Justine ou Les Malheurs de la vertu

Justine ou Les Malheurs de la vertu

de marquis de Sade

Partie 1

Le chef-d’œuvre de la philosophie serait de développer les moyens dont la Providence se sert pour parvenir aux fins qu’elle se propose sur l’homme, et de tracer, d’après cela, quelques plans de conduite qui pussent faire connaître à ce malheureux individu bipède la manière dont il faut qu’il marche dans la carrière épineuse de la vie, afin de prévenir les caprices bizarres de cette fatalité à laquelle on donne vingt noms différents, sans être encore parvenu ni à la connaître, ni à la définir.

Si, plein de respect pour nos conventions sociales, et ne s’écartant jamais des digues qu’elles nous imposent, il arrive,malgré cela, que nous n’ayons rencontré que des ronces, quand les méchants ne cueillaient que des roses, des gens privés d’un fond de vertus assez constaté pour se mettre au-dessus de ces remarques ne calculeront-ils pas alors qu’il vaut mieux s’abandonner au torrent que d’y résister ? Ne diront-ils pas que la vertu, quelque belle qu’elle soit, devient pourtant le plus mauvais parti qu’on puisse prendre, quand elle se trouve trop faible pour lutter contre le vice, et que dans un siècle entièrement corrompu, le plus sûr est de faire comme les autres ? Un peu plus instruits, si l’on veut, et abusant des lumières qu’ils ont acquises, ne diront-ils pas avec l’ange Jesrad, de Zadig, qu’il n’y a aucun mal dont il ne naisse un bien, et qu’ils peuvent, d’après cela, se livrer au mal,puisqu’il n’est dans le fait qu’une des façons de produire le bien ? N’ajouteront-ils pas qu’il est indifférent au plan général, que tel ou tel soit bon ou méchant de préférence&|160;;que si le malheur persécute la vertu et que la prospérité accompagne le crime, les choses étant égales aux vues de la nature,il vaut infiniment mieux prendre parti parmi les méchants qui prospèrent, que parmi les vertueux qui échouent&|160;? Il est doncimportant de prévenir ces sophismes dangereux d’une faussephilosophie&|160;; essentiel de faire voir que les exemples devertu malheureuse, présentés à une âme corrompue, dans laquelle ilreste pourtant quelques bons principes, peuvent ramener cette âmeau bien tout aussi sûrement que si on lui eût montré dans cetteroute de la vertu les palmes les plus brillantes et les plusflatteuses récompenses. Il est cruel sans doute d’avoir à peindreune foule de malheurs accablant la femme douce et sensible quirespecte le mieux la vertu, et d’une autre part l’affluence desprospérités sur ceux qui écrasent ou mortifient cette même femme.Mais s’il naît cependant un bien du tableau de ces fatalités,aura-t-on des remords de les avoir offertes&|160;? Pourra-t-on êtrefâché d’avoir établi un fait, d’où il résultera pour le sage quilit avec fruit la leçon si utile de la soumission aux ordres de laprovidence, et l’avertissement fatal que c’est souvent pour nousramener à nos devoirs que le ciel frappe à côté de nous l’être quinous paraît le mieux avoir rempli les siens&|160;?

Tels sont les sentiments qui vont diriger nos travaux, et c’esten considération de ces motifs que nous demandons au lecteur del’indulgence pour les systèmes erronés qui sont placés dans labouche de plusieurs de nos personnages, et pour les situationsquelquefois un peu fortes, que, par amour pour la vérité, nousavons dû mettre sous ses yeux.

Mme&|160;la comtesse de Lorsange était une de ces prêtresses deVénus dont la fortune est l’ouvrage d’une jolie figure et debeaucoup d’inconduite, et dont les titres, quelque pompeux qu’ilssoient, ne se trouvent que dans les archives de Cythère, forgés parl’impertinence qui les prend, et soutenus par la sotte crédulitéqui les donne&|160;: brune, une belle taille, des yeux d’unesingulière expression&|160;; cette incrédulité de mode, qui,prêtant un sel de plus aux passions, fait rechercher avec plus desoin les femmes en qui on la soupçonne&|160;; un peu méchante,aucun principe, ne croyant de mal à rien, et cependant pas assez dedépravation dans le cœur pour en avoir éteint la sensibilité&|160;;orgueilleuse, libertine&|160;: telle étaitMme&|160;de&|160;Lorsange.

Cette femme avait reçu néanmoins la meilleure éducation&|160;:fille d’un très gros banquier de Paris, elle avait été élevée avecune sœur nommée Justine, plus jeune qu’elle de trois ans, dans unedes plus célèbres abbayes de cette capitale, où jusqu’à l’âge dedouze et de quinze ans, aucun conseil, aucun maître, aucun livre,aucun talent n’avaient été refusés ni à l’une ni à l’autre de cesdeux sœurs.

A cette époque fatale pour la vertu de deux jeunes filles, toutleur manqua dans un seul jour&|160;: une banqueroute affreuseprécipita leur père dans une situation si cruelle, qu’il en péritde chagrin. Sa femme le suivit un mois après au tombeau. Deuxparents froids et éloignés délibérèrent sur ce qu’ils feraient desjeunes orphelines&|160;; leur part d’une succession absorbée parles créances se montait à cent écus pour chacune. Personne ne sesouciant de s’en charger, on leur ouvrit la porte du couvent, onleur remit leur dot, les laissant libres de devenir ce qu’ellesvoudraient.

Mme&|160;de&|160;Lorsange, qui se nommait pour lors Juliette, etdont le caractère et l’esprit étaient, à fort peu de chose près,aussi formés qu’à trente ans, âge qu’elle atteignait lors del’histoire que nous allons raconter, ne parut sensible qu’auplaisir d’être libre, sans réfléchir un instant aux cruels reversqui brisaient ses chaînes. Pour Justine, âgée, comme nous l’avonsdit, de douze ans, elle était d’un caractère sombre etmélancolique, qui lui fit bien mieux sentir toute l’horreur de sasituation. Douée d’une tendresse, d’une sensibilité surprenante, aulieu de l’art et de la finesse de sa sœur, elle n’avait qu’uneingénuité, une candeur qui devaient la faire tomber dans bien despièges. Cette jeune fille, à tant de qualités, joignait unephysionomie douce, absolument différente de celle dont la natureavait embelli Juliette&|160;; autant on voyait d’artifice, demanège, de coquetterie dans les traits de l’une, autant on admiraitde pudeur, de décence et de timidité dans l’autre&|160;; un air devierge, de grands yeux bleus, pleins d’âme et d’intérêt, une peauéblouissante, une taille souple et flexible, un organe touchant,des dents d’ivoire et les plus beaux cheveux blonds, voilàl’esquisse de cette cadette charmante, dont les grâces naïves etles traits délicats sont au-dessus de nos pinceaux.

On leur donna vingt-quatre heures à l’une et à l’autre pourquitter le couvent, leur laissant le soin de se pourvoir, avecleurs cent écus, où bon leur semblerait. Juliette, enchantée d’êtresa maîtresse, voulut un moment essuyer les pleurs de Justine, puisvoyant qu’elle n’y réussirait pas, elle se mit à la gronder au lieude la consoler&|160;; elle lui reprocha sa sensibilité&|160;; ellelui dit, avec une philosophie très au-dessus de son âge, qu’il nefallait s’affliger dans ce monde-ci que de ce qui nous affectaitpersonnellement&|160;; qu’il était possible de trouver en soi-mêmedes sensations physiques d’une assez piquante volupté pour éteindretoutes les affections morales dont le choc pourrait êtredouloureux&|160;; que ce procédé devenait d’autant plus essentiel àmettre en usage que la véritable sagesse consistait infiniment plusà doubler la somme de ses plaisirs qu’à multiplier celle de sespeines&|160;; qu’il n’y avait rien, en un mot, qu’on ne dût fairepour émousser dans soi cette perfide sensibilité, dont il n’y avaitque les autres qui profitassent, tandis qu’elle ne nous apportaitque des chagrins. Mais on endurcit difficilement un bon cœur, ilrésiste aux raisonnements d’une mauvaise tête, et ses jouissancesle consolent des faux brillants du bel esprit.

Juliette, employant d’autres ressources, dit alors à sa sœurqu’avec l’âge et la figure qu’elles avaient l’une et l’autre, ilétait impossible qu’elles mourussent de faim. Elle lui cita lafille d’une de leurs voisines, qui, s’étant échappée de la maisonpaternelle, était aujourd’hui richement entretenue et bien plusheureuse, sans doute, que si elle fût restée dans le sein de safamille&|160;; qu’il fallait bien se garder de croire que ce fût lemariage qui rendît une jeune fille heureuse&|160;; que captive sousles lois de l’hymen, elle avait, avec beaucoup d’humeur à souffrir,une très légère dose de plaisirs à attendre&|160;; au lieu que,livrées au libertinage, elles pourraient toujours se garantir del’humeur des amants, ou s’en consoler par leur nombre.

Justine eut horreur de ces discours&|160;; elle dit qu’ellepréférait la mort à l’ignominie, et quelques nouvelles instancesque lui fît sa sœur, elle refusa constamment de loger avec elle dèsqu’elle la vit déterminée à une conduite qui la faisait frémir.

Les deux jeunes filles se séparèrent donc, sans aucune promessede se revoir, dès que leurs intentions se trouvaient sidifférentes. Juliette qui allait, prétendait-elle, devenir unegrande dame, consentirait-elle à recevoir une petite fille dont lesinclinations vertueuses mais basses seraient capables de ladéshonorer&|160;? Et de son côté, Justine voudrait-elle risquer sesmœurs dans la société d’une créature perverse qui allait devenirvictime de la crapule et de la débauche publique&|160;? Toutes deuxse firent donc un éternel adieu, et toutes deux quittèrent lecouvent dès le lendemain.

Justine, caressée lors de son enfance par la couturière de samère, croit que cette femme sera sensible à son malheur&|160;; elleva la trouver, elle lui fait part de ses infortunes, elle luidemande de l’ouvrage… à peine la reconnaît-on&|160;; elle estrenvoyée durement.

– Oh, ciel&|160;! dit cette pauvre créature, faut-il que lespremiers pas que je fais dans le monde soient déjà marqués par deschagrins&|160;! Cette femme m’aimait autrefois, pourquoi merejette-t-on aujourd’hui&|160;? Hélas&|160;! c’est que je suisorpheline et pauvre&|160;; c’est que je n’ai plus de ressourcesdans le monde, et que l’on n’estime les gens qu’en raison dessecours et des agréments que l’on s’imagine en recevoir.

Justine, en larmes, va trouver son curé&|160;; elle lui peintson état avec l’énergique candeur de son âge… Elle était en petitfourreau blanc&|160;; ses beaux cheveux négligemment repliés sousun grand bonnet&|160;; sa gorge à peine indiquée, cachée sous deuxou trois aunes de gaze&|160;; sa jolie mine un peu pâle à cause deschagrins qui la dévoraient&|160;; quelques larmes roulaient dansses yeux et leur prêtaient encore plus d’expression.

– Vous me voyez, monsieur, dit-elle au saint ecclésiastique…,oui, vous me voyez dans une position bien affligeante pour unejeune fille&|160;; j’ai perdu mon père et ma mère… Le ciel me lesenlève à l’âge où j’avais le plus besoin de leur secours… Ils sontmorts ruinés, monsieur&|160;; nous n’avons plus rien… Voilà tout cequ’ils m’ont laissé, continua-t-elle, en montrant ses douze louis…et pas un coin pour reposer ma pauvre tête… Vous aurez pitié demoi, n’est-ce pas, monsieur&|160;! Vous êtes le ministre de lareligion, et la religion fut toujours la vertu de mon cœur&|160;;au nom de ce Dieu que j’adore et dont vous êtes l’organe,dites-moi, comme un second père, ce qu’il faut que je fasse… cequ’il faut que je devienne&|160;?

Le charitable prêtre répondit en lorgnant Justine que laparoisse était bien chargée&|160;; qu’il était difficile qu’ellepût embrasser de nouvelles aumônes, mais que si Justine voulait leservir, que si elle voulait faire le gros ouvrage, il y auraittoujours dans sa cuisine un morceau de pain pour elle. Et, comme endisant cela, l’interprète des dieux lui avait passé la main sous lementon, en lui donnant un baiser beaucoup trop mondain pour unhomme d’Église, Justine, qui ne l’avait que trop compris, lerepoussa en lui disant&|160;:

– Monsieur, je ne vous demande ni l’aumône ni une place deservante&|160;; il y a trop peu de temps que je quitte un étatau-dessus de celui qui peut faire désirer ces deux grâces pour êtreréduite à les implorer&|160;; je sollicite les conseils dont majeunesse et mes malheurs ont besoin, et vous voulez me les faireacheter un peu trop cher.

Le pasteur, honteux d’être dévoilé, chassa promptement cettepetite créature, et la malheureuse Justine, deux fois repoussée dèsle premier jour qu’elle est condamnée à l’isolisme, entre dans unemaison où elle voit un écriteau, loue un petit cabinet garni aucinquième, le paye d’avance, et s’y livre à des larmes d’autantplus amères qu’elle est sensible et que sa petite fierté vientd’être cruellement compromise.

Nous permettra-t-on de l’abandonner quelque temps ici, pourretourner à Juliette, et pour dire comment, du simple état d’oùnous la voyons sortir, et sans plus avoir de ressources que sasœur, elle devint pourtant, en quinze ans, femme titrée, possédanttrente mille livres de rente, de très beaux bijoux, deux ou troismaisons tant à la ville qu’à la campagne, et, pour l’instant, lecœur, la fortune et la confiance de M.&|160;de&|160;Corville,conseiller d’État, homme dans le plus grand crédit et à la veilled’entrer dans le ministère&|160;? La carrière fut épineuse, on n’endoute assurément pas&|160;: c’est par l’apprentissage le plushonteux et le plus dur que ces demoiselles-là font leurchemin&|160;; et telle est dans le lit d’un prince aujourd’hui, quiporte peut-être encore sur elle les marques humiliantes de labrutalité des libertins entre les mains desquels sa jeunesse et soninexpérience la jetèrent.

En sortant du couvent, Juliette alla trouver une femme qu’elleavait entendu nommer à cette jeune amie de son voisinage&|160;;pervertie comme elle avait envie de l’être et pervertie par cettefemme, elle l’aborde avec son petit paquet sous le bras, une lévitebleue bien en désordre, des cheveux traînants, la plus jolie figuredu monde, s’il est vrai qu’à de certains yeux l’indécence puisseavoir des charmes&|160;; elle conte son histoire à cette femme, etla supplie de la protéger nomme elle a fait de son ancienneamie.

– Quel âge avez-vous&|160;? lui demande la Duvergier.

– Quinze ans dans quelques jours, madame, répondit Juliette.

– Et jamais nul mortel…, continua la matrone.

– Oh&|160;! non, madame, je vous le jure, répliqua Juliette.

– Mais c’est que quelquefois dans ces couvents, dit la vieille…un confesseur, une religieuse, une camarade… Il me faut des preuvessûres.

– Il ne tient qu’à vous de vous les procurer, madame, réponditJuliette en rougissant.

Et la duègne s’étant affublée d’une paire de lunettes, et ayantavec scrupule visité les choses de toutes parts&|160;:

– Allons, dit-elle à la jeune fille, vous n’avez qu’à resterici, beaucoup d’égards pour mes conseils, un grand fonds decomplaisance et de soumission pour mes pratiques, de la propreté,de l’économie, de la candeur vis-à-vis de moi, de la politiqueenvers vos compagnes, et de la fourberie avec les hommes, avant dixans je vous mettrai en état de vous retirer dans un troisième, avecune commode, un trumeau, une servante&|160;; et l’art que vousaurez acquis chez moi vous donnera, de quoi vous procurer lereste.

Ces recommandations faites, la Duvergier s’empare du petitpaquet de Juliette&|160;; elle lui demande si elle n’a pointd’argent, et celle-ci lui ayant trop franchement avoué qu’elleavait cent écus, la chère maman les confisque en assurant sanouvelle pensionnaire qu’elle placera ce petit fonds à la loteriepour elle, mais qu’il ne faut pas qu’une jeune fille aitd’argent&|160;:

– C’est, lui dit-elle, un moyen de faire le mal, et dans unsiècle aussi corrompu, une fille sage et bien née doit éviter avecsoin tout ce qui peut l’entraîner dans quelque piège. C’est pourvotre bien que je vous parle, ma petite, ajouta la duègne, et vousdevez me savoir gré de ce que je fais.

Ce sermon fini, la nouvelle venue est présentée à sescompagnes&|160;; on lui indique sa chambre dans la maison, et dèsle lendemain ses prémices sont en vente.

En quatre mois, la marchandise est successivement vendue à prèsde cent personnes&|160;; les uns se contentent de la rose, d’autresplus délicats ou plus dépravés (car la question n’est pas résolue)veulent épanouir le bouton qui fleurit à côté. Chaque fois, laDuvergier rétrécit, rajuste, et pendant quatre mois ce sonttoujours des prémices que la friponne offre au public. Au bout decet épineux noviciat, Juliette obtient enfin des patentes de sœurconverse&|160;; de ce moment, elle est réellement reconnue fille dela maison&|160;; dès lors elle en partage les peines et lesprofits. Autre apprentissage&|160;: si dans la première école, àquelques écarts près, Juliette a servi la nature, elle en oublieles lois dans la seconde&|160;; elle y corrompt entièrement sesmœurs&|160;; le triomphe qu’elle voit obtenir au vice dégradetotalement son âme&|160;; elle sent que, née pour le crime, aumoins doit-elle aller au grand et renoncer à languir dans un étatsubalterne, qui, en lui faisant faire les mêmes fautes, enl’avilissant également, ne lui rapporte pas, à beaucoup près, lemême profit. Elle plaît à un vieux seigneur fort débauché, qui nela fait venir d’abord que pour l’affaire du moment&|160;; elle al’art de s’en faire magnifiquement entretenir&|160;; elle paraîtenfin aux spectacles, aux promenades, à côté des cordons bleus del’ordre de Cythère&|160;; on la regarde, on la cite, on l’envie, etla fine créature sait si bien s’y prendre, qu’en moins de quatreans elle ruine six hommes, dont le plus pauvre avait cent milleécus de rente. Il n’en fallait pas davantage pour faire saréputation&|160;; l’aveuglement des gens du monde est tel, que plusune de ces créatures a prouvé sa malhonnêteté, plus on est envieuxd’être sur sa liste&|160;; il semble que le degré de sonavilissement et de sa corruption devienne la mesure des sentimentsque l’on ose afficher pour elle.

Juliette venait d’atteindre sa vingtième année, lorsqu’uncertain comte de Lorsange, gentilhomme angevin, âgé d’environquarante ans, devint tellement épris d’elle, qu’il résolut de luidonner son nom&|160;: il lui reconnut douze mille livres de rente,lui assura le reste de sa fortune s’il venait à mourir avantelle&|160;; lui donna une maison, des gens, une livrée, et unesorte de considération dans le monde, qui parvint en deux ou troisans à faire oublier ses débuts.

Ce fut ici que la malheureuse Juliette, oubliant tous lessentiments de sa naissance et de sa bonne éducation, pervertie parde mauvais conseils et des livres dangereux, pressée de jouirseule, d’avoir un nom et point de chaînes, osa se livrer à lacoupable idée d’abréger les jours de son mari. Ce projet odieux,conçu, elle le caressa&|160;; elle le consolida malheureusementdans ces moments dangereux où le physique s’embrase aux erreurs dumoral&|160;; instants où l’on se refuse d’autant moins qu’alorsrien ne s’oppose à l’irrégularité des vœux ou à l’impétuosité desdésirs, et que la volupté reçue n’est vive qu’en raison de lamultitude des freins qu’on brise, ou de leur sainteté. Le songeévanoui, si l’on redevenait sage, l’inconvénient serait médiocre,c’est l’histoire des torts de l’esprit&|160;; on sait bien qu’ilsn’offensent personne, mais on va plus loin, malheureusement. Quesera-ce, ose-t-on se dire, que la réalisation de cette idée,puisque son seul aspect vient d’exalter, vient d’émouvoir sivivement&|160;? On vivifie la maudite chimère, et son existence estun crime.

Mme&|160;de&|160;Lorsange exécuta, heureusement pour elle, avectant de secret, qu’elle se mit à l’abri de toute poursuite, etqu’elle ensevelit avec son époux les traces du forfait épouvantablequi le précipitait au tombeau.

Redevenue libre et comtesse, Mme&|160;de&|160;Lorsange repritses anciennes habitudes&|160;; mais se croyant quelque chose dansle monde, elle mit à sa conduite un peu moins d’indécente. Cen’était plus une fille entretenue, c’était une riche veuve quidonnait de jolis soupers, chez laquelle la cour et la ville étaienttrop heureuses d’être admises&|160;; femme décente en un mot et quinéanmoins couchait pour deux cents louis, et se donnait pour cinqcents par mois.

Jusqu’à vingt-six ans, Mme&|160;de&|160;Lorsange fit encore debrillantes conquêtes&|160;; elle ruina trois ambassadeursétrangers, quatre fermiers généraux, deux évêques, un cardinal ettrois chevaliers des Ordres du roi&|160;; mais comme il est rare des’arrêter après un premier délit, surtout quand il a tournéheureusement, la malheureuse Juliette se noircit de deux nouveauxcrimes semblables au premier&|160;; l’un pour voler un de sesamants qui lui avait confié une somme considérable, ignorée de lafamille de cet homme, et que Mme&|160;de&|160;Lorsange put mettre àl’abri par cette affreuse action&|160;; l’autre pour avoir plus tôtun legs de cent mille francs qu’un de ses adorateurs lui faisait aunom d’un tiers, chargé de rendre la somme après décès. A ceshorreurs, Mme&|160;de&|160;Lorsange joignait trois ou quatreinfanticides. La crainte de gâter sa jolie taille, le désir decacher une double intrigue, tout lui fit prendre la résolutiond’étouffer dans son sein la preuve de ses débauches&|160;; et cesforfaits ignorés comme les autres n’empêchèrent pas cette femmeadroite et ambitieuse de trouver journellement de nouvellesdupes.

Il est donc vrai que la prospérité peut accompagner la plusmauvaise conduite, et qu’au milieu même du désordre et de lacorruption, tout ce que les hommes appellent le bonheur peut serépandre sur la vie&|160;; mais que cette cruelle et fatale véritén’alarme pas&|160;; que l’exemple du malheur poursuivant partout lavertu, et que nous allons bientôt offrir, ne tourmente pasdavantage les honnêtes gens. Cette félicité du crime est trompeuse,elle n’est qu’apparente&|160;; indépendamment de la punition biencertainement réservée par la providence à ceux qu’ont séduits sessuccès, ne nourrissent-ils pas au fond de leur âme un ver qui, lesrongeant sans cesse, les empêche d’être réjouis de ces fausseslueurs, et ne laisse en leur âme, au lieu de délices, que lesouvenir déchirant des crimes qui les ont conduits où ilssont&|160;? A l’égard de l’infortuné que le sort persécute, il ason cœur pour consolation, et les jouissances intérieures que luiprocurent ses vertus le dédommagent bientôt de l’injustice deshommes.

Tel était donc l’état des affaires de Mme&|160;de&|160;Lorsange,lorsque M.&|160;de&|160;Corville, âgé de cinquante ans, jouissantdu crédit et de la considération que nous avons peints plus haut,résolut de se sacrifier entièrement pour cette femme et de la fixerà jamais à lui. Soit attention, soit procédés, soit politique de lapart de Mme&|160;de&|160;Lorsange, il y était parvenu, et il yavait quatre ans qu’il vivait avec elle, absolument comme avec uneépouse légitime, lorsque l’acquisition d’une très belle terreauprès de Montargis les obligea l’un et l’autre d’aller passerquelque temps dans cette province.

Un soir, où la beauté du temps leur avait fait prolonger leurpromenade, de la terre qu’ils habitaient jusqu’à Montargis, tropfatigués l’un et l’autre pour entreprendre de retourner comme ilsétaient venus, ils s’arrêtèrent à l’auberge où descend le carrossede Lyon, à dessein d’envoyer de là un homme à cheval leur chercherune voiture. Ils se reposaient dans une salle basse et fraîche decette maison, donnant sur la cour, lorsque le coche dont nousvenons de parler entra dans cette hôtellerie.

