je le refuse, monsieur, répondis-je en me levant…Je suis bien pauvre… oh ! oui, bien pauvre, monsieur ;mais, plus riche des sentiments de mon cœur que de tous les dons dela Fortune, jamais je ne sacrifierai les uns pour posséder lesautres : je saurai mourir dans l’indigence, mais je netrahirai pas la vertu.

– Sortez, me dit froidement cet homme détestable, et que jen’aie pas surtout à craindre de vous des indiscrétions : vousseriez bientôt mise en un lieu d’où je n’aurais plus à lesredouter.

Rien n’encourage la vertu comme les craintes du vice bien moinstimide que je ne l’aurais cru, j’osai, en lui promettant qu’iln’aurait rien à redouter de moi, lui rappeler le vol qu’il m’avaitfait dans la forêt de Bondy, et lui faire sentir que, dans lacirconstance où j’étais, cet argent me devenait indispensable. Lemonstre me répondit durement alors qu’il ne tenait qu’à moi d’engagner, et que je m’y refusais.

– Non, monsieur, répondis-je avec fermeté, non, je vous lerépète, je périrais mille fois, plutôt que de sauver mes jours à ceprix.

– Et moi, dit Saint-Florent, il n’y a de même rien que je nepréférasse au chagrin de donner mon argent sans qu’on legagne : malgré le refus que vous avez l’insolence de me faire,je veux bien encore passer un quart d’heure avec vous ; allonsdonc dans ce boudoir, et quelques instants d’obéissance mettrontvos fonds dans un meilleur ordre.

– Je n’ai pas plus d’envie de servir vos débauches dans un sensque dans un autre, monsieur, répondis-je fièrement : ce n’estpas la charité que je demande, homme cruel ; non, je ne vousprocure pas cette jouissance ; ce que je réclame n’est que cequi m’est dû ; c’est ce que vous m’avez volé de la plusindigne manière… Garde-le, cruel, garde-le, si bon te semble :vois sans pitié mes larmes ; entends si tu peux, sanst’émouvoir, les tristes accents du besoin, mais souviens-toi que situ commets cette nouvelle infamie, j’aurai, au prix de ce qu’elleme coûte, acheté le droit de te mépriser à jamais.

Saint-Florent furieux m’ordonna de sortir, et je pus lire surson affreux visage que, sans les confidences qu’il m’avait faites,et dont il redoutait l’éclat, j’eusse peut-être payé par quelquesbrutalités de sa part la hardiesse de lui avoir parlé trop vrai… Jesortis. On amenait au même instant à ce débauché une de cesmalheureuses victimes de sa sordide crapule. Une des femmes, dontil me proposait de partager l’horrible état, conduisait chez luiune pauvre petite fille d’environ neuf ans, dans tous les attributsde l’infortune et de la langueur : elle paraissait avoir àpeine la force de se soutenir… Oh, ciel ! pensai-je en voyantcela, se peut-il que de tels objets puissent inspirer d’autressentiments que ceux de la pitié ! Malheur à l’être dépravé quipourra soupçonner des plaisirs sur un sein que le besoinconsume ; qui voudra cueillir des baisers sur une bouche quela faim dessèche, et qui ne s’ouvre que pour le maudire !

Mes larmes coulèrent : j’aurais voulu ravir cette victimeau tigre qui l’attendait, je ne l’osai pas. L’aurais-je pu ?Je regagnais promptement mon auberge, aussi humiliée d’uneinfortune qui m’attirait de telles propositions, que révoltéecontre l’opulence qui se hasardait à les faim.

Je partis de Lyon le lendemain pour prendre la route duDauphiné, toujours remplie du fol espoir qu’un peu de bonheurm’attendait dans cette province. A peine fus-je a deux lieues deLyon, à pied comme à mon ordinaire, avec un couple de chemises etquelques mouchoirs dans mes poches, que je rencontrai une vieillefemme qui m’aborda avec l’air de la douleur et qui me conjura delui faire l’aumône. Loin de la dureté dont je venais de recevoird’aussi cruels exemples, ne connaissant de bonheur au monde quecelui d’obliger un malheureux, je sors à l’instant ma bourse àdessein d’en tirer un écu et de le donner à cette femme ; maisl’indigne créature, bien plus prompte que moi, quoique je l’eussed’abord jugée vieille et cassée, saute lestement sur ma bourse, lasaisit, me renverse d’un vigoureux coup de poing dans l’estomac, etne reparaît plus à mes yeux qu’à cent pas de là, entourée de quatrecoquins qui me menacent si j’ose avancer.

Grand Dieu ! m’écriai-je avec amertume, il est doncimpossible que mon âme s’ouvre à aucun mouvement vertueux sans quej’en sois à l’instant punie par les châtiments les plussévères ! En ce moment fatal tout mon couragem’abandonna : j’en demande aujourd’hui bien sincèrement pardonau ciel ; mais je fus aveuglée par le désespoir. Je me sentisprête à quitter la carrière où s’offraient tant d’épines :deux partis se présentaient, celui de m’aller joindre aux friponsqui venaient de me voler, ou celui de retourner à Lyon pour yaccepter la proposition de Saint-Florent. Dieu me fit grâce de nepas succomber, et quoique l’espoir qu’il alluma à nouveau dans moifût trompeur, puisque tant d’adversités m’attendaient encore, je leremercie pourtant de m’avoir soutenue : la fatale étoile quime conduit, quoique innocente, à l’échafaud, ne me vaudra jamaisque la mort ; d’autres partis m’eussent valu l’infamie, etl’un est bien moins cruel que le reste.

Je continue de diriger mes pas vers la ville de Vienne, décidéeà y vendre ce qui me restait pour arriver à Grenoble. Je marchaistristement, lorsque, à un quart de lieue de cette ville, j’aperçoisdans la plaine, à droite du chemin, deux cavaliers qui foulaient unhomme aux pieds de leurs chevaux, et qui, après l’avoir laissécomme mort, se sauvèrent à bride abattue ; ce spectacleaffreux m’attendrit jusqu’aux larmes. Hélas ! me dis-je, voilàun homme plus à plaindre que moi ; il me reste au moins lasanté et la force, je puis gagner ma vie, et si ce malheureux n’estpas riche, que va-t-il devenir ?

A quelque point que j’eusse dû me défendre des mouvements de lacommisération, quelque funeste qu’il fût pour moi de m’y livrer, jene pus vaincre l’extrême désir que j’éprouvais de me rapprocher decet homme et de lui prodiguer mes secours. Je vole à lui, ilrespire par mes soins un peu d’eau spiritueuse que je conservaissur moi : il ouvre enfin les yeux, et ses premiers accentssont ceux de la reconnaissance ; encore plus empressée de luiêtre utile, je mets en pièces une de mes chemises pour panser sesblessures, pour étancher son sang : un des seuls effets qui merestent, je le sacrifie pour ce malheureux. Ces premiers soinsremplis, je lui donne à boire un peu de vin ; cet infortuné atout à fait repris ses sens ; je l’observe et je le distinguemieux. Quoique à pied, et dans un équipage assez leste, il neparaissait pourtant pas dans la médiocrité, il avait quelqueseffets de prix, des bagues, une montre, des boîtes, mais tout celafort endommagé de son aventure. Il me demande, dès qu’il peutparler, quel est l’ange bienfaisant qui lui apporte ce secours, etce qu’il peut faire pour lui en témoigner sa gratitude. Ayantencore la simplicité de croire qu’une âme enchaînée par lareconnaissance devait être à moi sans retour, je crois pouvoirjouir en sûreté du doux plaisir de faire partager mes pleurs àcelui qui vient d’en verser dans mes bras : je l’instruis demes revers, il les écoute avec intérêt, et quand j’ai fini par ladernière catastrophe qui vient de m’arriver, dont le récit lui faitvoir l’état de misère où je me trouve :

– Que je suis heureux, s’écrie-t-il, de pouvoir au moinsreconnaître tout ce que vous venez de faire pour moi ! Jem’appelle Roland, continue cet aventurier, je possède un fort beauchâteau dans la montagne, à quinze lieues d’ici, je vous invite àm’y suivre ; et pour que cette proposition n’alarme pointvotre délicatesse, je vais vous expliquer tout de suite à quoi vousme serez utile. Je suis garçon, mais j’ai une sœur que j’aimepassionnément, qui s’est vouée à ma solitude, et qui la partageavec moi : j’ai besoin d’un sujet pour la servir ; nousvenons de perdre celle qui remplissait cet emploi, je vous offre saplace.

Je remerciai mon protecteur, et pris la liberté de lui demanderpar quel hasard un homme comme lui s’exposait à voyager sans suite,et, ainsi que cela venait de lui arriver, à être molesté par desfripons.

– Un peu replet, jeune et vigoureux, je suis depuis plusieursannées, me dit Roland, dans l’habitude de venir de chez moi àVienne de cette manière. Ma santé et ma bourse y gagnent : cen’est pas que je sois dans le cas de prendre garde à la dépense,car je suis riche ; vous en verrez bientôt la preuve, si vousme faites l’amitié de venir chez moi ; mais l’économie ne gâtejamais rien. Quant aux deux hommes qui viennent de m’insulter, cesont deux gentillâtres du canton, à qui je gagnai cent louis lasemaine passée, dans une maison, à Vienne ; je me contentai deleur parole, je les rencontre aujourd’hui, je leur demande mon dû,et voilà comme ils me traitent.

Je déplorais avec cet homme le double malheur dont il étaitvictime, lorsqu’il me proposa de nous remettre en route :

– Je me sens un peu mieux, grâce à vos soins, me ditRoland ; la nuit s’approche, gagnons une maison qui doit êtreà deux lieues d’ici ; moyennant les chevaux que nous yprendrons demain, nous pourrons arriver chez moi le même soir.

Absolument décidée à profiter des secours que le ciel semblaitm’envoyer, j’aide Roland à se mettre en marche, je le soutienspendant la route, et nous trouvons effectivement à deux lieues delà, l’auberge qu’il avait indiquée. Nous y soupons honnêtementensemble ; après le repas, Roland me recommande à la maîtressedu logis, et le lendemain, sur deux mules de louage qu’escortait unvalet de l’auberge, nous gagnons la frontière du Dauphiné, nousdirigeant toujours vers les montagnes. La traite étant trop longuepour la faire en un jour, nous nous arrêtâmes à Virieu, oùj’éprouvai les mêmes soins, les mêmes égards de mon patron, et lejour d’ensuite nous continuâmes notre marche toujours dans la mêmedirection. Sur les quatre heures du soir, nous arrivâmes au pieddes montagnes : là, le chemin devenant presque impraticable,Roland recommanda au muletier de ne pas me quitter de peurd’accident, et nous pénétrâmes dans les gorges. Nous ne fîmes quetourner, monter et descendre pendant plus de quatre lieues, et nousavions alors tellement quitté toute habitation et tout cheminfrayé, que je me crus au bout de l’univers. Un peu d’inquiétudevint me saisir malgré moi ; Roland ne put s’empêcher de levoir, mais il ne disait mot, et son silence m’effrayait encoreplus. Enfin nous vîmes un château perché sur la crête d’unemontagne, au bord d’un précipice affreux, dans lequel il semblaitprêt à s’abîmer : aucune route ne paraissait y tenir ;celle que nous suivions, seulement pratiquée par des chèvres,remplie de cailloux de tous côtés, arrivait cependant à ceteffrayant repaire, ressemblant bien plutôt à un asile de voleursqu’à l’habitation de gens vertueux.

– Voilà ma maison, me dit Roland, dès qu’il crut que le châteauavait frappé mes regards.

Et sur ce que je lui témoignais mon étonnement de le voirhabiter une telle solitude :

– C’est ce qui me convient, me répondit-il avec brusquerie.

Cette réponse redoubla mes craintes : rien n’échappe dansle malheur ; un mot, une inflexion plus ou moins prononcéechez ceux de qui nous dépendons, étouffe ou ranime l’espoir ;mais n’étant plus à même de prendre un parti différent, je mecontins. A force de tourner, cette antique masure se trouva tout àcoup en face de nous : un quart de lieue tout au plus nous enséparait encore ; Roland descendit de sa mule, et m’ayant ditd’en faire autant, il les rendit toutes deux au valet, le paya etlui ordonna de s’en retourner. Ce nouveau procédé me déplutencore ; Roland s’en aperçut.

– Qu’avez-vous, Thérèse ? me dit-il, en nous acheminantvers son habitation ; vous n’êtes point hors de France ;ce château est sur les frontières du Dauphiné, il dépend deGrenoble.

– Soit, monsieur, répondis-je ; mais comment vous est-ilvenu dans l’esprit de vous fixer dans un tel coupe-gorge ?

– C’est que ceux qui l’habitent ne sont pas des gens trèshonnêtes, dit Roland ; il serait fort possible que tu nefusses pas édifiée de leur conduite.

– Ah ! monsieur, lui dis-je en tremblant, vous me faitesfrémir, où me menez-vous donc ?

– Je te mène servir des faux-monnayeurs dont je suis le chef,rugi dit Roland, en me saisissant par le bras et me faisanttraverser de force un petit pont qui s’abaissa à notre arrivée etse releva tout de suite après. Vois-tu ce puits ?continua-t-il, dès que nous fûmes entrés, en me montrant une grandeet profonde grotte située au fond de la cour, où quatre femmes nueset enchaînées faisaient mouvoir une roue ; voilà tescompagnes, et voilà ta besogne, moyennant que tu travaillerasjournellement dix heures à tourner cette roue, et que tu satisferascomme ces femmes tous les caprices auxquels il me plaira de tesoumettre, il te sera accordé six onces de pain noir et un plat defèves par jour ; pour ta liberté, renonces-y ; tu nel’auras jamais. Quand tu seras morte à la peine, on te jettera dansce trou que tu vois à côté du puits, avec soixante ou quatre-vingtsautres coquines de ton espèce qui t’y attendent, et l’on teremplacera. par une nouvelle.

– Oh ! grand Dieu, m’écriai-je en me jetant aux pieds deRoland, daignez vous rappeler, monsieur, que je vous ai sauvé lavie ; qu’un instant ému par la reconnaissance, vous semblâtesm’offrir le bonheur, et que c’est en me précipitant dans un abîmeéternel de maux que vous acquittez mes services. Ce que vous faitesest-il juste, et le remords ne vient-il pas déjà me venger au fondde votre cœur ?

– Qu’entends-tu, je te prie, par ce sentiment de reconnaissancedont tu t’imagines m’avoir captivé ? dit Roland. Raisonnemieux, chétive créature ; que faisais-tu quand tu vins à monsecours ? Entre la possibilité de suivre ton chemin et cellede venir avec moi, n’as-tu pas choisi le dernier comme un mouvementinspiré par ton cœur ? Tu te livrais donc à unejouissance ? Par où diable prétends-tu que je sois obligé dete récompenser des plaisirs que tu te donnes ? Et comment tevint-il jamais dans l’esprit qu’un homme qui, comme moi, nage dansl’or et l’opulence, daigne s’abaisser à devoir quelque chose à unemisérable de ton espèce ? M’eusses-tu rendu la vie, je ne tedevrais rien, dès que tu n’as agi que pour toi : au travail,esclave, au travail ! apprends que la civilisation, enbouleversant les principes de la nature, ne lui enlève pourtantpoint ses droits ; elle créa dans l’origine des êtres forts etdes êtres faibles, avec l’intention que ceux-ci fussent toujourssubordonnés aux autres ; l’adresse, l’intelligence de l’hommevarièrent la position des individus, ce ne fut plus la forcephysique qui détermina les rangs, ce fut celle de l’or ;l’homme le plus riche devint le plus fort, le plus pauvre devint leplus faible ; à cela près des motifs qui fondaient lapuissance, la priorité du fort fut toujours dans les lois de lanature, à qui il devenait égal que la chaîne qui captivait lefaible fût tenue par le plus riche ou par le plus vigoureux, etqu’elle écrasât le plus faible ou bien le plus pauvre. Mais cesmouvements de reconnaissance dont tu veux me composer des liens,elle les méconnaît, Thérèse ; il ne fut jamais dans ses loisque le plaisir où l’un se livrait en obligeant devînt un motif pourcelui qui recevait de se relâcher de ses droits sur l’autre.Vois-tu chez les animaux, qui nous servent d’exemples, cessentiments que tu réclames ? Lorsque je te domine par mesrichesses ou par ma force, est-il naturel que je t’abandonne mesdroits, ou parce que tu as joui en m’obligeant, ou parce qu’étantmalheureuse tu t’es imaginé de gagner quelque chose par tonprocédé ? Le service fût-il même rendu d’égal à égal, jamaisl’orgueil d’une âme élevée ne se laissera courber par lareconnaissance ; n’est-il pas toujours humilié, celui quireçoit ? Et cette humiliation qu’il éprouve ne paye-t-elle passuffisamment le bienfaiteur qui, par cela seul, se trouve au-dessusde l’autre ? N’est-ce pas une jouissance pour l’orgueil que des’élever au-dessus de son semblable ? En faut-il d’autre àcelui qui oblige ? Et si l’obligation, en humiliant celui quireçoit, devient un fardeau pour lui, de quel droit le contraindre àle garder ? Pourquoi faut-il que je consente à me laisserhumilier chaque fois que me frappent les regards de celui qui m’aobligé ? L’ingratitude, au lieu d’être un vice, est donc lavertu des âmes fières, aussi certainement que la reconnaissancen’est que celle des âmes faibles : qu’on m’oblige tant qu’onvoudra, si l’on y trouve une jouissance, mais qu’on n’exige rien demoi.

A ces mots, auxquels Roland ne me donna pas le temps derépondre, deux valets me saisissent par ses ordres, me dépouillent,et m’enchaînent avec mes compagnes, que je suis obligée d’aidertout de suite, sans qu’on me permette seulement de me reposer de lamarche fatigante que je viens de faire. Roland m’approche alors, ilme manie brutalement sur toutes les parties que la pudeur défend denommer, m’accable de sarcasmes et d’impertinences relativement à lamarque flétrissante et peu méritée que Rodin avait empreinte surmoi, puis s’armant d’un nerf de bœuf toujours là, il m’en appliquevingt coups sur le derrière.

– Voilà comme tu seras traitée, coquine, me dit-il, lorsque tumanqueras à ton devoir ; je ne te fais pas ceci pour aucunefaute déjà commise par toi, mais seulement pour te montrer commej’agis avec celles qui en font.

Je jette les hauts cris en me débattant sous mes fers ; mescontorsions, mes hurlements, mes larmes, les cruelles expressionsde ma douleur ne servent que d’amusement à mon bourreau…

– Ah ! je t’en ferai voir d’autres, catin, dit Roland, tun’es pas au bout de tes peines, et je veux que tu connaissesjusques aux plus barbares raffinements du malheur. Il melaisse.

Six réduits obscurs, situés sous une grotte autour de ce vastepuits, et qui se fermaient comme des cachots, nous servaient deretraite pendant la nuit. Comme elle arriva peu après que je fus àcette funeste chaîne, on vint me détacher ainsi que mes compagnes,et l’on nous enferma après nous avoir donné la portion d’eau, defèves et de pain dont Roland m’avait parlé.

A peine fus-je seule, que je m’abandonnai tout à l’aise àl’horreur de ma situation. Est-il possible, me disais-je, qu’il yait des hommes assez durs pour étouffer en eux le sentiment de lareconnaissance ?… Cette vertu où je me livrerais avec tant decharmes, si jamais une âme honnête me mettait dans le cas de lasentir, peut-elle donc être méconnue de certains êtres, et ceux quil’étouffent avec autant d’inhumanité doivent-ils être autre choseque des monstres ?

J’étais plongée dans ces réflexions, lorsque tout à coupj’entends ouvrir la porte de mon cachot : c’est Roland ;le scélérat vient achever de m’outrager en me faisant servir à sesodieux caprices : vous supposez, madame, qu’ils devaient êtreaussi féroces que ses procédés, et que les plaisirs de l’amour pourun tel homme portaient nécessairement les teintes de son odieuxcaractère. Mais comment abuser de votre patience pour vous raconterces nouvelles horreurs ? N’ai-je pas déjà trop souillé votreimagination par d’infâmes récits ? Dois-je en hasarder denouveaux ?

– Oui, Thérèse, dit M. de Corville, oui, nous exigeonsde vous ces détails, vous les gazez avec une décence qui en émoussetoute l’horreur, il n’en reste que ce qui est utile à qui veutconnaître l’homme. On n’imagine point combien ces tableaux sontutiles au développement de son âme ; peut-être ne sommes-nousencore aussi ignorants dans cette science que par la stupideretenue de ceux qui voulurent écrire sur ces matières. Enchaînéspar d’absurdes craintes, ils ne nous parlent que de ces puérilitésconnues de tous les sots, et n’osent, portant une main hardie dansle cœur humain, en offrir à nos yeux les gigantesqueségarements.

– Eh bien, monsieur, je vais vous obéir, reprit Thérèse émue, etme comportant comme je l’ai déjà fait, je tâcherai d’offrir mesesquisses sous les couleurs les moins révoltantes.

Roland, qu’il faut d’abord vous peindre, était un homme petit,replet, âgé de trente-cinq ans, d’une vigueur incompréhensible,velu comme un ours, la mine sombre, le regard féroce, fort brun,des traits mâles, un nez long, la barbe jusqu’aux yeux, dessourcils noirs et épais, et cette partie qui différencie les hommesde notre sexe d’une telle longueur et d’une grosseur si démesurée,que non seulement jamais rien de pareil ne s’était offert à mesyeux, mais qu’il était même absolument certain que jamais la naturen’avait rien fait d’aussi prodigieux : mes deux mainsl’enlaçaient à peine, et sa longueur était celle de mon avant-bras.A ce physique, Roland joignait tous les vices qui peuvent être lesfruits d’un tempérament de feu, de beaucoup d’imagination, et d’uneaisance toujours trop considérable pour ne l’avoir pas plongé dansde grands travers. Roland achevait sa fortune ; son père, quil’avait commencée, l’avait laissé fort riche, moyennant quoi cejeune homme avait déjà beaucoup vécu : blasé sur les plaisirsordinaires, il n’avait plus recours qu’à des horreurs ; ellesseules parvenaient à lui rendre des désirs épuisés par trop dejouissances ; les femmes qui le servaient étaient toutesemployées à ses débauches secrètes, et pour satisfaire à desplaisirs un peu moins malhonnêtes dans lesquels ce libertin pûttrouver le sel du crime qui le délectait mieux que tout, Rolandavait sa propre sœur pour maîtresse, et c’était avec elle qu’ilachevait d’éteindre les passions qu’il venait allumer près denous.

Il était presque nu quand il entra ; son visage, trèsenflammé, portait à la fois des preuves de l’intempérance de tableoù il venait de se livrer, et de l’abominable luxure qui ledévorait. Il me considère un instant avec des yeux qui me fontfrémir.

– Quitte ces vêtements, me dit-il, en arrachant lui-même ceuxque j’avais repris pour me couvrir pendant la nuit… oui, quittetout cela et suis-moi ; je t’ai fait sentir tantôt ce que turisquais en te livrant à la paresse ; mais s’il te prenaitenvie de nous trahir, comme le crime serait bien plus grand, ilfaudrait que la punition s’y proportionnât ; viens donc voirde quelle espèce elle serait.