C’est un amusement assez naturel que de regarder une descente decoche&|160;; on peut parier pour le genre des personnages qui s’ytrouvent, et si l’on a nommé une catin, un officier, quelques abbéset un moine, on est presque toujours sûr de gagner.Mme&|160;de&|160;Lorsange se lève, M.&|160;de&|160;Corville lasuit, et tous deux s’amusent à voir entrer dans l’auberge lasociété cahotante. Il paraissait qu’il n’y avait plus personne dansla voiture, lorsqu’un cavalier de maréchaussée, descendant dupanier, reçut dans ses bras d’un de ses camarades également placédans le même lieu, une fille de vingt-six à vingt-sept ans, vêtued’un mauvais petit caraco d’indienne et enveloppée jusqu’auxsourcils d’un grand mantelet de taffetas noir. Elle était liéecomme une criminelle, et d’une telle faiblesse, qu’elle seraitassurément tombée si ses gardes ne l’eussent soutenue. A un cri desurprise et d’horreur qui échappe à Mme&|160;de&|160;Lorsange, lajeune fille se retourne, et laisse voir avec la plus belle tailledu monde, la figure la plus noble, la plus agréable, la plusintéressante, tous les appas enfin les plus en droit de plaire,rendus mille fois plus piquants encore par cette tendre ettouchante affliction que l’innocence ajoute aux traits de labeauté.

M.&|160;de&|160;Corville et sa maîtresse ne peuvent s’empêcherde s’intéresser pour cette misérable fille. Ils s’approchent, ilsdemandent à l’un des gardes ce qu’a fait cette infortunée.

– On l’accuse de trois crimes, répond le cavalier, il s’agit demeurtre, de vol et d’incendie&|160;; mais je vous avoue que moncamarade et moi n’avons jamais conduit de criminel avec autant derépugnance&|160;; c’est la créature la plus douce, et qui paraît laplus honnête.

– Ah, ah&|160;! dit M.&|160;de&|160;Corville, ne pourrait-il pasy avoir là quelques-unes de ces bévues ordinaires aux tribunauxsubalternes&|160;?… Et où s’est commis le délit&|160;?

– Dans une auberge à quelques lieues de Lyon&|160;; c’est Lyonqui l’a jugée&|160;; elle va, suivant l’usage, à Paris pour laconfirmation de sa sentence, et reviendra pour être exécutée àLyon.

Mme&|160;de&|160;Lorsange, qui s’était approchée, qui entendaitce récit, témoigna bas à M.&|160;de&|160;Corville l’envie qu’elleaurait d’apprendre de la bouche de cette fille même l’histoire deses malheurs, et M.&|160;de&|160;Corville, qui formait aussi lemême désir, en fit part aux deux gardes en se nommant à eux.

Ceux-ci ne crurent pas devoir s’y opposer. On décida qu’ilfallait passer la nuit à Montargis&|160;; on demanda un appartementcommode&|160;; M.&|160;de&|160;Corville répondit de la prisonnière,on la délia&|160;; et quand on lui eut fait prendre un peu denourriture, Mme&|160;de&|160;Lorsange, qui ne pouvait s’empêcher deprendre à elle le plus vif intérêt, et qui sans doute se disait àelle-même&|160;: «&|160;Cette créature, peut-être innocente, estpourtant traitée comme une criminelle, tandis que tout prospèreautour de moi… de moi qui me suis souillée de crimes etd’horreurs&|160;», Mme&|160;de&|160;Lorsange, dis-je, dès qu’ellevit cette pauvre fille un peu rafraîchie, un peu consolée par lescaresses que l’on s’empressait de lui faire, l’engagea de dire parquel événement, avec une physionomie si douce, elle se trouvaitdans une aussi funeste circonstance.

– Vous raconter l’histoire de ma vie, madame, dit la belleinfortunée, en s’adressant à la comtesse, c’est vous offrirl’exemple le plus frappant des malheurs de l’innocence, c’estaccuser la main du ciel, c’est se plaindre des volontés de l’Êtresuprême, c’est une espèce de révolte contre ses intentions sacrées…je ne l’ose pas…

Des pleurs coulèrent alors avec abondance des yeux de cetteintéressante fille, et après leur avoir donné cours un instant,elle commença son récit dans ces termes&|160;:

– Vous me permettrez de cacher mon nom et ma naissance,madame&|160;; sans être illustre, elle est honnête, et je n’étaispas destinée à l’humiliation ou vous me voyez réduite. Je perdisfort jeune mes parents&|160;; je crus avec le peu de secours qu’ilsm’avaient laissé pouvoir attendre une place convenable, et refusanttoutes celles qui ne l’étaient pas, je mangeai, sans m’enapercevoir, à Paris où je suis née, le peu que je possédais&|160;;plus je devenais pauvre, plus j’étais méprisée&|160;; plus j’avaisbesoin d’appui, moins j’espérais d’en obtenir&|160;; mais de toutesles duretés que j’éprouvai dans les commencements de ma malheureusesituation, de tous les propos horribles qui me furent tenu, je nevous citerai que ce qui m’arriva chez M.&|160;Dubourg, un des plusriches traitants de la capitale. La femme chez qui je logeaism’avait adressée à lui, comme à quelqu’un dont le crédit et lesrichesses pouvaient le plus sûrement adoucir la rigueur de monsort. Après avoir attendu très longtemps dans l’antichambre de cethomme, on m’introduisit&|160;; M.&|160;Dubourg, âgé dequarante-huit ans, venait de sortir de son lit, entortillé d’unerobe de chambre flottante qui cachait à peine son désordre&|160;;on s’apprêtait à le coiffer&|160;; il fit retirer et me demanda ceque je voulais.

– Hélas&|160;! monsieur, lui répondis-je toute confuse, je suisune pauvre orpheline qui n’ai pas encore quatorze ans et quiconnais déjà toutes les nuances de l’infortune&|160;; j’implorevotre commisération, ayez pitié de moi, je vous conjure.

Et alors je lui détaillai tous mes maux, la difficulté derencontrer une place, peut-être même un peu la peine quej’éprouvais à en prendre une, n’étant pas née pour cet état&|160;;le malheur que j’avais eu, pendant tout cela, de manger le peu quej’avais…, le défaut d’ouvrage, l’espoir où j’étais, qu’il mefaciliterait les moyens de vivre&|160;; tout ce que dicte enfinl’éloquence du malheur, toujours rapide dans une âme sensible,toujours à charge à l’opulence… Après m’avoir écoutée avec beaucoupde distractions, M.&|160;Dubourg me demanda si j’avais toujours étésage.

– Je ne serais ni aussi pauvre ni aussi embarrassée, monsieur,répondis-je, si j’avais voulu cesser de l’être.

– Mais, me dit à cela M.&|160;Dubourg, à quel titreprétendez-vous que les gens riches vous soulagent, si vous ne lesservez en rien&|160;?

– Et de quel service prétendez-vous parler, monsieur&|160;?répondis-je&|160;; je ne demande pas mieux que de rendre ceux quela décence et mon âge me permettront de remplir.

– Les services d’une enfant comme vous sont peu utiles dans unemaison, me répondit Dubourg&|160;; vous n’êtes ni d’âge ni detournure à vous placer comme vous le demandez. Vous ferez mieux devous occuper de plaire aux hommes, et de travailler à trouverquelqu’un qui consente à prendre soin de vous&|160;; cette vertudont vous faites un si grand étalage ne sert à rien dans lemonde&|160;; vous aurez beau fléchir aux pieds de ses autels, sonvain encens ne vous nourrira point. La chose qui flatte le moinsles hommes, celle dont ils font le moins de cas, celle qu’ilsméprisent le plus souverainement, c’est la sagesse de votresexe&|160;; on n’estime ici-bas, mon enfant, que ce qui rapporte ouce qui délecte&|160;; et de quel profit peut nous être la vertu desfemmes&|160;? Ce sont leurs désordres qui nous servent et qui nousamusent&|160;; mais leur chasteté nous intéresse on ne sauraitmoins. Quand des gens de notre sorte donnent, en un mot, ce n’estjamais que pour recevoir&|160;; or, comment une petite fille commevous peut-elle reconnaître ce qu’on fait pour elle, si ce n’est parl’abandon de tout ce qu’on exige de son corps&|160;?

– Oh&|160;! monsieur, répondis-je le cœur gros de soupirs, iln’y a donc plus ni honnêteté ni bienfaisance chez leshommes&|160;?

– Fort peu, répliqua Dubourg&|160;; on en parle tant, commentvoulez-vous qu’il y en ait&|160;? On est revenu de cette manied’obliger gratuitement les autres&|160;; on a reconnu que lesplaisirs de la charité n’étaient que les jouissances de l’orgueil,et comme rien n’est aussitôt dissipé, on a voulu des sensationsplus réelles&|160;; on a vu qu’avec un enfant comme vous, parexemple, il valait infiniment mieux retirer pour fruit de sesavances tous les plaisirs que peut offrir la luxure, que ceux trèsfroids et très futiles de la soulager gratuitement&|160;; laréputation d’un homme libéral, aumônier, généreux, ne vaut pasmême, à l’instant où il en jouit le mieux, le plus léger plaisirdes sens.

– Oh&|160;! monsieur, avec de pareils principes, il faut doncque l’infortuné périsse&|160;!

– Qu’importe&|160;; il y a plus de sujets qu’il n’en faut enFrance&|160;; pourvu que la machine ait toujours la mêmeélasticité, que fait à l’État le plus ou le moins d’individus quila pressent&|160;?

– Mais croyez-vous que des enfants respectent leurs pères, quandils en sont ainsi maltraités&|160;?

– Que fait à un père l’amour d’enfants qui le gênent&|160;?

– Il vaudrait donc mieux qu’on nous eût étouffés dès leberceau&|160;!

– Assurément, c’est l’usage dans beaucoup de pays, c’était lacoutume des Grecs&|160;; c’est celle des Chinois&|160;: là lesenfants malheureux s’exposent ou se mettent à mort. A quoi bonlaisser vivre des créatures qui ne pouvant plus compter sur lessecours de leurs parents ou parce qu’ils en sont privés ou parcequ’ils n’en sont pas reconnus, ne servent plus dès lors qu’àsurcharger l’État d’une denrée dont il a déjà trop&|160;? Lesbâtards, les orphelins, les enfants mal conformés devraient êtrecondamnés à mort dès leur naissance&|160;; les premiers et lesseconds, parce que n’ayant plus personne qui veuille ou qui puisseprendre soin d’eux, ils souillent la société d’une lie qui ne peutque lui devenir funeste un jour, et les autres parce qu’ils nepeuvent lui être d’aucune utilité&|160;; l’une et l’autre de cesclasses sont à la société comme ces excroissances de chair qui, senourrissant du suc des membres sains, les dégradent et lesaffaiblissent, ou, si vous l’aimez mieux, comme ces végétauxparasites qui, se liant aux bonnes plantes, les détériorent et lesrongent en s’adaptant leur semence nourricière. Abus criants queces aumônes destinées à nourrir une telle écume, que ces maisonsrichement dotées qu’on a l’extravagance de leur bâtir, comme sil’espèce des hommes était tellement rare, tellement précieuse qu’ilfallût en conserver jusqu’à la plus vile portion&|160;! Maislaissons une politique où tu ne dois rien comprendre, monenfant&|160;; pourquoi se plaindre de son sort, quand il ne tientqu’à soi d’y remédier&|160;?

– A quel prix, juste ciel&|160;!

– A celui d’une chimère, d’une chose qui n’a de valeur que celleque ton orgueil y met. Au reste, continue ce barbare en se levantet ouvrant la porte, voilà tout ce que je puis pour vous&|160;;consentez-y, ou délivrez-moi de votre présence&|160;; je n’aime pasles mendiants…

Mes larmes coulèrent, il me fut impossible de les retenir&|160;;le croirez-vous, madame, elles irritèrent cet homme au lieu del’attendrir. Il referme la porte et me saisissant par le collet dema robe, il me dit avec brutalité qu’il va me faire faire de forcece que je ne veux pas lui accorder de bon gré. En cet instantcruel, mon malheur me prête du courage&|160;; je me débarrasse deses mains, et m’élançant vers la porte&|160;:

– Homme odieux, lui dis-je en m’échappant, puisse le ciel, aussigrièvement offensé par toi, te punir un jour, comme tu le mérites,de ton exécrable endurcissement&|160;! Tu n’es digne ni de cesrichesses dont tu fais un aussi vil usage, ni de l’air même que turespires dans un monde souillé par tes barbaries.

Je me pressai de raconter à mon hôtesse la réception de lapersonne chez laquelle elle m’avait envoyée&|160;; mais quelle futma surprise de voir cette misérable m’accabler de reproches au lieude partager ma douleur.

– Chétive créature, me dit-elle en colère, t’imagines-tu que leshommes sont assez dupes pour faire l’aumône à de petites fillescomme toi, sans exiger l’intérêt de leur argent&|160;?M.&|160;Dubourg est trop bon d’avoir agi comme il l’a fait&|160;; àsa place je ne t’aurais pas laissée sortir de chez moi sans m’avoircontenté. Mais puisque tu ne veux pas profiter des secours que jet’offre, arrange-toi comme il te plaira&|160;; tu me dois, demain,de l’argent, ou la prison.

– Madame, ayez pitié…

– Oui, oui, pitié… on meurt de faim avec la pitié&|160;!

– Mais comment voulez-vous que je fasse&|160;?

– Il faut retourner chez Dubourg&|160;; il faut le satisfaire,il faut me rapporter de l’argent&|160;; je le verrai, je lepréviendrai&|160;; je raccommoderai, si je puis, vossottises&|160;; je lui ferai vos excuses, mais songez à vous mieuxcomporter.

Honteuse, au désespoir, ne sachant quel parti prendre, me voyantdurement repoussée de tout le monde, presque sans ressource, je disà Mme&|160;Desroches (c’était le nom de mon hôtesse) que j’étaisdécidée à tout pour la satisfaire. Elle alla chez le financier, etme dit au retour qu’elle l’avait trouvé très irrité&|160;; que cen’était pas sans peine qu’elle était parvenue à le fléchir en mafaveur&|160;; qu’à force de supplications elle avait pourtantréussi à lui persuader de me revoir le lendemain matin&|160;; maisque j’eusse à prendre garde à ma conduite, parce que, si jem’avisais de lui désobéir encore, lui-même se chargeait du soin deme faire enfermer pour la vie.

J’arrive tout émue. Dubourg était seul, dans un état plusindécent encore que la veille. La brutalité, le libertinage, tousles caractères de la débauche éclataient dans ses regardssournois.

– Remerciez la Desroches, me dit-il durement, de ce que je veuxbien en sa faveur vous rendre un instant mes bontés&|160;; vousdevez sentir combien vous en êtes indigne après votre conduited’hier. Déshabillez-vous, et si vous opposez encore la plus légèrerésistance à mes désirs, deux hommes vous attendent dans monantichambre pour vous conduire en un lieu dont vous ne sortirez devos jours.

– Ô monsieur, dis-je en pleurs et me précipitant aux genoux decet homme barbare, laissez-vous fléchir, je vous en conjure&|160;;soyez assez généreux pour me secourir sans exiger de moi ce qui mecoûte assez pour vous offrir plutôt ma vie que de m’y soumettre…Oui, j’aime mieux mourir mille fois que d’enfreindre les principesque j’ai reçus dans mon enfance… Monsieur, monsieur, ne mecontraignez pas, je vous supplie&|160;; pouvez-vous concevoir lebonheur au sein des dégoûts et des larmes&|160;? Osez-voussoupçonner le plaisir où vous ne verrez que des répugnances&|160;?Vous n’aurez pas plus tôt consommé votre crime que le spectacle demon désespoir vous accablera de remords…

Mais les infamies où se livrait Dubourg m’empêchèrent depoursuivre&|160;; aurais-je pu me croire capable d’attendrir unhomme qui trouvait déjà dans ma propre douleur un véhicule de plusà ses horribles passions&|160;? Le croirez-vous, madame,s’enflammant aux accents aigus de mes plaintes, les savourant avecinhumanité, l’indigne se disposait lui-même à ses criminellestentatives&|160;! Il se lève, et se montrant à la fin à moi dans unétat où la raison triomphe rarement, et où la résistance de l’objetqui la fait perdre n’est qu’un aliment de plus au délire, il mesaisit avec brutalité, enlève impétueusement les voiles quidérobent encore ce dont il brûle de jouir&|160;; tour à tour, ilm’injurie… il me flatte… il me maltraite et me caresse… Oh&|160;!quel tableau, grand Dieu&|160;! quel mélange inouï de dureté…, deluxure&|160;! Il semblait que l’Être suprême voulût, dans cettepremière circonstance de ma vie, imprimer à jamais en moi toutel’horreur que je devais avoir pour un genre de crime d’où devaitnaître l’affluence des maux dont j’étais menacée&|160;! Maisfallait-il m’en plaindre alors&|160;? Non, sans doute&|160;; à sesexcès je dus mon salut&|160;; moins de débauche, et j’étais unefille flétrie&|160;; les feux de Dubourg s’éteignirent dansl’effervescence de ses entreprises, le ciel me vengea des offensesoù le monstre allait se livrer, et la perte de ses forces, avant lesacrifice, me préserva d’en être la victime.

Dubourg n’en devint que plus insolent&|160;; il m’accusa destorts de sa faiblesse…, voulut les réparer par de nouveaux outrageset des invectives encore plus mortifiantes&|160;; il n’y eut rienqu’il ne me dît, rien qu’il ne tentât, rien que la perfideimagination, la dureté de son caractère et la dépravation de sesmœurs ne lui fit entreprendre. Ma maladresse l’impatienta&|160;;j’étais loin de vouloir agir, c’était beaucoup que de meprêter&|160;: mes remords n’en sont pas éteints… Cependant rien neréussit, ma soumission cessa de l’enflammer&|160;; il eut beaupasser successivement de la tendresse à la rigueur… de l’esclavageà la tyrannie… de l’air de la décence aux excès de la crapule, nousnous trouvâmes excédés l’un et l’autre, sans qu’il pût heureusementrecouvrer ce qu’il fallait pour me porter de plus dangereusesattaques. Il y renonça, me fit promettre de venir le trouver lelendemain, et pour m’y déterminer plus sûrement, il ne voulutabsolument me donner que la somme que je devais à la Desroches. Jerevins donc chez cette femme, bien humiliée d’une pareille aventureet bien résolue, quelque chose qui pût m’arriver, de ne pas m’yexposer une troisième fois. Je l’en prévins en la payant, et enaccablant de malédictions le scélérat capable d’abuser aussicruellement de ma misère. Mais mes imprécations, loin d’attirer surlui la colère de Dieu, ne firent que lui porter bonheur&|160;; huitjours après, j’appris que cet insigne libertin venait d’obtenir dugouvernement une régie générale qui augmentait ses revenus de plusde quatre cent mille livres de rentes&|160;; j’étais absorbée dansles réflexions que font naître inévitablement de semblablesinconséquences du sort, quand un rayon d’espoir sembla luire uninstant à mes yeux.

La Desroches vint me dire un jour qu’elle avait enfin trouvé unemaison où l’on me recevrait avec plaisir, pourvu que je m’ycomportasse bien.

– Oh&|160;! ciel, madame, lui dis-je, en me jetant avectransport dans ses bras, cette condition est celle que j’y mettraismoi-même, jugez si je l’accepte avec plaisir. L’homme que je devaisservir était un fameux usurier de Paris, qui s’était enrichi nonseulement en prêtant sur gages, mais même en volant impunément lepublic chaque fois qu’il avait cru le pouvoir faire en sûreté. Ildemeurait rue Quincampoix, à un second étage, avec une créature decinquante ans, qu’il appelait sa femme, et pour le moins aussiméchante que lui.

– Thérèse, me dit cet avare (tel était le nom que j’avais prispour cacher le mien), Thérèse, la première vertu de ma maison,c’est la probité&|160;; si jamais vous détourniez d’ici la dixièmepartie d’un denier, je vous ferais pendre, voyez-vous, mon enfant.Le peu de douceur dont nous jouissons, ma femme et moi, est lefruit de nos travaux immenses et de notre parfaite sobriété…Mangez-vous beaucoup, ma petite&|160;?

– Quelques onces de pain par jour, monsieur, lui répondis-je, del’eau et un peu de soupe, quand je suis assez heureuse pour enavoir.

– De la soupe&|160;! morbleu, de la soupe&|160;! Regardez, mamie, dit l’usurier à sa femme, gémissez des progrès du luxe&|160;:ça cherche condition, ça meurt de faim depuis un an, et ça veutmanger de la soupe&|160;; à peine en faisons-nous une fois tous lesdimanches, nous qui travaillons comme des forçats&|160;; vous aureztrois onces de pain par jour, ma fille, une demi-bouteille d’eau derivière, une vieille robe de ma femme tous les dix-huit mois ettrois écus de gages au bout de l’année, si nous sommes contents devos services, si votre économie répond à la nôtre, et si vousfaites enfin prospérer la maison par de l’ordre et del’arrangement. Votre service est médiocre, c’est l’affaire d’unclin d’œil&|160;; il s’agit de frotter et nettoyer trois fois lasemaine cet appartement de six pièces, de faire nos lits, derépondre à la porte, de poudrer ma perruque, de coiffer ma femme,de soigner le chien et le perroquet, de veiller à la cuisine, d’ennettoyer les ustensiles, d’aider à ma femme quand elle nous fait unmorceau à manger, et d’employer quatre ou cinq heures par jour àfaire du linge, des bas, des bonnets et autres petits meubles deménage. Vous voyez que ce n’est rien, Thérèse&|160;; il vousrestera bien du temps, nous vous permettrons d’en faire usage pourvotre compte, pourvu que vous soyez sage, mon enfant, discrète,économe surtout, c’est l’essentiel.

Vous imaginez aisément, madame, qu’il fallait se trouver dansl’affreux état où j’étais pour accepter une telle place&|160;; nonseulement il y avait infiniment plus d’ouvrage que mes forces ne mepermettaient d’entreprendre, mais pouvais-je vivre avec ce qu’onm’offrait&|160;? Je me gardai pourtant bien de faire la difficile,et je fus installée dès le même soir.

Si ma cruelle situation permettait que je vous amusasse uninstant, madame, quand je ne dois penser qu’à vous attendrir,j’oserais vous raconter quelques traits d’avarice dont je fustémoin dans cette maison&|160;; mais une catastrophe si terriblepour moi m’y attendait dès la seconde année, qu’il m’est biendifficile de vous arrêter sur des détails amusants avant que devous entretenir de mes malheurs.

Vous saurez, cependant, madame, qu’on n’avait jamais d’autrelumière dans l’appartement de M.&|160;du Harpin, que celle qu’ildérobait au réverbère heureusement placé en face de sachambre&|160;; jamais ni l’un ni l’autre n’usaient de linge&|160;:on emmagasinait celui que je faisais, on n’y touchait de lavie&|160;; il y avait aux manches de la veste de Monsieur, ainsiqu’à celles de la robe de Madame, une vieille paire de manchettescousues après l’étoffe, et que je lavais tous les samedis ausoir&|160;; point de drap, point de serviettes, et tout cela pouréviter le blanchissage. On ne buvait jamais de vin chez lui, l’eauclaire étant, disait Mme&|160;du Harpin, la boisson naturelle del’homme, la plus saine et la moins dangereuse. Toutes les foisqu’on coupait le pain, il se plaçait une corbeille sous le couteau,afin de recueillir ce qui tombait&|160;: on y joignait avecexactitude toutes les miettes qui pouvaient se faire aux repas, etce mets, frit le dimanche, avec un peu de beurre, composait le platde festin de ces jours de repos&|160;; jamais il ne fallait battreles habits ni les meubles, de peur de les user, mais les housserlégèrement avec un plumeau. Les souliers de Monsieur, ainsi queceux de Madame, étaient doublés de fer, c’étaient les mêmes quileur avaient servi le jour de leurs noces. Mais une pratiquebeaucoup plus bizarre était celle qu’on me faisait exercer une foisla semaine&|160;: il y avait dans l’appartement un assez grandcabinet dont les murs n’étaient point tapissés&|160;; il fallaitqu’avec un couteau j’allasse râper une certaine quantité de plâtrede ces murs, que je passais ensuite dans un tamis fin&|160;; ce quirésultait de cette opération devenait la poudre de toilette dontj’ornais chaque matin et la perruque de Monsieur et le chignon deMadame. Ah&|160;! plût à Dieu que ces turpitudes eussent été lesseules où se fussent livrées ces vilaines gens&|160;! Rien de plusnaturel que le désir de conserver son bien&|160;; mais ce qui nel’est pas autant, c’est l’envie de l’augmenter de celui des autres.Et je ne fus pas longtemps à m’apercevoir que ce n’était qu’ainsique s’enrichissait du Harpin.

Il logeait au-dessus de nous un particulier fort à son aise,possédant d’assez jolis bijoux, et dont les effets, soit à cause duvoisinage, soit pour avoir passé par les mains de mon maître, setrouvaient très connus de lui&|160;; je lui entendais souventregretter avec sa femme une certaine boîte d’or de trente àquarante louis, qui lui serait infailliblement restée, disait-il,s’il avait su s’y prendre avec plus d’adresse. Pour se consolerenfin d’avoir rendu cette boîte, l’honnête M.&|160;du Harpinprojeta de la voler, et ce fut moi qu’on chargea de lanégociation.

Après m’avoir fait un grand discours sur l’indifférence du vol,sur l’utilité même dont il était dans le monde, puisqu’il yrétablissait une sorte d’équilibre, que dérangeait totalementl’inégalité des richesses&|160;; sur la rareté des punitions,puisque de vingt voleurs il était prouvé qu’il n’en périssait pasdeux&|160;; après m’avoir démontré avec une érudition dont jen’aurais pas cru M.&|160;du Harpin capable, que le vol était enhonneur dans toute la Grèce, que plusieurs peuples encorel’admettaient, le favorisaient, le récompensaient comme une actionhardie prouvant à la fois le courage et l’adresse (deux vertusessentielles à toute nation guerrière)&|160;; après m’avoir en unmot exalté son crédit qui me tirerait de tout, si j’étaisdécouverte, M.&|160;du Harpin me remit deux fausses clefs dontl’une devait ouvrir l’appartement du voisin, l’autre son secrétairedans lequel était la boîte en question&|160;; il m’enjoignit de luiapporter incessamment cette boîte, et que pour un service aussiessentiel, je recevrais pendant deux ans un écu de plus sur mesgages.

– Oh&|160;! monsieur, m’écriai-je en frémissant de laproposition, est-il possible qu’un maître ose corrompre ainsi sondomestique&|160;! Qui m’empêche de faire tourner contre vous lesarmes que vous me mettez à la main, et qu’aurez-vous à m’objectersi je vous rends un jour victime de vos propresprincipes&|160;?

Du Harpin, confondu, se rejeta sur un subterfugemaladroit&|160;: il me dit que ce qu’il faisait n’était qu’àdessein de m’éprouver, que j’étais bien heureuse d’avoir résisté àses propositions… que j’étais perdue si j’avais succombé… Je mepayai de ce mensonge&|160;; mais je sentis bientôt le tort quej’avais eu de répondre aussi fermement&|160;: les malfaiteursn’aiment pas à trouver de la résistance dans ceux qu’ils cherchentà séduire&|160;; il n’y a malheureusement point de milieu dès qu’onest assez à plaindre pour avoir reçu leurs propositions&|160;: ilfaut nécessairement devenir dès lors ou leurs complices, ce qui estdangereux, ou leurs ennemis, ce qui l’est encore davantage. Avec unpeu plus d’expérience, j’aurais quitté la maison dès l’instant,mais il était déjà écrit dans le ciel que chacun des mouvementshonnêtes qui devrait éclore de moi serait acquitté par desmalheurs&|160;!

M.&|160;du Harpin laissa couler près d’un mois, c’est-à-dire àpeu près jusqu’à l’époque de la fin de la seconde année de monséjour chez lui, sans dire un mot et sans témoigner le plus légerressentiment du refus que je lui avais fait, lorsqu’un soir, venantde me retirer dans ma chambre pour y goûter quelques heures derepos, j’entendis tout à coup jeter ma porte en dedans, et vis, nonsans effroi, M.&|160;du Harpin conduisant un commissaire et quatresoldats du guet près de mon lit.

– Faites votre devoir, monsieur, dit-il à l’homme dejustice&|160;; cette malheureuse m’a volé un diamant de mille écus,vous le retrouverez dans sa chambre ou sur elle, le fait estcertain.

– Moi, vous avoir volé, monsieur&|160;! dis-je en me jetanttoute troublée hors de mon lit&|160;; moi, juste ciel&|160;!Ah&|160;! qui sait mieux que vous le contraire&|160;? Qui doit êtrepénétré mieux que vous du point auquel cette action me répugne etde l’impossibilité qu’il y a que je l’aie commise&|160;?

Mais du Harpin, faisant beaucoup de bruit pour que mes parolesne fussent pas entendues, continua d’ordonner les perquisitions, etla malheureuse bague fut trouvée dans mon matelas. Avec des preuvesde cette force, il n’y avait pas à répliquer&|160;; je fus àl’instant saisie, garrottée et conduite en prison, sans qu’il mefût seulement possible de faire entendre un mot en ma faveur.

Le procès d’une malheureuse qui n’a ni crédit, ni protection,est promptement fait dans un pays où l’on croit la vertuincompatible avec la misère, où l’infortune est une preuve complètecontre l’accusé&|160;; là, une injuste prévention fait croire quecelui qui a dû commettre le crime l’a commis&|160;; les sentimentsse mesurent à l’état où l’on trouve le coupable&|160;; et sitôt quel’or ou des titres n’établissent pas son innocence, l’impossibilitéqu’il puisse être innocent devient alors démontrée[1] .

J’eus beau me défendre, j’eus beau fournir les meilleurs moyensà l’avocat de forme qu’on me donna pour un instant, mon maîtrem’accusait, le diamant s’était trouvé dans ma chambre&|160;; ilétait clair que je l’avais volé. Lorsque je voulus citer le traithorrible de M.&|160;du Harpin, et prouver que le malheur quim’arrivait n’était que le fruit de sa vengeance et la suite del’envie qu’il avait de se défaire d’une créature qui, tenant sonsecret, devenait maîtresse de lui, on traita ces plaintes derécrimination, on me dit que M.&|160;du Harpin était connu depuisvingt ans pour un homme intègre, incapable d’une telle horreur. Jefus transférée à la Conciergerie, où je me vis au moment d’allerpayer de mes jours le refus de participer à un crime&|160;; jepérissais&|160;; un nouveau délit pouvait seul me sauver&|160;: laprovidence voulut que le crime servit au moins une fois d’égide àla vertu, qu’il la préservât de l’abîme où l’allait engloutirl’imbécillité des juges.

J’avais près de moi une femme d’environ quarante ans, aussicélèbre par sa beauté que par l’espèce et la multiplicité de sesforfaits&|160;; on la nommait Dubois, et elle était, ainsi que lamalheureuse Thérèse, à la veille de subir un jugement demort&|160;: le genre seul embarrassait les juges. S’étant renduecoupable de tous les crimes imaginables, on se trouvait presqueobligé ou à inventer pour elle un supplice nouveau, ou à lui enfaire subir un dont nous exempte notre sexe. J’avais inspiré unesorte d’intérêt à cette femme, intérêt criminel, sans doute,puisque la base en était, comme je le sus depuis, l’extrême désirde faire une prosélyte de moi.

Un soir, deux jours peut-être tout au plus avant celui où nousdevions perdre l’une et l’autre la vie, la Dubois me dit de ne mepoint coucher, et de me tenir avec elle sans affectation le plusprès possible des portes de la prison.

– Entre sept et huit heures, poursuivit-elle, le feu prendra àla Conciergerie, c’est l’ouvrage de mes soins&|160;; beaucoup degens seront brûlés sans doute, peu importe, Thérèse, osa me direcette scélérate&|160;; le sort des autres doit être toujours nuldès qu’il s’agit de notre bien-être&|160;; ce qu’il y a de sûr,c’est que nous nous sauverons&|160;; quatre hommes, mes compliceset mes amis, se joindront à nous, et je réponds de ta liberté.

Je vous l’ai dit, madame, la main du ciel qui venait de punirl’innocence dans moi, servit le crime dans ma protectrice&|160;; lefeu prit, l’incendie fut horrible, il y eut vingt et une personnesde brûlées, mais nous nous sauvâmes. Dès le même jour nous gagnâmesla chaumière d’un braconnier de la forêt de Bondy, intime ami denotre bande.

– Te voilà libre, Thérèse, me dit alors la Dubois, tu peuxmaintenant choisir tel genre de vie qu’il te plaira, mais si j’aiun conseil à te donner, c’est de renoncer à des pratiques de vertuqui, comme tu vois, ne t’ont jamais réussi&|160;; une délicatessedéplacée t’a conduite aux pieds de l’échafaud, un crime affreuxm’en sauve&|160;; regarde à quoi les bonnes actions servent dans lemonde, et si c’est bien la peine de s’immoler pour elles&|160;! Tues jeune et jolie, Thérèse&|160;: en deux ans je me charge de tafortune&|160;; mais n’imagine pas que je te conduise à son templepar les sentiers de la vertu&|160;: il faut, quand on veut faireson chemin, chère fille, entreprendre plus d’un métier et servir àplus d’une intrigue&|160;; décide-toi donc, nous n’avons point desûreté dans cette chaumière, il faut que nous en partions dans peud’heures.

– Oh&|160;! madame, dis-je à ma bienfaitrice, je vous ai degrandes obligations, je suis loin de vouloir m’y soustraire&|160;;vous m’avez sauvé la vie&|160;; il est affreux pour moi que ce soitpar un crime&|160;; croyez que s’il me l’eût fallu commettre,j’eusse préféré mille morts à la douleur d’y participer&|160;; jesens tous les dangers que j’ai courus pour m’être abandonnée auxsentiments honnêtes qui resteront toujours dans mon cœur&|160;;mais quelles que soient, madame, les épines de la vertu, je lespréférerai sans cesse aux dangereuses faveurs qui accompagnent lecrime. Il est en moi des principes de religion qui, grâces au ciel,ne me quitteront jamais&|160;; si la providence me rend pénible lacarrière de la vie, c’est pour m’en dédommager dans un mondemeilleur. Cet espoir me console, il adoucit mes chagrins, il apaisemes plaintes, il me fortifie dans la détresse, et me fait bravertous les maux qu’il plaira à Dieu de m’envoyer. Cette joies’éteindrait aussitôt dans mon âme si je venais à la souiller pardes crimes, et avec la crainte des châtiments de ce monde, j’auraisle douloureux aspect des supplices de l’autre, qui ne me laisseraitpas un instant dans la tranquillité que je désire.

– Voilà des systèmes absurdes qui te conduiront bientôt àl’hôpital, ma fille, dit la Dubois en fronçant le sourcil&|160;;crois-moi, laisse là la justice de Dieu, ses châtiments ou sesrécompenses à venir&|160;; toutes ces platitudes-là ne sont bonnesqu’à nous faire mourir de faim. Ô Thérèse&|160;! la dureté desriches légitime la mauvaise conduite des pauvres&|160;; que leurbourse s’ouvre à nos besoins, que l’humanité règne dans leur cœur,et les vertus pourront s’établir dans le nôtre&|160;; mais tant quenotre infortune, notre patience à la supporter, notre bonne foi,notre asservissement, ne serviront qu’à doubler nos fers, noscrimes deviendront leur ouvrage, et nous serions bien dupes de nousles refuser quand ils peuvent amoindrir le joug dont leur cruauténous surcharge. La nature nous a fait naître tous égaux,Thérèse&|160;; si le sort se plaît à déranger ce premier plan deslois générales, c’est à nous d’en corriger les caprices et deréparer, par notre adresse, les usurpations du plus fort. J’aime àles entendre, ces gens riches, ces gens titrés, ces magistrats, cesprêtres, j’aime à les voir nous prêcher la vertu&|160;! Il est biendifficile de se garantir du vol quand on a trois fois plus qu’il nefaut pour vivre&|160;; bien malaisé de ne jamais concevoir lemeurtre, quand on n’est entouré que d’adulateurs ou d’esclaves dontnos volontés sont les lois&|160;; bien pénible, en vérité, d’êtretempérant et sobre, quand on est à chaque heure entouré des metsles plus succulents&|160;; ils ont bien du mal à être sincères,quand il ne se présente pour eux aucun intérêt de mentir&|160;!…Mais nous, Thérèse, nous que cette providence barbare, dont tu asla folie de faire ton idole, a condamnés à ramper dansl’humiliation comme le serpent dans l’herbe&|160;; nous qu’on nevoit qu’avec dédain, parce que nous sommes pauvres&|160;; qu’ontyrannise, parce que nous sommes faibles&|160;; nous, dont leslèvres ne sont abreuvées que de fiel, et dont les pas ne pressentque des ronces, tu veux que nous nous défendions du crime quand samain seule nous ouvre la porte de la vie, nous y maintient, nous yconserve, et nous empêche de la perdre&|160;! Tu veux queperpétuellement soumis et dégradés, pendant que cette classe quinous maîtrise a pour elle toutes les faveurs de la Fortune, nous nenous réservions que la peine, l’abattement et la douleur, que lebesoin et que les larmes, que les flétrissures et l’échafaud&|160;!Non, non, Thérèse, non&|160;; ou cette providence que tu révèresn’est faite que pour nos mépris, ou ce ne sont point là sesvolontés. Connais-la mieux, mon enfant, et convaincs-toi que dèsqu’elle nous place dans une situation où le mal nous devientnécessaire, et qu’elle nous laisse en même temps la possibilité del’exercer, c’est que ce mal sert à ses lois comme le bien, etqu’elle gagne autant à l’un qu’à l’autre&|160;; l’état où elle nousa créés est l’égalité, celui qui le dérange n’est pas plus coupableque celui qui cherche à le rétablir&|160;; tous deux agissentd’après les impulsions reçues, tous deux doivent les suivre etjouir.

Je l’avoue, si jamais je fus ébranlée, ce fut par les séductionsde cette femme adroite&|160;; mais une voix, plus forte qu’elle,combattait ses sophismes dans mon cœur&|160;; je m’y rendis, jedéclarai à la Dubois que j’étais décidée à ne me jamais laissercorrompre.

– Eh bien&|160;! me répondit-elle, deviens ce que tu voudras, jet’abandonne à ton mauvais sort&|160;; mais si jamais tu te faispendre, ce qui ne peut te fuir, par la fatalité qui sauveinévitablement le crime en immolant la vertu, souviens-toi du moinsde ne jamais parler de nous.

Pendant que nous raisonnions ainsi, les quatre compagnons de laDubois buvaient avec le braconnier, et comme le vin dispose l’âmedu malfaiteur à de nouveaux crimes et lui fait oublier les anciens,nos scélérats n’apprirent pas plus tôt mes résolutions qu’ils sedécidèrent à faire de moi une victime, n’en pouvant faire unecomplice&|160;; leurs principes, leurs mœurs, le sombre réduit oùnous étions, l’espèce de sécurité dans laquelle ils se croyaient,leur ivresse, mon âge, mon innocence, tout les encouragea. Ils selèvent de table, ils tiennent conseil, ils consultent la Dubois,procédés dont le lugubre mystère me fait frissonner d’horreur, etle résultat est enfin un ordre de me prêter sur-le-champ àsatisfaire les désirs de chacun des quatre, ou de bonne grâce, oude force&|160;: si je le fais de bonne grâce, ils me donnerontchacun un écu pour me conduire où je voudrai&|160;; s’il leur fautemployer la violence, la chose se fera tout de même&|160;; maispour que le secret soit mieux gardé, ils me poignarderont aprèss’être satisfaits et m’enterreront au pied d’un arbre.

Je n’ai pas besoin de vous peindre l’effet que me fit cettecruelle proposition, madame, vous le comprenez sans peine&|160;; jeme jetai aux genoux de la Dubois, je la conjurai d’être une secondefois ma protectrice&|160;: la malhonnête créature ne fit que rirede mes larmes.

– Oh&|160;! parbleu, me dit-elle, te voilà bienmalheureuse&|160;!… Quoi&|160;! tu frémis de l’obligation de servirsuccessivement à quatre beaux grands garçons comme ceux-là&|160;?Mais sais-tu bien qu’il y a dix mille femmes à Paris quidonneraient la moitié de leur or ou de leurs bijoux pour être à taplace&|160;! Écoute, ajouta-t-elle pourtant après un peu deréflexion, j’ai assez d’empire sur ces drôles-là pour obtenir tagrâce aux conditions que tu t’en rendras digne.

– Hélas&|160;! madame, que faut-il faire&|160;? m’écriai-je enlarmes, ordonnez-moi, je suis toute prête.

– Nous suivre, t’enrôler avec nous, et commettre les mêmeschoses sans la plus légère répugnance&|160;: à ce seul prix je tesauve le reste.

Je ne crus pas devoir balancer&|160;; en acceptant cette cruellecondition, je courais de nouveaux dangers, j’en conviens, mais ilsétaient moins pressants que ceux-ci&|160;; peut-être pouvais-jem’en garantir, tandis que rien n’était capable de me soustraire àceux qui me menaçaient.

– J’irai partout, madame, dis-je promptement à la Dubois, j’iraipartout, je vous le promets&|160;; sauvez-moi de la fureur de ceshommes, et je ne vous quitterai de ma vie.

– Enfants, dit la Dubois aux quatre bandits, cette fille est dela troupe, je l’y reçois, je l’y installe&|160;; je vous supplie dene point lui faire de violence&|160;; ne la dégoûtons pas du métierdès les premiers jours&|160;; vous voyez comme son âge et sa figurepeuvent nous être utiles, servons-nous-en pour nos intérêts, et nela sacrifions pas à nos plaisirs.

Mais les passions ont un degré d’énergie dans l’homme où rien nepeut les captiver. Les gens à qui j’avais affaire n’étaient plus enétat de rien entendre, m’entourant tous les quatre, me dévorant deleurs regards en feu, me menaçant d’une manière plus terribleencore, prêts à me saisir, prêts à m’immoler.

– Il faut qu’elle y passe, dit l’un d’eux, il n’y a plus moyende lui faire de quartier&|160;: ne dirait-on pas qu’il faut fairepreuve de vertu pour être dans une troupe de voleurs&|160;? et nenous servira-t-elle pas aussi bien flétrie que vierge&|160;?J’adoucis les expressions, vous le comprenez, madame, j’affaibliraide même les tableaux&|160;; hélas&|160;! l’obscénité de leur teinteest telle que votre pudeur souffrirait de leur nu pour le moinsautant que ma timidité.

Douce et tremblante victime, hélas&|160;! je frémissais&|160;; àpeine avais-je la force de respirer&|160;; à genoux devant tous lesquatre, tantôt mes faibles bras s’élevaient pour les implorer, ettantôt pour fléchir la Dubois.

– Un moment, dit un nommé Cœur-de-Fer qui paraissait le chef dela bande, homme de trente-six ans, d’une force de taureau et d’unefigure de satyre&|160;; un moment, mes amis&|160;; il est possiblede contenter tout le monde&|160;; puisque la vertu de cette petitefille lui est si précieuse, et que, comme dit fort bien la Dubois,cette qualité, différemment mise en action, pourra nous devenirnécessaire, laissons-la-lui&|160;; mais il faut que nous soyonsapaisés&|160;; les têtes n’y sont plus, Dubois, et dans l’état onnous voilà, nous t’égorgerions peut-être toi-même si tu t’opposaisà nos plaisirs&|160;; que Thérèse se mette à l’instant aussi nueque le jour qu’elle est venue au monde, et qu’elle se prête ainsitour à tour aux différentes positions qu’il nous plaira d’exiger,pendant que la Dubois apaisera nos ardeurs, fera brûler l’encenssur les autels dont cette créature nous refuse l’entrée.

– Me mettre nue&|160;! m’écrié-je, oh, ciel&|160;!qu’exigez-vous&|160;? Quand je serai livrée de cette manière à vosregards, qui pourra me répondre&|160;?…

Mais Cœur-de-Fer, qui ne paraissait pas d’humeur à m’en accorderdavantage ni à suspendre ses désirs, m’invectiva en me frappantd’une manière si brutale, que je vis bien que l’obéissance étaitmon dernier lot. Il se plaça dans les mains de la Dubois, mise parlui à peu près dans le même désordre que le mien, et dès que je fuscomme il le désirait, m’ayant fait mettre les bras à terre, ce quime faisait ressembler à une bête, la Dubois apaisa ses feux enapprochant une espèce de monstre, positivement aux péristyles del’un et l’autre autel de la nature, en telle sorte qu’à chaquesecousse elle dût fortement frapper ces parties de sa main pleine,comme le bélier jadis aux portes des villes assiégées. La violencedes premières attaques me fit reculer&|160;; Cœur-de-Fer, enfureur, me menaça de traitements plus durs si je me soustrayais àceux-là&|160;; la Dubois a ordre de redoubler, un de ces libertinscontient mes épaules et m’empêche de chanceler sous lessaccades&|160;; elles deviennent tellement rudes que j’en suismeurtrie, et sans pouvoir en éviter aucune.

– En vérité, dit Cœur-de-Fer en balbutiant, à sa place,j’aimerais mieux livrer les portes que de les voir ébranlées ainsi,mais elle ne le veut pas, nous ne manquerons point à lacapitulation… Vigoureusement… vigoureusement, Dubois&|160;!…

Et l’éclat des feux de ce débauché, presque aussi violent queceux de la foudre, vint s’anéantir sur les brèches molestées sansêtre entrouvertes.

Le second me fit mettre à genoux entre ses jambes, et pendantque la Dubois l’apaisait comme l’autre, deux procédés l’occupaienttout entier&|160;; tantôt il frappait à main ouverte, mais d’unemanière très nerveuse, ou mes joues ou mon sein&|160;; tantôt sabouche impure venait fouiller la mienne. Ma poitrine et mon visagedevinrent dans l’instant d’un rouge de pourpre… Je souffrais, jelui demandais grâce, et mes larmes coulaient sur ses yeux&|160;;elles l’irritèrent, il redoubla&|160;; en ce moment ma langue futmordue, et les deux fraises de mon sein tellement froissées que jeme rejetai en arrière, mais j’étais contenue. On me repoussa surlui, je fus pressée plus fortement de partout, et son extase sedécida…

Le troisième me fit monter sur deux chaises écartées, ets’asseyant en dessous, excité par la Dubois placée dans ses jambes,il me fit pencher jusqu’à ce que sa bouche se trouvâtperpendiculairement au temple de la nature&|160;; vousn’imagineriez pas, madame, ce que ce mortel obscène osadésirer&|160;; il me fallut, envie ou non, satisfaire à de légersbesoins… Juste ciel&|160;! quel homme assez dépravé peut goûter uninstant le plaisir à de telles choses&|160;!… Je fis ce qu’ilvoulut, je l’inondai, et ma soumission tout entière obtint de cevilain homme une ivresse que rien n’eût déterminée sans cetteinfamie.

Le quatrième m’attacha des ficelles à toutes les parties où ildevenait possible de les adapter, il en tenait le faisceau dans samain, assis à sept ou huit pieds de mon corps, fortement excité parles attouchements et les baisers de la Dubois&|160;; j’étaisdroite, et c’est en tiraillant fortement tour à tour chacune de cescordes que le sauvage irritait ses plaisirs&|160;; je chancelais,je perdais à tout moment l’équilibre&|160;; il s’extasiait à chacunde mes trébuchements&|160;; enfin toutes les ficelles se tirèrent àla fois, avec tant d’irrégularité, que je tombai à terre auprès delui&|160;; tel était son unique but, et mon front, mon sein et mesjoues reçurent les preuves d’un délire qu’il ne devait qu’à cettemanie.

Voilà ce que je souffris, madame, mais mon honneur au moins setrouva respecté si ma pudeur ne le fut point. Un peu plus calmes,ces bandits parlèrent de se remettre en route, et dès la même nuitils gagnèrent le Tremblay avec l’intention de s’approcher des boisde Chantilly, où ils s’attendaient à quelques bons coups.

Rien n’égalait le désespoir où j’étais de l’obligation de suivrede telles gens, et je ne m’y déterminai que bien résolue à lesabandonner dès que je le pourrais sans risque. Nous couchâmes lelendemain aux environs de Louvres, sous des meules de foin&|160;;je voulus m’étayer de la Dubois, et passer la nuit à sescôtés&|160;; mais il me parut qu’elle avait le projet de l’employerà autre chose qu’à préserver ma vertu des attaques que je pouvaiscraindre. Trois l’entourèrent, et l’abominable créature se livrasous nos yeux à tous les trois en même temps. Le quatrièmes’approcha de moi, c’était le chef.

– Belle Thérèse, me dit-il, j’espère que vous ne me refuserezpas au moins le plaisir de passer la nuit près de vous&|160;? Etcomme il s’aperçut de mon extrême répugnance&|160;: Ne craignezpoint, dit-il, nous jaserons, et je n’entreprendrai rien que devotre gré. Ô Thérèse, continua-t-il en me pressant dans ses bras,n’est-ce pas une grande folie que cette prétention où vous êtes devous conserver pure avec nous&|160;? Dussions-nous même yconsentir, cela pourrait-il s’arranger avec les intérêts de latroupe&|160;? Il est inutile de vous le dissimuler, chèreenfant&|160;; mais quand nous habiterons les villes, ce n’estqu’aux pièges de vos charmes que nous comptons prendre desdupes.