J’étais dans un état difficile à peindre, mais Roland ne donnantpoint à mon âme le temps d’éclater, me saisit aussitôt par le braset m’entraîne ; il me conduisait de la main droite : dela gauche, il tenait une petite lanterne dont nous étionsfaiblement éclairés ; après plusieurs détours nous noustrouvons à la porte d’une cave ; il l’ouvre, et me faisantpasser la première, il me dit de descendre pendant qu’il refermecette première clôture ; j’obéis. A cent marches nous entrouvons une seconde, qui s’ouvre et se referme de la mêmemanière ; mais après celle-ci, il n’y avait plus d’escalier,c’était un petit chemin taillé dans le roc, rempli de sinuosités,et dont la pente était extrêmement raide. Roland ne disait mot, cesilence m’effrayait encore plus ; il nous éclairait de salanterne ; nous voyageâmes ainsi près d’un quartd’heure : l’état dans lequel j’étais me faisait ressentirencore plus vivement l’horrible humidité de ces souterrains. Nousétions enfin si fort descendus, que je ne crains pas d’exagérer enassurant que l’endroit où nous arrivâmes devait être à plus de huitcents pieds dans les entrailles de la terre ; de droite et degauche du sentier que nous parcourions étaient plusieurs niches, oùje vis des coffres qui renfermaient les richesses de cesmalfaiteurs : une dernière porte de bronze se présente enfin,Roland l’ouvre, et je pensai tomber à la renverse en apercevantl’affreux local où me conduisait ce malhonnête homme ; mevoyant fléchir, il me pousse rudement, et je me trouve ainsi, sansle vouloir, au milieu de cet affreux sépulcre. Représentez-vous,madame, un caveau rond, de vingt-cinq pieds de diamètre, dont lesmurs tapissés de noir n’étaient décorés que des plus lugubresobjets, des squelettes de toutes sortes de tailles, des ossementsen sautoir, des têtes de morts, des faisceaux de verges et defouets, des sabres, des poignards, des pistolets : tellesétaient les horreurs qu’on voyait sur les murs qu’éclairait malampe à trois mèches, suspendue à l’un des coins de la voûte ;du cintre partait une longue corde qui tombait à huit ou dix piedsde terre au milieu de ce cachot, et qui, comme vous allez bientôtle voir, n’était là que pour servir à d’affreusesexpéditions ; à droite était un cercueil qu’entrouvrait lespectre de la Mort armé d’une faux menaçante ; un prie-Dieuétait à côté ; on voyait un crucifix au-dessus, placé entredeux cierges noirs ; à gauche, l’effigie en cire d’une femmenue, si naturelle que j’en fus longtemps la dupe : elle étaitattachée à une croix, elle y était posée sur la poitrine, de façonqu’on voyait amplement toutes ses parties postérieures, maiscruellement molestées ; le sang paraissait sortir de plusieursplaies et couler le long de ses cuisses ; elle avait les plusbeaux cheveux du monde, sa belle tête était tournée vers nous etsemblait implorer sa grâce : on distinguait toutes lescontorsions de la douleur imprimées sur son beau visage, etjusqu’aux larmes qui l’inondaient. A l’aspect de cette terribleimage, je pensai perdre une seconde fois mes forces ; le fonddu caveau était occupé par un vaste canapé noir, duquel sedéveloppaient aux regards toutes les atrocités de ce lugubrelieu.

– Voilà où vous périrez, Thérèse, me dit Roland, si vousconcevez jamais la fatale idée de quitter ma maison ; oui,c’est ici que je viendrai moi-même vous donner la mort, que je vousen ferai sentir les angoisses par tout ce qu’il me sera possibled’inventer de plus dur.

En prononçant cette menace, Roland s’enflamma ; sonagitation, son désordre le rendaient semblable au tigre prêt àdévorer sa proie : ce fut alors qu’il mit au jour leredoutable membre dont il était pourvu ; il me le fit toucher,me demanda si j’en avais vu de semblable.

– Tel que le voilà, catin, me dit-il en fureur, il faudrapourtant bien qu’il s’introduise dans la partie la plus étroite deton corps, dussé-je te fendre en deux ; ma sœur, bien plusjeune que toi, le soutient dans cette même partie ; jamais jene jouis différemment des femmes : il faudra donc qu’il tepourfende aussi.

Et pour ne pas me laisser de doute sur le local qu’il voulaitdire, il y introduisait trois doigts armés d’ongles fort longs, enme disant :

– Oui, c’est là, Thérèse, c’est là que j’enfoncerai tout àl’heure ce membre qui t’effraie ; il y entrera de toute salongueur, il te déchirera, il te mettra en sang, et je serai dansl’ivresse.

Il écumait en disant ces mots, entremêlés de jurements et deblasphèmes odieux. La main dont il effleurait le temple qu’ilparaissait vouloir attaquer s’égara alors sur toutes les partiesadjacentes, il les égratignait ; il en fit autant à ma gorge,il me la meurtrit tellement que j’en souffris quinze jours desdouleurs horribles. Ensuite il me plaça sur le bord du canapé,frotta d’esprit-de-vin cette mousse dont la nature orna l’autel oùnotre espèce se régénère ; il y mit le feu et la brûla. Sesdoigts saisirent l’excroissance de chair qui couronne ce mêmeautel, il le froissa rudement ; il introduisit de là sesdoigts dans l’intérieur, et ses ongles molestaient la membrane quile tapisse. Ne se contenant plus, il me dit que puisqu’il me tenaitdans son repaire, il valait tout autant que je n’en sortisse plus,que cela lui éviterait la peine de m’y redescendre. Je meprécipitai à ses genoux, j’osai lui rappeler encore les servicesque je lui avais rendus… Je m’aperçus que je l’irritais davantageen reparlant des droits que je supposais à sa pitié ; il medit de me taire, en me renversant sur le carreau d’un coup de genouappuyé de toutes ses forces dans le creux de mon estomac.

– Allons ! me dit-il, en me relevant par les cheveux,allons ! prépare-toi ; il est certain que je vaist’immoler…

– Oh, monsieur !

– Non, non, il faut que tu périsses ; je ne veux plusm’entendre reprocher tes petits bienfaits ; j’aime à ne riendevoir à personne, c’est aux autres à tenir tout de moi… Tu vasmourir, te dis-je, place-toi dans ce cercueil, que je voie si tupourras y tenir.

Il m’y porte, il m’y enferme, puis sort du caveau, et faitsemblant de me laisser là. Je ne m’étais jamais crue si près de lamort ; hélas ! elle allait pourtant s’offrir à moi sousun aspect encore plus réel. Roland revient, il me sort ducercueil.

– Tu seras au mieux là-dedans, me dit-il ; on dirait qu’ilest fait pour toi ; mais t’y laisser finir tranquillement, ceserait une trop belle mort ; je vais t’en faire sentir uned’un genre différent et qui ne laisse pas que d’avoir aussi sesdouceurs. Allons ! implore ton Dieu, catin, prie-le d’accourirte venger, s’il en a vraiment la puissance…

Je me jette sur le prie-Dieu et pendant que j’ouvre à haute voirmon cœur à l’Éternel, Roland redouble sur les parties postérieuresque je lui expose ses vexations et ses supplices d’une manière pluscruelle encore ; il flagellait ces parties de toute sa forceavec un martinet armé de pointes d’acier, dont chaque coup faisaitjaillir mon sang jusqu’à la voûte.

– Eh bien ! continuait-il en blasphémant, il ne te secourtpas, ton Dieu ; il laisse ainsi souffrir la vertu malheureuse,il l’abandonne aux mains de la scélératesse ; ah ! quelDieu, Thérèse, quel Dieu que ce Dieu-là ! Viens, me dit-ilensuite, viens, catin, ta prière doit être faite (et en même tempsil me place sur l’estomac, au bord du canapé qui faisait le fond dece cabinet) ; je te l’ai dit, Thérèse, il faut que tumeures !

Il se saisit de mes bras, il les lie sur mes reins, puis ilpasse autour de mon cou un cordon de soie noire dont les deuxextrémités, toujours tenues par lui, peuvent, en serrant à savolonté, comprimer ma respiration et m’envoyer en l’autre monde,dans le plus ou le moins de temps qu’il lui plaira.

– Ce tourment est plus doux que tu ne penses, Thérèse, me ditRoland ; tu ne sentiras la mort que par d’inexprimablessensations de plaisir ; la compression que cette corde opérerasur la masse de tes nerfs va mettre en feu les organes de lavolupté ; c’est un effet certain. Si tous les gens condamnés àce supplice savaient dans quelle ivresse il fait mourir, moinseffrayés de cette punition de leurs crimes, ils les commettraientplus souvent et avec bien plus d’assurance ; cette délicieuseopération, Thérèse, comprimant de même le local où je vais meplacer, ajoute-t-il en se présentant à une route criminelle, sidigne d’un tel scélérat, va doubler aussi mes plaisirs.

Mais c’est en vain qu’il cherche à la frayer ; il a beaupréparer les voies, trop monstrueusement proportionné pour réussir,ses entreprises sont toujours repoussées. C’est alors que sa fureurn’a plus de bornes ; ses ongles, ses mains, ses pieds serventà le venger des résistances que lui oppose la nature. Il seprésente de nouveau, le glaive en feu glisse aux bords du canalvoisin, et de la vigueur de la secousse y pénètre de près demoitié ; je jette un cri ; Roland, furieux de l’erreur,se retire avec rage, et pour cette fois frappe l’autre porte avectant de vigueur, que le dard humecté s’y plonge en me déchirant.Roland profite des succès de cette première secousse ; sesefforts deviennent plus violents ; il gagne du terrain ;à mesure qu’il avance, le fatal cordon qu’il m’a passé autour ducou se resserre, je pousse des hurlements épouvantables ; leféroce Roland, qu’ils amusent, m’engage à les redoubler, trop sûrde leur insuffisance, trop maître de les arrêter quand ilvoudra ; il s’enflamme à leurs sons aigus. Cependant l’ivresseest prête à s’emparer de lui, les compressions du cordon semodulent sur les degrés de son plaisir ; peu à peu mon organes’éteint ; les serrements alors deviennent si vifs que messens s’affaiblissent sans perdre néanmoins la sensibilité ;rudement secouée par le membre énorme dont Roland déchire mesentrailles, malgré l’affreux état dans lequel je suis, je me sensinondée des jets de sa luxure ; j’entends encore les crisqu’il pousse en les versant. Un instant de stupidité succéda, je nesais ce que je devins, mais bientôt mes yeux se rouvrent à lalumière, je me retrouve libre, dégagée, et mes organes semblentrenaître.

– Eh bien ! Thérèse, me dit mon bourreau, je gage que si tuveux être vraie, tu n’as senti que du plaisir ?

– Que de l’horreur, monsieur, que des dégoûts, que des angoisseset du désespoir !

– Tu me trompes, je connais les effets que tu viensd’éprouver ; mais quels qu’ils aient été, que m’importe !tu dois, je l’imagine, me connaître assez pour être bien sûre queta volupté m’inquiète infiniment moins que la mienne dans ce quej’entreprends avec toi, et cette volupté que je cherche a été sivive, que je vais m’en procurer encore les instants. C’est de toi,maintenant, Thérèse, me dit cet insigne libertin, c’est de toiseule que tes jours vont dépendre.

Il passe alors autour de mon cou cette corde qui pendait auplafond ; dès qu’elle y est fortement arrêtée, il lie autabouret sur lequel je posais les pieds et qui m’avait élevéejusque-là, une ficelle dont il tient le bout, et va se placer surun fauteuil en face de moi : dans mes mains est une serpetranchante dont je dois me servir pour couper la corde au momentoù, par le moyen de la ficelle qu’il tient, il fera trébucher letabouret sous mes pieds.

– Tu le vois, Thérèse, me dit-il alors, si tu manques ton coup,je ne manquerai pas le mien ; je n’ai donc pas tort de te direque tes jours dépendent de toi.

Il s’excite ; c’est au moment de son ivresse qu’il doittirer le tabouret dont la fuite me laisse pendue au plafond ;il fait tout ce qu’il peut pour feindre cet instant ; ilserait aux nues si je manquais d’adresse ; mais il a beaufaire, je le devine, la violence de son extase le trahit, je luivois faire le fatal mouvement, le tabouret s’échappe, je coupe lacorde et tombe à terre, entièrement dégagée ; là, quoique àplus de douze pieds de lui, le croiriez-vous, madame ? je sensmon corps inondé des preuves de son délire et de sa frénésie.

Une autre que moi, profitant de l’arme qu’elle se trouvait entreles mains, se fût sans doute jetée sur ce monstre ; mais àquoi m’eût servi ce trait de courage ? N’ayant pas les clefsde ces souterrains, en ignorant les détours, je serais morte avantque d’en avoir pu sortir ; d’ailleurs Roland était armé ;je me relevai donc, laissant l’arme à terre, afin qu’il ne conçûtmême pas sur moi le plus léger soupçon ; il n’en eutpoint ; il avait savouré le plaisir dans toute son étendue, etcontent de ma douceur, de ma résignation, bien plus peut-être quede mon adresse, il me fit signe de sortir, et nous remontâmes.

Le lendemain, j’examinai mieux mes compagnes. Ces quatre fillesétaient de vingt-cinq à trente ans ; quoique abruties par lamisère et déformées par l’excès des travaux, elles avaient encoredes restes de beauté ; leur taille était belle, et la plusjeune, appelée Suzanne, avec des yeux charmants, avait encore detrès beaux cheveux ; Roland l’avait prise à Lyon, il avait euses prémices, et après l’avoir enlevée à sa famille, sous lesserments de l’épouser, il l’avait conduite dans cet affreuxchâteau ; elle y était depuis trois ans, et, plusparticulièrement encore que ses compagnes, l’objet des férocités dece monstre : à force de coups de nerf de bœuf, ses fessesétaient devenues calleuses et dures comme le serait une peau devache desséchée au soleil ; elle avait un cancer au seingauche et un abcès dans la matrice qui lui causait des douleursinouïes. Tout cela était l’ouvrage du perfide Roland ; chacunede ces horreurs était le fruit de ses lubricités.

Ce fut elle qui m’apprit que Roland était à la veille de serendre à Venise, si les sommes considérables qu’il venait de fairedernièrement passer en Espagne lui rapportaient les lettres dechange qu’il attendait pour l’Italie, parce qu’il ne voulait pointporter son or au-delà des monts ; il n’y en envoyaitjamais : c’était dans un pays différent de celui où il seproposait d’habiter qu’il faisait passer ses fausses espèces ;par ce moyen, ne se trouvant riche dans le lieu où il voulait sefixer que des papiers d’un autre royaume, ses friponneries nepouvaient jamais se découvrir. Mais tout pouvait manquer dans uninstant, et la retraite qu’il méditait dépendait absolument decette dernière négociation, où la plus grande partie de ses trésorsétait compromise. Si Cadix acceptait ses piastres, ses sequins, seslouis faux, et lui envoyait sur cela des lettres sur Venise, Rolandétait heureux le reste de sa vie ; si la fraude étaitdécouverte, un seul jour suffisait à culbuter le frêle édifice desa fortune.

– Hélas ! dis-je en apprenant ces particularités, laprovidence sera juste une fois, elle ne permettra pas les succèsd’un tel monstre, et nous serons toutes vengées…

Grand Dieu ! après l’expérience que j’avais acquise,était-ce à moi de raisonner ainsi !

Vers midi, on nous donnait deux heures de repos dont nousprofitions pour aller toujours séparément respirer et dîner dansnos chambres ; à deux heures, on nous rattachait et l’on nousfaisait travailler jusqu’à la nuit, sans qu’il nous fût jamaispermis d’entrer dans le château. Si nous étions nues, c’était nonseulement à cause de la chaleur, mais plus encore afin d’être mieuxà même de recevoir les coups de nerf de bœuf que venait de temps entemps nous appliquer notre farouche maître. L’hiver, on nousdonnait un pantalon et un gilet tellement serrés sur la peau, quenos corps n’en étaient pas moins exposés aux coups d’un scélératdont l’unique plaisir était de nous rouer.

Huit jours se passèrent sans que je visse Roland ; leneuvième, il parut à notre travail, et prétendant que Suzanne etmoi tournions la roue avec trop de mollesse, il nous distribuatrente coups de nerf de bœuf à chacune, depuis le milieu des reinsjusqu’au gras des jambes.

A minuit de ce même jour, le vilain homme vint me trouver dansmon cachot, et s’enflammant du spectacle de ses cruautés, ilintroduisit encore sa terrible massue dans l’antre ténébreux que jelui exposais par la posture où il me tenait en considérant lesvestiges de sa rage. Quand ses passions furent assouvies, je voulusprofiter de l’instant de calme pour le supplier d’adoucir mon sort.Hélas ! j’ignorais que si dans de telles âmes le moment dudélire rend plus actif le penchant qu’elles ont à la cruauté, lecalme ne les en ramène pas davantage pour cela aux douces vertus del’honnête homme ; c’est un feu plus ou moins embrasé par lesaliments dont on le nourrit, mais qui ne brûle pas moins quoiquesous la cendre.

– Et de quel droit, me répondit Roland, prétends-tu que j’allègetes chaînes ? Est-ce en raison des fantaisies que je veux bienme passer avec toi ? Mais vais-je à tes pieds demander desfaveurs de l’accord desquelles tu puisses implorer quelquesdédommagements ? Je ne te demande rien, je prends, et je nevois pas que, de ce que j’use d’un droit sur toi, il doive enrésulter qu’il me faille abstenir d’en exiger un second. Il n’y apoint d’amour dans mon fait : l’amour est un sentimentchevaleresque souverainement méprisé par moi, et dont mon cœur nesentit jamais les atteintes ; je me sers d’une femme parnécessité, comme on se sert d’un vase rond et creux dans un besoindifférent, mais n’accordant jamais à cet individu, que mon argentet mon autorité soumettent à mes désirs, ni estime nitendresse ; ne devant ce que j’enlève qu’à moi-même, etn’exigeant jamais de lui que de la soumission, je ne puis être tenud’après cela à lui accorder aucune gratitude. Je demande à ceux quivoudraient m’y contraindre si un voleur qui arrache la bourse d’unhomme dans un bois, parce qu’il se trouve plus fort que lui, doitquelque reconnaissance à cet homme du tort qu’il vient de luicauser ? Il en est de même de l’outrage fait à unefemme : ce peut être un titre pour lui en faire un second,mais jamais une raison suffisante pour lui accorder desdédommagements.

– Oh ! monsieur, lui dis-je, à quel point vous portez lascélératesse !

– Au dernier période, me répondit Roland : il n’est pas unseul écart dans le monde où je ne me sois livré, pas un crime queje n’aie commis, et pas un que mes principes n’excusent ou nelégitiment. J’ai ressenti sans cesse au mal une sorte d’attrait quitournait toujours au profit de ma volupté ; le crime allume maluxure ; plus il est affreux, plus il m’irrite ; je jouisen le commettant de la même sorte de plaisir que les gensordinaires ne goûtent que dans la lubricité, et je me suis trouvécent fois, pensant au crime, m’y livrant, ou venant de lecommettre, absolument dans le même état qu’on est auprès d’unebelle femme nue ; il irritait mes sens dans le même genre, etje le commettais pour m’enflammer, comme on s’approche d’un belobjet dans les intentions de l’impudicité.

– Oh ! monsieur, ce que vous dites est affreux, mais j’enai vu des exemples.

– Il en est mille, Thérèse. Il ne faut pas s’imaginer que cesoit la beauté d’une femme qui irrite le mieux l’esprit d’unlibertin : c’est bien plutôt l’espèce de crime qu’ont attachéles lois à sa possession. La preuve en est que, plus cettepossession est criminelle, et plus on en est enflammé ;l’homme qui jouit d’une femme qu’il dérobe à son mari, d’une fillequ’il enlève à ses parents, est bien plus délecté sans doute que lemari qui ne jouit que de sa femme ; et plus les liens qu’onbrise paraissent respectables, plus la volupté s’agrandit. Si c’estsa mère, si c’est sa sœur, si c’est sa fille, nouveaux attraits auxplaisirs éprouvés ; a-t-on goûté tout cela, on voudrait queles digues s’accrussent encore pour donner plus de peines et plusde charmes à les franchir. Or, si le crime assaisonne unejouissance, détaché de cette jouissance, il peut donc en être unelui-même ; il y aura donc alors une jouissance certaine dansle crime seul. Car il est impossible que ce qui prête du sel n’ensoit pas très pourvu soi-même. Ainsi, je le suppose, le rapt d’unefille pour son propre compte donnera un plaisir très vif, mais lerapt pour le compte d’un autre donnera tout le plaisir dont lajouissance de cette fille se trouvait améliorée par le rapt ;le rapt d’une montre, d’une bourse en donneront également, et sij’ai accoutumé mes sens à se trouver émus de quelque volupté aurapt d’une fille, en tant que rapt, ce même plaisir, cette mêmevolupté se retrouvera au rapt de la montre, à celui de la bourse,etc. Et voilà ce qui explique la fantaisie de tant d’honnêtes gensqui volaient sans en avoir besoin. Rien de plus simple, de cemoment-là, et que l’on goûte les plus grands plaisirs à tout ce quisera criminel, et que l’on rende, par tout ce que l’on pourraimaginer, les jouissances simples aussi criminelles qu’il serapossible de les rendre ; on ne fait, en se conduisant ainsi,que prêter à cette jouissance la dose de sel qui lui manquait etqui devenait indispensable à la perfection du bonheur. Ces systèmesmènent loin, je le sais, peut-être même te le prouverai-je avantpeu, Thérèse, mais qu’importe pourvu qu’on jouisse ? Yavait-il, par exemple, chère fille, quelque chose de plus simple etde plus naturel que de me voir jouir de toi ? Mais tu t’yopposes, tu me demandes que cela ne soit pas ; il sembleraitpar les obligations que je t’ai, que je dusse t’accorder ce que tuexiges. Cependant je ne me rends à rien, je n’écoute rien, je brisetous les nœuds qui captivent les sots, je te soumets à mes désirs,et de la plus simple, de la plus monotone jouissance, j’en fais unevraiment délicieuse. Soumets-toi donc, Thérèse, soumets-toi ;et si jamais tu reviens au monde sous le caractère du plus fort,abuse même de tes droits, et tu connaîtras de tous les plaisirs leplus vif et le plus piquant.

Roland sortit en disant ces mots, et me laissa dans desréflexions qui, comme vous croyez bien, n’étaient pas à sonavantage.

Il y avait six mois que j’étais dans cette maison, servant detemps en temps aux insignes débauches de ce scélérat, lorsque je levis entrer un soir dans ma prison avec Suzanne.

– Viens, Thérèse, me dit-il, il y a longtemps, ce me semble, queje ne t’ai fait descendre dans ce caveau qui t’a tant effrayée.Suivez-y-moi toutes les deux, mais ne vous attendez pas à remonterde même, il faut absolument que j’en laisse une, nous verrons surlaquelle tombera le sort.

Je me lève, je jette des yeux alarmés sur ma compagne, je voisdes pleurs rouler dans les siens… nous marchons.

Dès que nous fûmes enfermées dans le souterrain, Roland nousexamina toutes deux avec des yeux féroces ; il se plaisait ànous redire notre arrêt et à nous bien convaincre l’une et l’autrequ’il en resterait assurément une des deux.

– Allons, dit-il en s’asseyant et nous faisant tenir droitesdevant lui, travaillez chacune à votre tour au désenchantement dece perclus, et malheur à celle qui lui rendra son énergie.

– C’est une injustice, dit Suzanne ; celle qui vousirritera le mieux doit être celle qui doit obtenir sa grâce.

– Point du tout, dit Roland ; dès qu’il sera prouvé quec’est elle qui m’enflamme le mieux, il devient constant que c’estelle dont la mort me donnera le plus de plaisir… et je ne visequ’au plaisir. D’ailleurs, en accordant la grâce à celle qui vam’enflammer le plus tôt, vous y procéderiez l’une et l’autre avecune telle ardeur, que vous plongeriez peut-être mes sens dansl’extase avant que le sacrifice ne fût consommé, et c’est ce qu’ilne faut pas.

– C’est vouloir le mal pour le mal, monsieur, dis-je àRoland ; le complément de votre extase doit être la seulechose que vous deviez désirer, et si vous y arrivez sans crime,pourquoi voulez-vous en commettre ?

– Parce que je n’y parviendrai délicieusement qu’ainsi, et parceque je ne descends dans ce caveau que pour en commettre un. Je saisparfaitement bien que j’y réussirais sana cela, mais je veux çapour y réussir.

Et, pendant ce dialogue, m’ayant choisie pour commencer, jel’excite d’une main par-devant, de l’autre par-derrière, tandisqu’il touche à loisir toutes les parties de mon corps qui lui sontoffertes au moyen de ma nudité.

– Il s’en faut encore de beaucoup, Thérèse, me dit-il entouchant mes fesses, que ces belles chairs-là soient dans l’état decallosité, de mortification où voilà celles de Suzanne ; onbrûlerait celles de cette chère fille, qu’elle ne le sentiraitpas ; mais toi, Thérèse, mais toi… ce sont encore des rosesqu’entrelacent des lys : nous y viendrons, nous yviendrons.

Vous n’imaginez pas, madame, combien cette menace metranquillisa : Roland ne se doutait pas sans doute, en lafaisant, du calme qu’il répandait dans moi, mais n’était-il pasclair que puisqu’il projetait de me soumettre à de nouvellescruautés, il n’avait pas envie de m’immoler encore ? Je vousl’ai dit, madame, tout frappe dans le malheur, et dès lors je merassurai. Autre surcroît de bonheur ! Je n’opérais rien, etcette masse énorme, mollement repliée sous elle-même, résistait àtoutes mes secousses ; Suzanne, dans la même attitude, étaitpalpée dans les mêmes endroits ; mais comme les chairs étaientbien autrement endurcies, Roland ménageait beaucoup moins ;Suzanne était pourtant plus jeune.

– Je suis persuadé, disait notre persécuteur, que les fouets lesplus effrayants ne parviendraient pas maintenant à tirer une gouttede sang de ce cul-là.

Il nous fit courber l’une et l’autre, et s’offrant par notreinclination les quatre routes du plaisir, sa langue frétilla dansles deux plus étroites ; le vilain cracha dans les autres. Ilnous reprit par-devant, nous fit mettre à genoux entre ses cuisses,de façon que nos deux gorges se trouvassent à hauteur de ce quenous excitions en lui.

– Oh ! pour la gorge, dit Roland, il faut que tu le cèdes àSuzanne ; jamais tu n’eus d’aussi beaux tétons ; tiens,vois comme c’est fourni !

Et il pressait, en disant cela, le sein de cette malheureusejusqu’à le meurtrir dans ses doigts. Ici, ce n’était plus moi quil’excitait, Suzanne m’avait remplacée ; à peine s’était-iltrouvé dans ses mains, que le dard, s’élançant du carquois,menaçait déjà vivement tout ce qui l’entourait.

– Suzanne, dit Roland, voilà d’effrayants succès… C’est tonarrêt, Suzanne, je le crains, continuait cet homme féroce en luipinçant, en lui égratignant les mamelles.

Quant aux miennes, il les suçait et les mordillait seulement. Ilplace enfin Suzanne à genoux sur le bord du sofa. Il lui faitcourber la tête, et jouit d’elle en cette attitude, de la manièreaffreuse qui lui est naturelle : réveillée par de nouvellesdouleurs, Suzanne se débat, et Roland, qui ne veut qu’escarmoucher,content de quelques courses, vient se réfugier dans moi au mêmetemple où il a sacrifié chez ma compagne, qu’il ne cesse de vexer,de molester pendant ce temps-là.

– Voilà une catin qui m’excite cruellement, me dit-il, je nesais ce que je voudrais lui faire.

– Oh ! monsieur, dis-je, ayez pitié d’elle ; il estimpossible que ses douleurs soient plus vives.

– Oh ! que si ! dit le scélérat. On pourrait…Ah ! si j’avais ici ce fameux empereur Kié, l’un des plusgrands scélérats que la Chine ait vus sur son trône[6] , nous ferions bien autre chose vraiment.Entre sa femme et lui, immolant chaque jour des victimes, tousdeux, dit-on, les faisaient vivre vingt-quatre heures dans les pluscruelles angoisses de la mort, et dans un tel état de douleurqu’elles étaient toujours prêtes à rendre l’âme sans pouvoir yréussir, par les soins cruels de ces monstres qui, les faisantflotter de secours en tourments, ne les rappelaient cette minute-cià la lumière que pour leur offrir la mort celle d’après… Moi, jesuis trop doux, Thérèse, je n’entends rien à tout cela, je ne suisqu’un écolier.

Roland se retire sans terminer le sacrifice, et me fait presqueautant de mal par cette retraite précipitée qu’il n’en avait faiten s’introduisant. Il se jette dans les bras de Suzanne, etjoignant le sarcasme à l’outrage

– Aimable créature, lui dit-il, comme je me rappelle avecdélices les premiers instants de notre union ! Jamais femme neme donna des plaisirs plus vifs ; jamais je n’en aimai commetoi !… Embrassons-nous, Suzanne, nous allons nous quitter,pour bien longtemps peut-être.

– Monstre, lui dit ma compagne en le repoussant avec horreur,éloigne-toi ; ne joins pas aux tourments que tu m’infliges ledésespoir d’entendre tes horribles propos ; tigre, assouvis tarage, mais respecte au moins mes malheurs.

Roland la prit, il la coucha sur le canapé, les cuisses trèsouvertes, et l’atelier de la génération absolument à sa portée.

– Temple de mes anciens plaisirs, s’écria cet infâme, vous quim’en procurâtes de si doux quand je cueillis vos premières roses,il faut bien que je vous fasse aussi mes adieux…

Le scélérat ! il y introduisit ses ongles, et farfouillantavec, plusieurs minutes, dans l’intérieur, pendant lesquellesSuzanne jetait les hauts cris, il ne les retira que couverts desang. Rassasié de ces horreurs, et sentant bien qu’il ne lui étaitplus possible de se contenir :

– Allons, Thérèse, me dit-il, allons, chère fille, dénouons toutceci par une petite scène du jeu de coupe-corde[7] .

Tel était le nom de cette funeste plaisanterie dont je vous aifait la description, la première fois que je vous parlai du caveaude Roland. Je monte sur le trépied, le vilain homme m’attache lacorde au col, il se place en face de moi ; Suzanne, quoiquedans un état affreux, l’excite de ses mains ; au bout d’uninstant, il tire le tabouret sur lequel mes pieds posent, maisarmée de la serpe, la corde est aussitôt coupée et je tombe à terresans nul mal.

– Bien, bien, dit Roland ; à toi, Suzanne, tout est dit, etje te fais grâce si tu t’en tires avec autant d’adresse.

Suzanne est mise à ma place. Oh ! madame, permettez que jevous déguise les détails de cette affreuse scène… La malheureusen’en revint pas.

– Sortons, Thérèse, me dit Roland ; tu ne rentreras plusdans ces lieux que ce ne soit ton tour.

– Quand vous voudrez, monsieur, quand vous voudrez,répondis-je ; je préfère la mort à l’affreuse vie que vous mefaites mener. Sont-ce des malheureuses comme nous à qui la vie peutencore être chère ?…

Et Roland me renferma dans mon cachot. Mes compagnes medemandèrent le lendemain ce qu’était devenue Suzanne, je le leurappris ; elles ne s’en étonnèrent pas ; toutess’attendaient au même sort, et toutes, à mon exemple, y voyant leterme de leurs maux, le désiraient avec empressement.

Deux ans se passèrent ainsi, Roland dans ses débauchesordinaires, moi dans l’horrible perspective d’une mort cruelle,lorsque la nouvelle se répandit enfin dans le château que nonseulement les désirs de notre maître étaient satisfaits, que nonseulement il recevait pour Venise la quantité immense de papierqu’il en avait désiré, mais qu’on lui redemandait même encore sixmillions de fausses espèces dont on lui ferait passer les fonds àsa volonté pour l’Italie ; il était impossible que ce scélératfît une plus belle fortune ; il partait avec plus de deuxmillions de rentes, sans les espérances qu’il pouvaitconcevoir : tel était le nouvel exemple que la providence mepréparait, telle était la nouvelle manière dont elle voulait encoreme convaincre que la prospérité n’était que pour le crime etl’infortune pour la vertu.

Les choses étaient dans cet état, lorsque Roland vint mechercher pour descendre une troisième fois dans le caveau. Jefrémis en me rappelant les menaces qu’il m’avait faites la dernièrefois que nous y étions allés.

– Rassure-toi, me dit-il, tu n’as rien à craindre, il s’agit dequelque chose qui ne concerne que moi… une volupté singulière dontje veux jouir et qui ne te fera courir nul risque.

Je le suis. Dès que toutes les portes sont fermées :

– Thérèse, me dit Roland, il n’y a que toi dans la maison à quij’ose me confier pour ce dont il s’agit ; il me fallait unetrès honnête femme… Je n’ai vu que toi, je l’avoue, je te préfèremême à ma sœur…

Pleine de surprise, je le conjure de s’expliquer.

– Écoute-moi, me dit-il ; ma fortune est faite, maisquelques faveurs que j’aie reçues du sort, il peut m’abandonnerd’un instant à l’autre ; je puis être guetté, je puis êtresaisi dans le transport que je vais faire de mes richesses, et, sice malheur m’arrive, ce qui m’attend, Thérèse, c’est lacorde ; c’est le même plaisir que je me plais à faire goûteraux femmes, qui me servira de punition. Je suis convaincu, autantqu’il est possible de l’être, que cette mort est infiniment plusdouce qu’elle n’est cruelle ; mais, comme les femmes à quij’en ai fait éprouver les premières angoisses n’ont jamais vouluêtre vraies avec moi, c’est sur mon propre individu que j’en veuxconnaître la sensation. Je veux savoir, par mon expérience même,s’il n’est pas très certain que cette compression détermine, danscelui qui l’éprouve, le nerf érecteur à l’éjaculation ; unefois persuadé que cette mort n’est qu’un jeu, je la braverai bienplus courageusement, car ce n’est pas la cessation de mon existencequi m’effraie : mes principes sont faits sur cela, et bienpersuadé que la matière ne peut jamais redevenir que matière, je necrains pas plus l’enfer que je n’attends le paradis ; maisj’appréhende les tourments d’une mort cruelle ; je ne voudraispas souffrir en mourant : essayons donc. Tu me feras tout ceque je t’ai fait ; je vais me mettre nu ; je monterai surle tabouret, tu lieras la corde, je m’exciterai un moment, puis,dès que tu verras les choses prendre une sorte de consistance, turetireras le tabouret, et je resterai pendu ; tu m’y laisserasjusqu’à ce que tu voies ou l’émission de ma sentence ou dessymptômes de douleur ; dans ce second cas, tu me détacherassur-le-champ ; dans l’autre, tu laisseras agir la nature, ettu ne me détacheras qu’après. Tu le vois, Thérèse, je vais mettrema vie dans tes mains : ta liberté, ta fortune, tel sera leprix de ta bonne conduite.

– Ah ! monsieur, répondis-je, il y a de l’extravagance àcette proposition.

– Non, Thérèse, je l’exige, répondit-il en se déshabillant, maisconduis-toi bien ; vois quelle preuve je te donne de maconfiance et de mon estime !

A quoi m’eût-il servi de balancer ? N’était-il pas maîtrede moi ? D’ailleurs, il me paraissait que le mal que j’allaisfaire serait aussitôt réparé par l’extrême soin que je prendraispour lui conserver la vie : j’en allais être maîtresse decette vie, mais quelles que pussent être ses intentions vis-à-visde moi, ce ne serait assurément que pour la lui rendre.

Nous nous disposons : Roland s’échauffe par quelques-unesde ses caresses ordinaires ; il monte sur le tabouret, jel’accroche ; il veut que je l’invective pendant ce temps-là,que je lui reproche toutes les horreurs de sa vie : je lefais ; bientôt son dard menace le ciel, lui-même me fait signede retirer le tabouret, j’obéis. Le croirez-vous, madame, rien desi vrai que ce qu’avait cru Roland : ce ne furent que dessymptômes de plaisir qui se peignirent sur son visage, et presqueau même instant des jets rapides de semence s’élancèrent à lavoûte. Quand tout est répandu, sans que j’aie aidé en quoi que cepût être, je vole le dégager, il tombe évanoui, mais à force desoins, je lui ai bientôt fait reprendre ses sens.

– Oh ! Thérèse, me dit-il en rouvrant les yeux, on ne sefigure point ces sensations ; elles sont au-dessus de tout cequ’on peut dire : qu’on fasse maintenant de moi ce que l’onvoudra, je brave le glaive de Thémis. Tu vas me trouver encore biencoupable envers la reconnaissance, Thérèse, me dit Roland enm’attachant les mains derrière le dos, mais que veux-tu, ma chère,on ne se corrige point à mon âge… Chère créature, tu viens de merendre à la vie, et je n’ai jamais si fortement conspiré contre latienne ; tu as plaint le sort de Suzanne, eh bien ! jevais te réunir à elle ; je vais te plonger vive dans le caveauoù elle expira.

Je ne vous peindrai point mon état, madame, vous leconcevez ; j’ai beau pleurer, beau gémir, on ne m’écoute plus.Roland ouvre le caveau fatal, il y descend une lampe, afin que j’enpuisse encore mieux discerner la multitude de cadavres dont il estrempli, il passe ensuite une corde sous mes bras, liés, comme jevous l’ai dit, derrière mon dos, et par le moyen de cette corde ilme descend à vingt pieds du fond de ce caveau et à environ trentede celui où il était : je souffrais horriblement dans cetteposition, il semblait que l’on m’arrachât les bras. De quellefrayeur ne devais-je pas être saisie, et quelle perspectives’offrait à moi ! Des monceaux de corps morts au milieudesquels j’allais finir mes jours et dont l’odeur m’infectaitdéjà ! Roland arrête la corde à un bâton fixé en travers dutrou, puis armé d’un couteau, je l’entends qui s’excite.

– Allons, Thérèse, me dit-il, recommande ton âme à Dieu,l’instant de mon délire sera celui où je te jetterai dans cesépulcre, où je te plongerai dans l’éternel abîme quit’attend ; ah !… ah !… Thérèse, ah !…

Et je sentis ma tête couverte des preuves de son extase sansqu’il eût heureusement coupé la corde : il me retire.

– Eh bien ! me dit-il, as-tu eu peur ?

– Ah, monsieur !

– C’est ainsi que tu mourras, Thérèse, sois-en sûre, et j’étaisbien aise de t’y accoutumer.

Nous remontâmes… Devais-je me plaindre, devais-je melouer ? Quelle récompense de ce que je venais encore de fairepour lui ! Mais le monstre n’en pouvait-il pas fairedavantage ? Ne pouvait-il pas me faire perdre la vie ?Oh, quel homme !

Roland enfin prépara son départ. Il vint me voir la veille àminuit ; je me jette à ses pieds, je le conjure avec les plusvives instances de me rendre la liberté et d’y joindre le peu qu’ilvoudrait d’argent pour me conduire à Grenoble.

– A Grenoble ! Assurément non, Thérèse, tu nous ydénoncerais.

– Eh bien ! monsieur, lui dis-je en arrosant ses genoux demes larmes, je vous fais serment de n’y jamais aller, et pour vousen convaincre, daignez me conduire avec vous jusqu’à Venise ;peut-être n’y trouverai-je pas des cœurs aussi durs que dans mapatrie, et une fois que vous aurez bien voulu m’y rendre, je vousjure sur tout ce qu’il y a de plus saint de ne vous y jamaisimportuner.

– Je ne te donnerai pas un secours, pas un sou, me réponditdurement cet insigne coquin ; tout ce qui tient à la pitié, àla commisération, à la reconnaissance, est si loin de mon cœur, quefussé-je trois fois plus riche que je ne le suis, on ne me verraitpas donner un écu à un pauvre : le spectacle de l’infortunem’irrite, il m’amuse, et quand je ne peux pas faire le malmoi-même, je jouis avec délices de celui que fait la main du sort.J’ai des principes sur cela dont je ne m’écarterai point,Thérèse ; le pauvre est dans l’ordre de la nature : encréant les hommes de forces inégales, elle nous a convaincus dudésir qu’elle avait que cette inégalité se conservât, même dans leschangements que notre civilisation apporterait à ses lois ;soulager l’indigent est anéantir l’ordre établi ; c’ests’opposer à celui de la nature, c’est renverser l’équilibre qui estla base de ses plus sublimes arrangements ; c’est travailler àune égalité dangereuse pour la société ; c’est encouragerl’indolence et la fainéantise ; c’est apprendre au pauvre àvoler l’homme riche, quand il plaira à celui-ci de refuser sonsecours, et cela par l’habitude où ces secours auront mis le pauvrede les obtenir sans travail.

– Oh ! monsieur, que ces principes sont durs !Parleriez-vous de cette manière si vous n’aviez pas toujours étériche ?

– Cela se peut, Thérèse ; chacun a sa façon de voir, telleest la mienne, et je n’en changerai pas. On se plaint des mendiantsen France : si l’on voulait, il n’y en aurait bientôtplus ; on n’en aurait pas pendu sept ou huit mille que cetteinfâme engeance disparaîtrait bientôt. Le corps politique doitavoir sur cela les mêmes règles que le corps physique. Un hommedévoré de vermine la laisserait-il subsister sur lui parcommisération ? Ne déracinons-nous pas dans nos jardins laplante parasite qui nuit au végétal utile ? Pourquoi donc,dans ce cas-ci, vouloir agir différemment ?

– Mais la religion, m’écriai-je, monsieur, la bienfaisance,l’humanité !…

– Sont les pierres d’achoppement de tout ce qui prétend aubonheur, dit Roland ; si j’ai consolidé le mien, ce n’est quesur les débris de tous ces infâmes préjugés de l’homme ; c’esten me moquant des lois divines et humaines ; c’est ensacrifiant toujours le faible quand je le trouvais dans monchemin ; c’est en abusant de la bonne foi publique ;c’est en ruinant le pauvre et volant le riche, que je suis parvenuau temple escarpé de la divinité que j’encensais ; que nem’imitais-tu ? La route étroite de ce temple s’offrait à tesyeux comme aux miens ; les vertus chimériques que tu leur aspréférées t’ont-elles consolée de tes sacrifices ? Il n’estplus temps, malheureuse, il n’est plus temps, pleure sur tesfautes, souffre et tâche de trouver, si tu peux, dans le sein desfantômes que tu révères, ce que le culte que tu leur as rendu t’afait perdre.

Le cruel Roland, à ces mots, se précipite sur moi et je suisencore obligée de servir aux indignes voluptés d’un monstre quej’abhorrais avec tant de raison ; je crus cette fois qu’ilm’étranglerait. Quand sa passion fut satisfaite, il prit le nerf debœuf et m’en donna plus de cent coups sur tout le corps, m’assurantque j’étais bien heureuse de ce qu’il n’avait pas le temps d’enfaire davantage.

Le lendemain, avant de partir, ce malheureux nous donna unenouvelle scène de cruauté et de barbarie, dont les annales desAndronic, des Néron, des Tibère, des Venceslas ne fournissent aucunexemple. Tout le monde croyait au château que la sœur de Rolandpartirait avec lui : il l’avait fait habiller enconséquence ; au moment de monter à cheval, il la conduit versnous.

– Voilà ton poste, vile créature, lui dit-il, en lui ordonnantde se mettre nue ; je veux que mes camarades se souviennent demoi en leur laissant pour gage la femme dont ils me croient le plusépris ; mais comme il n’en faut qu’un certain nombre ici, queje vais faire une route dangereuse dans laquelle mes armes meseront peut-être utiles, il faut que j’essaie mes pistolets surl’une de ces coquines.

En disant cela, il en arme un, le présente sur la poitrine dechacune de nous, et revenant enfin à sa sœur :

– Va, lui dit-il, catin, en lui brûlant la cervelle, va dire audiable que Roland, le plus riche des scélérats de la terre, estcelui qui brave le plus insolemment et la main du ciel et lasienne !

Cette infortunée, qui n’expira pas tout de suite, se débattitlongtemps sous ses fers : spectacle horrible que cet infâmecoquin considère de sang-froid et dont il ne s’arrache enfin qu’ons’éloignant pour toujours de nous.

Tout changea dès le lendemain du départ de Roland. Sonsuccesseur, homme doux et plein de raison, nous fit à l’instantrelâcher.

– Ce n’est point là l’ouvrage d’un sexe faible et délicat, nousdit-il avec bonté ; c’est à des animaux à servir cettemachine : le métier que nous faisons est assez criminel, sansoffenser encore l’Être suprême par des atrocités gratuites.

Il nous établit dans le château, et me mit, sans rien exiger demoi, en possession des soins que remplissait la sœur deRoland ; les autres femmes furent occupées à la taille depièces de monnaie, métier bien moins fatigant sans doute et dontelles étaient pourtant récompensées, ainsi que moi, par de bonneschambres et une excellente nourriture.

Au bout de deux mois, Dalville, successeur de Roland, nousapprit l’heureuse arrivée de son confrère à Venise : il yétait établi, il y avait réalisé sa fortune, et il jouissait detout le repos, de tout le bonheur dont il avait pu se flatter. Ils’en fallut bien que le sort de celui qui le remplaçait fût lemême. Le malheureux Dalville était honnête dans saprofession : c’en était plus qu’il ne fallait pour êtrepromptement écrasé.

Un jour que tout était tranquille au château, que sous les loisde ce bon maître le travail, quoique criminel, s’y faisait pourtantavec gaieté, les portes furent enfoncées, les fossés escaladés, etla maison, avant que nos gens aient le temps de songer à leurdéfense, se trouve remplie de plus de soixante cavaliers de lamaréchaussée. Il fallut se rendre ; il n’y avait pas moyen defaire autrement. On nous enchaîne comme des bêtes ; on nousattache sur des chevaux et l’on nous conduit à Grenoble. Oh,ciel ! me dis-je en y entrant, c’est donc l’échafaud qui vafaire mon sort dans cette ville où j’avais la folie de croire quele bonheur devait naître pour moi… Ô pressentiments de l’homme,comme vous êtes trompeurs !

Le procès des faux-monnayeurs fut bientôt jugé, ; tousfurent condamnés à être pendus. Lorsqu’on vit la marque que jeportais, on s’évita presque la peine de m’interroger, et j’allaisêtre traitée comme les autres, quand j’essayai d’obtenir enfinquelque pitié du magistrat fameux, honneur de ce tribunal, jugeintègre, citoyen chéri, philosophe éclairé, dont la sagesse et labienfaisance graveront à jamais au temple de Thémis le nom célèbreen lettres d’or. Il m’écouta ; convaincu de ma bonne foi et dela vérité de mes malheurs, il daigna mettre à mon procès un peuplus d’attention que ses confrères… Ô grand homme, je te dois monhommage, la reconnaissance d’une infortunée ne sera point onéreusepour toi, et le tribut qu’elle t’offre, en faisant connaître toncœur, sera toujours la plus douce jouissance du sien.

M. S*** devint mon avocat lui-même ; mes plaintesfurent entendues, et sa mâle éloquence éclaira les esprits. Lesdépositions générales des faux-monnayeurs qu’on allait exécutervinrent appuyer le zèle de celui qui voulait bien s’intéresser àmoi : je fus déclarée séduite, innocente, pleinement déchargéed’accusation, avec une entière liberté de devenir ce que jevoudrais. Mon protecteur joignit à ces services celui de me faireobtenir une quête qui me valut plus de cinquante louis ; enfinje voyais luire à mes yeux l’aurore du bonheur ; enfin mespressentiments semblaient se réaliser, et je me croyais au terme demes maux, quand il plut à la providence de me convaincre que j’enétais encore bien loin.