– Eh bien, monsieur, répondis-je, puisqu’il est certain que jepréférerais la mort à ces horreurs, de quelle utilité puis-je vousêtre, et pourquoi vous opposez-vous à ma fuite&|160;?

– Assurément, nous nous y opposons, mon ange, réponditCœur-de-Fer, vous devez servir nos intérêts ou nos plaisirs&|160;;vos malheurs vous imposent ce joug, il faut le subir&|160;; maisvous le savez, Thérèse, il n’y a rien qui ne s’arrange dans lemonde, écoutez-moi donc, et faites vous-même votre sort&|160;:consentez de vivre avec moi, chère fille, consentez à m’apparteniren propre et je vous épargne le triste rôle qui vous estdestiné.

– Moi, monsieur, m’écriai-je, devenir la maîtressed’un…&|160;!

– Dites le mot, Thérèse, dites le mot, d’un coquin, n’est-cepas&|160;? Je l’avoue, mais je ne puis vous offrir d’autres titres,vous sentez bien que nous n’épousons pas, nous autres&|160;;l’hymen est un sacrement, Thérèse, et pleins d’un égal mépris pourtous, jamais nous n’approchons d’aucun. Cependant raisonnez unpeu&|160;; dans l’indispensable nécessité où vous êtes de perdre cequi vous est si cher, ne vaut-il pas mieux le sacrifier à un seulhomme, qui deviendra dès lors votre soutien et votre protecteur,que de vous prostituer à tous&|160;?

– Mais pourquoi faut-il, répondis-je, que je n’aie pas d’autreparti à prendre&|160;?

– Parce que nous vous tenons, Thérèse, et que la raison du plusfort est toujours la meilleure, il y a longtemps que La Fontainel’a dit. En vérité, poursuivit-il rapidement, n’est-ce pas uneextravagance ridicule que d’attacher, comme vous le faites, autantde prix à la plus futile des choses&|160;? Comment une fillepeut-elle être assez simple pour croire que la vertu puissedépendre d’un peu plus ou d’un peu moins de largeur dans une desparties de son corps&|160;? Eh&|160;! qu’importe aux hommes ou àDieu que cette partie soit intacte ou flétrie&|160;? Je displus&|160;: c’est que l’intention de la nature étant que chaqueindividu remplisse ici-bas toutes les vues pour lesquelles il a étéformé, et les femmes n’existant que pour servir de jouissance auxhommes, c’est visiblement l’outrager que de résister ainsi àl’intention qu’elle a sur vous&|160;; c’est vouloir être unecréature inutile au monde et par conséquent méprisable. Cettesagesse chimérique, dont on a eu l’absurdité de vous faire unevertu et qui, dès l’enfance, bien loin d’être utile à la nature età la société, outrage visiblement l’une et l’autre, n’est donc plusqu’un entêtement répréhensible dont une personne aussi remplied’esprit que vous ne devrait pas vouloir être coupable. N’importe,continuez de m’entendre, chère fille, je vais vous prouver le désirque j’ai de vous plaire et de respecter votre faiblesse. Je netoucherai point, Thérèse, à ce fantôme dont la possession faittoutes vos délices&|160;; une fille a plus d’une faveur à donner,et Vénus avec elle est fêtée dans bien plus d’un temple&|160;; jeme contenterai du plus médiocre&|160;; vous le savez, ma chère,près des autels de Cypris, il est un antre obscur où vont s’isolerles Amours pour nous séduire avec plus d’énergie&|160;; tel seral’autel où je brûlerai l’encens&|160;; là, pas le moindreinconvénient, Thérèse, si les grossesses vous effraient, elles nesauraient avoir lieu de cette manière, votre jolie taille ne sedéformera jamais&|160;; ces prémices qui vous sont si douces serontconservées sans atteinte, et quel que soit l’usage que vous envouliez faire, vous pourrez les offrir pures. Rien ne peut trahirune fille de ce côté-là, quelque rudes ou multipliées que soientles attaques&|160;; dès que l’abeille en a pompé le suc, le calicede la rose se referme&|160;; on n’imaginerait pas qu’il ait jamaispu s’entrouvrir. Il existe des filles qui ont joui dix ans de cettefaçon, et même avec plusieurs hommes, et qui ne s’en sont pas moinsmariées comme toutes neuves après. Que de pères, que de frères ontainsi abusé de leurs filles ou de leurs sœurs, sans que celles-cien soient devenues moins dignes de sacrifier ensuite àl’hymen&|160;! A combien de confesseurs cette même route n’a-t-ellepas servi pour se satisfaire, sans que les parents s’endoutassent&|160;! C’est en un mot l’asile du mystère, c’est làqu’il s’enchaîne aux Amours par les liens de la sagesse… Faut-ilvous dire plus, Thérèse&|160;? si ce temple est le plus secret,c’est en même temps le plus voluptueux&|160;; on ne trouve que làce qu’il faut au bonheur, et cette vaste aisance du voisin est bienéloignée de valoir les attraits piquants d’un local où l’onn’atteint qu’avec effort, où l’on n’est logé qu’avec peine&|160;;les femmes mêmes y gagnent, et celles que la raison contraignit àconnaître ces sortes de plaisirs, ne regrettèrent jamais lesautres. Essayez, Thérèse, essayez, et nous serons tous deuxcontents.

– Oh&|160;! monsieur, répondis-je, je n’ai nulle expérience dece dont il s’agit&|160;; mais cet égarement que vous préconisez, jel’ai ouï dire, monsieur, il outrage les femmes d’une manière plussensible encore… il offense plus grièvement la nature. La main duciel se venge en ce monde, et Sodome en offrit l’exemple.

– Quelle innocence, ma chère, quel enfantillage&|160;! reprit celibertin&|160;; qui vous instruisit de la sorte&|160;? Encore unpeu d’attention, Thérèse, et je vais rectifier vos idées. La pertede la semence destinée à propager l’espèce humaine, chère fille,est le seul crime qui puisse exister. Dans ce cas, si cette semenceest mise en nous aux seules fins de la propagation, je vousl’accorde, l’en détourner est une offense. Mais s’il est démontréqu’en plaçant cette semence dans nos reins, il s’en faille debeaucoup que la nature ait eu pour but de l’employer toute à lapropagation, qu’importe, en ce cas, Thérèse, qu’elle se perde dansun lieu ou dans un autre&|160;? L’homme qui la détourne alors nefait pas plus de mal que la nature, qui ne l’emploie point. Or, cespertes de la nature qu’il ne tient qu’à nous d’imiter, n’ont-ellespas lieu dans tout plein de cas&|160;? La possibilité de les faired’abord est une première preuve qu’elles ne l’offensent point. Ilserait contre toutes les lois de l’équité et de la profondesagesse, que nous lui reconnaissons dans tout, de permettre ce quil’offenserait&|160;; secondement, ces pertes sont cent et centmillions de fois par jour exécutées par elle-même&|160;; lespollutions nocturnes, l’inutilité de la semence dans le temps desgrossesses de la femme, ne sont-elles pas des pertes autorisées parses lois, et qui nous prouvent que, fort peu sensible à ce qui peutrésulter de cette liqueur où nous avons la folie d’attacher tant deprix, elle nous en permet la perte avec la même indifférencequ’elle y procède chaque jour&|160;; qu’elle tolère la propagation,mais qu’il s’en faut bien que la propagation soit dans sesvues&|160;; qu’elle veut bien que nous nous multipliions, mais que,ne gagnant pas plus à l’un de ces actes qu’à celui qui s’y oppose,le choix que nous pouvons faire lui est égal&|160;; que, nouslaissant les maîtres de créer, de ne point créer ou de détruire,nous ne la contenterons ni ne l’offenserons davantage en prenant,dans l’un ou l’autre de ces partis, celui qui nous conviendra lemieux&|160;; et que celui que nous choisirons, n’étant que lerésultat de sa puissance et de son action sur nous, il lui plairatoujours bien plus sûrement qu’il ne courra risque del’offenser&|160;? Ah&|160;! croyez-le, Thérèse, la natures’inquiète bien peu de ces mystères dont nous avons l’extravagancede lui composer un culte. Quel que soit le temple où l’on sacrifie,dès qu’elle permet que l’encens s’y brûle, c’est que l’hommage nel’offense pas&|160;; les refus de produire, les pertes de lasemence qui sert à la production, l’extinction de cette semence,quand elle a germé, l’anéantissement de ce germe longtemps mêmeaprès sa formation, tout cela, Thérèse, sont des crimes imaginairesqui n’intéressent en rien la nature, et dont elle se joue comme detoutes nos autres institutions, qui l’outragent souvent au lieu dela servir.

Cœur-de-Fer s’échauffait en exposant ses perfides maximes, et jele vis bientôt dans l’état où il m’avait si fort effrayée laveille&|160;; il voulut, pour donner plus d’empire à la leçon,joindre aussitôt la pratique au précepte&|160;; et ses mains,malgré mes résistances, s’égaraient vers l’autel où le traîtrevoulait pénétrer… Faut-il vous l’avouer, madame&|160;? aveuglée parles séductions de ce vilain homme&|160;; contente, en cédant unpeu, de sauver ce qui semblait le plus essentiel&|160;; neréfléchissant ni aux inconséquences de ses sophismes, ni à ce quej’allais risquer moi-même, puisque ce malhonnête homme, possédantdes proportions gigantesques, n’était pas même en possibilité devoir une femme au lieu le plus permis, et que conduit par saméchanceté naturelle, il n’avait assurément point d’autre but quede m’estropier&|160;; les yeux fascinés sur tout cela, dis-je,j’allais m’abandonner, et par vertu devenir criminelle&|160;; mesrésistances faiblissaient&|160;; déjà maître du trône, cet insolentvainqueur ne s’occupait plus que de s’y fixer, lorsqu’un bruit devoiture se fit entendre sur le grand chemin. Cœur-de-Fer quitte àl’instant ses plaisirs pour ses devoirs&|160;; il rassemble sesgens et vole à de nouveaux crimes. Peu après nous entendons descris, et ces scélérats ensanglantés reviennent triomphants etchargés de dépouilles.

– Décampons lestement, dit Cœur-de-Fer, nous avons tué troishommes, les cadavres sont sur la route, il n’y a plus de sûretépour nous.

Le butin se partage. Cœur-de-Fer veut que j’aie maportion&|160;; elle se montait à vingt louis, on me force de lesprendre&|160;; je frémis de l’obligation de garder un telargent&|160;; cependant on nous presse, chacun se charge et nouspartons.

Le lendemain nous nous trouvâmes en sûreté dans la forêt deChantilly&|160;; nos gens, pendant leur souper, comptèrent ce queleur avait valu leur dernière opération, et n’évaluant pas à deuxcents louis la totalité de la prise&|160;:

– En vérité, dit l’un d’eux, ce n’était pas la peine decommettre trois meurtres pour une si petite somme&|160;!

– Doucement, mes amis, répondit la Dubois, ce n’est pas pour lasomme que je vous ai moi-même exhortés à ne faire aucune grâce àces voyageurs, c’est pour notre unique sûreté&|160;; ces crimessont la faute des lois et non pas la nôtre&|160;: tant que l’onfera perdre la vie aux voleurs comme aux meurtriers, les vols ne secommettront jamais sans assassinats. Les deux délits se punissantégalement, pourquoi se refuser au second, dès qu’il peut couvrir lepremier&|160;? Où prenez-vous d’ailleurs, continua cette horriblecréature, que deux cents louis ne valent pas trois meurtres&|160;?Il ne faut jamais calculer les choses que par la relation qu’ellesont avec nos intérêts. La cessation de l’existence de chacun desêtres sacrifiés est nulle par rapport à nous. Assurément nous nedonnerions pas une obole pour que ces individus-là fussent en vieou dans le tombeau&|160;; conséquemment si le plus petit intérêts’offre à nous avec l’un de ces cas, nous devons sans aucun remordsle déterminer de préférence en notre faveur&|160;; car, dans unechose totalement indifférente, nous devons, si nous sommes sages etmaîtres de la chose, la faire indubitablement tourner du côté oùelle nous est profitable, abstraction faite de tout ce que peut yperdre l’adversaire&|160;; parce qu’il n’y a aucune proportionraisonnable entre ce qui nous touche et ce qui touche les autres.Nous sentons l’un physiquement, l’autre n’arrive que moralement ànous, et les sensations morales sont trompeuses&|160;; il n’y a devrai que les sensations physiques&|160;; ainsi, non seulement deuxcents louis suffisent pour les trois meurtres, mais trente solsmême eussent suffi, car ces trente sols nous eussent procuré unesatisfaction qui, bien que légère, doit néanmoins nous affecterbeaucoup plus vivement que n’eussent fait les trois meurtres, quine sont rien pour nous, et de la lésion desquels il n’arrive pas ànous seulement une égratignure. La faiblesse de nos organes, ledéfaut de réflexion, les maudits préjugés dans lesquels on nous aélevés, les vaines terreurs de la religion ou des lois, voilà cequi arrête les sots dans la carrière du crime, voilà ce qui lesempêche d’aller au grand&|160;; mais tout individu rempli de forceet de vigueur, doué d’une âme énergiquement organisée, qui sepréférant, comme il le doit, aux autres, saura peser leurs intérêtsdans la balance des siens, se moquer de Dieu et des hommes, braverla mort et mépriser les lois, bien pénétré que c’est à lui seulqu’il doit tout rapporter, sentira que la multitude la plus étenduedes lésions sur autrui, dont il ne doit physiquement rienressentir, ne peut pas se mettre en compensation avec la pluslégère des jouissances achetées par cet assemblage inouï deforfaits. La jouissance le flatte, elle est en lui&|160;: l’effetdu crime ne l’affecte pas, il est hors de lui&|160;; or, je demandequel est l’homme raisonnable qui ne préférera pas ce qui le délecteà ce qui lui est étranger, et qui ne consentira pas à commettrecette chose étrangère dont il ne ressent rien de fâcheux, pour seprocurer celle dont il est agréablement ému&|160;?

– Oh&|160;! madame, dis-je à la Dubois, en lui demandant lapermission de répondre à ses exécrables sophismes, ne sentez-vousdonc point que votre condamnation est écrite dans ce qui vient devous échapper&|160;? Ce ne serait tout au plus qu’à l’être assezpuissant pour n’avoir rien à redouter des autres que de telsprincipes pourraient convenir&|160;; mais nous, madame,perpétuellement dans la crainte et l’humiliation&|160;; nous,proscrits de tous les honnêtes gens, condamnés par toutes les lois,devons-nous admettre des systèmes qui ne peuvent qu’aiguiser contrenous le glaive suspendu sur nos têtes&|160;? Ne noustrouvassions-nous même pas dans cette triste position,fussions-nous au centre de la société… fussions-nous où nousdevrions être enfin, sans notre inconduite et sans nos malheurs,imaginez-vous que de telles maximes pussent nous convenirdavantage&|160;? Comment voulez-vous que ne périsse pas celui qui,par un aveugle égoïsme, voudra lutter seul contre les intérêts desautres&|160;? La société n’est-elle pas autorisée à ne jamaissouffrir dans son sein celui qui se déclare contre elle&|160;? Etl’individu qui s’isole, peut-il lutter contre tous&|160;? peut-ilse flatter d’être heureux et tranquille si, n’acceptant pas lepacte social, il ne consent à céder un peu de son bonheur pour enassurer le reste&|160;? La société ne se soutient que par deséchanges perpétuels de bienfaits, voilà les liens qui lacimentent&|160;; tel qui, au lieu de ces bienfaits, n’offrira quedes crimes, devant être craint dès lors, sera nécessairementattaqué s’il est le plus fort, sacrifié par le premier qu’iloffensera, s’il est le plus faible&|160;; mais détruit de toutemanière par la raison puissante qui engage l’homme à assurer sonrepos et à nuire à ceux qui veulent le troubler&|160;; telle est laraison qui rend presque impossible la durée des associationscriminelles&|160;: n’opposant que des pointes acérées aux intérêtsdes autres, tous doivent se réunir promptement pour en émousserl’aiguillon. Même entre nous, madame, osé-je ajouter, comment vousflatterez-vous de maintenir la concorde, lorsque vous conseillez àchacun de n’écouter que ses seuls intérêts&|160;? Aurez-vous de cemoment quelque chose de juste à objecter à celui de nous qui voudrapoignarder les autres, qui le fera, pour réunir à lui seul la partde ses confrères. Eh&|160;! quel plus bel éloge de la vertu que lapreuve de sa nécessité, même dans une société criminelle… que lacertitude que cette société ne se soutiendrait pas un moment sansla vertu&|160;!

– C’est ce que vous nous opposez, Thérèse, qui sont dessophismes, dit Cœur-de-Fer, et non ce qu’avait avancé la Dubois. Cen’est point la vertu qui soutient nos associationscriminelles&|160;: c’est l’intérêt, c’est l’égoïsme&|160;; il portedonc à faux cet éloge de la vertu que vous avez tiré d’unechimérique hypothèse&|160;; ce n’est nullement par vertu que mecroyant, je le suppose, le plus fort de la troupe, je ne poignardepas mes camarades pour avoir leur part, c’est parce que me trouvantseul alors, je me priverais des moyens qui peuvent assurer lafortune que j’attends de leur secouru&|160;; ce motif est le seulqui retienne également leur bras vis-à-vis de moi. Or, ce motif,vous le voyez, Thérèse, il n’est qu’égoïste, il n’a pas la pluslégère apparence de vertu. Celui qui veut lutter seul contre lesintérêts de la société doit, dites-vous, s’attendre à périr. Nepérira-t-il pas bien plus certainement s’il n’a pour y exister quesa misère et l’abandon des autres&|160;? Ce qu’on appelle l’intérêtde la société n’est que la masse des intérêts particuliers réunis,mais ce n’est jamais qu’en cédant que cet intérêt particulier peuts’accorder et se lier aux intérêts généraux&|160;; or, quevoulez-vous que cède celui qui n’a rien&|160;? S’il le fait, vousm’avouerez qu’il a d’autant plus de tort qu’il se trouve donneralors infiniment plus qu’il ne retire, et dans ce cas l’inégalitédu marché doit l’empêcher de le conclure&|160;; pris dans cetteposition, ce qu’il reste de mieux à faire à un tel homme, n’est-ilpas de se soustraire à cette société injuste, pour n’accorder desdroits qu’à une société différente, qui, placée dans la mêmeposition que lui, ait pour intérêt de combattre, par la réunion deses petits pouvoirs, la puissance plus étendue qui voulait obligerle malheureux à céder le peu qu’il avait pour ne rien retirer desautres&|160;? Mais il naîtra, direz-vous, de là un état de guerreperpétuel. Soit&|160;! n’est-ce pas celui de la nature&|160;?n’est-ce pas le seul qui nous convienne réellement&|160;? Leshommes naquirent tous isolés, envieux, cruels et despotes, voulanttout avoir et ne rien céder, et se battant sans cesse pourmaintenir ou leur ambition ou leurs droits&|160;; le législateurvint et dit&|160;: Cessez de vous battre ainsi&|160;; en cédant unpeu de part et d’autre, la tranquillité va renaître. Je ne blâmepoint la position de ce pacte, mais je soutiens que deux espècesd’individus ne durent jamais s’y soumettre&|160;: ceux qui, sesentant les plus forts, n’avaient pas besoin de rien céder pourêtre heureux, et ceux qui, étant les plus faibles, se trouvaientcéder infiniment plus qu’on ne leur assurait. Cependant la sociétén’est composée que d’êtres faibles et d’êtres forts&|160;; or, sile pacte dut déplaire aux forts et aux faibles, il s’en fallaitdonc de beaucoup qu’il ne convînt à la société, et l’état deguerre, qui existait avant, devait se trouver infinimentpréférable, puisqu’il laissait à chacun le libre exercice de sesforces et de son industrie dont il se trouvait privé par le pacteinjuste d’une société, enlevant toujours trop à l’un et n’accordantjamais assez à l’autre&|160;; donc l’être vraiment sage est celuiqui, au hasard de reprendre l’état de guerre qui régnait avant lepacte, se déchaîne irrévocablement contre ce pacte, le viole autantqu’il le peut, certain que ce qu’il retirera de ces lésions seratoujours supérieur à ce qu’il pourra perdre, s’il se trouve le plusfaible&|160;; car il l’était de même en respectant le pacte&|160;:il peut devenir le plus fort en le violant&|160;; et si les lois leramènent à la classe dont il a voulu sortir, le pis aller est qu’ilperde la vie, ce qui est un malheur infiniment moins grand quecelui d’exister dans l’opprobre et dans la misère. Voilà donc deuxpositions pour nous&|160;; ou le crime qui nous rend heureux, oul’échafaud qui nous empêche d’être malheureux. Je le demande, ya-t-il à balancer, belle Thérèse, et votre esprit trouvera-t-il unraisonnement qui puisse combattre celui-là&|160;?

– Oh&|160;! monsieur, répondis-je avec cette véhémence que donnela bonne cause, il y en a mille, mais cette vie d’ailleursdoit-elle donc être l’unique objet de l’homme&|160;? Y est-ilautrement que comme dans un passage dont chaque degré qu’ilparcourt ne doit, s’il est raisonnable, le conduire qu’à cetteéternelle félicité, prix assuré de la vertu&|160;? Je suppose avecvous (ce qui pourtant est rare, ce qui pourtant choque toutes leslumières de la raison, mais n’importe), je vous accorde un instantque le crime puisse rendre heureux ici-bas le scélérat qui s’yabandonne&|160;: vous imaginez-vous que la justice de Dieun’attende pas ce malhonnête homme dans un autre monde pour vengercelui-ci&|160;?… Ah&|160;! ne croyez pas le contraire, monsieur, nele croyez pas, ajoutai-je avec des larmes, c’est la seuleconsolation de l’infortuné, ne nous l’enlevez pas&|160;; dès queles hommes nous délaissent, qui nous vengera si ce n’estDieu&|160;?