Au sortir de prison, je m’étais logée dans une auberge en facedu pont de l’Isère, du côté des faubourgs, où l’on m’avait assuréque je serais honnêtement. Mon intention, d’après le conseil deM. S***, était d’y rester quelque temps pour essayer de meplacer dans la ville, ou m’en retourner à Lyon, si je neréussissais pas avec des lettres de recommandation que M. S***avait la bonté de m’offrir. Je mangeais dans cette auberge à cequ’on appelle la table d’hôte, lorsque je m’aperçus le second jourque j’étais extrêmement observée par une grosse dame fort bienmise, qui se faisait donner le titre de baronne : à force del’examiner à mon tour, je crus la reconnaître, nous nous avançâmessimultanément l’une vers l’autre, comme deux personnes qui se sontconnues, mais qui ne peuvent se rappeler où.

Enfin la baronne me tirant à l’écart

– Thérèse, me dit-elle, me trompé-je ? n’êtes-vous pascelle que je sauvai il y a dix ans de la Conciergerie, et neremettez-vous point la Dubois ?

Peu flattée de cette découverte, j’y réponds pourtant avecpolitesse, mais j’avais affaire à la femme la plus fine et la plusadroite qu’il y eût en France : il n’y eut pas moyend’échapper. La Dubois me combla de politesses, elle me dit qu’elles’était intéressée à mon sort avec toute la ville, mois que si elleavait su que cela m’eût regardée, il n’y eût sorte de démarchesqu’elle n’eût faites auprès des magistrats parmi lesquels plusieursétaient, prétendait-elle, de ses amis. Faible à mon ordinaire, jeme laissai conduire dans la chambre de cette femme et lui racontaimes malheurs.

– Ma chère amie, me dit-elle en m’embrassant encore, si j’aidésiré de te voir plus intimement, c’est pour t’apprendre que mafortune est faite, et que tout ce que j’ai est à ton service ;regarde, me dit-elle en m’ouvrant des cassettes pleines d’or et dediamants, voilà les fruits de mon industrie ; si j’eusseencensé la vertu comme toi, je serais aujourd’hui enfermée oupendue.

– Ô madame, lui dis-je, si vous ne devez tout cela qu’à descrimes, la providence, qui finit toujours par être juste, ne vousen laissera pas jouir longtemps.

– Erreur, me dit la Dubois, ne t’imagine pas que la providencefavorise toujours la vertu ; qu’un court instant de prospériténe t’aveugle pas à ce point. Il est égal au maintien des lois de laprovidence que Paul suive le mal, pendant que Pierre se livre aubien ; il faut à la nature une somme égale de l’un et del’autre, et l’exercice du crime plutôt que celui de la vertu est lachose au monde qui lui est le plus indifférente. Écoute, Thérèse,écoute-moi avec un peu d’attention, continua cette corruptrice ens’asseyant et me faisant placer à ses côtés ; tu as del’esprit, mon enfant, et je voudrais enfin te convaincre.

Ce n’est pas le choix que l’homme fait de la vertu qui lui faittrouver le bonheur, chère fille, car la vertu n’est, comme le vice,qu’une des manières de se conduire dans le monde ; il nes’agit donc pas de suivre plutôt l’un que l’autre ; il n’estquestion que de marcher dans la route générale ; celui quis’en écarte a toujours tort. Dans un monde entièrement vertueux, jete conseillerais la vertu, parce que les récompenses y étantattachées, le bonheur y tiendrait infailliblement : dans unmonde totalement corrompu, je ne te conseillerai jamais que levice. Celui qui ne suit pas la route des autres péritinévitablement ; tout ce qu’il rencontre le heurte, et commeil est le plus faible, il faut nécessairement qu’il soit brisé.C’est en vain que les lois veulent rétablir l’ordre et ramener leshommes à la vertu ; trop prévaricatrices pour l’entreprendre,trop insuffisantes pour y réussir, elles écarteront un instant duchemin battu, mais elles ne le feront jamais quitter. Quandl’intérêt général des hommes les portera à la corruption, celui quine voudra pas se corrompre avec eux luttera donc contre l’intérêtgénéral ; or, quel bonheur peut attendre celui qui contrarieperpétuellement l’intérêt des autres ? Me diras-tu que c’estle vice qui contrarie l’intérêt des hommes ? Je tel’accorderais dans un monde composé d’une égale partie de bons etde méchants, parce qu’alors l’intérêt des uns choque visiblementcelui des autres ; mais ce n’est plus cela dans une sociététoute corrompue ; mes vices, alors, n’outrageant que levicieux, déterminent dans lui d’autres vices qui le dédommagent, etnous nous trouvons tous les deux heureux. La vibration devientgénérale ; c’est une multitude de chocs et de lésionsmutuelles où chacun, regagnant aussitôt ce qu’il vient de perdre,se retrouve sans cesse dans une position heureuse. Le vice n’estdangereux qu’à la vertu qui, faible et timide, n’ose jamais rienentreprendre ; mais quand elle n’existe plus sur la terre,quand son fastidieux règne est fini, le vice alors, n’outrageantplus que le vicieux, fera éclore d’autres vices, mais n’altéreraplus de vertus. Comment n’aurais-tu pas échoué mille fois dans tavie, Thérèse, en prenant sans cesse à contresens la route quesuivait tout le monde ? Si tu t’étais livrée au torrent, tuaurais trouvé le port comme moi. Celui qui veut remonter un fleuveparcourra-t-il dans un même jour autant de chemin que celui qui ledescend ?

Tu me parles toujours de la providence ; eh ! qui teprouve que cette providence aime l’ordre, et par conséquent lavertu ? Ne te donne-t-elle pas sans cesse des exemples de sesinjustices et de ses irrégularités ? Est-ce en envoyant auxhommes la guerre, la peste et la famine, est-ce en ayant formé ununivers vicieux dans toutes ses parties, qu’elle manifeste à tesyeux son amour extrême pour le bien ? Pourquoi veux-tu que lesindividus vicieux lui déplaisent, puisqu’elle n’agit elle-même quepar des vices ; que tout est vice et corruption dans sesœuvres ; que tout est crime et désordre dans sesvolontés ? Mais de qui tenons-nous d’ailleurs ces mouvementsqui nous entraînent au mal ? N’est-ce pas sa main qui nous lesdonne ? Est-il une seule de nos sensations qui ne vienned’elle ? un seul de nos désirs qui ne soit son ouvrage ?Est-il donc raisonnable de dire qu’elle nous laisserait ou nousdonnerait des penchants pour une chose qui lui nuirait, ou qui luiserait inutile ? Si donc les vices lui serrent, pourquoivoudrions-nous y résister ? de quel droit travaillerions-nousà les détruire ? et d’où vient que nous étoufferions leurvoix ? Un peu plus de philosophie dans le monde remettraitbientôt tout dans l’ordre, et ferait voir aux magistrats, auxlégislateurs, que les crimes qu’ils blâment et punissent avec tantde rigueur ont quelquefois un degré d’utilité bien plus grand queces vertus qu’ils prêchent sans les pratiquer eux-mêmes et sansjamais les récompenser.

– Mais quand je serais assez faible, madame, répondis-je, pourembrasser vos affreux systèmes, comment parviendriez-vous àétouffer le remords qu’ils feraient à tout instant naître dans moncœur ?

– Le remords est une chimère, me dit la Dubois ; il n’est,ma chère Thérèse, que le murmure imbécile de l’âme assez timidepour n’oser pas l’anéantir.

– L’anéantir ! le peut-on ?

– Rien de plus aisé ; on ne se repent que de ce qu’on n’estpas dans l’usage de faire ; renouvelez souvent ce qui vousdonne des remords, et vous les éteindrez bientôt ;opposez-leur le flambeau des passions, les lois puissantes del’intérêt, vous les aurez bientôt dissipés. Le remords ne prouvepas le crime, il dénote seulement une âme facile à subjuguer ;qu’il vienne un ordre absurde de t’empêcher de sortir à l’instantde cette chambre, tu n’en sortiras pas sans remords, quelquecertain qu’il soit que tu ne feras pourtant aucun mal à en sortir.Il n’est donc pas vrai qu’il n’y ait que le crime qui donne desremords. En se convainquant du néant des crimes, de la nécessitédont ils sont, eu égard au plan général de la nature, il seraitdonc possible de vaincre aussi facilement le remords qu’onsentirait après les avoir commis, comme il te le deviendraitd’étouffer celui qui naîtrait de ta sortie de cette chambre aprèsl’ordre illégal que tu aurais reçu d’y rester. Il faut commencerpar une analyse exacte de tout ce que les hommes appellentcrime ; par se convaincre que ce n’est que l’infraction àleurs lois et à leurs murs nationales qu’ils caractérisentainsi ; que ce qu’on appelle crime en France, cesse de l’êtreà deux cents lieues de là ; qu’il n’est aucune action qui soitréellement considérée comme crime universellement sur laterre ; aucune qui, vicieuse ou criminelle ici, ne soitlouable et vertueuse à quelques milles de là ; que tout estaffaire d’opinion, de géographie, et qu’il est donc absurde devouloir s’astreindre à pratiquer des vertus qui ne sont que desvices ailleurs, et à fuir des crimes qui sont d’excellentes actionsdans un autre climat. Je te demande maintenant si je peux, d’aprèsces réflexions, conserver encore des remords, pour avoir parplaisir, ou par intérêt, commis en France un crime qui n’est qu’unevertu à la Chine ; si je dois me rendre très malheureuse, megêner prodigieusement, afin de pratiquer en France des actions quime feraient brûler au Siam ? Or, si le remords m’est qu’enraison de la défense, s’il ne naît que des débris du frein etnullement de l’action commise, est-ce un mouvement bien sage àlaisser subsister en soi ? n’est-il pas stupide de ne pasl’étouffer aussitôt ? Qu’on s’accoutume à considérer commeindifférente l’action qui vient de donner des remords ; qu’onla juge telle par l’étude réfléchie des mœurs et coutumes de toutesles nations de la terre ; en conséquence de ce travail, qu’onrenouvelle cette action, telle qu’elle soit, aussi souvent que celasera possible ; ou mieux encore, qu’on en fasse de plus fortesque celle que l’on combine, afin de se mieux accoutumer à celle-là,et l’habitude et la raison détruiront bientôt le remords ; ilsanéantiront bientôt ce mouvement ténébreux, seul fruit del’ignorance et de l’éducation. On sentira dès lors que dès qu’iln’est de crime réel à rien, il y a de la stupidité à se repentir,et de la pusillanimité à n’oser faire tout ce qui peut nous êtreutile ou agréable, quelles que soient les digues qu’il failleculbuter pour y parvenir. J’ai quarante-cinq ans, Thérèse, j’aicommis mon premier crime à quatorze ans. Celui-là m’affranchit detous les liens qui me gênaient ; je n’ai cessé depuis decourir à la fortune par une carrière qui en fut semée ; iln’en est pas un seul que je n’aie fait, ou fait faire… et je n’aijamais connu le remords. Quoi qu’il en soit, je touche au but,encore deux ou trois coups heureux et je passe, de l’état demédiocrité où je devais finir mes jours, à plus de cinquante millelivres de rente. Je te le répète, ma chère, jamais dans cette routeheureusement parcourue le remords ne m’a fait sentir sesépines ; un revers affreux me plongerait à l’instant dupinacle dans l’abîme, je ne l’éprouverais pas davantage, je meplaindrais des hommes ou de ma maladresse, mais je serais toujoursen paix avec ma conscience.

– Soit, répondis-je, madame, mais raisonnons un instant d’aprèsvos principes mêmes ; de quel droit prétendez-vous exiger quema conscience soit aussi ferme que la vôtre, dès qu’elle n’a pasété accoutumée dès l’enfance à vaincre les mêmes préjugés ? Aquel titre exigez-vous que mon esprit, qui n’est pas organisé commele vôtre, puisse adopter les mêmes systèmes ? Vous admettezqu’il y a une somme de bien et de mal dans la nature, et qu’il fauten conséquence une certaine quantité d’êtres qui pratiquent lebien, et une autre qui se livrent au mal. Le parti que je prendsest donc dans la nature ; et d’où exigeriez-vous d’après celaque je m’écartasse des règles qu’elle me prescrit ? Voustrouvez, dites-vous, le bonheur dans la carrière que vousparcourez : eh bien ! madame, d’où vient que je ne letrouverais pas également dans celle que je suis ? N’imaginezpas d’ailleurs que la vigilance des lois laisse en repos longtempscelui qui les enfreint ; vous venez d’en voir un exemplefrappant ; de quinze fripons parmi lesquels j’habitais, un sesauve, quatorze périssent ignominieusement…

– Et voilà donc ce que tu appelles un malheur ? reprit laDubois. Mais que fait cette ignominie à celui qui n’a plus deprincipes ? Quand on a tout franchi, quand l’honneur à nosyeux n’est plus qu’un préjugé, la réputation une choseindifférente, la religion une chimère, la mort un anéantissementtotal, n’est-ce donc pas la même chose alors de périr sur unéchafaud ou dans son lit ? Il y a deux espèces de scélératsdans le monde, Thérèse : celui qu’une fortune puissante, uncrédit prodigieux, met à l’abri de cette fin tragique, et celui quine l’évitera pas s’il est pris. Ce dernier, né sans bien, ne doitavoir qu’un seul désir, s’il a de l’esprit : devenir riche àquelque prix que ce puisse être ; s’il réussit, il a ce qu’ila voulu, il doit être content ; s’il est roué, queregrettera-t-il, puisqu’il n’a rien à perdre ? Les lois sontdonc nulles vis-à-vis de tous les scélérats, dès qu’ellesn’atteignent pas celui qui est puissant, et qu’il est impossible aumalheureux de les craindre, puisque leur glaive est sa seuleressource.

– Et croyez-vous, repris-je, que la Justice céleste n’attendepas dans un autre monde celui que le crime n’a pas effrayé danscelui-ci ?

– Je crois, reprit cette femme dangereuse, que s’il y avait unDieu, il y aurait moins de mal sur la terre ; je crois que sice mal y existe, ou ces désordres sont ordonnés par ce Dieu, etalors voilà un être barbare, ou il est hors d’état de lesempêcher : de ce moment, voilà un Dieu faible, et dans tousles cas, un être abominable, un être dont je dois braver la foudreet mépriser les lois. Ah ! Thérèse, l’athéisme ne vaut-il pasmieux que l’une ou l’autre de ces extrémités ? Voilà monsystème, chère fille, il est en moi depuis l’enfance, et je n’yrenoncerai sûrement de la vie.

– Vous me faites frémir, madame, dis-je en me levant,pardonnez-moi de ne pouvoir écouter davantage et vos sophismes etvos blasphèmes.

– Un moment, Thérèse, dit la Dubois en me retenant, si je nepeux vaincre ta raison, que je captive au moins ton cœur. J’aibesoin de toi, ne me refuse pas ton secours ; voilà millelouis, ils t’appartiennent dès que le coup sera fait.

N’écoutant ici que mon penchant à faire le bien, je demandaitout de suite à la Dubois ce dont il s’agissait, afin de prévenir,si je le pouvais, le crime qu’elle s’apprêtait à commettre.

– Le voilà, me dit-elle : as-tu remarqué ce jeune négociantde Lyon qui mange ici depuis quatre ou cinq jours ?

– Qui ? Dubreuil ?

– Précisément.

– Eh bien ?

– Il est amoureux de toi, il m’en a fait la confidence ;ton air modeste et doux lui plaît infiniment, il aime ta candeur,et ta vertu l’enchante. Cet amant romanesque a huit cent millefrancs en or ou en papier dans une petite cassette auprès de sonlit ; laisse-moi faire croire à cet homme que tu consens àl’écouter : que cela soit ou non, que t’importe ? Jel’engagerai à te proposer une promenade hors de la ville, je luipersuaderai qu’il avancera ses affaires avec toi pendant cettepromenade ; tu l’amuseras, tu le tiendras dehors le pluslongtemps possible, je le volerai dans cet intervalle, mais je nefuirai pas ; ses effets seront déjà à Turin, que je seraiencore dans Grenoble. Nous emploierons tout l’art possible pour ledissuader de jeter les yeux sur nous, nous aurons l’air de l’aiderdans ses recherches ; cependant mon départ sera annoncé, iln’étonnera point ; tu me suivras, et les mille louis te serontcomptés en touchant les terres du Piémont.

– J’accepte, madame, dis-je à la Dubois, bien décidée à prévenirDubreuil du vol que l’on voulait lui faire ; maisréfléchissez-vous, ajoutai-je pour mieux tromper cette scélérate,que si Dubreuil est amoureux de moi, je puis, en le prévenant, ouen me rendant à lui, en tirer bien plus que vous ne m’offrez pourle trahir ?

– Bravo ! me dit la Dubois, voilà ce que j’appelle unebonne écolière ; je commence à croire que le ciel t’a donnéplus d’art qu’à moi pour le crime. Eh bien ! continua-t-elleen écrivant, voilà mon billet de vingt mille écus : ose merefuser maintenant.

– Je m’en garderai bien, madame, dis-je en prenant le billet,mais n’attribuez au moins qu’à mon malheureux état, et ma faiblesseet le tort que j’ai de me rendre à vos séductions.

– Je voulais en faire un mérite à ton esprit, me dit laDubois : tu aimes mieux que j’en accuse ton malheur, ce seracomme tu le voudras ; sers-moi toujours, et tu serascontente.

Tout s’arrangea ; dès le même soir, je commençai à faire unpeu plus beau jeu à Dubreuil, et je reconnus effectivement qu’ilavait quelque goût pour moi.

Rien de plus embarrassant que ma situation : j’étais bienéloignée sans doute de me prêter au crime proposé, eût-il dû s’agirde dix mille fois plus d’or ; mais dénoncer cette femme étaitun autre chagrin pour moi ; il me répugnait extrêmementd’exposer à périr une créature à qui j’avais dû ma liberté dix ansauparavant. J’aurais voulu trouver le moyen d’empêcher le crimesans le faire punir, et avec toute autre qu’une scélérate consomméecomme la Dubois, j’y serais parvenue. Voilà donc à quoi je medéterminai, ignorant que les manœuvres sourdes de cette femmehorrible, non seulement dérangeraient tout l’édifice de mes projetshonnêtes, mais me puniraient même de les avoir conçus.

Au jour prescrit pour la promenade projetée, la Dubois nousinvite l’un et l’autre à dîner dans sa chambre ; nousacceptons, et le repas fait, Dubreuil et moi descendons pourpresser la voiture qu’on nous préparait ; la Dubois ne nousaccompagnant point, je me trouvai seule un instant avec Dubreuilavant que de partir.

– Monsieur, lui dis-je fort vite, écoutez-moi avecattention ; point d’éclat, et observez surtout rigoureusementce que je vais vous prescrire ; avez-vous un ami sûr danscette auberge ?

– Oui, j’ai un jeune associé sur lequel je puis compter commesur moi-même.

– Eh bien, monsieur, allez promptement lui ordonner de ne pasquitter votre chambre une minute de tout le temps que nous serons àla promenade.

– Mais j’ai la clé de cette chambre ; que signifie cesurplus de précaution ?

– Il est plus essentiel que vous ne croyez, monsieur usez-en, jevous en conjure, ou je ne sors point avec vous ; la femme chezqui nous avons dîné est une scélérate : elle n’arrange lapartie que nous allons faire ensemble que pour vous voler plus àl’aise pendant ce temps-là ; pressez-vous, monsieur, elle nousobserve, elle est dangereuse ; remettez votre clé à votreami ; qu’il aille s’établir dans votre chambre, et qu’il n’enbouge que nous ne soyons revenus. Je vous expliquerai tout le restedès que nous serons en voiture.

Dubreuil m’entend, il me serre la main pour me remercier, voledonner des ordres relatifs à l’avis qu’il reçoit, et revient. Nouspartons ; chemin faisant, je lui dénoue toute l’aventure, jelui raconte les miennes, et l’instruis des malheureusescirconstances de ma vie qui m’ont fait connaître une telle femme.Ce jeune homme honnête et sensible me témoigne la plus vivereconnaissance du service que je veux bien lui rendre ; ils’intéresse à mes malheurs, et me propose de les adoucir par le donde sa main.

– Je suis trop heureux de pouvoir réparer les torts que laFortune a envers vous, mademoiselle, me dit-il ; je suis monmaître, je ne dépends de personne ; je passe à Genève pour unplacement considérable des sommes que vos bons avis me sauvent,vous m’y suivrez ; en y arrivant je deviens votre époux, etvous ne paraissez à Lyon que sous ce titre, ou si vous l’aimezmieux, mademoiselle, si vous avez quelque défiance, ce ne sera quedans ma patrie même que je vous donnerai mon nom.

Une telle offre me flattait trop pour que j’osasse larefuser ; mais il ne me convenait pas non plus de l’acceptersans faire sentir à Dubreuil tout ce qui pourrait l’en fairerepentir ; il me sut gré de ma délicatesse, et ne me pressaqu’avec plus d’insistance… Malheureuse créature que j’étais !fallait-il que le bonheur ne s’offrît à moi que pour me pénétrerplus vivement du chagrin de ne jamais pouvoir le saisir !fallait-il donc qu’aucune vertu ne pût naître en mon cœur sans mepréparer des tourments !

Notre conversation nous avait déjà conduits à deux lieues de laville, et nous allions descendre pour jouir de la fraîcheur dequelques avenues sur le bord de l’Isère, où nous avions dessein denous promener, lorsque tout à coup Dubreuil me dit qu’il setrouvait fort mal… Il descend, d’affreux vomissements lesurprennent ; je le fais aussitôt remettre dans la voiture, etnous revolons en hâte à la ville. Dubreuil est si mal qu’il faut leporter dans sa chambre ; son état surprend son associé quenous y trouvons, et qui, selon ses ordres, n’en était passorti ; un médecin arrive : juste ciel ! Dubreuilest empoisonné ! A peine apprends-je cette fatale nouvelle,que je cours à l’appartement de la Dubois ; l’infâme !elle était partie ; je passe chez moi, mon armoire est forcée,le peu d’argent et de hardes que je possède est enlevé ; laDubois, m’assure-t-on, court depuis trois heures du côté de Turin.Il n’était pas douteux qu’elle ne fût l’auteur de cette multitudede crimes ; elle s’était présentée chez Dubreuil ; piquéed’y trouver du monde, elle s’était vengée sur moi, et elle avaitempoisonné Dubreuil, en dînant, pour qu’au retour, si elle avaitréussi à le voler, ce malheureux jeune homme, plus occupé de sa vieque de poursuivre celle qui dérobait sa fortune, la laissât fuir ensûreté, et pour que l’accident de sa mort arrivant pour ainsi diredans mes bras, je pusse en être plus vraisemblablement soupçonnéequ’elle ; rien ne nous apprit ses combinaisons, mais était-ilpossible qu’elles fussent différentes ?