– Qui&|160;? personne, Thérèse, personne absolument&|160;; iln’est nullement nécessaire que l’infortune soit vengée&|160;; elles’en flatte, parce qu’elle le voudrait, cette idée la console, maiselle n’en est pas moins fausse&|160;: il y a mieux, il estessentiel que l’infortune souffre&|160;; son humiliation, sesdouleurs sont au nombre des lois de la nature, et son existence estutile au plan général, comme celle de la prospérité quil’écrase&|160;; telle est la vérité, qui doit étouffer le remordsdans l’âme du tyran ou du malfaiteur&|160;; qu’il ne se contraignepas&|160;; qu’il se livre aveuglément à toutes les lésions dontl’idée naît en lui&|160;: c’est la seule voix de la nature qui luisuggère cette idée, c’est la seule façon dont elle nous faitl’agent de ses lois. Quand ses inspirations secrètes nous disposentau mal, c’est que le mal lui est nécessaire, c’est qu’elle le veut,c’est qu’elle l’exige, c’est que la somme des crimes n’étant pascomplète, pas suffisante aux lois de l’équilibre, seules lois dontelle soit régie, elle exige ceux-là de plus au complément de labalance&|160;; qu’il ne s’effraye donc, ni ne s’arrête, celui dontl’âme est portée au mal&|160;; qu’il le commette sans crainte, dèsqu’il en a senti l’impulsion&|160;: ce n’est qu’en y résistantqu’il outragerait la nature. Mais laissons la morale un instant,puisque vous voulez de la théologie. Apprenez donc, jeuneinnocente, que la religion sur laquelle vous vous rejetez, n’étantque le rapport de l’homme à Dieu, que le culte que la créature crutdevoir rendre à son créateur, s’anéantit aussitôt que l’existencede ce créateur est elle-même prouvée chimérique. Les premiershommes, effrayés des phénomènes qui les frappèrent, durent croirenécessairement qu’un être sublime et inconnu d’eux en avait dirigéla marche et l’influence. Le propre de la faiblesse est de supposerou de craindre la force&|160;; l’esprit de l’homme, encore tropdans l’enfance pour rechercher, pour trouver dans le sein de lanature les lois du mouvement, seul ressort de tout le mécanismedont il s’étonnait, crut plus simple de supposer un moteur à cettenature que de la voir motrice elle-même, et sans réfléchir qu’ilaurait encore plus de peine à édifier, à définir ce maîtregigantesque, qu’à trouver dans l’étude de la nature la cause de cequi le surprenait, il admit ce souverain être, il lui érigea descultes. De ce moment, chaque nation s’en composa d’analogues à sesmœurs, à ses connaissances et à son climat&|160;; il y eut bientôtsur la terre autant de religions que de peuples, bientôt autant dedieux que de familles&|160;; sous toutes ces idoles néanmoins, ilétait facile de reconnaître ce fantôme absurde, premier fruit del’aveuglement humain. On l’habillait différemment, mais c’étaittoujours la même chose. Or, dites-le, Thérèse, de ce que desimbéciles déraisonnent sur l’érection d’une indigne chimère et surla façon de la servir, faut-il qu’il s’ensuive que l’homme sagedoive renoncer au bonheur certain et présent de sa vie&|160;?Doit-il, comme le chien d’Ésope, quitter l’os pour l’ombre, etrenoncer à ses jouissances réelles pour des illusions&|160;? Non,Thérèse, non, il n’est point de Dieu&|160;: la nature se suffit àelle-même&|160;; elle n’a nullement besoin d’un auteur&|160;; cetauteur supposé n’est qu’une décomposition de ses propres forces,n’est que ce que nous appelons dans l’école une pétition deprincipes. Un Dieu suppose une création, c’est-à-dire un instant oùil n’y eut rien, ou bien un instant où tout fut dans le chaos. Sil’un ou l’autre de ces états était un mal, pourquoi votre Dieu lelaissait-il subsister&|160;? Était-il un bien, pourquoi lechange-t-il&|160;? Mais si tout est bien maintenant, votre Dieu n’aplus rien à faire&|160;: or, s’il est inutile, peut-il êtrepuissant&|160;? et s’il n’est pas puissant, peut-il êtreDieu&|160;? Si la nature se meut elle-même enfin, à quoi sert lemoteur&|160;? Et si le moteur agit sur la matière en la mouvant,comment n’est-il pas matière lui-même&|160;? Pouvez-vous concevoirl’effet de l’esprit sur la matière, et la matière recevant lemouvement de l’esprit qui lui-même n’a point de mouvement&|160;?Examinez un instant, de sang-froid, toutes les qualités ridiculeset contradictoires dont les fabricateurs de cette exécrable chimèresont obligés de la revêtir&|160;; vérifiez comme elles sedétruisent, comme elles s’absorbent mutuellement, et vousreconnaîtrez que ce fantôme déifique, né de la crainte des uns etde l’ignorance de tous, n’est qu’une platitude révoltante, qui nemérite de nous ni un instant de foi, ni une minute d’examen&|160;;une extravagance pitoyable qui répugne à l’esprit, qui révolte lecaser, et qui n’a dû sortir des ténèbres que pour y rentrer àjamais.

Que l’espoir ou la crainte d’un monde à venir, fruit de cespremiers mensonges, ne vous inquiète donc point, Thérèse&|160;;cessez surtout de vouloir nous en composer des freins. Faiblesportions d’une matière vile et brute, à notre mort, c’est-à-dire àla réunion des éléments qui nous composent aux éléments de la massegénérale, anéantis pour jamais, quelle qu’ait été notre conduite,nous passerons un instant dans le creuset de la nature, pour enrejaillir sous d’autres formes, et cela sans qu’il y ait plus deprérogatives pour celui qui follement encensa la vertu, que pourcelui qui se livra aux plus honteux excès, parce qu’il n’est riendont la nature s’offense, et que tous les hommes également sortisde son sein, n’ayant agi pendant leur vie que d’après sesimpulsions, y retrouveront tous, après leur existence, et la mêmefin et le même sort.

J’allais répondre encore à ces épouvantables blasphèmes, lorsquele bruit d’un homme à cheval se fit entendre auprès de nous.«&|160;Aux armes&|160;!&|160;» s’écria Cœur-de-Fer, plus envieux demettre en action ses systèmes que d’en consolider les bases. Onvole… et au bout d’un instant on amène un infortuné voyageur dansle taillis où se trouvait notre camp.

Interrogé sur le motif qui le faisait voyager seul, et si matindans une route écartée, sur son âge, sur sa profession, le cavalierrépondit qu’il se nommait Saint-Florent, un des premiers négociantsde Lyon, qu’il avait trente-six ans, qu’il revenait de Flandrespour des affaires relatives à son commerce, qu’il avait peud’argent sur lui, mais beaucoup de papiers. Il ajouta que son valetl’avait quitté la veille, et que pour éviter la chaleur, ilmarchait de nuit avec le dessein d’arriver le même jour à Paris, oùil reprendrait un nouveau domestique et conclurait une partie deses affaires&|160;; qu’au surplus, s’il suivait un sentiersolitaire, il fallait apparemment qu’il se fût égaré en s’endormantsur son cheval. Et cela dit, il demande la vie, offrant lui-mêmetout ce qu’il possédait. On examina son portefeuille, on compta sonargent&|160;: la prise ne pouvait être meilleure. Saint-Florentavait près d’un demi-million payable à vue sur la capitale,quelques bijoux et environ cent louis…

– Ami, lui dit Cœur-de-Fer, en lui présentant le bout d’unpistolet sous le nez, vous comprenez qu’après un tel vol nous nepouvons pas vous laisser la vie.

– Oh, monsieur&|160;! m’écriai-je en me jetant aux pieds de cescélérat, je vous en conjure, ne me donnez pas, à ma réception dansvotre troupe, l’horrible spectacle de la mort de cemalheureux&|160;; laissez-lui la vie, ne me refusez point lapremière grâce que je vous demande.

Et recourant tout de suite à une ruse assez singulière, afin delégitimer l’intérêt que je paraissais prendre à cethomme&|160;:

– Le nom que vient de se donner Monsieur, ajoutai-je avecchaleur, me fait croire que je lui appartiens d’assez près. Ne vousétonnez pas, monsieur, poursuivis-je en m’adressant au voyageur, nesoyez point surpris de trouver une parente dans cettesituation&|160;; je vous expliquerai tout cela. A ces titres,repris-je en implorant de nouveau notre chef, à ces titres,monsieur, accordez-moi la vie de ce misérable&|160;; jereconnaîtrai cette faveur par le dévouement le plus entier à toutce qui pourra servir vos intérêts.

– Vous savez à quelles conditions je puis vous accorder la grâceque vous me demandez, Thérèse, me répondit Cœur-de-Fer&|160;; voussavez ce que j’exige de vous…

– Eh bien, monsieur, je ferai tout, m’écriai-je en meprécipitant entre ce malheureux et notre chef toujours prêt àl’égorger… Oui, je ferai tout, monsieur, je ferai tout,sauvez-le.

– Qu’il vive, dit Cœur-de-Fer, mais qu’il prenne parti parminous&|160;; cette dernière clause est indispensable, je ne puisrien sans elle, mes camarades s’y opposeraient.

Le négociant surpris, n’entendant rien à cette parenté quej’établissais, mais se voyant la vie sauvée s’il acquiesçait auxpropositions, ne crut pas devoir balancer un moment. On le faitrafraîchir, et comme nos gens ne voulaient quitter cet endroitqu’au jour&|160;:

– Thérèse, me dit Cœur-de-Fer, je vous somme de votre promesse,mais comme je suis excédé ce soir, reposez tranquille près de laDubois, je vous appellerai vers le point du jour, et la vie de cefaquin, si vous balancez, me vengera de votre fourberie.

– Dormez, monsieur, dormez, répondis-je, et croyez que celle quevous avez remplie de reconnaissance n’a d’autre désir que des’acquitter.

Il s’en fallait pourtant bien que ce fût là mon projet, mais sijamais je crus la feinte permise, c’était bien en cette occasion.Nos fripons, remplis d’une trop grande confiance, boivent encore ets’endorment, me laissant en pleine liberté, près de la Dubois qui,ivre comme le reste, ferma bientôt également les yeux.

Saisissant alors avec vivacité le premier moment du sommeil desscélérats qui nous entouraient&|160;:

– Monsieur, dis-je au jeune Lyonnais, la plus affreusecatastrophe m’a jetée malgré moi parmi ces voleurs&|160;; jedéteste et eux et l’instant fatal qui m’a conduite dans leurtroupe&|160;; je n’ai vraisemblablement pas l’honneur de vousappartenir&|160;; je me suis servie de cette ruse pour vous sauveret m’échapper, si vous le trouvez bon, avec vous, des mains de cesmisérables. Le moment est propice, ajoutai-je, sauvons-nous&|160;;j’aperçois votre portefeuille, reprenons-le&|160;; renonçons àl’argent comptant, il est dans leurs poches&|160;; nous nel’enlèverions pas sans danger. Partons, monsieur, partons&|160;;vous voyez ce que je fais pour vous, je me remets en vosmains&|160;; prenez pitié de mon sort&|160;; ne soyez pas surtoutplus cruel que ces gens-ci&|160;; daignez respecter mon honneur, jevous le confie, c’est mon unique trésor, laissez-le-moi, ils ne mel’ont point ravi.

On rendrait mal la prétendue reconnaissance de Saint-Florent. Ilne savait quels termes employer pour me la peindre&|160;; mais nousn’avions pas le temps de parler&|160;; il s’agissait de fuir.J’enlève adroitement le portefeuille, je le lui rends, etfranchissant lestement le taillis, laissant le cheval, de peur quele bruit qu’il eût fait n’eût réveillé nos gens, nous gagnons, entoute diligence, le sentier qui devait nous sortir de la forêt.Nous fûmes assez heureux pour en être dehors au point du jour, etsans avoir été suivis de personne&|160;; nous entrâmes avant dixheures du matin dans Luzarches, et là, hors de toute crainte, nousne pensâmes plus qu’à nous reposer.

Il y a des moments dans la vie où l’on se trouve fort riche sansavoir pourtant de quoi vivre&|160;: c’était l’histoire deSaint-Florent. Il avait cinq cent mille francs dans sonportefeuille, et pas un écu dans sa bourse&|160;; cette réflexionl’arrêta avant que d’entrer dans l’auberge…

– Tranquillisez-vous, monsieur, lui dis-je en voyant sonembarras, les voleurs que je quitte ne m’ont pas laissée sansargent, voilà vingt louis, prenez-les, je vous en conjure, usez-en,donnez le reste aux pauvres&|160;; je ne voudrais, pour rien aumonde, garder de l’or acquis par des meurtres.

Saint-Florent, qui jouait la délicatesse, mais qui était bienloin de celle que je devais lui supposer, ne voulut pas absolumentprendre ce que je lui offrais&|160;; il me demanda quels étaientmes desseins, me dit qu’il se ferait une loi de les remplir, etqu’il ne désirait que de pouvoir s’acquitter envers moi&|160;:

– C’est de vous que je tiens la fortune et la vie, Thérèse,ajouta-t-il, en me baisant les mains, puis-je mieux faire que devous offrir l’une et l’autre&|160;? Acceptez-les, je vous enconjure, et permettez au Dieu de l’hymen de resserrer les nœuds del’amitié.

Je ne sais, mais soit pressentiment, soit froideur, j’étais siloin de croire que ce que j’avais fait pour ce jeune homme pûtm’attirer de tels sentiments de sa part, que je lui laissai liresur ma physionomie le refus que je n’osais exprimer&|160;: il lecomprit, n’insista plus, et s’en tint à me demander seulement cequ’il pourrait faire pour moi.

– Monsieur, lui dis-je, si réellement mon procédé n’est pas sansmérite à vos yeux, je ne vous demande pour toute récompense que deme conduire avec vous à Lyon, et de m’y placer dans quelque maisonhonnête, où ma pudeur n’ait plus à souffrir.

– Vous ne sauriez mieux faire, me dit Saint-Florent, et personnen’est plus en état que moi de vous rendre ce service&|160;: j’aivingt parents dans cette ville.

Et le jeune négociant me pria de lui raconter alors les raisonsqui m’engageaient à m’éloigner de Paris, où je lui avais dit quej’étais née. Je le fis avec autant de confiance qued’ingénuité.

– Oh&|160;! si ce n’est que cela, dit le jeune homme, je pourraivous être utile avant d’être à Lyon&|160;; ne craignez rien,Thérèse, votre affaire est assoupie&|160;; on ne vous rechercherapoint, et moins qu’ailleurs assurément dans l’asile où je veux vousplacer. J’ai une parente auprès de Bondy, elle habite une campagnecharmante dans ces environs&|160;; elle se fera, j’en suis sûr, unplaisir de vous avoir près d’elle&|160;; je vous y présentedemain.

Remplie de reconnaissance à mon tour, j’accepte un projet qui meconvient autant&|160;; nous nous reposons le reste du jour àLuzarches, et le lendemain nous nous proposâmes de gagner Bondy,qui n’est qu’à six lieues de là.

– Il fait beau, me dit Saint-Florent, si vous me croyez,Thérèse, nous nous rendrons à pied au château de ma parente, nous yraconterons notre aventure, et cette manière d’arriver jettera, ceme semble, encore plus d’intérêt sur vous.

Bien éloignée de soupçonner les desseins de ce monstre etd’imaginer qu’il devait y avoir pour moi moins de sûreté avec luique dans l’infâme compagnie que je quittais, j’accepte tout sanscrainte, comme sans répugnance&|160;; nous dînons, nous souponsensemble&|160;; il ne s’oppose nullement à ce que je prenne unechambre séparée de la sienne pour la nuit, et après avoir laissépasser le grand chaud, sûr à ce qu’il dit que quatre ou cinq heuressuffisent à nous rendre chez sa parente, nous quittons Luzarches etnous nous acheminons à pied vers Bondy.

Il était environ cinq heures du soir lorsque nous entrâmes dansla forêt. Saint-Florent ne s’était pas encore un instantdémenti&|160;: toujours même honnêteté, toujours même désir de meprouver ses sentiments&|160;; eussé-je été avec mon père, je ne meserais pas crue plus en sûreté. Les ombres de la nuit commençaientà répandre dans la forêt cette sorte d’horreur religieuse qui faitnaître à la fois la crainte dans les âmes timides, le projet ducrime dans les cœurs féroces. Nous ne suivions que dessentiers&|160;; je marchais la première, je me retourne pourdemander à Saint-Florent si ces routes écartées sont réellementcelles qu’il faut suivre, si par hasard il ne s’égare point, s’ilcroit enfin que nous devions arriver bientôt.

– Nous y sommes, putain, me répondit ce scélérat, en merenversant à terre d’un coup de canne sur la tête qui me faittomber sans connaissance…

Oh&|160;! madame, je ne sais plus ni ce que dit, ni ce que fitcet homme&|160;; mais l’état dans lequel je me retrouvai ne melaissa que trop connaître à quel point j’avais été sa victime. Ilétait entièrement nuit quand je repris mes sens&|160;; j’étais aupied d’un arbre, hors de toutes les routes, froissée, ensanglantée…déshonorée, madame&|160;; telle avait été la récompense de tout ceque je venais de faire pour ce malheureux&|160;; et portantl’infamie au dernier période, ce scélérat, après avoir fait de moitout ce qu’il avait voulu, après en avoir abusé de toutes manières,de celle même qui outrage le plus la nature, avait pris ma bourse…ce même argent que je lui avais si généreusement offert. Il avaitdéchiré mes vêtements, la plupart étaient en morceaux près de moi,j’étais presque nue, et meurtrie en plusieurs endroits de moncorps&|160;; vous jugez de ma situation&|160;: au milieu desténèbres, sans ressources, sans honneur, sans espoir, exposée àtous les dangers. Je voulus terminer mes jours&|160;: si une armese fût offerte à moi, je la saisissais, j’en abrégeais cettemalheureuse vie, qui ne me présentait que des fléaux…

– Le monstre&|160;! que lui avais-je donc fait, me disais-je,pour avoir mérité de sa part un aussi cruel traitement&|160;? Jelui sauve la vie, je lui rends sa fortune, il m’arrache ce que j’aide plus cher&|160;! Une bête féroce eût été moins cruelle&|160;! Ôhomme, te voilà donc, quand tu n’écoutes que tes passions&|160;!Des tigres au fond des plus sauvages déserts auraient horreur detes forfaits. Quelques minutes d’abattement succédèrent à cespremiers élans de ma douleur&|160;; mes yeux remplis de larmes setournèrent machinalement vers le ciel&|160;; mon cœur s’élance auxpieds du Maître qui l’habite… Cette voûte pure et brillante… cesilence imposant de la nuit… cette frayeur qui glaçait mes sens…cette image de la nature en paix, près du bouleversement de mon âmeégarée, tout répand une ténébreuse horreur en moi, d’où naîtbientôt le besoin de prier. Je me précipite aux genoux de ce Dieupuissant, nié par les impies, espoir du pauvre et de l’affligé.

Être saint et majestueux, m’écriai-je en pleurs, toi qui daignesen ce moment affreux remplir mon âme d’une joie céleste, qui m’as,sans doute, empêchée d’attenter à mes jours, ô mon protecteur etmon guide, j’aspire à tes bontés, j’implore ta clémence&|160;: voisma misère et mes tourments, ma résignation et mes vœux. Dieupuissant&|160;! tu le sais, je suis innocente et faible, je suistrahie et maltraitée&|160;; j’ai voulu faire le bien à ton exemple,et ta volonté m’en punit&|160;; qu’elle s’accomplisse, ô monDieu&|160;! tous ses effets sacrés me sont chers, je les respecteet cesse de m’en plaindre&|160;; mais si je ne dois pourtanttrouver ici-bas que des ronces, est-ce t’offenser, ô mon souverainMaître, que de supplier ta puissance de me rappeler vers toi, pourte prier sans trouble, pour t’adorer loin de ces hommes pervers quine m’ont fait, hélas&|160;! rencontrer que des maux, et dont lesmains sanguinaires et perfides noient à plaisir mes tristes joursdans le torrent des larmes et dans l’abîme des douleurs&|160;?

La prière est la plus douce consolation du malheureux&|160;; ildevient plus fort quand il a rempli ce devoir. Je me lève pleine decourage, je ramasse les haillons que le scélérat m’a laissés, et jem’enfonce dans un taillis pour y passer la nuit avec moins derisque. La sûreté où je me croyais, la satisfaction que je venaisde goûter en me rapprochant de mon Dieu, tout contribua à me fairereposer quelques heures, et le soleil était déjà haut quand mesyeux se rouvrirent&|160;: l’instant du réveil est affreux pour lesinfortunés&|160;; l’imagination, rafraîchie des douceurs dusommeil, se remplit bien plus vite et plus lugubrement des mauxdont ces instants d’un repos trompeur lui ont fait perdre lesouvenir.

Eh bien, me dis-je alors en m’examinant., il est donc vrai qu’ily a des créatures humaines que la nature ravale au même sort quecelui des bêtes féroces&|160;! Cachée dans leur réduit, fuyant leshommes à leur exemple, quelle différence y a-t-il maintenant entreelles et moi&|160;? Est-ce donc la peine de naître pour un sortaussi pitoyable&|160;?… Et mes larmes coulèrent avec abondance enfaisant ces tristes réflexions&|160;; je les finissais à peine,lorsque j’entendis du bruit autour de moi&|160;; peu à peu, jedistingue deux hommes. Je prête l’oreille&|160;:

– Viens, cher ami, dit l’un d’eux, nous serons à merveilleici&|160;; la cruelle et fatale présence d’une tante que j’abhorrene m’empêchera pas de goûter un moment avec toi les plaisirs qui mesont si doux.

Ils s’approchent, ils se placent tellement en face de moi,qu’aucun de leurs propos, aucun de leurs mouvements ne peutm’échapper, et je vois… Juste ciel, madame, dit Thérèse, ens’interrompant, est-il possible que le sort ne m’ait jamais placéeque dans des situations si critiques, qu’il devienne aussidifficile à la vertu d’en entendre les récits, qu’à la pudeur deles peindre&|160;! Ce crime horrible lui outrage également et lanature et les conventions sociales, ce forfait, en un mot, surlequel la main de Dieu s’est appesantie si souvent, légitimé parCœur-de-Fer, proposé par lui à la malheureuse Thérèse, consommé surelle involontairement par le bourreau qui vient de l’immoler, cetteexécration révoltante enfin, je la vis s’achever sous mes yeux avectoutes les recherches impures, tous les épisodes affreux, que peuty mettre la dépravation la plus réfléchie&|160;! L’un de ceshommes, celui qui se prêtait, était âgé de vingt-quatre ans, assezbien mis pour faire croire à l’élévation de son rang, l’autre à peuprès du même âge paraissait un de ses domestiques. L’acte futscandaleux et long. Appuyé sur ses mains à la crête d’un petitmonticule en face du taillis où j’étais, le jeune maître exposait ànu au compagnon de sa débauche l’autel impie du sacrifice, etcelui-ci, plein d’ardeur à ce spectacle, en caressait l’idole, toutprêt à l’immoler d’un poignard bien plus affreux et bien plusgigantesque que celui dont j’avais été menacée par le chef desbrigands de Bondy&|160;; mais le jeune maître, nullement craintif,semble braver impunément le trait qu’on lui présente&|160;; ill’agace, il l’excite, le couvre de baisers, s’en saisit, s’enpénètre lui-même, se délecte en l’engloutissant&|160;; enthousiasméde ses criminelles caresses, l’infâme se débat sous le fer etsemble regretter qu’il ne soit pas plus effrayant encore&|160;; ilen brave les coups, il les prévient, il les repousse… Deux tendreset légitimes époux se caresseraient avec moins d’ardeur… Leursbouches se pressent, leurs soupirs se confondent, leurs languess’entrelacent, et je les vois tous deux, enivrés de luxure, trouverau centre des délices le complément de leurs perfides horreurs.L’hommage se renouvelle, et pour en rallumer l’encens, rien n’estépargné par celui qui l’exige&|160;; baisers, attouchements,pollutions, raffinements de la plus insigne débauche, touts’emploie à rendre des forces qui s’éteignent, et tout réussit àles ranimer cinq fois de suite&|160;; mais sans qu’aucun des deuxchangeât de rôle. Le jeune maître fut toujours femme, et quoiqu’onpût découvrir en lui la possibilité d’être homme à son tour, iln’eut pas même l’apparence d’en concevoir un instant le désir. S’ilvisita l’autel semblable à celui où l’on sacrifiait chez lui, cefut au profit de l’autre idole, et jamais nulle attaque n’eut l’airde menacer celle-là.

Oh&|160;! que ce temps me parut long&|160;! Je n’osais bouger,de peur d’être aperçue&|160;; enfin les criminels acteurs de cettescène indécente, rassasiés sans doute, se levèrent pour regagner lechemin qui devait les conduire chez eux, lorsque le maîtres’approche du buisson qui me recèle&|160;; mon bonnet me trahit… Ill’aperçoit…

– Jasmin, dit-il à son valet, nous sommes découverts… Une fillea vu nos mystères… Approche-toi, sortons de là cette catin, etsachons pourquoi elle y est.

Je ne leur donnai pas la peine de me tirer de mon asile&|160;;m’en arrachant aussitôt moi-même, et tombant à leurspieds&|160;:

– Ô messieurs&|160;! m’écriai-je, en étendant les bras vers eux,daignez avoir pitié d’une malheureuse dont le sort est plus àplaindre que vous ne pensez&|160;; il est bien peu de revers quipuissent égaler les miens&|160;; que la situation où vous m’aveztrouvée ne vous fasse naître aucun soupçon sur moi&|160;; elle estla suite de ma misère, bien plutôt que de mes torts&|160;; loind’augmenter les maux qui m’accablent, veuillez les diminuer en mefacilitant les moyens d’échapper aux fléaux qui me poursuivent.

Le comte de Bressac (c’était le nom du jeune homme), entre lesmains de qui je tombais, avec un grand fonds de méchanceté et delibertinage dans l’esprit, n’était pas pourvu d’une dose trèsabondante de commisération dans le cœur. Il n’est malheureusementque trop commun de voir le libertinage éteindre la pitié dansl’homme&|160;; son effet ordinaire est d’endurcir&|160;: soit quela plus grande partie de ses écarts nécessite l’apathie de l’âme,soit que la secousse violente que cette passion imprime à la massedes nerfs diminue la force de leur action, toujours est-il qu’unlibertin est rarement un homme sensible. Mais à cette dureténaturelle dans l’espèce de gens dont j’esquisse le caractère, il sejoignait encore dans M.&|160;de&|160;Bressac un dégoût si invétérépour notre sexe, une haine si forte pour tout ce qui lecaractérisait, qu’il était bien difficile que je parvinsse à placerdans son âme les sentiments dont je voulais l’émouvoir.