Je revolai chez Dubreuil : on ne me laisse plus approcherde lui ; je me plains de ces refus, on m’en dit la cause. Lemalheureux expire, et ne s’occupe plus que de Dieu. Cependant ilm’a disculpée ; je suis innocente, assure-t-il ; ildéfend expressément que l’on me poursuive ; il meurt. A peinea-t-il fermé les yeux, que son associé se hâte de venir me donnerdes nouvelles, en me conjurant d’être tranquille. Hélas !pouvais-je l’être ? pouvais-je ne pas pleurer amèrement laperte d’un homme qui s’était si généreusement offert à me tirer del’infortune ? pouvais-je ne pas déplorer un vol qui meremettait dans la misère, dont je ne faisais que de sortir ?Effroyable créature ! m’écriai-je ; si c’est là queconduisent tes principes, faut-il s’étonner qu’on les abhorre, etque les honnêtes gens les punissent ! Mais je raisonnais enpartie lésée, et la Dubois qui ne voyait que son bonheur, sonintérêt, dans ce qu’elle avait entrepris, concluait sans doute biendifféremment.

Je confiai tout à l’associé de Dubreuil, qui se nommait Valbois,et ce qu’on avait combiné contre celui qu’il perdait, et ce quim’était arrivé à moi-même. Il me plaignit, regretta biensincèrement Dubreuil et blâma l’excès de délicatesse qui m’avaitempêchée de m’aller plaindre aussitôt que j’avais été instruite desprojets de la Dubois. Nous combinâmes que ce monstre, auquel il nefallait que quatre heures pour se mettre en pays de sûreté, yserait plus tôt que nous n’aurions avisé à la fairepoursuivre ; qu’il nous en coûterait beaucoup de frais ;que le maître de l’auberge, vivement compromis dans la plainte quenous ferions, et se défendant avec éclat, finirait peut-être parm’écraser moi-même, moi… qui ne semblais respirer à Grenoble qu’enéchappée de la potence. Ces raisons me convainquirent etm’effrayèrent même tellement que je me résolus de partir de cetteville sans prendre congé de M. S***, mon protecteur. L’ami deDubreuil approuva ce parti ; il ne me cacha point que si toutecette aventure se réveillait, les dépositions qu’il serait obligéde faire me compromettraient, quelles que fussent ses précautions,tant à cause de mon intimité avec la Dubois, qu’en raison de madernière promenade avec son ami ; qu’il me conseillait donc,d’après cela, de partir tout de suite sans voir personne, bien sûreque de son côté il n’agirait jamais contre moi qu’il croyaitinnocente, et qu’il ne pouvait accuser que de faiblesse dans toutce qui venait d’arriver.

En réfléchissant aux avis de Valbois, je reconnus qu’ils étaientd’autant meilleurs, qu’il paraissait aussi certain que j’avaisl’air coupable, comme il était sûr que je ne l’étais pas ; quela seule chose qui parlât en ma faveur, la recommandation faite àDubreuil à l’instant de la promenade, mal expliquée, m’avait-ondit, par lui à l’article de la mort, ne deviendrait pas une preuveaussi triomphante que je devais y compter ; moyennant quoi jeme décidai promptement. J’en fis part à Valbois.

– Je voudrais, me dit-il, que mon ami m’eût chargé de quelquesdispositions favorables pour vous, je les remplirais avec le plusgrand plaisir, je voudrais même qu’il m’eût dit que c’était à vousqu’il devait le conseil de garder sa chambre ; mais il n’arien fait de tout cela ; je suis donc contraint à me borner àla seule exécution de ses ordres. Les malheurs que vous avezéprouvés pour lui me décideraient à faire quelque chose demoi-même, si je le pouvais, mademoiselle, mais je commence lecommerce, je suis jeune, ma fortune est bornée, je suis obligé derendre à l’instant les comptes de Dubreuil à sa famille ;permettez donc que je me restreigne au seul petit service que jevous conjure d’accepter : voilà cinq louis, et voilà unehonnête marchande de Chalon-sur-Saône, ma patrie ; elle yretourne après s’être arrêtée vingt-quatre heures à Lyon oùl’appellent quelques affaires ; je vous remets entre sesmains. Mme Bertrand, continua Valbois, en me conduisant àcette femme, voici la jeune personne dont je vous ai parlé ;je vous la recommande, elle désire de se placer. Je vous prie avecles mêmes instances que s’il s’agissait de ma propre sœur, de vousdonner tous les mouvements possibles pour lui trouver dans notreville quelque chose qui convienne à son personnel, à sa naissanceet à son éducation ; qu’il ne lui en coûte rien jusque-là, jevous tiendrai compte de tout à la première vue. Adieu,mademoiselle, continua Valbois en me demandant la permission dem’embrasser ; Mme Bertrand part demain à la pointe dujour ; suivez-la, et qu’un peu plus de bonheur puisse vousaccompagner dans une ville où j’aurai peut-être la satisfaction devous revoir bientôt.

L’honnêteté de ce jeune homme, qui foncièrement ne me devaitrien, me fit verser des larmes. Les bons procédés sont bien douxquand on en éprouve depuis si longtemps d’odieux. J’acceptai sesdons en lui jurant que je n’allais travailler qu’à me mettre enétat de pouvoir les lui rendre un jour. Hélas ! pensai-je enme retirant, si l’exercice d’une nouvelle vertu vient de meprécipiter dans l’infortune, au moins, pour la première fois de mavie, l’espérance d’une consolation s’offre-t-elle dans ce gouffreépouvantable de maux, où la vertu me précipite encore.

Il était de bonne heure : le besoin de respirer me fitdescendre sur le quai de l’Isère, à dessein de m’y promenerquelques instants ; et, comme il arrive presque toujours enpareil cas, mes réflexions me conduisirent fort loin. Me trouvantdans un endroit isolé, je m’y assis pour penser avec plus deloisir. Cependant la nuit vint sans que je pensasse à me retirer,lorsque tout à coup je me sentis saisie par trois hommes. L’un memet une main sur la bouche, et les deux autres me jettentprécipitamment dans une voiture, y montent avec moi, et nousfendons les airs pendant trois grandes heures, sans qu’aucun de cesbrigands daignât ni me dire une parole ni répondre à aucune de mesquestions. Les stores étaient baissés, je ne voyais rien. Lavoiture arrive près d’une maison, des portes s’ouvrent pour larecevoir, et se referment aussitôt. Mes guides m’emportent, me fonttraverser ainsi plusieurs appartements très sombres, et me laissentenfin dans un, près duquel est une pièce où j’aperçois de lalumière.

– Reste là, me dit un de mes ravisseurs en se retirant avec sescamarades, tu vas bientôt voir des gens de connaissance.

Et ils disparaissent, refermant avec soin toutes les portes.Presque en même temps, celle de la chambre où j’apercevais de laclarté s’ouvre, et j’en vois sortir, une bougie à la main…oh ! madame, devinez qui ce pouvait être… la Dubois ! …la Dubois elle-même, ce monstre épouvantable, dévoré sans doute duplus ardent désir de la vengeance.

– Venez, charmante fille, me dit-elle arrogamment, venezrecevoir la récompense des vertus où vous vous êtes livrée à mesdépens… Et me serrant la main avec colère : Ah !scélérate, je t’apprendrai à me trahir !

– Non, non, madame, lui dis-je précipitamment, non, je ne vousai point trahie : informez-vous, je n’ai pas fait la moindreplainte qui puisse vous donner de l’inquiétude, je n’ai pas dit lemoindre mot qui puisse vous compromettre.

– Mais ne t’es-tu pas opposée au crime que je méditais ? nel’as-tu pas empêché, indigne créature ? Il faut que tu en soispunie…

Et comme nous entrions, elle n’eut pas le temps d’en diredavantage. L’appartement où l’on me faisait passer était aussisomptueux que magnifiquement éclairé ; au fond, sur uneottomane, était un homme en robe de chambre de taffetas flottante,d’environ quarante ans, et que je vous peindrai bientôt.

– Monseigneur, dit la Dubois en me présentant à lui, voilà lajeune personne que vous avez voulue, celle à laquelle tout Grenobles’intéresse… la célèbre Thérèse, en un mot, condamnée à être pendueavec des faux-monnayeurs, et depuis délivrée à cause de soninnocence et de sa vertu. Reconnaissez mon adresse à vous servir,monseigneur ; vous me témoignâtes, il y a quatre jours,l’extrême désir que vous aviez de l’immoler à vos passions ;et je vous la livre aujourd’hui. Peut-être la préférerez-vous àcette jolie pensionnaire du couvent des Bénédictines de Lyon, quevous avez désirée de même, et qui va nous arriver dansl’instant : cette dernière a sa vertu physique et morale,celle-ci n’a que celle des sentiments ; mais elle fait partiede son existence, et vous ne trouverez nulle part une créature plusremplie de candeur et d’honnêteté. Elles sont l’une et l’autre àvous, monseigneur : ou vous les expédierez toutes deux cesoir, ou l’une aujourd’hui, l’autre demain. Pour moi, je vousquitte : les bontés que vous avez pour moi m’ont engagée àvous faire part de mon aventure de Grenoble. Un homme mort,monseigneur, un homme mort ! je me sauve.

– Eh ! non, non, femme charmante, s’écria le maître dulieu, non, reste et ne crains rien quand je te protège : tu esl’âme de mes plaisirs ; toi seule possèdes l’art de lesexciter et de les satisfaire, et plus tu redoubles tes crimes, plusma tête s’échauffe pour toi… Mais elle est jolie, cette Thérèse… Ets’adressant à moi : Quel âge avez-vous, mon enfant ?

– Vingt-six ans, monseigneur, répondis-je, et beaucoup dechagrins.

– Oui, des chagrins, des malheurs ; je sais tout cela,c’est ce qui m’amuse, c’est ce que j’ai voulu ; nous allons ymettre ordre, nous allons terminer tous vos revers ; je vousréponds que dans vingt-quatre heures vous ne serez plusmalheureuse… Et avec d’affreux éclats de rire : N’est-il pasvrai, Dubois, que j’ai un moyen sûr pour terminer les malheursd’une jeune fille ?

– Assurément, dit cette odieuse créature ; et si Thérèsen’était pas de mes amies, je ne vous l’aurais pas amenée ;mais il est juste que je la récompense de ce qu’elle a fait pourmoi. Vous n’imagineriez jamais, monseigneur, combien cette chèrecréature m’a été utile dans ma dernière entreprise deGrenoble ; vous avez bien voulu vous charger de mareconnaissance, et je vous conjure de m’acquitter amplement.

L’obscurité de ces propos, ceux que la Dubois m’avait tenus enentrant, l’espèce d’homme à qui j’avais affaire, cette jeune fillequ’on annonçait encore, tout remplit à l’instant mon imaginationd’un trouble qu’il serait difficile de vous peindre. Une sueurfroide s’exhale de mes pores, et je suis prête à tomber endéfaillance : tel est l’instant où les procédés de cet hommefinissent enfin par m’éclairer. Il m’appelle, il débute par deux outrois baisers où nos bouches sont forcées de s’unir ; ilattire ma langue, il la suce, et la sienne au fond de mon gosiersemble y pomper jusqu’à ma respiration. Il me fait pencher la têtesur sa poitrine, et relevant mes cheveux, il observe attentivementla nuque de mon cou.

– Oh ! c’est délicieux, s’écrie-t-il en pressant fortementcette partie ; je n’ai jamais rien vu de si bienattaché : ce sera divin à faire sauter.

Ce dernier propos fixa tous mes doutes : je vis bien quej’étais encore chez un de ces libertins à passions cruelles, dontles plus chères voluptés consistent à jouir des douleurs ou de lamort des malheureuses victimes qu’on leur procure à force d’argent,et que je courais risque d’y perdre la vie.

En cet instant, on frappe à la porte ; la Dubois sort, etramène aussitôt la jeune Lyonnaise dont elle venait de parler.

Tâchons de vous esquisser maintenant les deux nouveauxpersonnages avec lesquels vous allez me voir. Le monseigneur, dontje n’ai jamais su le nom ni l’état, était, comme je vous l’ai dit,un homme de quarante ans, mince, maigre, mais vigoureusementconstitué ; des muscles presque toujours gonflés, s’élevantsur ses bras couverts d’un poil rude et noir, annonçaient en lui laforce avec la santé ; sa figure était pleine de feu, ses yeuxpetits, noirs et méchants, ses dents belles, et de l’esprit danstous ses traits ; sa taille bien prise était au-dessus de lamédiocre, et l’aiguillon de l’amour, que je n’eus que tropd’occasions de voir et de sentir, joignait à la longueur d’un pied,plus de huit pouces de circonférence. Cet instrument, sec, nerveux,toujours écumant, et sur lequel se voyaient de grosses veines quile rendaient encore plus redoutable, fut en l’air pendant les cinqou six heures que dura cette séance, sans s’abaisser une minute. Jen’avais point encore trouvé d’homme si velu : il ressemblait àces faunes que la fable nous peint. Ses mains sèches et duresétaient terminées par des doigts dont la force était celle d’unétau ; quant à son caractère, il me parut dur, brusque, cruel,son esprit tourné à une sorte de sarcasmes et de taquinerie faitspour redoubler les maux où l’on voyait bien qu’il fallaits’attendre avec un tel homme.

Eulalie était le nom de la petite Lyonnaise. Il suffisait de lavoir pour juger de sa naissance et de sa vertu : elle étaitfille d’une des meilleures maisons de la ville où les scélératessesde la Dubois l’avaient enlevée, sous le prétexte de la réunir à unamant qu’elle idolâtrait ; elle possédait, avec une candeur etune naïveté enchanteresses, une des plus délicieuses physionomiesqu’il soit possible d’imaginer. Eulalie, à peine âgée de seize ans,avait une vraie figure de vierge ; son innocence et sa pudeurembellissaient à l’envi ses traits : elle avait peu decouleur, mais elle n’en était que plus intéressante ; etl’éclat de ses beaux yeux noirs rendait à sa jolie mine tout le feudont cette pâleur semblait la priver d’abord ; sa bouche unpeu grande était garnie des plus belles dents, sa gorge, déjà trèsformée, semblait encore plus blanche que son teint : elleétait faite à peindre, mais rien n’était aux dépens del’embonpoint ; ses formes étaient rondes et fournies, toutesses chairs fermes, douces et potelées. La Dubois prétendit qu’ilétait impossible de voir un plus beau cul : peu connaisseuseen cette partie, vous me permettrez de ne pas décider. Une mousselégère ombrageait le devant ; des cheveux blonds, superbes,flottant sur tous ces charmes, les rendaient plus piquantsencore ; et pour compléter son chef-d’œuvre, la nature, quisemblait la former à plaisir, l’avait douée du caractère le plusdoux et le plus aimable. Tendre et délicate fleur, ne deviez-vousdonc embellir un instant la terre que pour être aussitôtflétrie !

– Oh ! madame, dit-elle à la Dubois en la reconnaissant,est-ce donc ainsi que vous m’avez trompée !… Juste ciel !où m’avez-vous conduite ?

– Vous l’allez voir, mon enfant, lui dit le maître de la maisonen l’attirant brusquement vers lui et commençant déjà ses baisers,pendant qu’une de mes mains l’excitait par son ordre.

Eulalie voulut se défendre, mais la Dubois, la pressant sur celibertin, lui enlève toute possibilité de se soustraire. La séancefut longue ; plus la fleur était fraîche, plus ce frelon impuraimait à la pomper. A ses suçons multipliés succéda l’examen ducou ; et je sentis qu’en le palpant, le membre que j’excitaisprenait encore plus d’énergie.

– Allons, dit monseigneur, voilà deux victimes qui vont mecombler d’aise : tu seras bien payée, Dubois, car je suis bienservi. Passons dans mon boudoir : suis-nous, chère femme,suis-nous, continue-t-il en nous emmenant ; tu partiras cettenuit, mais j’ai besoin de toi pour la soirée.

La Dubois se résigne, et nous passons dans le cabinet desplaisirs de ce débauché, où l’on nous fait mettre toutes nues.

Oh ! madame, je n’entreprendrai pas de vous représenter lesinfamies dont je fus à la fois et témoin et victime. Les plaisirsde ce monstre étaient ceux d’un bourreau. Ses uniques voluptésconsistaient à trancher des têtes. Ma malheureuse compagne…Oh ! non, madame… Oh ! non, n’exigez pas que je finisse…J’allais avoir le même sort ; encouragé par la Dubois, cemonstre se décidait à rendre mon supplice plus horrible encore,lorsqu’un besoin de réparer tous deux leurs forces les engage à semettre à table… Quelle débauche ! Mais dois-je m’en plaindre,puisqu’elle me sauva la vie ? Excédés de vin et de nourriture,tous deux tombèrent ivres morts avec les débris de leur souper. Apeine les vois-je là, que je saute sur un jupon et un mantelet quela Dubois venait de quitter pour être encore plus immodeste auxyeux de son patron, je prends une bougie, je m’élance versl’escalier : cette maison dégarnie de valets n’offre rien quis’oppose à mon évasion, un se rencontre, je lui dis avec l’air del’effroi de voler vers son maître qui se meurt, et je gagne laporte sans plus trouver de résistance. J’ignorais les chemins, onne me les avait pas laissé voir, je prends le premier qui s’offre àmoi… C’est celui de Grenoble ; tout nous sert quand la Fortunedaigne nous rire un moment ; on était encore couché dansl’auberge, je m’y introduis secrètement et vole en hâte à lachambre de Valbois. Je frappe, Valbois s’éveille et me reconnaît àpeine en l’état où je suis ; il me demande ce quim’arrive ; je lui raconte les horreurs dont je viens d’être àla fois et la victime et le témoin.

– Vous pouvez faire arrêter la Dubois, lui dis-je, elle n’estpas loin d’ici, peut-être me sera-t-il possible d’indiquer lechemin… La malheureuse ! indépendamment de tous ses crimes,elle m’a pris encore et mes hardes et les cinq louis que vousm’avez donnés.

– Oh ! Thérèse, me dit Valbois, vous êtes assurément lafille la plus infortunée qu’il y ait au monde, mais vous le voyezpourtant, honnête créature, au milieu des maux qui vous accablent,une main céleste vous conserve ; que ce soit pour vous unmotif de plus d’être toujours vertueuse, jamais les bonnes actionsne sont sans récompense. Nous ne poursuivrons point la Dubois, mesraisons de la laisser en paix sont les mêmes que celles que je vousexposais hier ; réparons seulement les maux qu’elle vous afaits, voilà d’abord l’argent qu’elle vous a pris.

Une heure après une couturière m’apporta deux vêtements completset du linge.

– Mais il faut partir, Thérèse, me dit Valbois, il faut partirdans cette journée même ; la Bertrand y compte, je l’aiengagée à retarder de quelques heures pour vous, rejoignez-la.

– Ô vertueux jeune homme ! m’écriai-je en tombant dans lesbras de mon bienfaiteur, puisse le ciel vous rendre un jour tousles biens que vous me faites !

– Allez, Thérèse, me répondit Valbois en m’embrassant, lebonheur que vous me souhaitez… j’en jouis déjà, puisque le vôtreest mon ouvrage… Adieu.

Voilà comme je quittai Grenoble, madame, et si je ne trouvai pasdans cette ville toute la félicité que j’y avais supposée, au moinsne rencontrai-je dans aucune, comme dans celle-là, tant d’honnêtesgens réunis pour plaindre ou calmer mes maux.

Nous étions, ma conductrice et moi, dans un petit chariotcouvert attelé d’un cheval que nous conduisions du fond de cettevoiture ; là étaient les marchandises de Mme Bertrand, etune petite fille de quinze mois qu’elle nourrissait encore, et queje ne tardai pas pour mon malheur de prendre bientôt dans une aussigrande amitié que pouvait le faire celle qui lui avait donné lejour.

C’était d’ailleurs une assez vilaine femme que cette Bertrand,soupçonneuse, bavarde, commère ennuyeuse et bornée. Nousdescendions régulièrement chaque soir tous ses effets dansl’auberge, et nous couchions dans la même chambre. Jusqu’à Lyon,tout se passa fort bien, mais pendant les trois jours dont cettefemme avait besoin pour ses affaires, je fis dans cette ville unerencontre à laquelle j’étais loin de m’attendre.

Je me promenais l’après-midi sur le quai du Rhône avec une desfilles de l’auberge que j’avais priée de m’accompagner, lorsquej’aperçus tout à coup le Révérend Père Antonin deSainte-Marie-des-Bois, maintenant supérieur de la maison de sonordre située en cette ville. Ce moine m’aborde, et après m’avoirtout bas aigrement reproché ma fuite, et m’avoir fait entendre queje courais de grands risques d’être reprise, s’il en donnait avisau couvent de Bourgogne, il m’ajouta, en se radoucissant, qu’il neparlerait de rien si je voulais à l’instant même le venir voir danssa nouvelle habitation avec la fille qui m’accompagnait, et qui luiparaissait de bonne prise ; puis faisant haut la mêmeproposition à cette créature :

– Nous vous payerons bien l’une et l’autre, dit le monstre, noussommes dix dans notre maison, et je vous promets au moins un louisde chaque, si votre complaisance est sans bornes.

Je rougis prodigieusement de ces propos ; un moment, jeveux faire croire au moine qu’il se trompe : n’y réussissantpas, j’essaie des signes pour le contenir, mais rien n’en impose àcet insolent, et ses sollicitations n’en deviennent que pluschaudes ; enfin, sur nos refus réitérés de le suivre, il seborne à nous demander instamment notre adresse ; pour medébarrasser de lui, je lui en donne une fausse : il l’écritdans son portefeuille, et nous quitte en nous assurant qu’il nousreverra bientôt.

En nous en retournant à l’auberge, j’expliquai comme je pusl’histoire de cette malheureuse connaissance à la fille quim’accompagnait ; mais soit que ce que je lui dis ne lasatisfît point, soit qu’elle eût peut-être été très fâchée d’unacte de vertu de ma part qui la privait d’une aventure où elleaurait autant gagné, elle bavarda ; je n’eus que trop lieu dem’en apercevoir aux propos de la Bertrand, lors de la malheureusecatastrophe que je vais bientôt vous raconter. Cependant le moinene parut point, et nous partîmes.

Sorties tard de Lyon, nous ne pûmes, ce premier jour, coucherqu’à Villefranche, et ce fut là, madame, que m’arriva le malheuraffreux qui me fait aujourd’hui paraître devant vous comme unecriminelle, sans que je l’aie été davantage dans cette funestecirconstance de ma vie que dans aucune de celles où vous m’avez vuesi injustement accablée des coups du sort, et sans qu’autre chosem’ait conduite dans l’abîme que la bonté de mon cœur et laméchanceté des hommes.

Arrivées sur les six heures du soir à Villefranche, nous nousétions pressées de souper et de nous coucher, afin d’entreprendreune plus forte marche le lendemain ; il n’y avait pas deuxheures que nous reposions, lorsque nous fûmes réveillées par unefumée affreuse ; persuadées que le feu n’est pas loin, nousnous levons en hâte. Juste ciel ! les progrès de l’incendien’étaient déjà que trop effrayants, nous ouvrons notre porte àmoitié nues et n’entendons autour de nous que le fracas des mursqui s’écroulent, le bruit des charpentes qui se brisent, et leshurlements épouvantables de ceux qui tombent dans les flammes.Entourées de ces flammes dévorantes, nous ne savons déjà plus oùfuir ; pour échapper à leur violence, nous nous précipitonsdans leur foyer, et nous nous trouvons bientôt confondues avec lafoule des malheureux qui cherchent, comme nous, leur salut dans lafuite. Je me souviens alors que ma conductrice, plus occupée d’elleque de sa fille, n’a pas songé à la garantir de la mort ; sansl’en prévenir, je vole dans notre chambre au travers des flammesqui m’atteignent et me brûlent en plusieurs endroits ; jesaisis la pauvre petite créature ; je m’élance pour larapporter à sa mère, m’appuyant sur une poutre à moitiéconsumée : le pied me manque, mon premier mouvement est demettre mes mains au-devant de moi ; cette impulsion de lanature me force à lâcher le précieux fardeau que je tiens… Ilm’échappe, et la malheureuse enfant tombe dans le feu sous les yeuxde sa mère. En cet instant je suis saisie moi-même… onm’entraîne ; trop émue pour rien distinguer, j’ignore si cesont des secours ou des périls qui m’environnent, mais je ne suispour mon malheur que trop tôt éclaircie, lorsque, jetée dans unechaise de poste, je m’y trouve à côté de la Dubois qui, me mettantun pistolet sur la tempe, me menace de me brûler la cervelle si jeprononce un mot…

– Ah ! scélérate, me dit-elle, je te tiens pour le coup, etcette fois tu ne m’échapperas plus.