– Tourterelle des bois, me dit le comte avec dureté, si tucherches des dupes, adresse-toi mieux&|160;: ni mon ami, ni moi, nesacrifions jamais au temple impur de ton sexe&|160;; si c’estl’aumône que tu demandes, cherche des gens qui aiment les bonnesœuvres, nous n’en faisons jamais de ce genre… Mais parle,misérable, as-tu vu ce qui s’est passé entre Monsieur etmoi&|160;?

– Je vous ai vus causer sur l’herbe, répondis-je, rien de plus,monsieur, je vous l’assure.

– Je veux le croire, dit le jeune comte, et cela pour tonbien&|160;; si j’imaginais que tu eusses pu voir autre chose, tu nesortirais jamais de ce buisson… Jasmin, il est de bonne heure, nousavons le temps d’ouïr les aventures de cette fille, et nous verronsaprès ce qu’il en faudra faire.

Ces jeunes gens s’asseyent, ils m’ordonnent de me placer prèsd’eux, et là je leur fais part avec ingénuité de tous les malheursqui m’accablent depuis que je suis au monde.

– Allons, Jasmin, dit M.&|160;de&|160;Bressac en se levant, dèsque j’eus fini, soyons juste une fois&|160;; l’équitable Thémis acondamné cette créature, ne souffrons pas que les vues de la déessesoient aussi cruellement frustrées&|160;; faisons subir à ladélinquante l’arrêt de mort qu’elle aurait encouru&|160;: ce petitmeurtre, bien loin d’être un crime, ne deviendra qu’une réparationdans l’ordre moral&|160;; puisque nous avons le malheur de ledéranger quelquefois, rétablissons-le courageusement du moins quandl’occasion se présente…

Et les cruels, m’ayant enlevée de ma place, me traînent déjàvers le bois, riant de mes pleurs et de mes cris.

– Lions-la par les quatre membres à quatre arbres formant uncarré long, dit Bressac, en me mettant nue.

Puis, au moyen de leurs cravates, de leurs mouchoirs et de leursjarretières, ils font des cordes dont je suis à l’instant liée,comme ils le projettent, c’est-à-dire dans la plus cruelle et laplus douloureuse attitude qu’il soit possible d’imaginer. On nepeut rendre ce que je souffris&|160;; il me semblait que l’onm’arrachât les membres, et que mon estomac, qui portait à faux,dirigé par son poids vers la terre, dût s’entrouvrir à tous lesinstants&|160;; la sueur coulait de mon front, je n’existais plusque par la violence de la douleur&|160;; si elle eût cessé decomprimer mes nerfs, une angoisse mortelle m’eût saisie. Lesscélérats s’amusèrent de cette posture, ils m’y considéraient ens’applaudissant,

– En voilà assez, dit enfin Bressac, je consens que pour cettefois elle en soit quitte pour la peur. Thérèse, continue-t-il enlâchant mes liens et m’ordonnant de m’habiller, soyez discrète etsuivez-nous&|160;: si vous vous attachez à moi, vous n’aurez paslieu de vous en repentir. Il faut une seconde femme à ma tante, jevais vous présenter à elle, sur la foi de vos récits&|160;; je vaislui répondre de votre conduite&|160;; mais si vous abusez de mesbontés, si vous trahissiez ma confiance, ou que vous ne voussoumissiez pas à mes intentions, regardez ces quatre arbres,Thérèse, regardez le terrain qu’ils enceignent, et qui devait vousservir de sépulcre&|160;; souvenez-vous que ce funeste endroitn’est qu’à une lieue du château où je vous conduis, et qu’à la pluslégère faute, vous y serez aussitôt ramenée.

A l’instant j’oublie mes malheurs, je me jette aux genoux ducomte, je lui fais, en larmes, le serment d’une bonneconduite&|160;; mais aussi insensible à ma joie qu’à madouleur&|160;:

– Marchons, dit Bressac, c’est cette conduite qui parlera pourvous, elle seule réglera votre sort.

Nous avançons&|160;; Jasmin et son maître causaient basensemble&|160;; je les suivais humblement sans mot dire. Une petiteheure nous rend au château de Mme&|160;la marquise de Bressac, dontla magnificence et la multitude de valets qu’il renferme me fontvoir que quelque poste que je doive remplir dans cette maison, ilsera sûrement plus avantageux pour moi que celui de la gouvernanteen chef de M.&|160;du Harpin. On me fait attendre dans une officeoù Jasmin m’offre obligeamment tout ce qui peut servir à meréconforter. Le jeune comte entre chez sa tante, il la prévient, etlui-même vient me chercher une demi-heure après pour me présenter àla marquise.

Mme&|160;de&|160;Bressac était une femme de quarante-six ans,très belle encore, qui me parut honnête et sensible, quoiqu’ellemêlât un peu de sévérité dans ses principes et dans sespropos&|160;; veuve depuis deux ans de l’oncle du jeune comte, quil’avait épousée sans autre fortune que le beau nom qu’il luidonnait. Tous les biens que pouvait espérer M.&|160;de&|160;Bressacdépendaient de cette tante&|160;; ce qu’il avait eu de son père luidonnait à peine de quoi fournir à ses plaisirs&|160;;Mme&|160;de&|160;Bressac y joignait une pension considérable, maiscela ne suffisait point&|160;: rien de cher comme les voluptés ducomte&|160;; peut-être celles-là se payent-elles moins que lesautres, mais elles se multiplient beaucoup plus. Il y avaitcinquante mille écus de rente dans cette maison, etM.&|160;de&|160;Bressac était seul. On n’avait jamais pu ledéterminer au service&|160;; tout ce qui l’écartait de sonlibertinage était si insupportable pour lui, qu’il ne pouvait enadopter la chaîne. La marquise habitait cette terre trois mois del’année&|160;; elle en passait le reste à Paris&|160;; et ces troismois qu’elle exigeait de son neveu de passer avec elle étaient unesorte de supplice pour un homme abhorrant sa tante et regardantcomme perdus tous les moments qu’il passait éloigné d’une ville oùse trouvait pour lui le centre de ses plaisirs.

Le jeune comte m’ordonna de raconter à la marquise les chosesdont je lui avais fait part, et dès que j’eus fini&|160;:

– Votre candeur et votre naïveté, me ditMme&|160;de&|160;Bressac, ne me permettent pas de douter que vousne soyez vraie. Je ne prendrai d’autres informations sur vous quecelles de savoir si vous êtes réellement la fille de l’homme quevous m’indiquez&|160;; si cela est, j’ai connu votre père, et cesera pour moi une raison de plus pour m’intéresser à vous. Quant àl’affaire de chez du Harpin, je me charge de l’arranger en deuxvisites chez le Chancelier, mon ami depuis des siècles. C’estl’homme le plus intègre qu’il y ait au monde&|160;; il ne s’agitque de lui prouver votre innocence pour anéantir tout ce qui a étéfait contre vous. Mais réfléchissez bien, Thérèse, que ce que jevous promets ici n’est qu’au prix d’une conduite intacte&|160;;ainsi vous voyez que les effets de la reconnaissance que j’exigetourneront toujours à votre profit.

Je me jetai aux pieds de la marquise, l’assurai qu’elle seraitcontente de moi&|160;; elle me releva avec bonté et me mitsur-le-champ en possession de la place de seconde femme de chambreà son service.

Au bout de trois jours, les informations qu’avait faitesMme&|160;de&|160;Bressac, à Paris, arrivèrent&|160;; elles étaienttelles que je pouvais les désirer&|160;; la marquise me loua de nelui en avoir point imposé, et toutes les idées du malheurs’évanouirent enfin de mon esprit, pour n’être plus remplacées quepar l’espoir des plus douces consolations qu’il pût m’être permisd’attendre&|160;; mais il n’était pas arrangé dans le ciel que lapauvre Thérèse dût jamais être heureuse, et si quelques moments decalme naissaient fortuitement pour elle, ce n’était que pour luirendre plus amers ceux d’horreur qui devaient les suivre.

A peine fûmes-nous à Paris, que Mme&|160;de&|160;Bressacs’empressa de travailler pour moi&|160;: le premier Présidentvoulut me voir&|160;; il écouta le récit de mes malheurs avecintérêt&|160;; les calomnies de du Harpin furent reconnues, mais envain voulut-on le punir&|160;: du Harpin ayant réussi dans uneaffaire de faux billets par laquelle il ruinait trois ou quatrefamilles, et où il gagnait près de deux millions, venait de passeren Angleterre. A l’égard de l’incendie des prisons du Palais, on seconvainquit que, si j’avais profité de cet événement, au moins n’yavais-je participé en rien, et ma procédure s’anéantit,m’assura-t-on, sans que les magistrats qui s’en mêlèrent crussentdevoir y employer d’autres formalités&|160;; je n’en savais pasdavantage, je me contentai de ce qu’on me dit&|160;: vous verrezbientôt si j’eus tort.

Il est aisé d’imaginer combien de pareils procédés m’attachaientà Mme&|160;de&|160;Bressac&|160;; n’eût-elle pas eu, d’ailleurs,pour moi toutes sortes de bontés, comment de telles démarches nem’eussent-elles pas liée pour jamais à une protectrice aussiprécieuse&|160;? Il s’en fallait pourtant bien que l’intention dujeune comte fût de m’enchaîner aussi intimement à sa tante… Maisc’est ici le cas de vous peindre ce monstre.

M.&|160;de&|160;Bressac réunissait aux charmes de la jeunesse lafigure la plus séduisante&|160;; si sa taille ou ses traits avaientquelques défauts, c’était parce qu’ils se rapprochaient un peu tropde cette nonchalance, de cette mollesse qui n’appartient qu’auxfemmes&|160;; il semblait qu’en lui prêtant les attributs de cesexe, la nature lui en eût également inspiré les goûts… Quelle âme,cependant, était enveloppée sous ces appas féminins&|160;! On yrencontrait tous les vices qui caractérisent celle desscélérats&|160;: on ne porta jamais plus loin la méchanceté, lavengeance, la cruauté, l’athéisme, la débauche, le mépris de tousles devoirs, et principalement de ceux dont la nature paraît nousfaire des délices. Au milieu de tous ses torts,M.&|160;de&|160;Bressac avait principalement celui de détester satante. La marquise faisait tout au monde pour ramener son neveu auxsentiers de la vertu&|160;: peut-être y employait-elle trop derigueur&|160;; il en résultait que le comte, plus enflammé par leseffets mêmes de cette sévérité, ne se livrait à ses goûts que plusimpétueusement encore, et que la pauvre marquise ne retirait de sespersécutions que de se faire haïr davantage.

– Ne vous imaginez pas, me disait très souvent le comte, que cesoit d’elle-même que ma tante agisse dans tout ce qui vousconcerne, Thérèse&|160;; croyez que si je ne la persécutais à toutinstant, elle se ressouviendrait à peine des soins qu’elle vous apromis. Elle vous fait valoir tous ses pas, tandis qu’ils ne sontque mon seul ouvrage&|160;: oui, Thérèse, oui, c’est à moi seul quevous devez de la reconnaissance, et celle que j’exige de vous doitvous paraître d’autant plus désintéressée que quelque jolie quevous puissiez être, vous savez bien que ce n’est pas à vos faveursque je prétends&|160;; non, Thérèse, les services que j’attends devous sont d’un tout autre genre, et quand vous serez bienconvaincue de ce que j’ai fait pour votre tranquillité, j’espèreque je trouverai dans votre âme ce que je suis en droit d’enattendre.

Ces discours me paraissaient si obscurs que je ne savais commenty répondre&|160;: je le faisais pourtant à tout hasard, etpeut-être avec trop de facilité. Faut-il vous l’avouer&|160;?Hélas&|160;! oui&|160;; vous déguiser mes torts serait trompervotre confiance et mal répondre à l’intérêt que mes malheurs vousont inspiré. Apprenez donc, madame, la seule faute volontaire quej’aie à me reprocher… Que dis-je une faute&|160;? une folie, uneextravagance… qui n’eut jamais rien d’égal&|160;; mais au moins cen’est pas un crime, c’est une simple erreur, qui n’a puni que moi,et dont il ne paraît point que la main équitable du ciel ait dû seservir pour me plonger dans l’abîme qui s’ouvrit peu après sous mespas. Quels qu’eussent été les indignes procédés du comte de Bressacpour moi, le premier jour où je l’avais connu, il m’avait cependantété impossible de le voir sans me sentir entraînée vers lui par unmouvement de tendresse que rien n’avait pu vaincre. Malgré toutesmes réflexions sur sa cruauté, sur son éloignement des femmes, surla dépravation de ses goûts, sur les distances morales qui nousséparaient, rien au monde ne pouvait éteindre cette passionnaissante, et si le comte m’eût demandé ma vie, je la lui auraissacrifiée mille fois. Il était loin de soupçonner mes sentiments…Il était loin, l’ingrat, de démêler la cause des pleurs que jeversais journellement&|160;; mais il lui était impossible pourtantde ne pas se douter du désir que j’avais de voler au-devant de toutce qui pouvait lui plaire&|160;; il ne se pouvait pas qu’iln’entrevît mes prévenances&|160;; trop aveugles sans doute, ellesallaient au point de servir ses erreurs, autant que la décencepouvait me le permettre, et de les déguiser toujours à sa tante.Cette conduite m’avait en quelque façon gagné sa confiance, et toutce qui venait de lui m’était si précieux, je m’aveuglai tellementsur le peu que m’offrait son cœur, que j’eus quelquefois lafaiblesse de croire que je ne lui étais pas indifférente. Maiscombien l’excès de ses désordres me désabusait promptement&|160;!ils étaient tels que sa santé même en était altérée. Je prenaisquelquefois la liberté de lui peindre les inconvénients de saconduite, il m’écoutait sans répugnance, puis finissait par me direqu’on ne se corrigeait pas de l’espèce de vice qu’ilchérissait.

– Ah&|160;! Thérèse, s’écria-t-il un jour dans l’enthousiasme,si tu connaissais les charmes de cette fantaisie, si tu pouvaiscomprendre ce qu’on éprouve à la douce illusion de n’être plusqu’une femme&|160;! Incroyable égarement de l’esprit&|160;! onabhorre ce sexe et l’on veut l’imiter&|160;! Ah&|160;! qu’il estdoux d’y réussir, Thérèse, qu’il est délicieux d’être le catin detous ceux qui veulent de vous, et, portant sur ce point, au dernierépisode, le délire et la prostitution, d’être successivement dansle même jour la maîtresse d’un crocheteur, d’un marquis, d’unvalet, d’un moine, d’en être tour à tour chéri, caressé, jalousé,menacé, battu, tantôt dans leurs bras victorieux, et tantôt victimeà leurs pieds, les attendrissant par des caresses, les ranimant pardes excès… Oh&|160;! non, non, Thérèse, tu ne comprends pas cequ’est ce plaisir pour une tête organisée comme la mienne… Mais, lemoral à part, si tu te représentais quelles sont les sensationsphysiques de ce divin goût&|160;! il est impossible d’ytenir&|160;; c’est un chatouillement si vif, des titillations devolupté si piquantes… on perd l’esprit… on déraisonne&|160;; millebaisers plus tendres les uns que les autres n’exaltent pas encoreavec assez d’ardeur l’ivresse où nous plonge l’agent&|160;; enlacésdans ses bras, les bouches collées l’une à l’autre, nous voudrionsque notre existence entière pût s’incorporer à la sienne&|160;;nous ne voudrions faire avec lui qu’un seul être&|160;; si nousosons nous plaindre, c’est d’être négligés&|160;; nous voudrionsque, plus robuste qu’Hercule, il nous élargît, il nouspénétrât&|160;; que cette semence précieuse, élancée, brûlante aufond de nos entrailles, fît, par sa chaleur et sa force, jaillir lanôtre dans ses mains… Ne t’imagine pas, Thérèse, que nous soyonsfaits comme les autres hommes&|160;; c’est une construction toutedifférente, et cette membrane chatouilleuse qui tapisse chez vousle temple de Vénus, le ciel en nous créant en orna les autels oùnos Céladons sacrifient&|160;: nous sommes aussi certainementfemmes là que vous l’êtes au sanctuaire de la génération&|160;; iln’est pas un de vos plaisirs qui ne nous soit connu, pas un dontnous ne sachions jouir&|160;; mais nous avons, de plus, les nôtres,et c’est cette réunion délicieuse qui fait de nous les hommes de laterre les plus sensibles à la volupté, les mieux créés pour lasentir&|160;; c’est cette réunion enchanteresse qui rend impossiblela correction de nos goûts, qui ferait de nous des enthousiastes etdes frénétiques, si l’on avait encore la stupidité de nous punir,qui nous fait adorer, jusqu’au cercueil enfin, le dieu charmant quinous enchaîne&|160;!

Ainsi s’exprimait le comte, en préconisant ses travers.Essayais-je de lui parler de l’être auquel il devait tout, et deschagrins que de pareils désordres donnaient à cette respectabletante, je n’apercevais plus dans lui que du dépit et de l’humeur,et surtout de l’impatience de voir si longtemps, en de tellesmains, des richesses qui, disait-il, devraient luiappartenir&|160;; je n’y voyais plus que la haine la plus invétéréecontre cette femme si honnête, la révolte la plus constatée contretous les sentiments de la nature. Serait-il donc vrai que quand onest parvenu à transgresser aussi formellement dans ses goûtsl’instinct sacré de cette loi, la suite nécessaire de ce premiercrime fût un affreux penchant à commettre ensuite tous lesautres&|160;?

Quelquefois je me servais des moyens de la religion&|160;;presque toujours consolée par elle, j’essayais de faire passer sesdouceurs dans l’âme de ce pervers, à peu près sûre de le contenirpar ces liens si je parvenais à lui en faire partager lesattraits&|160;; mais le comte ne me laissa pas longtemps employerde telles armes. Ennemi déclaré de nos plus saints mystères,frondeur opiniâtre de la pureté de nos dogmes, antagoniste outré del’existence d’un Être suprême M.&|160;de&|160;Bressac, au lieu dese laisser convertir par moi, chercha bien plutôt à mecorrompre.

– Toutes les religions partent d’un principe faux, Thérèse, medisait-il&|160;; toutes supposent comme nécessaire le culte d’unÊtre créateur, mais ce créateur n’exista jamais. Rappelle-toi surcela les préceptes sensés de ce certain Cœur-de-Fer qui, m’as-tudit, Thérèse, avait comme moi travaillé ton esprit&|160;; rien deplus juste que les principes de cet homme, et l’avilissement danslequel on a la sottise de le tenir ne lui ôte pas le droit de bienraisonner.

Si toutes les productions de la nature sont des effetsrésultatifs des lois qui la captivent&|160;; si son action et saréaction perpétuelles supposent le mouvement nécessaire à sonessence, que devient le souverain maître que lui prêtentgratuitement les sots&|160;? Voilà ce que te disait ton sageinstituteur, chère fille. Que sont donc les religions, d’aprèscela, sinon le frein dont la tyrannie du plus fort voulut captiverle plus faible&|160;? Rempli de ce dessein, il osa dire à celuiqu’il prétendait dominer qu’un Dieu forgeait les fers dont lacruauté l’entourait&|160;; et celui-ci, abruti par sa misère, crutindistinctement tout ce que voulut l’autre. Les religions, nées deces fourberies, peuvent-elles donc mériter quelque respect&|160;?En est-il une seule, Thérèse, qui ne porte l’emblème de l’impostureet de la stupidité&|160;? Que vois-je dans toutes&|160;? Desmystères qui font frémir la raison, des dogmes outrageant lanature, et des cérémonies grotesques qui n’inspirent que ladérision et le dégoût. Mais si, de toutes, une mérite plusparticulièrement notre mépris et notre haine, ô Thérèse, n’est-cepas cette loi barbare du Christianisme dans laquelle nous sommestous deux nés&|160;? En est-il une plus odieuse&|160;? une quisoulève autant et le cœur et l’esprit&|160;? Comment des hommesraisonnables peuvent-ils encore ajouter quelque croyance auxparoles obscures, aux prétendus miracles du vil instituteur de ceculte effrayant&|160;? Exista-t-il jamais un bateleur plus faitpour l’indignation publique&|160;! Qu’est-ce qu’un Juif lépreuxqui, né d’une catin et d’un soldat, dans le plus chétif coin del’univers, ose se faire passer pour l’organe de celui qui, dit-on,a créé le monde&|160;! Avec des prétentions aussi relevées, tul’avoueras, Thérèse, il fallait au moins quelques titres. Quelssont-ils, ceux de ce ridicule ambassadeur&|160;? Que va-t-il fairepour prouver sa mission&|160;? La terre va-t-elle changer deface&|160;; les fléaux qui l’affligent vont-ils s’anéantir&|160;;le soleil va-t-il l’éclairer nuit et jour&|160;? Les vices ne lasouilleront-ils plus&|160;? N’allons-nous voir enfin régner que lebonheur&|160;?… Point, c’est par des tours de passe-passe, par desgambades et par des calembours[2] quel’envoyé de Dieu s’annonce à l’univers&|160;; c’est dans la sociétérespectable de manœuvres, d’artisans et de filles de joie que leministre du ciel vient manifester sa grandeur&|160;; c’est ens’enivrant avec les uns, couchant avec les autres, que l’ami d’unDieu, Dieu lui-même, vient soumettre à ses loin le pécheurendurci&|160;; c’est en n’inventant pour ses farces que ce qui peutsatisfaire ou sa luxure ou sa gourmandise, que le faquin prouve samission&|160;; quoi qu’il en soit, il fait fortune&|160;; quelquesplats satellites se joignent à ce fripon&|160;; une secte seforme&|160;; les dogmes de cette canaille parviennent à séduirequelques Juifs&|160;: esclaves de la puissance romaine, ilsdevaient embrasser avec joie une religion qui, les dégageant deleurs fers, ne les assouplissait qu’au frein religieux. Leur motifse devine, leur indocilité se dévoile&|160;; on arrête lesséditieux&|160;; leur chef périt, mais d’une mort beaucoup tropdouce sans doute pour son genre de crime, et par un impardonnabledéfaut de réflexion, on laisse disperser les disciples de cemalotru, au lieu de les égorger avec lui. Le fanatisme s’empare desesprits, des femmes crient, des fous se débattent, des imbécilescroient, et voilà le plus méprisable des êtres, le plus maladroitfripon, le plus lourd imposteur qui eût encore paru, le voilà Dieu,le voilà fils de Dieu égal à son père&|160;; voilà toutes sesrêveries consacrées, toutes ses paroles devenues des dogmes, et sesbalourdises des mystères&|160;! Le sein de son fabuleux Pères’ouvre pour le recevoir, et ce Créateur, jadis simple, le voilàdevenu triple pour complaire à ce fils digne de sa grandeur&|160;!Mais ce saint Dieu en restera-t-il là&|160;? Non, sans doute, c’està de bien plus grandes faveurs que va se prêter sa célestepuissance. A la volonté d’un prêtre, c’est-à-dire d’un drôlecouvert de mensonges et de crimes, ce grand Dieu créateur de toutce que nous voyons va s’abaisser jusqu’à descendre dix ou douzemillions de fois par matinée dans un morceau de pâte, qui, devantêtre digérée par les fidèles, va se transmuer bientôt au fond deleurs entrailles, dans les excréments les plus vils, et cela pourla satisfaction de ce tendre fils, inventeur odieux de cetteimpiété monstrueuse, dans un souper de cabaret. Il l’a dit, il fautque cela soit. Il a dit&|160;: «&|160;Ce pain que vous voyez serama chair&|160;; vous le digérerez comme tel&|160;; or je suis Dieu,donc Dieu sera digéré par vous, donc le Créateur du ciel et de laterre se changera, parce que je l’ai dit, en la matière la plusvile qui puisse s’exhaler du corps de l’homme, et l’homme mangeraDieu, parce que ce Dieu est bon et qu’il est tout puissant.&|160;»Cependant ces inepties s’étendent&|160;; on attribue leuraccroissement à leur réalité, à leur grandeur, à leur sublimité, àla puissance de celui qui les introduit, tandis que les causes lesplus simples doublent leur existence, tandis que le crédit acquispar l’erreur ne trouva jamais que des filous d’une part et desimbéciles de l’autre. Elle arrive enfin sur le trône, cette infâmereligion, et c’est un empereur faible, cruel, ignorant et fanatiquequi, l’enveloppant du bandeau royal, en souille ainsi les deuxbouts de la terre. Ô Thérèse, de quel poids doivent être cesraisons sur un esprit examinateur et philosophe&|160;? Le sagepeut-il voir autre chose dans ce ramas de fables épouvantables, quele fruit de l’imposture de quelques hommes et de la faussecrédulité d’un plus grand nombre&|160;? Si Dieu avait voulu quenous eussions une religion quelconque, et qu’il fût réellementpuissant, ou, pour mieux dire, s’il y avait réellement un Dieu,serait-ce par des moyens aussi absurdes qu’il nous eût fait part deses ordres&|160;? Serait-ce par l’organe d’un bandit méprisablequ’il nous eût montré comment il fallait le servir&|160;? S’il estsuprême, s’il est puissant, s’il est juste, s’il est bon, ce Dieudont vous me parlez, sera-ce par des énigmes et des farces qu’ilvoudra m’apprendre à le servir et à le connaître&|160;? Souverainmoteur des astres et du cœur de l’homme, ne peut-il nous instruireen se servant des uns, ou nous convaincre en se gravant dansl’autre&|160;? Qu’il imprime un jour en traits de feu, au centre duSoleil, la loi qui peut lui plaire et qu’il veut nous donner&|160;;d’un bout de l’univers à l’autre, tous les hommes la lisant, lavoyant à la fois, deviendront coupables s’ils ne la suivent pasalors. Mais n’indiquer ses désirs que dans un coin ignoré del’Asie&|160;; choisir pour sectateur le peuple le plus fourbe et leplus visionnaire&|160;; pour substitut, le plus vil artisan, leplus absurde et le plus fripon&|160;; embrouiller si bien ladoctrine, qu’il est impossible de la comprendre&|160;; en absorberla connaissance chez un petit nombre d’individus&|160;; laisser lesautres dans l’erreur, et les punir d’y être restés… Eh&|160;! non,Thérèse, non, non, toutes ces atrocités-là ne sont pas faites pournous guider&|160;: j’aimerais mieux mourir mille fois que de lescroire. Quand l’athéisme voudra des martyrs, qu’il les désigne, etmon sang est tout prêt. Détestons ces horreurs, Thérèse&|160;; queles outrages les mieux constatés cimentent le mépris qui leur estsi bien dû… A peine avais-je les yeux ouverts, que je lesdétestais, ces rêveries grossières&|160;; je me fis dès lors uneloi de les fouler aux pieds, un serment de n’y plus revenir&|160;;imite-moi, si tu veux être heureuse&|160;; déteste, abjure, profaneainsi que moi et l’objet odieux de ce culte effrayant, et ce cultelui-même, créé pour des chimères, fait, comme elles, pour êtreavili de tout ce qui prétend à la sagesse.