– Oh ! madame, vous ici ! m’écriai-je.

– Tout ce qui vient de se passer est mon ouvrage, me répondit cemonstre ; c’est par un incendie que je t’ai sauvé lejour ; c’est par un incendie que tu vas le perdre ; jet’aurais poursuivie jusqu’aux enfers, s’il l’eût fallu, pour teravoir. Monseigneur devint furieux quand il apprit tonévasion ; j’ai deux cents louis par fille que je lui procure,et non seulement il ne voulut pas me payer Eulalie, mais il memenaça de toute sa colère si je ne te ramenais pas. Je t’aidécouverte, je t’ai manquée de deux heures à Lyon ; hier,j’arrivai à Villefranche une heure après toi, j’ai mis le feu àl’auberge par le moyen des satellites que j’ai toujours à mesgages ; je voulais te brûler ou t’avoir ; je t’ai, je tereconduis dans une maison que ta fuite a précipitée dans le troubleet dans l’inquiétude, et t’y ramène, Thérèse, pour y être traitéed’une cruelle manière. Monseigneur a juré qu’il n’aurait pas desupplices assez effrayants pour toi, et nous ne descendons pas dela voiture que nous ne soyons chez lui. Eh bien ! Thérèse, quepenses-tu maintenant de la vertu ?

– Oh, madame ! qu’elle est bien souvent la proie ducrime ; qu’elle est heureuse quand elle triomphe ; maisqu’elle doit être l’unique objet des récompenses de Dieu dans leciel, si les forfaits de l’homme parviennent à l’écraser sur laterre.

– Tu ne seras pas longtemps sans savoir, Thérèse, s’il estvraiment un Dieu qui punisse ou qui récompense les actions deshommes… Ah ! si dans le néant éternel où tu vas rentrer tout àl’heure, il t’était permis de penser, combien tu regretterais lessacrifices infructueux que ton entêtement t’a forcée de faire à desfantômes qui ne t’ont jamais payée qu’avec des malheurs !…Thérèse, il en est encore temps, veux-tu être ma complice ? Jete sauve, il est plus fort que moi de te voir échouer sans cessedans les routes dangereuses de la vertu. Quoi ! tu n’es pasencore assez punie de ta sagesse et de tes faux principes ?Quelles infortunes veux-tu donc pour te corriger ? Quelsexemples te sont nécessaires pour te convaincre que le parti que tuprends est le plus mauvais de tous, et qu’ainsi que je te l’ai ditcent fois, on ne doit s’attendre qu’à des revers quand, prenant lafoule à rebours, on veut être seule vertueuse dans une société toutà fait corrompue ? Tu comptes sur un Dieu vengeur :détrompe-toi, Thérèse, détrompe-toi, le Dieu que tu te forges n’estqu’une chimère dont la sotte existence ne se trouva jamais que dansla tête des fous ; c’est un fantôme inventé par la méchancetédes hommes, qui n’a pour but que de les tromper, ou de les armerles uns contre les autres. Le plus important service qu’on eût puleur rendre eût été d’égorger sur-le-champ le premier imposteur quis’avisa de leur parler d’un Dieu. Que de sang un seul meurtre eûtépargné dans l’univers ! Va, va, Thérèse, la nature toujoursagissante, toujours active n’a nullement besoin d’un maître pour ladiriger. Et si ce maître existait effectivement, après tous lesdéfauts dont il a rempli ses œuvres, mériterait-il de nous autrechose que des mépris et des outrages ? Ah ! s’il existe,ton Dieu, que je le hais, Thérèse, que je l’abhorre ! Oui, sicette existence était vraie, je l’avoue, le seul plaisir d’irriterperpétuellement celui qui en serait revêtu deviendrait le plusprécieux dédommagement de la nécessité où je me trouverais alorsd’ajouter quelque croyance en lui… Encore une fois, Thérèse,veux-tu devenir ma complice ? Un coup superbe se présente,nous l’exécuterons avec du courage ; je te sauve la vie si tul’entreprends. Le seigneur chez qui nous allons, et que tu connais,s’isole dans la maison de campagne où il fait ses parties ; legenre dont tu vois qu’elles sont l’exige ; un seul valetl’habite avec lui, quand il y va pour ses plaisirs : l’hommequi court devant cette chaise, toi et moi, chère fille, nous voilàtrois contre deux. Quand ce libertin sera dans le feu de sesvoluptés, je me saisirai du sabre dont il tranche la vie de sesvictimes, tu le tiendras, nous le tuerons, et mon homme pendant cetemps-là assommera son valet. Il y a de l’argent caché dans cettemaison ; plus de huit cent mille francs, Thérèse, j’en suissûre, le coup en vaut la peine… Choisis, sage créature,choisis : la mort, ou me servir ; si tu me trahis, si tului fais part de mon projet, je t’accuserai seule, et ne doute pasque je ne l’emporte par la confiance qu’il eut toujours en moi…Réfléchis bien avant que de me répondre ; cet homme est unscélérat : donc, en l’assassinant lui-même, nous ne faisonsqu’aider aux lois desquelles il a mérité la rigueur. Il n’y a pasde jour, Thérèse, où ce coquin n’assassine une fille : est-cedonc outrager la vertu que de punir le crime ? Et laproposition raisonnable que je te fais alarmera-t-elle encore tesfarouches principes ?

– N’en doutez pas, madame, répondis-je, ce n’est pas dans la vuede corriger le crime que vous me proposez cette action, c’est dansle seul motif d’en commettre un vous-même : il ne peut donc yavoir qu’un très grand mal à faire ce que vous dites, et nulleapparence de légitimité. Il y a mieux : n’eussiez-vous mêmepour dessein que de venger l’humanité des horreurs de cet homme,vous feriez encore mal de l’entreprendre, ce soin ne vous regardepas : les lois sont faites pour punir les coupables,laissons-les agir, ce n’est pas à nos faibles mains que l’Êtresuprême a confié leur glaive ; nous ne nous en servirions passans les outrager elles-mêmes.

– Eh bien ! tu mourras, indigne créature, reprit la Duboisen fureur, tu mourras : ne te flatte plus d’échapper à tonsort.

– Que m’importe, répondis-je avec tranquillité, je seraidélivrée de tous mes maux, le trépas n’a rien qui m’effraie, c’estle dernier sommeil de la vie, c’est le repos du malheureux…

Et cette bête féroce s’élançant à ces mots sur moi, je crusqu’elle allait m’étrangler ; elle me donna plusieurs coupsdans le sein, mais me lâcha pourtant aussitôt que je criai, dans lacrainte que le postillon ne m’entendît.

Cependant nous avancions fort vite ; l’homme qui couraitdevant faisait préparer nos chevaux, et nous n’arrêtions à aucuneposte. A l’instant des relais, la Dubois reprenait son arme et mela tenait contre le cœur… Qu’entreprendre ?… En vérité, mafaiblesse et ma situation m’abattaient au point de préférer la mortaux peines de m’en garantir.

Nous étions prêtes d’entrer dans le Dauphiné, lorsque six hommesà cheval, galopant à toute bride derrière notre voiture,l’atteignirent et forcèrent, le sabre à la main, notre postillon às’arrêter. Il y avait à trente pas du chemin une chaumière où cescavaliers que nous reconnûmes bientôt pour être de la maréchaussée,ordonnent au postillon d’amener la voiture : quand elle y est,ils nous font descendre, et nous entrons tous chez le paysan. LaDubois, avec une effronterie inimaginable dans une femme couvertede crimes, et qui se trouve arrêtée, demanda avec hauteur à cescavaliers si elle était connue d’eux, et de quel droit ils enusaient de cette manière avec une femme de son rang ?

– Nous n’avons pas l’honneur de vous connaître, madame, ditl’exempt ; mais nous sommes certains que vous avez dans votrevoiture une malheureuse qui mit hier le feu à la principale aubergede Villefranche. Puis, me considérant : Voilà son signalement,madame, nous ne nous trompons pas ; ayez la bonté de nous laremettre et de nous apprendre comment une personne aussirespectable que vous paraissez l’être a pu se charger d’une tellefemme.

– Rien que de simple à cet événement, répondit la Dubois plusinsolente encore, et je ne prétends ni vous la cacher, ni prendrele parti de cette fille, s’il est certain qu’elle soit coupable ducrime affreux dont vous parlez. Je logeais comme elle hier à cetteauberge de Villefranche, j’en partis au milieu de ce trouble, etcomme je montais dans la voiture, cette fille s’élança vers moi enimplorant ma compassion, en me disant qu’elle venait de tout perdredans cet incendie, qu’elle me suppliait de la prendre avec moijusqu’à Lyon où elle espérait de se placer. Écoutant bien moins maraison que mon cœur, j’acquiesçai à ses demandes ; une foisdans ma chaise, elle s’offrit à me servir ; imprudemmentencore, je consentis à tout, et je la menais en Dauphiné où sontmes biens et ma famille. Assurément c’est une leçon, je reconnaisbien à présent tous les inconvénients de la pitié ; je m’encorrigerai. La voilà, messieurs, la voilà ; Dieu me garde dem’intéresser à un tel monstre ! je l’abandonne à la sévéritédes lois, et vous supplie de cacher avec soin le malheur que j’aieu de la croire un instant.

Je voulus me défendre, je voulus dénoncer la vraiecoupable ; mes discours furent traités de récriminationscalomniatrices dont la Dubois ne se défendait qu’avec un sourireméprisant. Ô funestes effets de la misère et de la prévention, dela richesse et de l’insolence ! Était-il possible qu’une femmequi se faisait appeler madame la baronne de Fulconis, qui affichaitle luxe, qui se donnait des terres, une famille, se pouvait-ilqu’une telle femme pût se trouver coupable d’un crime où elle neparaissait pas avoir le plus mince intérêt ? Tout ne mecondamnait-il pas, au contraire ? J’étais sans protection,j’étais pauvre, il était bien certain que j’avais tort.

L’exempt me lut les plaintes de la Bertrand. C’était elle quim’avait accusée ; j’avais mis le feu dans l’auberge pour lavoler plus à mon aise, elle l’avait été jusqu’au dernier sou ;j’avais jeté son enfant dans le feu, pour que le désespoir où cetévénement allait la plonger, en l’aveuglant sur le reste, ne luipermît pas de voir mes manœuvres : j’étais d’ailleurs, avaitajouté la Bertrand, une fille de mauvaise vie, échappée du gibet àGrenoble, et dont elle ne s’était sottement chargée que par excèsde complaisance pour un jeune homme de son pays, mon amant sansdoute. J’avais publiquement et en plein jour raccroché des moines àLyon : en un mot, il n’était rien dont cette indigne créaturen’eût profité pour me perdre, rien que la calomnie aigrie par ledésespoir n’eût inventé pour m’avilir. A la sollicitation de cettefemme, on avait fait un examen juridique sur les lieux mêmes. Lefeu avait commencé dans un grenier à foin où plusieurs personnesavaient déposé que j’étais entrée le soir de ce jour funeste, etcela était vrai. Désirant un cabinet d’aisances mal indiqué par laservante à qui je m’adressai, j’étais entrée dans ce galetas, netrouvant pas l’endroit cherché, et j’y étais restée assez de tempspour faire soupçonner ce dont on m’accusait, ou pour fournir aumoins des probabilités ; et on le sait, ce sont des preuvesdans ce siècle-ci. J’eus donc beau me défendre, l’exempt ne merépondit qu’en m’apprêtant des fers.

– Mais, monsieur, dis-je encore avant que de me laisserenchaîner, si j’avais volé ma compagne de route à Villefranche,l’argent devrait se trouver sur moi : qu’on me fouille.

Cette défense ingénue n’excita que des rires ; on m’assuraque je n’étais pas seule, qu’on était sûr que j’avais des complicesauxquels j’avais remis les sommes volées, en me sauvant. Alors laméchante Dubois, qui connaissait la flétrissure que j’avais eu lemalheur de recevoir autrefois chez Rodin, contrefit un instant lacommisération.

– Monsieur, dit-elle à l’exempt, on commet chaque jour tantd’erreurs sur toutes ces choses-ci, que vous me pardonnerez l’idéequi me vient : si cette fille est coupable de l’action dont onl’accuse, assurément ce n’est pas son premier forfait ; on neparvient pas en un jour à des délits de cette nature : visitezcette fille, monsieur, je vous en prie… si par hasard vous trouviezsur son malheureux corps… mais si rien ne l’accuse, permettez-moide la défendre et de la protéger.

L’exempt consentit à la vérification… elle allait se faire…

– Un moment, monsieur, dis-je en m’y opposant, cette rechercheest inutile ; Madame sait bien que j’ai cette affreusemarque ; elle sait bien aussi quel malheur en est lacause : ce subterfuge de sa part est un surcroît d’horreursqui se dévoileront, ainsi que le reste, au temple même de Thémis.Conduisez-y-moi, messieurs : voilà mes mains, couvrez-les dechaînes ; le crime seul rougit de les porter, la vertumalheureusement en gémit, et ne s’en effraie pas.

– En vérité, je n’aurais pas cru, dit la Dubois, que mon idéeeût un tel succès ; mais comme cette créature me récompense demes bontés pour elle par d’insidieuses inculpations, j’offre deretourner avec elle, s’il le faut.

– Cette démarche est parfaitement inutile, madame la baronne,dit l’exempt, nos recherches n’ont que cette fille pourobjet : ses aveux, la marque dont elle est flétrie, tout lacondamne ; nous n’avons besoin que d’elle, et nous vousdemandons mille excuses de vous avoir dérangée si longtemps.

Je fus aussitôt enchaînée, jetée en croupe derrière un de cescavaliers, et la Dubois partit en achevant de m’insulter par le donde quelques écus laissés par commisération à mes gardes pour aiderà ma situation dans le triste séjour que j’allais habiter enattendant mon logement.

Ô vertu ! m’écriai-je, quand je me vis dans cette affreusehumiliation, pouvais-tu recevoir un plus sensible outrage !Était-il possible que le crime osât t’affronter et te vaincre avecautant d’insolence et d’impunité !

Nous fûmes bientôt à Lyon ; on me précipita dès en arrivantdans le cachot des criminels, et j’y fus écrouée comme incendiaire,fille de mauvaise vie, meurtrière d’enfant et voleuse.

Il y avait eu sept personnes de brûlées dans l’auberge ;j’avais pensé l’être moi-même ; j’avais voulu sauver unenfant ; j’allais périr, mais celle qui était cause de cettehorreur échappait à la vigilance des lois, à la justice duCiel : elle triomphait, elle retournait à de nouveaux crimes,tandis qu’innocente et malheureuse, je n’avais pour perspective quele déshonneur, que la flétrissure et la mort.

Accoutumée depuis si longtemps à la calomnie, à l’injustice etau malheur, faite depuis mon enfance à ne me livrer à un sentimentde vertu qu’assurée d’y trouver des épines, ma douleur fut plusstupide que déchirante, et je pleurai moins que je ne l’aurais cru.Cependant, comme il est naturel à la créature souffrante dechercher tous les moyens possibles de se tirer de l’abîme où soninfortune l’a plongée, le père Antonin me vint à l’esprit ;quelque médiocre secours que j’en espérasse, je ne me refusaispoint à l’envie de le voir : je le demandai, il parut. On nelui avait pas dit par quelle personne il était désiré ; ilaffecta de ne pas me reconnaître ; alors je dis au conciergequ’il était effectivement possible qu’il ne se ressouvint pas demoi, n’ayant dirigé ma conscience que fort jeune, mais qu’à cetitre je demandais un entretien secret avec lui. On y consentit depart et d’autre. Dès que je fus seule avec ce religieux, je meprécipitai à ses genoux, je les arrosai de mes larmes, en leconjurant de me sauver de la cruelle position où j’étais ; jelui prouvai mon innocence ; je ne lui cachai pas que lesmauvais propos qu’il m’avait tenus quelques jours auparavantavaient indisposé contre moi la personne à laquelle j’étaisrecommandée, et qui se trouvait maintenant mon accusatrice. Lemoine m’écouta très attentivement.

– Thérèse, me dit-il ensuite, ne t’emporte pas à ton ordinaire,sitôt qu’on enfreint tes maudits préjugés ; tu vois où ilst’ont conduite, et tu peux facilement te convaincre à présent qu’ilvaut cent fois mieux être coquine et heureuse que sage et dansl’infortune ; ton affaire est aussi mauvaise qu’elle peutl’être, chère fille, il est inutile de te le déguiser : cetteDubois dont tu me parles, ayant le plus grand intérêt à ta perte, ytravaillera sûrement sous main ; la Bertrand poursuivra ;toutes les apparences sont contre toi, et il ne faut que desapparences aujourd’hui pour faire condamner à la mort. Tu es doncune fille perdue, cela est clair. Un seul moyen peut tesauver ; je suis bien avec l’intendant, il peut beaucoup surles juges de cette ville ; je vais lui dire que tu es manièce, et te réclamer à ce titre : il anéantira toute laprocédure ; je demanderai à te renvoyer dans ma famille ;je te ferai enlever, mais ce sera pour t’enfermer dans notrecouvent d’où tu ne sortiras de ta vie… et là, je ne te le cachepas, Thérèse, esclave asservie de mes caprices, tu les assouvirastous sans réflexion ; tu te livreras de même à ceux de mesconfrères : tu seras, en un mot, à moi comme la plus soumisedes victimes… Tu m’entends : la besogne est rude ; tusais quelles sont les passions des libertins de notre espèce :détermine-toi donc, et ne fais pas attendre ta réponse.

– Allez, mon père, répondis-je avec horreur, allez, vous êtes unmonstre d’oser abuser aussi cruellement de ma situation pour meplacer entre la mort et l’infamie ; je saurai mourir s’il lefaut, mais ce sera du moins sans remords.

– A votre volonté ! me dit ce cruel homme en seretirant ; je n’ai jamais su forcer les gens pour les rendreheureux… La vertu vous a si bien réussi jusqu’à présent, Thérèse,que vous avez raison d’encenser ses autels… Adieu : ne vousavisez pas surtout de me redemander davantage.

Il sortait ; un mouvement plus fort que moi me rentraîne àses genoux.

– Tigre, m’écriai-je en larmes, ouvre ton cœur de roc à mesaffreux revers, et ne m’impose pas pour les finir des conditionsplus affreuses pour moi que la mort…

La violence de mes mouvements avait fait disparaître les voilesqui couvraient mon sein ; il était nu, mes cheveux yflottaient en désordre, il était inondé de mes larmes ;j’inspire des désirs à ce malhonnête homme… des désirs qu’il veutsatisfaire à l’instant ; il ose me montrer à quel point monétat les irrite ; il ose concevoir des plaisirs au milieu deschaînes qui m’entourent, sous le glaive qui m’attend pour mefrapper… J’étais à genoux… il me renverse, il se précipite avec moisur la malheureuse paille qui me sort de lit ; je veux crier,il enfonce de rage un mouchoir dans ma boucle ; il attache mesbras : maître de moi, l’infâme m’examine partout… tout devientla proie de ses regards, de ses attouchements et de ses perfidescaresses ; il assouvit enfin ses désirs.

– Écoutez, me dit-il en me détachant et se rajustant lui-même,vous ne voulez pas que je vous sois utile, à la bonne heure !je vous laisse ; je ne vous servirai ni ne vous nuirai, maissi vous vous avisez de dire un seul mot de ce qui vient de sepasser, en vous chargeant des crimes les plus énormes, je vous ôteà l’instant tout moyen de pouvoir vous défendre : réfléchissezbien avant que de parler. On me croit maître de votre confession…vous m’entendez : il nous est permis de tout révéler quand ils’agit d’un criminel ; saisissez donc bien l’esprit de ce queje vais dire au concierge, ou j’achève à l’instant de vousécraser.

Il frappe, le geôlier paraît :

– Monsieur, lui dit ce traître, cette bonne fille se trompe,elle a voulu parler d’un père Antonin qui est à Bordeaux ; jene la connais nullement, je ne l’ai même jamais vue : elle m’aprié d’entendre sa confession, je l’ai fait, je vous salue l’un etl’autre, et je serai toujours prêt à me représenter quand on jugeramon ministère important.

Antonin sort en disant ces mots, et me laisse aussi confondue desa fourberie que révoltée de son insolence et de sonlibertinage.

Quoi qu’il en fût, mon état était trop horrible pour ne pasfaire usage de tout ; je me ressouvins deM. de Saint-Florent. Il m’était impossible de croire quecet homme pût me mésestimer par rapport à la conduite que j’avaisobservée avec lui ; je lui avais rendu autrefois un serviceassez important, il m’avait traitée d’une manière assez cruellepour imaginer qu’il ne refuserait pas et de réparer ses tortsenvers moi dans une circonstance aussi essentielle, et dereconnaître, en ce qu’il pourrait, au moins ce que j’avais fait desi honnête pour lui ; le feu des passions pouvait l’avoiraveuglé aux deux époques où je l’avais connu, mais dans ce cas-ci,nul sentiment ne devait, selon moi, l’empêcher de me secourir… Merenouvellerait-il ses dernières propositions ? mettrait-il lessecours que j’allais exiger de lui au prix des affreux servicesqu’il m’avait expliqués ? eh bien ! j’accepterais, et unefois libre, je trouverais bien le moyen de me soustraire au genrede vie abominable auquel il aurait eu la bassesse de m’engager.Pleine de ces réflexions, je lui écris, je lui peins mes malheurs,je le supplie de venir me voir ; mais je n’avais pas assezréfléchi sur l’âme de cet homme, quand j’avais soupçonné labienfaisance capable d’y pénétrer ; je ne m’étais pas assezsouvenue de ses maximes horribles, ou, ma malheureuse faiblessem’engageant toujours à juger les autres d’après mon cœur, j’avaismal à propos supposé que cet homme devait se conduire avec moicomme je l’eusse certainement fait avec lui.

Il arrive ; et comme j’avais demandé à le voir seul, on lelaisse en liberté dans ma chambre. Il m’avait été facile de voir,aux marques de respect qu’on lui avait prodiguées, quelle était saprépondérance dans Lyon.

– Quoi ! c’est vous ? me dit-il en jetant sur moi desyeux de mépris, je m’étais trompé sur la lettre ; je lacroyais d’une femme plus honnête que vous, et que j’aurais serviede tout mon cœur ; mais que voulez-vous que je fasse pour uneimbécile de votre espèce ? Comment, vous êtes coupable de centcrimes tous plus affreux les uns que les autres, et quand on vouspropose un moyen de gagner honnêtement votre vie, vous vous yrefusez opiniâtrement ? On ne porta jamais la bêtise plusloin.

– Oh ! monsieur, m’écriai-je, je ne suis pointcoupable.

– Que faut-il donc faire pour l’être ? reprit aigrement cethomme dur. La première fois de ma vie que je vous vois, c’est aumilieu d’une troupe de voleurs qui veulent m’assassiner ;maintenant, c’est dans les prisons de cette ville, accusée de troisou quatre nouveaux crimes, et portant, dit-on, sur vos épaules lamarque assurée des anciens. Si vous appelez cela être honnête,apprenez-moi donc ce qu’il faut pour ne l’être pas ?

– Juste ciel, monsieur, répondis-je, pouvez-vous me reprocherl’époque de ma vie où je vous ai connu, et ne serait-ce pas bienplutôt à moi de vous en faire rougir ? J’étais de force, vousle savez, monsieur, parmi les bandits qui vous arrêtèrent ;ils voulaient vous arracher la vie, je vous la sauvai, enfacilitant votre évasion, en nous échappant tous les deux ;que fîtes-vous, homme cruel, pour me rendre grâces de ceservice ? est-il possible que vous puissiez vous le rappelersans horreur ? Vous voulûtes m’assassiner moi-même ; vousm’étourdîtes par des coups affreux, et profitant de l’état où vousm’aviez mise, vous m’arrachâtes ce que j’avais de plus cher ;par un raffinement de cruauté sans exemple, vous me dérobâtes lepeu d’argent que je possédais, comme si vous eussiez désiré quel’humiliation et la misère vinssent achever d’écraser votrevictime ! Vous avez bien réussi, homme barbare ;assurément vos succès sont entiers ; c’est vous qui m’avezplongée dans le malheur, c’est vous qui avez entrouvert l’abîme oùje n’ai cessé de tomber depuis ce malheureux instant. J’oublie toutnéanmoins, monsieur, oui, tout s’efface de ma mémoire, je vousdemande même pardon d’oser vous en faire des reproches, maispourriez-vous vous dissimuler qu’il me soit dû quelquesdédommagements, quelque reconnaissance de votre part ?Ah ! daignez n’y pas fermer votre cœur quand le voile de lamort s’étend sur mes tristes jours ; ce n’est pas elle que jecrains, c’est l’ignominie ; sauvez-moi de l’horreur de mourircomme une criminelle : tout ce que j’exige de vous se borne àcette seule grâce, ne me la refusez pas, et le ciel et mon cœurvous en récompenseront un jour.

J’étais en larmes, j’étais à genoux devant cet homme féroce, etloin de lire sur sa figure l’effet que je devais attendre dessecousses dont je me flattais d’ébranler son âme, je n’ydistinguais qu’une altération de muscles causée par cette sorte deluxure dont le germe est la cruauté. Saint-Florent était assisdevant moi ; ses yeux noirs et méchants me considéraient d’unemanière affreuse, et je voyais sa main faire sur lui-même desattouchements qui prouvaient qu’il s’en fallait bien que l’état oùje le mettais fût de la pitié ; il se déguisa néanmoins, et selevant :

– Écoutez, me dit-il, toute votre procédure est ici dans lesmains de M. de Cardoville ; je n’ai pas besoin devous dire la place qu’il occupe ; qu’il vous suffise de savoirque de lui seul dépend votre sort. Il est mon ami intime depuisl’enfance, je vais lui parler ; s’il consent à quelquesarrangements, on viendra vous prendre à l’entrée de la nuit, afinqu’il vous voie ou chez lui ou chez moi ; dans le secret d’unepareille interrogation, il lui sera bien plus facile de tournertout en votre faveur qu’il ne le pourrait faire ici. Si cette grâces’obtient, justifiez-vous quand vous le verrez, prouvez-lui votreinnocence d’une manière qui le persuade ; c’est tout ce que jepuis pour vous. Adieu, Thérèse, tenez-vous prête à tout événement,et surtout ne me faites pas faire de fausses démarches.

Saint-Florent sortit. Rien n’égalait ma perplexité ; il yavait si peu d’accord entre les propos de cet homme, le caractèreque je lui connaissais, et sa conduite actuelle, que je craignisencore quelque piège ; mais daignez me juger, madame ;m’appartenait-il de balancer dans la cruelle position oùj’étais ? et ne devais-je pas saisir avec empressement tout cequi avait l’apparence du secours ? Je me déterminai donc àsuivre ceux qui viendraient me prendre : faudrait-il meprostituer, je me défendrais de mon mieux ; est-ce à la mortqu’on me conduirait ? à la bonne heure ! elle ne seraitpas du moins ignominieuse, et je serais débarrassée de tous mesmaux. Neuf heures sonnent, le geôlier paraît ; je tremble.

– Suivez-moi, me dit ce cerbère ; c’est de la part deMM. de Saint-Florent et de Cardoville ; songez àprofiter, comme il convient, de la faveur que le ciel vousoffre ; nous en avons beaucoup ici qui désireraient une tellegrâce et qui ne l’obtiendront jamais.

Parée du mieux qu’il m’est possible, je suis le concierge qui meremet entre les mains de deux grands drôles dont le farouche aspectredouble ma frayeur ; ils ne me disent mot : le fiacreavance, et nous descendons dans un vaste hôtel que je reconnaisbientôt pour être celui de Saint-Florent. La solitude dans laquelletout m’y paraît ne sert qu’à redoubler ma crainte. Cependant mesconducteurs me prennent par le bras, et nous montons au quatrième,dans de petits appartements qui me semblèrent aussi décorés quemystérieux. A mesure que nous avancions, toutes les portes sefermaient sur nous, et nous parvînmes ainsi dans un salon où jen’aperçus aucune fenêtre : là se trouvaient Saint-Florent etl’homme qu’on me dit être M. de Cardoville, de quidépendait mon affaire ; ce personnage gros et replet, d’unefigure sombre et farouche, pouvait avoir environ cinquanteans ; quoiqu’il fût en déshabillé, il était facile de voir quec’était un robin. Un grand air de sévérité paraissait répandu surtout son ensemble ; il m’en imposa. Cruelle injustice de laprovidence, il est donc possible que le crime effraie lavertu ! Les deux hommes qui m’avaient amenée, et que jedistinguais mieux à la lueur des bougies dont cette pièce étaitéclairée, n’avaient pas plus de vingt-cinq à trente ans. Lepremier, qu’on appelait La Rose, était un beau brun, taillé commeHercule : il me parut l’aîné ; le cadet avait des traitsplus efféminés, les plus beaux cheveux châtains et de très grandsyeux noirs ; il avait au moins cinq pieds six pouces, fait àpeindre, et la plus belle peau du monde : on le nommaitJulien. Pour Saint-Florent, vous le connaissez : autant derudesse dans les traits que dans le caractère, et cependantquelques beautés.

– Tout est-il fermé ? dit Saint-Florent à Julien.

– Oui, monsieur, répondit le jeune homme : vos gens sont endébauche par vos ordres, et le portier, qui veille seul, aura soinde n’ouvrir à qui que ce soit.

Ce peu de mots m’éclaira, je frémis ; mais qu’eussé-je faitavec quatre hommes devant moi ?

– Asseyez-vous là, mes amis, dit Cardoville en baisant ces deuxjeunes gens, nous vous emploierons au besoin.

– Thérèse, dit alors Saint-Florent en me montrant Cardoville,voilà votre juge, voilà l’homme dont vous dépendez ; nousavons raisonné de votre affaire ; mais il me semble que voscrimes sont d’une nature à ce que l’accommodement soit biendifficile.

– Elle a quarante-deux témoins contre elle, dit Cardoville assissur les genoux de Julien, le baisant sur la bouche, et permettant àses doigts sur ce jeune homme les attouchements les plusimmodestes ; nous n’avons condamné personne à mort depuislongtemps dont les crimes soient mieux constatés !

– Moi, des crimes constatés ?

– Constatés ou non, dit Cardoville en se levant et venanteffrontément me parler sous le nez, tu seras brûlée, p….., si parune entière résignation, par une obéissance aveugle, tu ne teprêtes à l’instant à tout ce que nous allons exiger de toi.

– Encore des horreurs, m’écriai-je ; eh quoi ! ce nesera donc qu’en cédant à des infamies que l’innocence pourratriompher des pièges que lui tendent les méchants !

– Cela est dans l’ordre, reprit Saint-Florent ; il faut quele plus faible cède aux désirs du plus fort, ou qu’il soit victimede sa méchanceté : c’est votre histoire. Thérèse, obéissezdonc.

Et en même temps ce libertin retroussa lestement mes jupes. Jeme reculai, je le repoussai avec horreur, mais étant tombée par monmouvement dans les bras de Cardoville, celui-ci, s’emparant de mesmains, m’exposa dès lors sans défense aux attentats de sonconfrère… On coupa les rubans de mes jupes, on déchira mon corset,mon mouchoir de cou, ma chemise, et dans l’instant je me trouvaisous les yeux de ces monstres aussi nue qu’en arrivant aumonde.

– De la résistance ? disaient-ils l’un et l’autre enprocédant à me dépouiller… de la résistance ?… cette catinimagine pouvoir nous résister ?…

Et pas un vêtement ne s’arrachait qu’il ne fût suivi de quelquescoups.

Dès que je fus dans l’état qu’ils voulaient, assis tous deux surdes fauteuils cintrés, et qui s’accrochant l’un à l’autreresserraient, au milieu de leur espace vide, le malheureux individuqu’on y plaçait, ils m’examinèrent à loisir : pendant que l’unobservait le devant, l’autre considérait le derrière ; puisils changeaient, et rechangeaient encore. Je fus ainsi lorgnée,maniée, baisée plus d’une demi-heure, sans qu’aucun épisodelubrique fût négligé dans cet examen, et je crus voir qu’en ce quis’agissait de préliminaires, tous deux avaient à peu près les mêmesfantaisies.

– Eh bien ! dit Saint-Florent à son ami, ne t’avais-je pasdit qu’elle avait un beau cul !

– Oui, parbleu ! son derrière est sublime, dit le robin quile baisait pour lors : j’ai fort peu vu de reins moulés commeceux-là ; c’est que c’est dur, c’est que c’est frais !…comment cela s’arrange-t-il avec une vie si débordée ?

– Mais c’est qu’elle ne s’est jamais livrée d’elle-même ;je te l’ai dit, rien de plaisant comme les aventures de cettefille ! On ne l’a jamais eue qu’en la violant (et alors ilenfonce ses cinq doigts réunis dans le péristyle du temple del’Amour), mais on l’a eue… malheureusement, car c’est beaucoup troplarge pour moi : accoutumé à des prémices, je ne pourraisjamais m’arranger de cela.

Puis, me retournant, il fit la même cérémonie à mon derrière,auquel il trouva le même inconvénient.

– Eh bien ! dit Cardoville, tu sais le secret.

– Aussi m’en servirai-je, répondit Saint-Florent, et toi quin’as pas besoin de cette même ressource, toi qui te contentes d’uneactivité factice qui, quelque douloureuse qu’elle soit pour unefemme, perfectionne pourtant aussi bien la jouissance, tu nel’auras qu’après moi, j’espère.

– Cela est juste, dit Cardoville, je m’occuperai, ent’observant, de ces préludes si doux à ma volupté, ; je feraila fille avec Julien et La Rose, pendant que tu masculiniserasThérèse, et l’un vaut bien l’autre, je pense.

– Mille fois mieux sans doute ; je suis si dégoûté desfemmes !… t’imagines-tu qu’il me fût possible de jouir de cescatins-là sans les épisodes qui nous aiguillonnent si bien l’un etl’autre ?

A ces mots, ces impudiques m’ayant fait voir que leur étatexigeait des plaisirs plus solides, ils se levèrent et me firentplacer debout sur un large fauteuil, les coudes appuyés sur le dosde ce siège, les genoux sur les bras, et tout le train de derrièreabsolument penché vers eux. A peine fus-je placée qu’ils quittèrentleur culotte, retroussèrent leur chemise, et se trouvèrent ainsi, àla chaussure près, parfaitement nus de la ceinture en bas ;ils se montrèrent en cet état à mes yeux, passèrent et repassèrentplusieurs fois devant moi en affectant de me faire voir leur cul,m’assurant que c’était bien autre chose que ce que je pouvais leuroffrir. Tous deux étaient effectivement formés comme des femmesdans cette partie : Cardoville surtout en offrait la blancheuret la coupe, l’élégance et le potelé ; ils se polluèrent uninstant devant moi, mais sans émission.

Rien que de très ordinaire dans Cardoville ; pourSaint-Florent, c’était un monstre ; je frémis quand je pensaique tel était le dard qui m’avait immolée. Oh ! justeciel ! comment un homme de cette taille avait-il besoin deprémices ? Pouvait-ce être autre chose que la férocité quidirigeât de telles fantaisies ? Mais quelles nouvelles armesallaient, hélas ! se présenter à moi ! Julien et La Rose,qu’échauffait tout cela sans doute, également débarrassés de leurculotte, s’avancent la pique à la main… Oh ! madame, jamaisrien de pareil n’avait encore souillé ma vue, et quelles que soientmes descriptions antérieures, ceci surpassait tout ce que j’ai pupeindre, comme l’aigle impérieux l’emporte sur la colombe. Nos deuxdébauchés s’emparèrent bientôt de ces dards menaçants ; ilsles caressent, ils les polluent, ils les approchent de leur bouche,et le combat bientôt devient plus sérieux. Saint-Florent se penchesur le fauteuil où je suis, en telle sorte que mes fesses écartéesse trouvent positivement à la hauteur de sa bouche ; il lesbaise, sa langue s’introduit en l’un et l’autre temple. Cardovillejouit de lui, s’offrant lui-même aux plaisirs de La Rose dontl’affreux membre s’engloutit aussitôt dans le réduit qu’on luiprésente, et Julien, placé sous Saint-Florent, l’excite de sabouche en saisissant ses hanches, et les modulant aux secousses deCardoville qui, traitant son ami de Turc à Maure, ne le quitte pasque l’encens n’ait humecté le sanctuaire. Rien n’égalait lestransports de Cardoville quand cette crise s’emparait de sessens : s’abandonnant avec mollesse à celui qui lui sertd’époux, mais pressant avec force l’individu dont il fait sa femme,cet insigne libertin, avec des râlements semblables à ceux d’unhomme qui expire, prononçait alors des blasphèmes affreux. PourSaint-Florent, il se contint, et le tableau se dérangea sans qu’ileût encore mis du sien.

– En vérité, dit Cardoville à son ami, tu me donnes toujoursautant de plaisir que lorsque tu n’avais que quinze ans… Il estvrai, continua-t-il en se retournant et baisant La Rose, que cebeau garçon sait bien m’exciter… Ne m’as-tu pas trouvé bien largeaujourd’hui, cher ange ?… Le croirais-tu, Saint-Florent, c’estla trente-sixième fois que je le suis du jour… il fallait bien quecela partît. A toi, cher ami, continua cet homme abominable en seplaçant dans la bouche de Julien, le nez collé dans mon derrière etle sien offert à Saint-Florent, à toi pour la trente-septième.

Saint-Florent jouit de Cardoville, La Rose jouit deSaint-Florent, et celui-ci, au bout d’une courte carrière, brûleavec son ami le même encens qu’il en avait reçu. Si l’extase deSaint-Florent était plus concentrée, elle n’en était pas moinsvive, moins bruyante, moins criminelle que celle deCardoville ; l’un prononçait en hurlant tout ce qui lui venaità la bouche, l’autre contenait ses transports sans qu’ils enfussent moins actifs ; il choisissait ses paroles, mais ellesn’en étaient que plus sales et plus impures encore :l’égarement et la rage, en un mot, paraissaient être les caractèresdu délire de l’un ; la méchanceté, la férocité se trouvaientpeints dans l’autre.

– Allons, Thérèse, ranime-nous, dit Cardoville ; tu voisces flambeaux éteints, il faut les rallumer de nouveau.

Pendant que Julien allait jouir de Cardoville, et La Rose deSaint-Florent, les deux libertins, penchés sur moi, devaientalternativement placer dans ma bouche leurs dards émoussés ;lorsque j’en pompais un, il fallait de mes mains secouer et polluerl’autre, puis d’une liqueur spiritueuse que l’on m’avait donnée jedevais humecter et le membre même et toutes les partiesadjacentes ; mais je ne devais pas seulement m’en tenir àsucer, il fallait que ma langue tournât autour des têtes, et quemes dents les mordillassent en même temps que mes lèvres lespressaient. Cependant nos deux patients étaient vigoureusementsecoués ; Julien et La Rose changeaient, afin de multiplierles sensations produites par la fréquence des entrées et dessorties. Quand deux ou trois hommages eurent enfin coulé dans cestemples impurs, je m’aperçus de quelque consistance :Cardoville, quoique le plus âgé, fut le premier quil’annonça ; une claque de toute la force de sa main sur l’unde mes tétons en fut la récompense. Saint-Florent suivit deprès ; une de mes oreilles presque arrachée fut le prix de mespeines. On se remit, et peu après on m’avertit de me préparer àêtre traitée comme je le méritais. Au fait de l’affreux langage deces libertins, je vis bien que les vexations allaient fondre surmoi. Les implorer dans l’état où ils venaient de se mettre l’un etl’autre n’aurait servi qu’à les enflammer davantage : ils meplacèrent donc, nue comme je l’étais, au milieu d’un cercle qu’ilsformèrent en s’asseyant tous quatre autour de moi. J’étais obligéede passer tour à tour devant chacun d’eux et de recevoir de lui lapénitence qu’il lui plaisait de m’ordonner ; les jeunes nefurent pas plus compatissants que les vieux, mais Cardovillesurtout se distingua par des raffinements de taquineries dontSaint-Florent, tout cruel qu’il était, n’approcha qu’avecpeine.

Un peu de repos succéda à ces cruelles orgies ; on melaissa respirer quelques instants ; j’étais moulue, mais cequi me surprit, ils guérirent mes plaies en moins de temps qu’ilsn’en avaient mis à les faire ; il n’en demeura pas la pluslégère trace. Les lubricités se reprirent.

Il y avait des instants où tous ces corps semblaient n’en fairequ’un, et où Saint-Florent, amant et maîtresse, recevait avecprofusion ce que l’impuissant Cardoville ne prêtait qu’avecéconomie ; le moment d’après, n’agissant plus, mais se prêtantde toutes les manières, et sa bouche et son cul servaient d’autelsà d’affreux hommages. Cardoville ne peut tenir à tant de tableauxlibertins. Voyant son ami déjà tout en l’air, il vient s’offrir àsa luxure : Saint-Florent en jouit ; j’aiguise lesflèches, je les présente aux lieux où elles doivent s’enfoncer, etmes fesses exposées servent de perspective à la lubricité des uns,de plastron à la cruauté des autres : enfin nos deuxlibertins, devenus plus sages par la peine qu’ils ont à réparer,sortent de là sans aucune perte, et dans un état propre àm’effrayer plus que jamais.

– Allons, La Rose, dit Saint-Florent, prends cette gueuse etrétrécis-la-moi.

Je n’entendais pas cette expression : une cruelleexpérience m’en découvrit bientôt le sens. La Rose me saisit, il meplace les reins sur une sellette qui n’a pas un pied dediamètre ; là, sans autre point d’appui, mes jambes tombentd’un côté, ma tête et mes bras de l’autre ; on fixe mes quatremembres à terre dans le plus grand écart possible ; lebourreau qui va rétrécir les voies s’arme d’une longue aiguille aubout de laquelle est un fil ciré, et sans s’inquiéter ni du sangqu’il va répandre, ni des douleurs qu’il va m’occasionner, lemonstre, en face des deux amis que ce spectacle amuse, ferme, aumoyen d’une couture, l’entrée du temple de l’Amour ; il meretourne dès qu’il a fini, mon ventre porte sur la sellette ;mes membres pendent, on les fixe de même, et l’autel indécent deSodome se barricade de la même manière : je ne vous parlepoint de mes douleurs, madame, vous devez vous les peindre ;je fus prête à m’en évanouir.

– Voilà comme il me les faut, dit Saint-Florent, quand on m’eutreplacée sur les reins et qu’il vit bien à sa portée la forteressequ’il voulait envahir. Accoutumé à ne cueillir que des prémices,comment sans cette cérémonie pourrais-je recevoir quelques plaisirsde cette créature ?

Saint-Florent était dans la plus violente érection, onl’étrillait pour la soutenir ; il s’avance, la pique à lamain ; sous ses regards, pour l’exciter encore, Julien jouitde Cardoville ; Saint-Florent m’attaque : enflammé parles résistances qu’il trouve, il pousse avec une incroyablevigueur, les fils se rompent, les tourments de l’enfer n’égalentpas les miens ; plus mes douleurs sont vives, plus paraissentpiquants les plaisirs de mon persécuteur. Tout cède enfin à sesefforts, je suis déchirée, le dard étincelant a touché le fond,mais Saint-Florent, qui veut ménager ses forces, ne fait quel’atteindre ; on me retourne, mêmes obstacles ; le cruelles observe en se polluant, et ses mains féroces molestent lesenvirons pour être mieux en état d’attaquer la place. Il s’yprésente, la petitesse naturelle du local rend les attaques bienplus vives, mon redoutable vainqueur a bientôt brisé tous lesfreins ; je suis en sang ; mais qu’importe autriomphateur ? Deux vigoureux coups de reins le placent ausanctuaire, et le scélérat y consomme un sacrifice affreux dont jen’aurais pas supporté un instant de plus les douleurs.

– A moi ! dit Cardoville, en me faisant détacher, je ne lacoudrai pas, la chère fille, mais je vais la placer sur un lit decamp qui lui rendra toute la chaleur, toute l’élasticité que sontempérament ou sa vertu nous refuse.

La Rose sort aussitôt d’une grande armoire une croix diagonaled’un bois très épineux. C’est là-dessus que cet insigne débauchéveut qu’on me place ; mais par quel épisode va-t-il améliorersa cruelle jouissance ? Avant de m’attacher, Cardoville faitpénétrer lui-même dans mon derrière une boule argentée de lagrosseur d’un œuf ; il l’y enfonce à force de pommade ;elle disparaît. A peine est-elle dans mon corps, que je la sensgonfler, et devenir brûlante ; sans écouter mes plaintes, jesuis fortement garrottée sur ce chevalet aigu. Cardoville pénètreen se collant à moi ; il presse mon dos, mes reins et mesfesses sur les pointes qui les supportent. Julien se placeégalement dans lui. Obligée seule à supporter le poids de ces deuxcorps, et n’ayant d’autre appui que ces maudits nœuds qui medisloquent, vous vous peignez facilement mes douleurs ; plusje repousse ceux qui me pressent, plus ils me rejettent sur lesinégalités qui me lacèrent. Pendant ce temps, la terrible boule,remontée jusqu’à mes entrailles, les crispe, les brûle et lesdéchire ; je jette les hauts cris : il n’est pointd’expressions dans le monde qui puissent peindre ce que j’éprouve.Cependant mon bourreau jouit ; sa bouche, imprimée sur lamienne, semble respirer ma douleur pour en accroître sesplaisirs : on ne se représente point son ivresse, mais àl’exemple de son ami, sentant ses forces prêtes à se perdre, ilveut avoir tout goûté avant qu’elles ne l’abandonnent. On meretourne, la boule que l’on m’avait fait rendre va produire auvagin le même incendie qu’elle alluma dans les lieux qu’ellequitte ; elle descend, elle brûle jusqu’au fond de lamatrice : on ne m’en attache pas moins sur le ventre à laperfide croix, et des parties bien plus délicates vont se molestersur les nœuds qui les reçoivent. Cardoville pénètre au sentierdéfendu ; il le perfore pendant qu’on jouit également de lui.Le délire s’empare enfin de mon persécuteur, ses cris affreuxannoncent le complément de son crime ; je suis inondée, l’onme détache.

– Allons, mes amis, dit Cardoville aux deux jeunes gens,emparez-vous de cette catin, et jouissez-en à votre caprice ;elle est à vous, nous vous l’abandonnons.