– Oh&|160;! monsieur, répondis-je en pleurant, vous priveriezune malheureuse de son plus doux espoir si vous flétrissiez dansson cœur cette religion qui la console. Fermement attachée à cequ’elle enseigne&|160;; absolument convaincue que tous les coupsqui lui sont portés ne sont que les effets du libertinage et despassions, irai-je sacrifier à des blasphèmes, à des sophismes quime font horreur, la plus chère idée de mon esprit, le plus douxaliment de mon cœur&|160;?

J’ajoutais mille autres raisonnements à cela, dont le comte nefaisait que rire, et ses principes captieux nourris d’une éloquenceplus mâle, soutenus de lectures que je n’avais heureusement jamaisfaites, attaquaient chaque jour tous les miens, mais sans lesébranler. Mme&|160;de&|160;Bressac, remplie de vertu et de piété,n’ignorait pas que son neveu soutenait ses écarts par tous lesparadoxes du jour&|160;; elle en gémissait souvent avec moi&|160;;et, comme elle daignait me trouver un peu plus de bon sens qu’à sesautres femmes, elle aimait à me confier ses chagrins.

Il n’était pourtant plus de bornes aux mauvais procédés de sonneveu pour elle&|160;; le comte était au point de ne s’en pluscacher&|160;; non seulement il avait entouré sa tante de toutecette canaille dangereuse servant à ses plaisirs. Mais il avaitmême porté la hardiesse jusqu’à lui déclarer devant moi que si elles’avisait encore de contrarier ses goûts, il la convaincrait descharmes dont ils étaient, en s’y livrant à ses yeux mêmes.

Je gémissais&|160;; cette conduite me faisait horreur. Jetâchais d’en résoudre des motifs personnels pour étouffer dans monâme la malheureuse passion dont elle était brûlée&|160;: maisl’amour est-il un mal dont on puisse guérir&|160;? Tout ce que jecherchais à lui opposer n’attisait que plus vivement sa flamme, etle perfide comte ne me paraissait jamais plus aimable que quandj’avais réuni devant moi tout ce qui devait m’engager à lehaïr.

Il y avait quatre ans que j’étais dans cette maison, toujourspersécutée par les mêmes chagrins, toujours consolée par les mêmesdouceurs, lorsque cet abominable homme, se croyant enfin sûr demoi, osa me dévoiler ses infâmes desseins. Nous étions pour lors àla campagne&|160;; j’étais seule auprès de la comtesse&|160;: sapremière femme avait obtenu de rester à Paris, l’été, pour quelquesaffaires de son mari. Un soir, peu après que je fus retirée,respirant à un balcon de ma chambre, et ne pouvant, à cause del’extrême chaleur, me déterminer à me coucher, tout à coup le comtefrappe, et me prie de le laisser causer avec moi. Hélas&|160;! tousles instants que m’accordait ce cruel auteur de mes maux meparaissaient trop précieux pour que j’osasse en refuser un&|160;;il entre, ferme avec soin la porte, et se jetant à mes côtés dansun fauteuil&|160;:

– Écoute-moi, Thérèse, me dit-il avec un peu d’embarras… j’aides choses de la plus grande conséquence à te dire&|160;; jure-moique tu ne t’en révéleras jamais rien.

– Oh&|160;! monsieur, répondis-je, pouvez-vous me croire capabled’abuser de votre confiance&|160;?

– Tu ne sais pas ce que tu risquerais si tu venais à me prouverque je me suis trompé en te l’accordant&|160;!

– Le plus affreux de tous mes chagrins serait de l’avoir perdue,je n’ai pas besoin de plus grandes menaces…

– Eh bien, Thérèse, j’ai condamné ma tante à la mort… et c’estta main qui doit me servir.

– Ma main&|160;! m’écriai-je en reculant d’effroi… Oh&|160;!monsieur, avez-vous pu concevoir de semblables projets&|160;?… Non,non&|160;; disposez de ma vie, s’il vous la faut, mais n’imaginezjamais obtenir de moi l’horreur que vous me proposez.

– Écoute, Thérèse, me dit le comte, en me ramenant avectranquillité&|160;; je me suis bien douté de tes répugnances, maiscomme tu as de l’esprit, je me suis flatté de les vaincre… de teprouver que ce crime, qui te paraît si énorme, n’est au fond qu’unechose toute simple.

Deux forfaits s’offrent ici, Thérèse, à tes yeux peuphilosophiques&|160;: la destruction d’une créature qui nousressemble, et le mal dont cette destruction s’augmente, quand cettecréature nous appartient de près. A l’égard du crime de ladestruction de son semblable, sois-en certaine, chère fille, il estpurement chimérique. Le pouvoir de détruire n’est pas accordé àl’homme&|160;; il a tout au plus celui de varier les formes&|160;;mais il n’a pas celui de les anéantir&|160;: or toute forme estégale aux yeux de la nature&|160;; rien ne se perd dans le creusetimmense où ses variations s’exécutent&|160;; toutes les portions dematières qui y tombent en rejaillissent incessamment sous d’autresfigures, et quels que soient nos procédés sur cela, aucun nel’outrage sans doute, aucun ne saurait l’offenser. Nos destructionsraniment son pouvoir&|160;; elles entretiennent son énergie, maisaucune ne l’atténue&|160;; elle n’est contrariée par aucune…Eh&|160;! qu’importe à sa main toujours créatrice que cette massede chair conformant aujourd’hui un individu bipède se reproduisedemain sous la forme de mille insectes différents&|160;? Osera-t-ondire que la construction de cet animal à deux pieds lui coûte plusque celle d’un vermisseau, et qu’elle doit y prendre un plus grandintérêt&|160;? Si donc ce degré d’attachement, ou bien plutôtd’indifférence, est le même, que peut lui faire que par le glaived’un homme un autre homme soit changé en mouche ou en herbe&|160;?Quand on m’aura convaincu de la sublimité de notre espèce, quand onm’aura démontré qu’elle est tellement importante à la nature, quenécessairement ses lois s’irritent de cette transmutation, jepourrai croire alors que le meurtre est un crime&|160;; mais quandl’étude la plus réfléchie m’aura prouvé que tout ce qui végète surce globe, le plus imparfait des ouvrages de la nature, est d’unégal prix à ses yeux, je n’admettrai jamais que le changement d’unde ces êtres en mille autres puisse en rien déranger ses vues. Jeme dirai&|160;: tous les hommes, tous les animaux, toutes lesplantes croissant, se nourrissant, se détruisant, se reproduisantpar les mêmes moyens, ne recevant jamais une mort réelle, mais unesimple variation dans ce qui les modifie&|160;; tous, dis-je,paraissant aujourd’hui sous une forme, et quelques années ensuitesous une autre, peuvent, au gré de l’être qui veut les mouvoir,changer mille et mille fois dans un jour, sans qu’une seule loi dela nature en soit un instant affectée, que dis-je&|160;? sans quece transmutateur ait fait autre chose qu’un bien, puisqu’endécomposant des individus dont les bases redeviennent nécessaires àla nature, il ne fait que lui rendre par cette action, improprementqualifiée de criminelle, l’énergie créatrice dont la privenécessairement celui qui, par une stupide indifférence, n’oseentreprendre aucun bouleversement. Ô Thérèse, c’est le seul orgueilde l’homme qui érigea le meurtre en crime. Cette vaine créature,s’imaginant être la plus sublime du globe, se croyant la plusessentielle, partit de ce faux principe pour assurer que l’actionqui la détruirait ne pouvait qu’être infâme&|160;; mais sa vanité,sa démence ne change rien aux lois de la nature&|160;; il n’y apoint d’être qui n’éprouve au fond de son cœur le désir le plusvéhément d’être défait de ceux qui le gênent, ou dont la mort peutlui apporter du profit&|160;; et de ce désir à l’effet,t’imagines-tu, Thérèse, que la différence soit bien grande&|160;?Or, si ces impressions nous viennent de la nature, est-ilprésumable qu’elles l’irritent&|160;? Nous inspirerait-elle ce quila dégraderait&|160;? Ah&|160;! tranquillise-toi, chère fille, nousn’éprouvons rien qui ne lui serve&|160;; tous les mouvementsqu’elle place en nous sont les organes de ses lois&|160;; lespassions de l’homme ne sont que les moyens qu’elle emploie pourparvenir à ses desseins. A-t-elle besoin d’individus&|160;? ellenous inspire l’amour, voilà des créations&|160;; les destructionslui deviennent-elles nécessaires&|160;? elle place dans nos cœursla vengeance, l’avarice, la luxure, l’ambition, voilà desmeurtres&|160;; mais elle a toujours travaillé pour elle, et noussommes devenus, sans nous en douter, les crédules agents de sescaprices.

Eh&|160;! non, non, Thérèse, non, la nature ne laisse pas dansnos mains la possibilité des crimes qui troubleraient sonéconomie&|160;; peut-il tomber sous le sens que le plus faiblepuisse réellement offenser le plus fort&|160;? Que sommes-nousrelativement à elle&|160;? Peut-elle, en nous créant, avoir placédans nous ce qui serait capable de lui nuire&|160;? Cette imbécilesupposition peut-elle s’arranger avec la manière sublime et sûredont nous la voyons parvenir à ses fins&|160;? Ah&|160;! si lemeurtre n’était pas une des actions de l’homme qui remplit le mieuxses intentions, permettrait-elle qu’il s’opérât&|160;? L’imiterpeut-il donc lui nuire&|160;? Peut-elle s’offenser de voir l’hommefaire à son semblable ce qu’elle lui fait elle-même tous lesjours&|160;? Puisqu’il est démontré qu’elle ne peut se reproduireque par des destructions, n’est-ce pas agir d’après ses vues que deles multiplier sans cesse&|160;? L’homme, en ce sens, qui s’ylivrera avec le plus d’ardeur sera donc incontestablement celui quila servira le mieux, puisqu’il sera celui qui coopérera le plus àdes desseins qu’elle manifeste à tous les instants. La première etla plus belle qualité de la nature est le mouvement qui l’agitesans cesse, mais ce mouvement n’est qu’une suite perpétuelle decrimes, ce n’est que par des crimes qu’elle le conserve&|160;:l’être qui lui ressemble le mieux, et par conséquent l’être le plusparfait, sera donc nécessairement celui dont l’agitation la plusactive deviendra la cause de beaucoup de crimes, tandis, je lerépète, que l’être inactif ou indolent, c’est-à-dire l’êtrevertueux, doit être à ses regards le moins parfait sans doute,puisqu’il ne tend qu’à l’apathie, qu’à la tranquillité quireplongerait incessamment tout dans le chaos, si son ascendantl’emportait. Il faut que l’équilibre se conserve&|160;; il ne peutl’être que par des crimes&|160;; les crimes servent donc lanature&|160;; s’ils la servent, si elle les exige, si elle lesdésire, peuvent-ils l’offenser&|160;? et qui peut être offensé, sielle ne l’est pas&|160;?

Mais la créature que je détruis est ma tante… Oh&|160;! Thérèse,que ces liens sont frivoles aux yeux d’un philosophe, Permets-moide ne pas même t’en parler, tant ils sont futiles. Ces méprisableschaînes, fruits de nos lois et de nos institutions politiques,peuvent-elles être quelque chose aux yeux de la nature&|160;?

Laisse donc là tes préjugés, Thérèse, et sers-moi&|160;; tafortune est faite.

– Oh&|160;! monsieur, répondis-je tout effrayée au comte deBressac, cette indifférence que vous supposez dans la nature n’estencore ici que l’ouvrage des sophismes de votre esprit. Daignezplutôt écouter votre cœur, et vous entendrez comme il condamneratous ces faux raisonnements du libertinage&|160;; ce cœur, autribunal duquel je vous renvoie, n’est-il donc pas le sanctuaire oùcette nature que vous outragez veut qu’on l’écoute et qu’on larespecte&|160;? Si elle y grave la plus forte horreur pour le crimeque vous méditez, m’accorderez-vous qu’il est condamnable&|160;?Les passions, je le sais, vous aveuglent à présent, mais aussitôtqu’elles se tairont, à quel point vous déchireront lesremords&|160;? Plus est grande votre sensibilité, plus leuraiguillon vous tourmentera… Oh&|160;! monsieur, conservez,respectez les jours de cette tendre et précieuse amie&|160;; ne lasacrifiez point&|160;; vous en péririez de désespoir&|160;! Chaquejour, à chaque instant, vous la verriez devant vos yeux, cettetante chérie qu’aurait plongée dans le tombeau votre aveuglefureur&|160;; vous entendriez sa voix plaintive prononcer encoreces doux noms qui faisaient la joie de votre enfance&|160;; elleapparaîtrait dans vos veilles et vous tourmenterait dans vossonges&|160;; elle ouvrirait de ses doigts sanglants les blessuresdont vous l’auriez déchirée&|160;; pas un moment heureux, dès lors,ne luirait pour vous sur la terre&|160;; tous vos plaisirs seraientsouillés, toutes vos idées se troubleraient&|160;; une maincéleste, dont vous méconnaissez le pouvoir, vengerait les jours quevous auriez détruits, en empoisonnant tous les vôtres&|160;; etsans avoir joui de vos forfaits, vous péririez du regret morteld’avoir osé les accomplir.

J’étais en larmes en prononçant ces mots, j’étais à genoux auxpieds du comte&|160;; je le conjurais par tout ce qu’il pouvaitavoir de plus sacré d’oublier un égarement infâme que je lui juraisde cacher toute ma vie… Mais je ne connaissais pas l’homme à quij’avais affaire&|160;; je ne savais pas à quel point les passionsétablissaient le crime dans cette âme perverse. Le comte se levafroidement.

– Je vois bien que je m’étais trompé, Thérèse, me dit-il&|160;;j’en suis peut-être autant fâché pour vous que pour moi&|160;;n’importe, je trouverai d’autres moyens, et vous aurez beaucoupperdu sans que votre maîtresse y ait rien gagné.

Cette menace changea toutes mes idées&|160;: en n’acceptant pasle crime qu’on me proposait, je risquais beaucoup pour mon compte,et ma maîtresse périssait infailliblement&|160;; en consentant à lacomplicité, je me mettais à couvert du courroux du comte, et jesauvais assurément sa tante. Cette réflexion, qui fut en moil’ouvrage d’un instant, me détermina à tout accepter&|160;; maiscomme un retour si prompt eût pu paraître suspect, je ménageaiquelque temps ma défaite&|160;: je mis le comte dans le cas de merépéter souvent ses sophismes&|160;; j’eus peu à peu l’air de neplus savoir qu’y répondre&|160;: Bressac me crut vaincue&|160;; jelégitimai ma faiblesse par la puissance de son art, je me rendis àla fin. Le comte s’élance dans mes bras. Que ce mouvement m’eûtcomblée d’aise s’il eût eu une autre cause&|160;!… Quedis-je&|160;? il n’était plus temps&|160;: son horrible conduite,ses barbares desseins avaient anéanti tous les sentiments que monfaible cœur osait concevoir, et je ne voyais plus en lui qu’unmonstre…

– Tu es la première femme que j’embrasse, me dit le comte, et envérité, c’est de toute mon âme… Tu es délicieuse, mon enfant&|160;;un rayon de sagesse a donc pénétré ton esprit&|160;! Est-ilpossible que cette tête charmante soit si longtemps restée dans lesténèbres&|160;; et ensuite nous convînmes de nos faits. Dans deuxou trois jours, plus ou moins, suivant la facilité que j’ytrouverais, je devais jeter un petit paquet de poison, que me remitBressac, dans la tasse de chocolat que Madame avait coutume deprendre le matin. Le comte me garantissait de toutes les suites, etme remettait un contrat de deux mille écus de rente le jour même del’exécution&|160;; il me signa ces promesses sans caractériser cequi devait m’en faire jouir, et nous nous séparâmes.

Il arriva sur ces entrefaites quelque chose de trop singulier,de trop capable de vous dévoiler l’âme atroce du monstre auquelj’avais affaire pour que je n’interrompe pas une minute, en vous ledisant, le récit que vous attendez sans doute du dénouement del’aventure où je m’étais engagée.

Le surlendemain de notre pacte criminel, le comte apprit qu’unoncle, sur la succession duquel il ne comptait nullement, venait delui laisser quatre-vingt mille livres de rentes… Oh&|160;! ciel, medis-je en apprenant cette nouvelle, est-ce donc ainsi que lajustice céleste punit le complot des forfaits&|160;! Et mereprenant bientôt de ce blasphème envers la providence, je me jetteà genoux, j’en demande pardon, et me flatte que cet événementinattendu va du moins changer les projets du comte… Quelle étaitmon erreur&|160;!

– Oh&|160;! ma chère Thérèse, me dit-il en accourant le mêmesoir dans ma chambre, comme les prospérités pleuvent sur moi&|160;!Je te l’ai dit souvent, l’idée d’un crime, ou son exécution, est leplus sûr moyen d’attirer le bonheur&|160;; il n’en est plus quepour les scélérats.

– Eh&|160;! quoi, monsieur, répondis-je, cette fortune surlaquelle vous ne comptiez pas ne vous décide point à attendrepatiemment la mort que vous voulez hâter&|160;?

– Attendre, reprit brusquement le comte, je n’attendrais pasdeux minutes, Thérèse&|160;; songes-tu que j’ai vingt-huit ans, etqu’il est dur d’attendre à mon âge&|160;?… Non, que ceci ne changerien à nos projets, je t’en supplie, et donne-moi la consolation devoir terminer tout avant l’époque de notre retour à Paris… Demain,après-demain au plus tard… Il me tarde déjà de te compter unquartier de tes rentes… de te mettre en possession de l’acte qui teles assure…

Je fis de mon mieux pour déguiser l’effroi que m’inspirait cetacharnement, et je repris mes résolutions de la veille, bienpersuadée que si je n’exécutais pas le crime horrible dont jem’étais chargée, le comte s’apercevrait bientôt que je le jouais,et que, si j’avertissais Mme&|160;de&|160;Bressac, quelque partique lui fît prendre la révélation de ce projet, le jeune comte, sevoyant toujours trompé, adopterait promptement des moyens pluscertains, qui, faisant également périr la tante, m’exposaient àtoute la vengeance du neveu. Il me restait la voie de la justice,mais rien au monde n’aurait pu me résoudre à la prendre&|160;; jeme déterminai donc à prévenir la marquise&|160;; de tous les partispossibles, celui-là me parut le meilleur et je m’y livrai.

– Madame, lui dis-je le lendemain de ma dernière entrevue avecle comte, j’ai quelque chose de la plus grande importance à vousrévéler, mais à quelque point que cela vous intéresse, je suisdécidée au silence, si vous ne me donnez, avant, votre paroled’honneur de ne témoigner aucun ressentiment à monsieur votre neveude ce qu’il a l’audace de projeter… Vous agirez, madame, vousprendrez les meilleurs moyens, mais vous ne direz mot. Daignez mele promettre, ou je me tais.

Mme&|160;de&|160;Bressac, qui crut qu’il ne s’agissait que dequelques extravagances ordinaires à son neveu, s’engagea par leserment que j’exigeais, et je révélai tout. Cette malheureuse femmefondit en larmes en apprenant cette infamie.

– Le monstre&|160;! s’écria-t-elle, qu’ai-je jamais fait quepour son bien&|160;? Si j’ai voulu prévenir ses vices, ou l’encorriger, quel autre motif que son bonheur pouvait me contraindre àcette sévérité&|160;?… Et cette succession qui vient de lui échoir,n’est-ce pas à mes soins qu’il la doit&|160;? Ah&|160;! Thérèse,Thérèse, prouve-moi bien la vérité de ce projet… mets-moi dans lasituation de n’en pouvoir douter&|160;; j’ai besoin de tout ce quipeut achever d’éteindre en moi les sentiments que mon cœur aveugléose garder encore pour ce monstre…

Et alors je fis voir le paquet de poison&|160;; il étaitdifficile de fournir une meilleure preuve&|160;: la marquise vouluten faire des essais&|160;; nous en fîmes avaler une légère dose àun chien que nous enfermâmes, et qui mourut au bout de deux heuresdans des convulsions épouvantables. Mme&|160;de&|160;Bressac, nepouvant plus douter, se décida&|160;; elle m’ordonna de lui donnerle reste du poison, et écrivit aussitôt par un courrier au duc deSonzeval, son parent, de se rendre chez le ministre en secret, d’ydévelopper l’atrocité d’un neveu dont elle était à la veille dedevenir victime&|160;; de se munir d’une lettre de cachet&|160;;d’accourir à sa terre la délivrer le plus tôt possible du scélératqui conspirait aussi cruellement contre ses jours.

Mais cet abominable crime devait se consommer&|160;; il fallutque, par une inconcevable permission du ciel, la vertu cédât auxefforts de la scélératesse. L’animal sur lequel nous avions faitnotre expérience découvrit tout au comte&|160;; il l’entendithurler&|160;; sachant que ce chien était chéri de sa tante, ildemanda ce qu’on lui avait fait&|160;; ceux à qui il s’adressa,ignorant tout, ne lui répondirent rien de clair&|160;; de cemoment, il forma des soupçons&|160;; il ne dit mot, mais je le vistroublé&|160;; je fis part de son état à la marquise, elle s’eninquiéta davantage, sans pouvoir néanmoins imaginer autre chose quede presser le courrier, et de mieux cacher encore, s’il étaitpossible, l’objet de sa mission. Elle dit à son neveu qu’elleenvoyait en diligence à Paris prier le duc de Sonzeval de se mettresur-le-champ à la tête de la succession de l’oncle dont on venaitd’hériter, parce que si personne ne paraissait, il y avait desprocès à craindre&|160;; elle ajouta qu’elle engageait le duc àvenir lui rendre compte de tout, afin qu’elle se décidât à partirelle-même avec son neveu, si l’affaire l’exigeait. Le comte, tropbon physionomiste pour ne pas voir de l’embarras sur le visage desa tante, pour ne pas observer un peu de confusion dans le mien, sepaya de tout et n’en fut que mieux sur ses gardes. Sous le prétexted’une promenade, il s’éloigne du château&|160;; il attend lecourrier dans un lieu où il devait inévitablement passer. Cethomme, bien plus à lui qu’à sa tante, ne fait aucune difficulté delui remettre ses dépêches, et Bressac, convaincu de ce qu’ilappelle sans doute ma trahison, donne cent louis au courrier avecordre de ne jamais reparaître chez sa tante. Il revient au château,la rage dans le cœur&|160;; il se contient pourtant&|160;; il merencontre, il me cajole à son ordinaire, il me demande si ce serapour le lendemain, me fait observer qu’il est essentiel que celasoit avant que le duc n’arrive, puis se couche d’un air tranquilleet sans rien témoigner. Je ne sus rien alors, je fus la dupe detout. Si cet épouvantable crime se consomma, comme le comte mel’apprit ensuite, il le commit lui-même sans doute, mais j’ignorecomment&|160;; je fis beaucoup de conjectures&|160;; à quoiservirait-il de vous en faire part&|160;? Venons plutôt à lamanière cruelle dont je fus punie de n’avoir pas voulu m’encharger. Le lendemain de l’arrestation du courrier, Madame prit sonchocolat comme à l’ordinaire, elle se leva, fit sa toilette, meparut agitée, et se mit à table&|160;; à peine en est-on dehors,que le comte m’aborde&|160;:

– Thérèse, me dit-il avec le flegme le plus grand, j’ai trouvéun moyen plus sûr que celui que je t’avais proposé pour venir àbout de nos projets&|160;; mais cela demande des détails, je n’osealler si souvent dans ta chambre&|160;; trouve-toi à cinq heuresprécises au coin du parc, je t’y prendrai et nous irons faire unepromenade dans le bois, pendant laquelle je t’expliquerai tout.