Les deux libertins me saisissent. Pendant que l’un jouit dudevant, l’autre s’enfonce dans le derrière ; ils changent etrechangent encore ; je suis plus déchirée de leur prodigieusegrosseur que je ne l’ai été du brisement des artificieusesbarricades de Saint-Florent ; et lui et Cardoville s’amusentde ces jeunes gens pendant qu’ils s’occupent de moi. Saint-Florentsodomise La Rose qui me traite de la même manière, et Cardoville enfait autant à Julien qui s’excite chez moi dans un lieu plusdécent. Je suis le centre de ces abominables orgies, j’en suis lepoint fixe et le ressort ; déjà quatre fois chacun, La Rose etJulien ont rendu leur culte à mes autels, taudis que Cardoville etSaint-Florent, moins vigoureux ou plus énervés, se contentent d’unsacrifice à ceux de mes amants. C’est le dernier, il était temps,j’étais prête à m’évanouir :

– Mon camarade vous a fait bien du mal, Thérèse, me dit Julien,et moi je vais tout réparer.

Muni d’un flacon d’essence, il m’en frotte à plusieurs reprises.Les traces des atrocités de mes bourreaux s’évanouissent, mais rienn’apaise mes douleurs ; je n’en éprouvai jamais d’aussivives.

– Avec l’art que nous avons pour faire disparaître les vestigesde nos cruautés, celles qui voudraient se plaindre de nousn’auraient pas beau jeu, n’est-ce pas, Thérèse ? me ditCardoville. Quelles preuves offriraient-elles de leursaccusations ?

– Oh ! dit Saint-Florent, la charmante Thérèse n’est pasdans le cas des plaintes ; à la veille d’être elle-mêmeimmolée, ce soit des prières que nous devons attendre d’elle, etnon pas des accusations.

– Qu’elle n’entreprenne ni l’une ni l’autre, répliquaCardoville ; elle nous inculperait sans être entendue :la considération, la prépondérance que nous avons dans cette villene permettraient pas qu’on prît garde à des plaintes quireviendraient toujours à nous, et dont nous serions en tout tempsles maîtres. Son supplice n’en serait que plus cruel et plus long.Thérèse doit sentir que nous nous sommes amusés de son individu parla raison naturelle et simple qui engage la force à abuser de lafaiblesse ; elle doit sentir qu’elle ne peut échapper à sonjugement ; qu’il doit être subi ; qu’elle lesubira ; que ce serait en vain qu’elle divulguerait sa sortiede prison cette nuit : on ne la croirait pas ; legeôlier, tout à nous, la démentirait aussitôt. Il faut donc quecette belle et douce fille, si pénétrée de la grandeur de laprovidence, lui offre en paix tout ce qu’elle vient de souffrir ettout ce qui l’attend encore ; ce seront comme autantd’expiations aux crimes affreux qui la livrent aux lois. Reprenezvos habits, Thérèse, il n’est pas encore jour, les deux hommes quivous ont amenée vont vous reconduire dans votre prison.

Je voulus dire un mot, je voulus me jeter aux genoux de cesogres, ou pour les adoucir, ou pour leur demander la mort. Mais onm’entraîne et l’on me jette dans un fiacre où mes deux conducteurss’enferment avec moi ; à peine y furent-ils que d’infâmesdésirs les enflamment encore.

– Tiens-la-moi, dit Julien à La Rose, il faut que je lasodomise ; je n’ai jamais vu de derrière où je fusse plusvoluptueusement comprimé ; je te rendrai le même service.

Le projet s’exécute, j’ai beau vouloir me défendre, Julientriomphe, et ce n’est pas sans d’affreuses douleurs que je subiscette nouvelle attaque : la grosseur excessive del’assaillant, le déchirement de ces parties, les feux dont cettemaudite boule a dévoré mes intestins, tout contribue à me faireéprouver des tourments renouvelés par La Rose dès que son camaradea fini. Avant que d’arriver, je fus donc encore une fois victime dulibertinage criminel de ces indignes valets. Nous entrâmes enfin.Le geôlier nous reçut ; il était seul, il faisait encore nuit,personne ne me vit rentrer.

– Couchez-vous, me dit-il, Thérèse, en me remettant dans machambre, et si jamais vous vouliez dire à qui que ce fût que vousêtes sortie cette nuit de prison, souvenez-vous que je vousdémentirais, et que cette inutile accusation ne vous tirerait pasd’affaire…

Et je regretterais de quitter ce monde ! me dis-je dès queje fus seule. Je craindrais d’abandonner un univers composé de telsmonstres ! Ah ! que la main de Dieu m’en arrache dèsl’instant même, de telle manière que bon lui semblera : je nem’en plaindrai plus ; la seule consolation qui puisse resterau malheureux né parmi tant de bêtes féroces est l’espoir de lesquitter bientôt.

Le lendemain, je n’entendis parler de rien, et résolue dem’abandonner à la providence, je végétai sans vouloir prendreaucune nourriture. Le jour d’ensuite, Cardoville vintm’interroger ; je ne pus m’empêcher de frémir en voyant avecquel sang-froid ce coquin venait exercer la justice, lui, le plusscélérat des hommes, lui qui, contre tous les droits de cettejustice dont il se revêtait, venait d’abuser aussi cruellement demon innocence et de mon infortune. J’eus beau plaider ma cause,l’art de ce malhonnête homme me composa des crimes de toutes mesdéfenses. Quand toutes les charges de mon procès furent bienétablies selon ce juge inique, il eut l’impudence de me demander sije connaissais dans Lyon un riche particulier nomméM. de Saint-Florent ; je répondis que je leconnaissais.

– Bon, dit Cardoville, il ne m’en faut pas davantage : ceM. de Saint-Florent, que vous avouez connaître, vousconnaît parfaitement aussi ; il a déposé vous avoir vue dansune troupe de voleurs où vous fûtes la première à lui dérober sonargent et son portefeuille. Vos camarades voulaient lui sauver lavie, vous conseillâtes de la lui ôter ; il réussit néanmoins àfuir. Ce même M. de Saint-Florent ajoute que, quelquesannées après, vous ayant reconnue dans Lyon, il vous avait permisde venir le saluer chez lui sur vos instances, sur votre paroled’une excellente conduite actuelle, et que là, pendant qu’il voussermonnait, pendant qu’il vous engageait à persister dans la bonneroute, vous aviez porté l’insolence et le crime jusqu’à choisir cesinstants de sa bienfaisance pour lui dérober une montre et centlouis qu’il avait laissés sur sa cheminée…

Et Cardoville, profitant du dépit et de la colère où meportaient d’aussi atroces calomnies, ordonna au greffier d’écrireque j’avouais ces accusations par mon silence et par lesimpressions de ma figure.

Je me précipite à terre, je fais retentir la voûte de mes cris,je frappe ma tête contre les carreaux, à dessein d’y trouver unemort plus prompte, et ne rencontrant pas d’expressions à marage :

– Scélérat, m’écriai-je, je m’en rapporte au Dieu juste qui mevengera de tes crimes, il démêlera l’innocence, il te fera repentirde l’indigne abus que tu fais de ton autorité !

Cardoville sonne ; il dit au geôlier de me rentrer, attenduque, troublée par mon désespoir et par mes remords, je ne suis pasen état de suivre l’interrogation ; mais qu’au surplus, elleest complète puisque j’ai avoué tous mes crimes. Et le scélératsort en paix ! Et la foudre ne l’écrase point !…

L’affaire alla bon train, conduite par la haine, la vengeance etla luxure ; je fus promptement condamnée et conduite à Parispour la confirmation de ma sentence. C’est dans cette route fatale,et faite, quoique innocente, comme la dernière des criminelles, queles réflexions les plus amères et les plus douloureuses vinrentachever de déchirer mon cœur ! Sous quel astre fatal faut-ilque je sois née, me disais-je, pour qu’il me soit impossible deconcevoir un seul sentiment honnête qui ne me plonge aussitôt dansun océan d’infortunes ! Et comment se peut-il que cetteprovidence éclairée dont je me plais d’adorer la justice, en mepunissant de mes vertus, m’offre en même temps au pinacle ceux quim’écrasaient de leurs crimes !

Un usurier, dans mon enfance, veut m’engager à commettre unvol ; je le refuse : il s’enrichit. Je tombe dans unebande de voleurs, je m’en échappe avec un homme à qui je sauve lavie : pour ma récompense, il me viole. J’arrive chez unseigneur débauché qui me fait dévorer par ses chiens, pour n’avoirpas voulu empoisonner sa tante. Je vais, de là, chez un chirurgienincestueux et meurtrier à qui je tâche d’épargner une actionhorrible : le bourreau me marque comme une criminelle ;ses forfaits se consomment sans doute : il fait sa fortune, etje suis obligée de mendier mon pain. Je veux m’approcher dessacrements, je veux implorer avec ferveur l’Être suprême dont jereçois néanmoins tant de maux ; le tribunal auguste oùj’espère de me purifier dans l’un de nos plus saints mystèresdevient le théâtre sanglant de mon ignominie : le monstre quim’abuse et qui me fouille s’élève aux plus grands honneurs de sonOrdre, et je retombe dans l’abîme affreux de la misère. J’essaie desauver une femme de la fureur de son mari : le cruel veut mefaire mourir en perdant mon sang goutte à goutte. Je veux soulagerun pauvre : il me vole. Je donne des secours à un hommeévanoui : l’ingrat me fait tourner une roue comme une bête, etme pend pour se délecter ; les faveurs du sort l’environnent,et je suis prête à mourir sur un échafaud pour avoir travaillé deforce chez lui. Une femme indigne veut me séduire pour un nouveauforfait : je perds une seconde fois le peu de bien que jepossède, pour sauver les trésors de sa victime. Un homme sensibleveut me dédommager de tous mes maux par l’offre de sa main :il expire dans mes bras avant que de le pouvoir. Je m’expose dansun incendie pour ravir aux flammes un enfant qui ne m’appartientpas : la mère de cet enfant m’accuse et m’intente un procèscriminel. Je tombe dans les mains de ma plus mortelle ennemie, quiveut me ramener de force chez un homme dont la passion est decouper les têtes : si j’évite le glaive de ce scélérat, c’estpour retomber sous celui de Thémis. J’implore la protection d’unhomme à qui j’ai sauvé la fortune et la vie ; j’ose attendrede lui de la reconnaissance ; il m’attire dans sa maison, ilme soumet à des horreurs, il y fait trouver le juge inique de quimon affaire dépend ; tous deux abusent de moi, tous deuxm’outragent, tous deux hâtent ma perte ; la fortune les comblede faveurs, et je cours à la mort.

Voilà ce que les hommes m’ont fait éprouver, voilà ce que m’aappris leur dangereux commerce ; est-il étonnant que mon âmeaigrie par le malheur, révoltée d’outrages et d’injustices,n’aspire plus qu’à briser ses liens ?

Mille excuses, madame, dit cette fille infortunée en terminantici ses aventures ; mille pardons d’avoir souillé votre espritde tant d’obscénités, d’avoir si longtemps, en un mot, abusé devotre patience. J’ai peut-être offensé le ciel par des récitsimpurs, j’ai renouvelé mes plaies, j’ai troublé votre repos. Adieu,madame, adieu ; l’astre se lève, mes gardes m’appellent,laissez-moi courir à mon sort, je ne le redoute plus, il abrégerames tourments. Ce dernier instant de l’homme n’est terrible quepour l’être fortuné dont les jours se sont écoulés sansnuages ; mais la malheureuse créature qui n’a respiré que levenin des couleuvres, dont les pas chancelants n’ont pressé que desronces, qui n’a vu le flambeau du jour que comme le voyageur égarévoit en tremblant les sillons de la foudre ; celle à qui sescruels revers ont enlevé parents, amis, fortune, protection etsecours ; celle qui n’a plus dans le monde que des pleurs pours’abreuver et des tribulations pour se nourrir ; celle-là,dis-je, voit avancer la mort sans la craindre, elle la souhaitemême comme un port assuré où la tranquillité renaîtra, pour elle,dans le sein d’un Dieu trop juste pour permettre que l’innocence,avilie sur la terre, ne trouve pas dans un autre monde ledédommagement de tant de maux.

L’honnête M. de Corville n’avait point entendu cettehistoire sans en être profondément ému ; pourMme de Lorsange en qui, comme nous l’avons dit, lesmonstrueuses erreurs de sa jeunesse n’avaient point éteint lasensibilité, elle était prête à s’en évanouir.

– Mademoiselle, dit-elle à Justine, il est difficile de vousentendre sans prendre à vous le plus vif intérêt ; maisfaut-il l’avouer ? un sentiment inexplicable, bien plus tendreque je ne vous le peins, m’entraîne invinciblement vers vous etfait mes propres maux des vôtres. Vous m’avez déguisé votre nom,vous m’avez caché votre naissance ; je vous conjure dem’avouer votre secret ; ne vous imaginez pas que ce soit unevaine curiosité qui m’engage à vous parler ainsi… Grand Dieu !ce que je soupçonne serait-il ?… Ô Thérèse ! si vousétiez Justine ?… si vous étiez ma sœur ?

– Justine ! madame, quel nom !

– Elle aurait aujourd’hui votre âge…

– Juliette ! est-ce toi que j’entends ? dit lamalheureuse prisonnière en se jetant dans les bras deMme de Lorsange… toi… ma sœur !… ah ! jemourrai bien moins malheureuse, puisque j’ai pu t’embrasser encoreune fois !…

Et les deux sœurs, étroitement serrées dans les bras l’une del’autre, ne s’entendaient plus que par leurs sanglots, nes’exprimaient plus que par leurs larmes.

M. de Corville ne put retenir les siennes ;sentant qu’il lui devient impossible de ne pas prendre à cetteaffaire le plus grand intérêt, il passe dans une autre chambre, ilécrit au chancelier, il peint en traits de feu l’horreur du sort dela pauvre Justine que nous continuerons d’appeler Thérèse ; ilse rend garant de son innocence, il demande que, jusqu’àl’éclaircissement du procès, la prétendue coupable n’ait d’autreprison que son château, et s’engage à la représenter au premierordre de ce chef souverain de la Justice ; il se faitconnaître aux deux conducteurs de Thérèse, les charge de seslettres, leur répond de la prisonnière ; il est obéi, Thérèselui est confiée ; une voiture s’avance.

– Approchez, créature trop infortunée, dit alorsM. de Corville à l’intéressante cœur deMme de Lorsange, approchez, tout va changer pourvous ; il ne sera pas dit que vos vertus restent toujours sansrécompense, et que la belle âme que vous avez reçue de la naturen’en rencontre jamais que de fer : suivez-nous, ce n’est plusque de moi que vous dépendez…

Et M. de Corville explique en peu de mots ce qu’ilvient de faire.

– Homme respectable et chéri, dit Mme de Lorsange ense précipitant aux genoux de son amant, voilà le plus beau traitque vous ayez fait de vos jours ; c’est à celui qui connaîtvéritablement le cœur de l’homme et l’esprit de la loi à vengerl’innocence opprimée. La voilà, monsieur, la voilà, votreprisonnière : va, Thérèse, va, cours, vole à l’instant tejeter aux pieds de ce protecteur équitable qui ne t’abandonnera pascomme les autres. Oh ! monsieur, si les liens de l’amourm’étaient chers avec vous, combien vont-ils me le devenirdavantage, resserrés par la plus tendre estime !…

Et ces deux femmes embrassaient tour à tour les genoux d’un sigénéreux ami et les arrosaient de leurs larmes.

On arriva en peu d’heures au château : là.M. de Corville et Mme de Lorsange s’occupèrentà l’envi l’un de l’autre de faire passer Thérèse de l’excès dumalheur au comble de l’aisance. Ils la nourrissaient avec délicesdes mets les plus succulents ; ils la couchaient dans lesmeilleurs lits, ils voulaient qu’elle ordonnât chez eux, ils ymettaient enfin toute la délicatesse qu’il était possibled’attendre de deux âmes sensibles. On lui fit faire des remèdespendant quelques jours, on la baigna, on la para, onl’embellit ; elle était l’idole des deux amants, c’était à quides deux lui ferait le plus tôt oublier ses malheurs. Avec quelquessoins, un excellent chirurgien se chargea de faire disparaîtrecette marque ignominieuse, fruit cruel de la scélératesse de Rodin.Tout répondait aux soins des bienfaiteurs de Thérèse : déjàles traces de l’infortune s’effaçaient du front de cette aimablefille ; déjà les Grâces y rétablissaient leur empire. Auxteintes livides de ses joues d’albâtre succédaient les roses de sonâge, flétries par autant de chagrins.

Le rire, effacé de ses lèvres depuis tant d’années, y reparutenfin sous l’aile des plaisirs. Les meilleures nouvelles venaientd’arriver de la Cour ; M. de Corville avait mistoute la France en mouvement, il avait ranimé le zèle deM. S***. qui s’était joint à lui pour peindre les malheurs deThérèse et pour lui rendre une tranquillité qui lui était si biendue. Il arriva enfin des lettres du Roi qui purgeaient Thérèse detous les procès injustement intentés contre elle, qui lui rendaientle titre d’honnête citoyenne, imposaient à jamais silence à tousles tribunaux du royaume où l’on avait cherché à la diffamer, etlui accordaient mille écus de pension sur l’or saisi dans l’atelierdes faux-monnayeurs du Dauphiné. On avait voulu s’emparer deCardoville et de Saint-Florent ; mais suivant la fatalité del’étoile attachée à tous les persécuteurs de Thérèse, l’un,Cardoville, venait, avant que ses crimes ne fussent connus, d’êtrenommé à l’intendance de ***, l’autre à l’intendance générale ducommerce des Colonies ; chacun était déjà à sa destination,les ordres ne rencontrèrent que des familles puissantes quitrouvèrent bientôt les moyens d’apaiser l’orage, et tranquilles ausein de la fortune, les forfaits de ces monstres furent bientôtoubliés[8] .

A l’égard de Thérèse, sitôt qu’elle apprit tant de chosesagréables pour elle, peu s’en fallut qu’elle n’expirât dejoie ; elle en versa plusieurs jours de suite des larmes biendouces, dans le sein de ses protecteurs lorsque tout à coup sonhumeur changea, sans qu’il fût possible d’en deviner la cause. Elledevint sombre, inquiète, rêveuse ; quelquefois elle pleuraitau milieu de ses amis, sans pouvoir elle-même expliquer le sujet deses peines.

– Je ne suis pas née pour tant de félicités, disait-elle àMme de Lorsange… Oh ! ma chère sœur, il estimpossible qu’elles soient longues.

On avait beau l’assurer que toutes ses affaires étant finies,elle ne devait plus avoir d’inquiétude : rien ne parvenait àla calmer ; on eût dit que cette triste créature, uniquementdestinée au malheur, et sentant la main de l’infortune toujourssuspendue sur sa tête, prévît déjà les derniers coups dont elleallait être écrasée.

M. de Corville habitait encore la campagne ; onétait sur la fin de l’été, on projetait une promenade quel’approche d’un orage épouvantable paraissait devoirdéranger ; l’excès de la chaleur avait contraint à laissertout ouvert. L’éclair brille, la grêle tombe, les vents sifflent,le feu du ciel agite les nues, il les ébranle d’une manièrehorrible ; il semblait que la nature, ennuyée de ses ouvrages,fût prête à confondre tous les éléments pour les contraindre à desformes nouvelles. Mme de Lorsange, effrayée, supplie sasœur de fermer tout, le plus promptement possible ; Thérèse,empressée de calmer sa sœur, vole aux fenêtres qui se brisentdéjà ; elle veut lutter une minute contre le vent qui larepousse : à l’instant un éclat de foudre la renverse aumilieu du salon.

Mme de Lorsange jette un cri épouvantable ets’évanouit ; M. de Corville appelle ausecours ; les soins se divisent, on rappelleMme de Lorsange à la lumière, mais la malheureuse Thérèseest frappée de façon que l’espoir même ne puisse plus subsisterpour elle ; la foudre était entrée par le sein droit. ;après avoir consumé sa poitrine, son visage, elle était ressortiepar le milieu du ventre. Cette misérable créature faisait horreur àregarder : M. de Corville ordonne qu’onl’emporte…

– Non, dit Mme de Lorsange en se levant avec le plusgrand calme ; non, laissez-la sous mes regards,monsieur ; j’ai besoin de la contempler pour m’affermir dansles résolutions que je viens de prendre. Écoutez-moi, Corville, etne vous opposez pas surtout au parti que j’adopte, à des desseinsdont rien au monde ne pourrait me distraire à présent. Les malheursinouïs qu’éprouve cette infortunée, quoiqu’elle ait toujoursrespecté ses devoirs, ont quelque chose de trop extraordinaire pourne pas m’ouvrir les yeux sur moi-même ; ne vous imaginez pasque je m’aveugle par ces fausses lueurs de félicité dont nous avonsvu jouir, dans le cours des aventures de Thérèse, les scélérats quil’ont flétrie. Ces caprices de la main du ciel sont des énigmesqu’il ne nous appartient pas de dévoiler, mais qui ne doiventjamais nous séduire. Ô mon ami ! la prospérité du crime n’estqu’une épreuve où la providence veut mettre la vertu ; elleest comme la foudre dont les feux trompeurs n’embellissent uninstant l’atmosphère que pour précipiter dans les abîmes de la mortle malheureux qu’ils ont ébloui. En voilà l’exemple sous nosyeux ; les calamités incroyables, les revers effrayants etsans interruption, de cette fille charmante, sont un avertissementque l’Éternel me donne d’écouter la voix de mes remords et de mejeter enfin dans ses bras. Quelle punition dois-je craindre de lui,moi, dont le libertinage, l’irréligion et l’abandon de tousprincipes ont marqué chaque instant de la vie ? A quoi dois-jem’attendre, puisque c’est ainsi qu’est traitée celle qui n’eut pasde ses jours une seule erreur véritable à se reprocher ?Séparons-nous, Corville, il est temps ; aucune chaîne ne nouslie, oubliez-moi, et trouvez bon que j’aille par un repentiréternel abjurer aux pieds de l’Être suprême les infamies dont je mesuis souillée. Ce coup affreux était nécessaire à ma conversiondans cette vie, il l’était au bonheur que j’ose espérer dansl’autre. Adieu, monsieur ; la dernière marque que j’attends devotre amitié est de ne faire aucune sorte de perquisitions poursavoir ce que je suis devenue. Ô Corville ! je vous attendsdans un monde meilleur, vos vertus doivent vous y conduire ;puissent les macérations où je vais, pour expier mes crimes, passerles malheureuses années qui me restent, me permettre de vous yrevoir un jour.

Mme de Lorsange quitte aussitôt la maison ; elleprend quelque argent avec elle, s’élance dans une voiture,abandonne à M. de Corville le reste de son bien en luiindiquant des legs pieux, et vole à Paris, où elle entre auxCarmélites, dont au bout de très peu d’années elle devientl’exemple et l’édification, autant par sa haute piété que par lasagesse de son esprit et la régularité de ses mœurs.

M. de Corville, digne d’obtenir les premiers emploisde sa patrie, y parvint, et n’en fut honoré que pour faire à lafois le bonheur des peuples, la gloire de son maître, qu’il servitbien, quoique ministre, et la fortune de ses amis.

Ô vous, qui répandîtes des larmes sur les malheurs de lavertu ; vous, qui plaignîtes l’infortunée Justine ; enpardonnant les crayons, peut-être un peu forts que l’on s’esttrouvé contraint d’employer, puissiez-vous tirer au moins de cettehistoire le même fruit que Mme de Lorsange !Puissiez-vous vous convaincre avec elle que le véritable bonheurn’est qu’au sein de la vertu, et que si, dans des vues qu’il nenous appartient pas d’approfondir, Dieu permet qu’elle soitpersécutée sur la terre, c’est pour l’en dédommager dans le cielpar les plus flatteuses récompenses !

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