Je vous l’avoue, madame, soit permission de la providence, soitexcès de candeur, soit aveuglement, rien ne m’annonça l’affreuxmalheur qui m’attendait&|160;; je me croyais si sûre du secret etdes arrangements de la marquise, que je n’imaginai jamais que lecomte eût pu les découvrir&|160;; il y avait pourtant de l’embarrasdans moi.

Le parjure est vertu quand on promit le crime,

a dit un de nos poètes tragiques&|160;; mais le parjure esttoujours odieux pour l’âme délicate et sensible qui se trouveobligée d’y avoir recours. Mon rôle m’embarrassait.

Quoi qu’il en fût, je me trouvai au rendez-vous&|160;; le comtene tarde pas à y paraître, il vient à moi d’un air libre et gai, etnous avançons dans la forêt sans qu’il soit question d’autre choseque de rire et de plaisanter, comme il avait l’usage avec moi.Quand je voulais mettre la conversation sur l’objet qui lui avaitfait désirer notre entretien, il me disait toujours d’attendre,qu’il craignait qu’on ne nous observât, et que nous n’étions pasencore en sûreté&|160;; insensiblement nous arrivâmes vers lesquatre arbres où j’avais été si cruellement attachée. Jetressaillis, en revoyant ces lieux&|160;; toute l’horreur de madestinée s’offrit alors à mes regards, et jugez si ma frayeurredoubla, quand je vis les dispositions de ce lieu fatal. Descordes pendaient à l’un des arbres&|160;; trois dogues anglaismonstrueux étaient liés aux trois autres, et paraissaientn’attendre que moi pour se livrer au besoin de mangerqu’annonçaient leurs gueules écumeuses et béantes&|160;; un desfavoris du comte les gardait.

Alors le perfide ne se servant plus avec moi que des plusgrossières épithètes&|160;:

– Bou… me dit-il, reconnais-tu ce buisson d’où je t’ai tiréecomme une bête sauvage, pour te rendre à la vie que tu avais méritéde perdre&|160;?… Reconnais-tu ces arbres où je menaçai de teremettre si tu me donnais jamais occasion de me repentir de mesbontés&|160;? Pourquoi acceptais-tu les services que je tedemandais contre ma tante si tu avais dessein de me trahir, etcomment as-tu imaginé de servir la vertu en risquant la liberté decelui à qui tu devais le bonheur&|160;? Nécessairement placée entreces deux crimes, pourquoi as-tu choisi le plusabominable&|160;?

– Hélas&|160;! n’avais-je pas choisi le moindre&|160;?

– Il fallait refuser, poursuivit le comte furieux, me saisissantpar un bras et me secouant avec violence, oui, sans doute, refuseret ne pas accepter pour me trahir.

Alors M.&|160;de&|160;Bressac me dit tout ce qu’il avait faitpour surprendre les dépêches de Madame, et comment était né lesoupçon qui l’avait engagé à les détourner.

– Qu’as-tu fait par ta fausseté, indigne créature&|160;?continua-t-il. Tu as risqué tes jours sans conserver ceux de matante&|160;: le coup est fait, mon retour au château m’en offrirales fruits, mais il faut que tu périsses, il faut que tu apprennes,avant d’expirer, que la route de la vertu n’est pas toujours laplus sûre, et qu’il y a des circonstances dans le monde où lacomplicité d’un crime est préférable à sa délation.

Et sans me donner le temps de répondre, sans témoigner lamoindre pitié pour l’état cruel où j’étais, il me traîne versl’arbre qui m’était destiné et où attendait son favori.

– La voilà, lui dit-il, celle qui a voulu empoisonner ma tante,et qui peut-être a déjà commis ce crime affreux, malgré mes soinspour le prévenir&|160;; j’aurais mieux fait sans doute de laremettre entre les mains de la Justice, mais elle y aurait perdu lavie, et je veux la lui laisser pour qu’elle ait plus longtemps àsouffrir.

Alors les deux scélérats s’emparent de moi, ils me mettent nuedans un instant&|160;:

– Les belles fesses&|160;! disait le comte avec le ton de laplus cruelle ironie et touchant ces objets avec brutalité, lessuperbes chairs&|160;!… l’excellent déjeuner pour mesdogues&|160;!

Dès qu’il ne me reste plus aucun vêtement, on me lie à l’arbrepar une corde qui prend le long de mes reins, me laissant les braslibres pour que je puisse me défendre de mon mieux&|160;; et parl’aisance qu’on laisse à la corde je puis avancer et reculerd’environ six pieds. Une fois là, le comte, très ému, vientobserver ma contenance&|160;; il tourne et passe autour demoi&|160;; à la dure manière dont il me touche, il semble que sesmains meurtrières voudraient le disputer de rage à la dent acéréede ses chiens.

– Allons&|160;! dit-il à son aide, lâche ces animaux, il en esttemps.

On les déchaîne, le comte les excite, ils s’élancent tous troissur mon malheureux corps, on dirait qu’ils se le partagent pourqu’aucune de ses parties ne soit exempte de leurs furieuxassauts&|160;; j’ai beau les repousser, ils ne me déchirent qu’avecplus de furie, et pendant cette scène horrible, Bressac, l’indigneBressac, comme si mes tourments eussent allumé sa perfide luxure…l’infâme&|160;! il se prêtait, en m’examinant, aux criminellescaresses de son favori.

– C’en est assez, dit-il, au bout de quelques minutes, rattacheles chiens et abandonnons cette malheureuse à son mauvais sort.

– Eh bien&|160;! Thérèse, me dit-il bas en brisant mes liens, lavertu coûte souvent bien cher, tu le vois&|160;; t’imagines-tu quedeux mille écus de pension ne valaient pas mieux que les morsuresdont te voilà couverte&|160;?

Mais dans l’état affreux où je me trouve, je puis à peinel’entendre&|160;; je me jette au pied de l’arbre et suis prête àperdre connaissance.

– Je suis bien bon de te sauver la vie, dit le traître que mesmaux irritent, prends garde au moins à l’usage que tu feras decette faveur…

Puis il m’ordonne de me relever, de reprendre mes vêtements etde quitter au plus tôt cet endroit. Comme le sang coule de partout,afin que mes habits, les seuls qui me restent, n’en soient pastachés, je ramasse de l’herbe pour me rafraîchir, pourm’essuyer&|160;; et Bressac se promène en long et en large, bienplus occupé de ses idées que de moi.

Le gonflement de mes chairs, le sang qui ruisselle encore, lesdouleurs affreuses que j’endure, tout me rend presque impossiblel’opération de me rhabiller, sans que jamais le malhonnête hommequi vient de me mettre dans ce cruel état… lui, pour qui j’auraisautrefois sacrifié ma vie, daignât me donner le moindre signe decommisération. Dès que je fus prête&|160;:

– Allez où vous voudrez, me dit-il&|160;; il doit vous rester del’argent, je ne vous l’ôte point, mais gardez-vous de reparaître àaucune de mes maisons de ville ou de campagne&|160;; deux raisonspuissantes s’y opposent. Il est bon que vous sachiez d’abord quel’affaire que vous avez cru terminée ne l’est point. On vous a ditqu’elle n’existait plus, on vous a induite en erreur&|160;; ledécret n’a point été purgé&|160;; on vous laissait dans cettesituation pour voir comment vous vous conduiriez&|160;; en secondlieu, vous allez publiquement passer pour la meurtrière de lamarquise&|160;; si elle respire encore, je vais lui faire emportercette idée au tombeau, toute la maison le saura. Voilà donc contrevous deux procès au lieu d’un, et à la place d’un vil usurier pouradversaire, un homme riche et puissant, déterminé à vous poursuivrejusqu’aux enfers, si vous abusez de la vie que vous laisse sapitié.

– Oh&|160;! monsieur, répondis-je, quelles qu’aient été vosrigueurs envers moi, ne redoutez rien de mes démarches&|160;; j’aicru devoir en faire contre vous quand il s’agissait de la vie devotre tante, je n’en entreprendrai jamais quand il ne sera questionque de la malheureuse Thérèse. Adieu, monsieur, puissent vos crimesvous rendre aussi heureux que vos cruautés me causent detourments&|160;! et quel que soit le sort où le ciel me place, tantqu’il conservera mes déplorables jours, je ne les emploierai qu’àprier pour vous.

Le comte leva la tête&|160;; il ne peut s’empêcher de meconsidérer à ces mots, et comme il me vit chancelante et couvertede larmes, dans la crainte de s’émouvoir sans doute, le cruels’éloigna, et je ne le vis plus.

Entièrement livrée à ma douleur, je me laissai tomber au pied del’arbre, et là, lui donnant le plus libre cours, je fis retentir laforêt de mes gémissements&|160;; je pressai la terre de monmalheureux corps, et j’arrosai l’herbe de mes larmes.

Ô mon Dieu, m’écriai-je, vous l’avez voulu&|160;; il était dansvos décrets éternels que l’innocent devînt la proie ducoupable&|160;; disposez de moi, Seigneur, je suis encore bien loindes maux que vous avez souffert pour nous&|160;; puissent ceux quej’endure en vous adorant me rendre digne un jour des récompensesque vous promettez au faible, quand il vous a pour objet dans sestribulations et qu’il vous glorifie dans ses peines&|160;!

La nuit tombait&|160;: il me devenait impossible d’aller plusloin&|160;; à peine pouvais-je me soutenir&|160;; je jetai les yeuxsur le buisson où j’avais couché quatre ans auparavant, dans unesituation presque aussi malheureuse&|160;; je m’y traînai comme jepus, et m’y étant mise à la même place, tourmentée de mes blessuresencore saignantes, accablée des maux de mon esprit et des chagrinsde mon cœur, je passai la plus cruelle nuit qu’il soit possibled’imaginer.

La vigueur de mon âge et de mon tempérament m’ayant donné un peude force au point du jour, trop effrayée du voisinage de ce cruelchâteau, je m’en éloignai promptement&|160;; je quittai la forêt,et résolue de gagner à tout hasard la première habitation quis’offrirait à moi, j’entrai dans le bourg de Saint-Marcel, éloignéde Paris d’environ cinq lieues. Je demandai la maison duchirurgien, on me l’indiqua&|160;; je le priai de panser mesblessures, je lui dis que fuyant, pour quelque cause d’amour, lamaison de ma mère, à Paris, j’avais été rencontrée la nuit par desbandits dans la forêt qui, pour se venger des résistances quej’avais opposées à leurs désirs, m’avaient fait ainsi traiter parleurs chiens.

Rodin, c’était le nom de cet artiste, m’examina avec la plusgrande attention, il ne trouva rien de dangereux dans mesplaies&|160;; il aurait, disait-il, répondu de me rendre en moinsde quinze jours aussi fraîche qu’avant mon aventure, si j’étaisarrivée chez lui au même instant&|160;; mais la nuit etl’inquiétude avaient envenimé des blessures, et je ne pouvais êtrerétablie que dans un mois. Rodin me logea chez lui, prit tous lessoins possibles pour moi, et le trentième jour, il n’existait plussur mon corps aucun vestige des cruautés deM.&|160;de&|160;Bressac.

Dès que l’état où j’étais me permit de prendre l’air, monpremier empressement fut de tâcher de trouver dans le bourg unejeune fille assez adroite et assez intelligente pour aller auchâteau de la marquise s’informer de tout ce qui s’y était passé denouveau depuis mon départ&|160;; la curiosité n’était pas le vraimotif qui me déterminait à cette démarche&|160;; cette curiosité,vraisemblablement dangereuse, eût à coup sûr été fortdéplacée&|160;; mais ce que j’avais gagné chez la marquise étaitresté dans ma chambre&|160;; à peine avais-je six louis sur moi, etj’en possédais plus de quarante au château. Je n’imaginais pas quele comte fût assez cruel pour me refuser ce qui m’appartenait aussilégitimement. Persuadée que sa première fureur passée, il nevoudrait pas me faire une telle injustice, j’écrivis une lettreaussi touchante que je le pus. Je lui cachai soigneusement le lieuque j’habitais, et le suppliai de me renvoyer mes hardes avec lepeu d’argent qui se trouvait à moi dans ma chambre. Une paysanne devingt-cinq ans, vive et spirituelle, se chargea de ma lettre, et mepromit de faire assez d’informations sous main pour me satisfaire àson retour sur les différents objets dont je lui laissai voir quel’éclaircissement m’était nécessaire. Je lui recommandai, surtoutes choses, de cacher le nom de l’endroit où j’étais, de neparler de moi en quoi que ce pût être, et de dire qu’elle tenait lalettre d’un homme qui l’apportait de plus de quinze lieues de là.Jeannette partit, et, vingt-quatre heures après, elle me rapportala réponse&|160;; elle existe encore, la voilà, madame, maisdaignez, avant que de la lire, apprendre ce qui s’était passé chezle comte depuis que j’en étais dehors.

La marquise de Bressac, tombée dangereusement malade le jourmême de ma sortie du château, était morte le surlendemain dans desdouleurs et dans des convulsions épouvantables&|160;; les parentsétaient accourus, et le neveu, qui paraissait dans la plus grandedésolation, prétendait que sa tante avait été empoisonnée par unefemme de chambre qui s’était évadée le même jour. On faisait desrecherches, et l’intention était de faire périr cette malheureusesi on la découvrait. Au reste, le comte se trouvait, par cettesuccession, beaucoup plus riche qu’il ne l’avait cru&|160;; lecoffre-fort, le portefeuille, les bijoux de la marquise, tousobjets dont on n’avait point de connaissance, mettaient son neveu,indépendamment des revenus, en possession de plus de six cent millefrancs d’effets ou d’argent comptant. Au travers de sa douleuraffectée, ce jeune homme avait, disait-on, bien de la peine àcacher sa joie, et les parents, convoqués pour l’ouverture du corpsexigée par le comte, après avoir déploré le sort de la malheureusemarquise, et juré de la venger si la coupable tombait entre leursmains, avaient laissé le jeune homme en pleine et paisiblepossession de sa scélératesse. M.&|160;de&|160;Bressac avaitlui-même parlé à Jeannette, il lui avait fait différentes questionsauxquelles la jeune fille avait répondu avec tant de franchise etde fermeté, qu’il s’était résolu à lui donner sa réponse sans lapresser davantage. La voilà cette fatale lettre, dit Thérèse en laremettant à Mme&|160;de&|160;Lorsange, oui, la voilà, madame, elleest quelquefois nécessaire à mon cœur, et je la conserverai jusqu’àla mort&|160;; lisez-la, si vous le pouvez, sans frémir.

Mme&|160;de&|160;Lorsange ayant pris le billet des mains denotre belle aventurière y lut les mots suivants&|160;:

Une scélérate capable d’avoir empoisonné ma tante est bienhardie d’oser m’écrire après cet exécrable délit&|160;; ce qu’ellefait de mieux est de bien cacher sa retraite&|160;; elle peut êtresûre qu’on l’y troublera si on l’y découvre. Qu’ose-t-elleréclamer&|160;? Que parle-t-elle d’argent&|160;? Ce qu’elle a pulaisser équivaut-il aux vols qu’elle a faits, ou pendant son séjourdans la maison, ou en consommant son dernier crime&|160;? Qu’elleévite un second envoi pareil à celui-ci, car on lui déclare qu’onferait arrêter son commissionnaire, jusqu’à ce que le lieu quirecèle la coupable soit connu de la Justice.

– Continuez ma chère enfant, dit Mme&|160;de&|160;Lorsange enrendant le billet à Thérèse, voilà des procédés qui fonthorreur&|160;; nager dans l’or, et refuser à une malheureuse quin’a pas voulu commettre un crime ce qu’elle a légitimement gagné,est une infamie gratuite qui n’a point d’exemple.

– Hélas&|160;! madame, continua Thérèse, en reprenant la suitede son histoire, je fus deux jours à pleurer sur cette malheureuselettre&|160;; je gémissais bien plus du procédé horrible qu’elleprouvait que des refus qu’elle contenait. Me voilà donccoupable&|160;! m’écriai-je, me voilà donc une seconde foisdénoncée à la Justice pour avoir trop su respecter ses lois&|160;!Soit, je ne m’en repens pas&|160;; quelque chose qui puissem’arriver, je ne connaîtrai pas du moins les remords tant que monâme sera pure, et que je n’aurai fait d’autre mal que d’avoir tropécouté les sentiments équitables et vertueux qui ne m’abandonnerontjamais.

Il m’était pourtant impossible de croire que les recherches dontle comte me parlait fussent bien réelles&|160;; elles avaient sipeu de vraisemblance, il était si dangereux pour lui de me faireparaître en Justice, que j’imaginai qu’il devait, au fond delui-même, être beaucoup plus effrayé de me voir que je n’avais lieude frémir de ses menaces. Ces réflexions me décidèrent à rester oùj’étais, et à m’y placer même si cela était possible, jusqu’à ceque mes fonds un peu augmentés me permissent de m’éloigner&|160;;je communiquai mon projet à Rodin, qui l’approuva, et me proposamême de rester dans sa maison&|160;; mais avant de vous parler duparti que je pris, il est nécessaire de vous donner une idée de cethomme et de ses entours.

Rodin était un homme de quarante ans, brun, le sourcil épais,l’œil vif, l’air de la force et de la santé, mais en même temps dulibertinage. Très au-dessus de son état, et possédant dix à douzemille livres de rentes, Rodin n’exerçait l’art de la chirurgie quepar goût&|160;; il avait une très jolie maison dans Saint-Marcel,qu’il n’occupait, ayant perdu sa femme depuis quelques années,qu’avec deux filles pour le servir, et la sienne. Cette jeunepersonne, nommée Rosalie, venait d’atteindre sa quatorzièmeannée&|160;; elle réunissait tous les charmes les plus capables defaire sensation&|160;: une taille de nymphe, une figure ronde,fraîche, extraordinairement animée, des traits mignons et piquants,la plus jolie bouche possible, de très grands yeux noirs, pleinsd’âme et de sentiment, des cheveux châtains tombant au bas de saceinture, la peau d’un éclat… d’une finesse incroyables&|160;; déjàla plus belle gorge du monde&|160;; d’ailleurs de l’esprit, de lavivacité, et l’une des plus belles âmes qu’eût encore créées lanature. A l’égard des compagnes avec qui je devais servir danscette maison, c’étaient deux paysannes, dont l’une étaitgouvernante et l’autre cuisinière. Celle qui exerçait le premierposte pouvait avoir vingt-cinq ans, l’autre en avait dix-huit ouvingt, et toutes les deux extrêmement jolies&|160;; ce choix me fitnaître quelques soupçons sur l’envie qu’avait Rodin de me garder.Qu’a-t-il besoin d’une troisième femme, me disais-je, et pourquoiles veut-il jolies&|160;? Assurément, continuai-je, il y a quelquechose dans tout cela de peu conforme aux mœurs régulières dont jene veux jamais m’écarter&|160;; examinons.

En conséquence, je priai M.&|160;Rodin de me laisser prendre desforces encore une semaine chez lui, l’assurant qu’avant la fin decette époque il aurait ma réponse sur ce qu’il voulait meproposer.

Je profitai de cet intervalle pour me lier plus étroitement avecRosalie, déterminée à ne me fixer chez son père qu’autant qu’il n’yaurait rien dans sa maison qui pût me faire ombrage. Portant dansce dessein mes regards sur tout, je m’aperçus dès le lendemain quecet homme avait un arrangement qui dès lors me donna de furieuxsoupçons sur sa conduite.

M.&|160;Rodin tenait chez lui une pension d’enfants des deuxsexes&|160;; il en avait obtenu le privilège du vivant de sa femmeet l’on n’avait pas cru devoir l’en priver quand il l’avait perdue.Les élèves de M.&|160;Rodin était peu nombreux, mais choisis&|160;;il n’avait en tout que quatorze filles et quatorze garçons. Jamaisil ne les prenait au-dessous de douze ans, ils étaient toujoursrenvoyés à seize&|160;; rien n’était joli comme les sujetsqu’admettait Rodin. Si on lui en présentait un qui eût quelquesdéfauts corporels, ou point de figure, il avait l’art de le rejeterpour vingt prétextes, toujours colorés de sophismes où personne nepouvait répondre&|160;; ainsi, ou le nombre de ses pensionnairesn’était pas complet, ou ce qu’il avait était toujourscharmant&|160;; ces enfants ne mangeaient point chez lui, mais ilsy venaient deux fois par jour, de sept à onze heures le matin, dequatre à huit le soir. Si jusqu’alors je n’avais pas encore vu toutce petit train, c’est qu’arrivée chez cet homme pendant lesvacances, les écoliers n’y venaient plus&|160;; ils y reparurentvers ma guérison.

Rodin tenait lui-même les écoles&|160;; sa gouvernante soignaitcelle des filles, dans laquelle il passait aussitôt qu’il avaitfini l’instruction des garçons&|160;; il apprenait à ces jeunesélèves à écrire, l’arithmétique, un peu d’histoire, le dessin, lamusique, et n’employait pour tout cela d’autres maîtres quelui.

Je témoignai d’abord mon étonnement à Rosalie de ce que son pèreexerçant la fonction de chirurgien, pût en même temps remplir cellede maître d’école&|160;; je lui dis qu’il me paraissait singulierque, pouvant vivre à l’aise sans professer ni l’un ni l’autre deces états, il se donnât la peine d’y vaquer. Rosalie, avec laquellej’étais déjà fort bien, se mit à rire de ma réflexion&|160;; lamanière dont elle prit ce que je lui disais ne me donna que plus decuriosité, et je la suppliai de s’ouvrir entièrement à moi.

– Écoute, me dit cette charmante fille avec toute la candeur deson âge et toute la naïveté de son aimable caractère&|160;; écoute,Thérèse, je vais tout te dire, je vois bien que tu es une honnêtefille… incapable de trahir le secret que je vais te confier.Assurément, chère amie, mon père peut se passer de tout ceci, ets’il exerce l’un ou l’autre des métiers que tu lui vois faire, deuxmotifs que je vais te révéler en sont la cause. Il fait lachirurgie par goût, pour le seul plaisir de faire dans son art denouvelles découvertes&|160;; il les a tellement multipliées, il adonné sur sa partie des ouvrages si goûtés, qu’il passegénéralement pour le plus habile homme qu’il y ait maintenant enFrance&|160;; il a travaillé vingt ans à Paris, et c’est pour sonagrément qu’il s’est retiré dans cette campagne. Le véritablechirurgien de Saint-Marcel est un nommé Rombeau, qu’il a pris soussa protection, et qu’il associe à ses expériences. Tu veux savoir àprésent, Thérèse, ce qui l’engage à tenir pension&|160;?… lelibertinage, mon enfant, le seul libertinage, passion portée àl’extrême en lui. Mon père trouve dans ses écoliers de l’un etl’autre sexe des objets que la dépendance soumet à ses penchants,et il en profite… Mais tiens… suis-moi, me dit Rosalie, c’estprécisément aujourd’hui vendredi, un des trois jours de la semaineoù il corrige ceux qui ont fait des fautes&|160;; c’est dans cegenre de correction que mon père trouve ses plaisirs&|160;;suis-moi, te dis-je, tu vas voir comme il s’y prend. On peut toutobserver d’un cabinet de ma chambre, voisin de celui de sesexpéditions&|160;; rendons-nous sans bruit, et garde-toi surtout dejamais dire un mot, et de ce que je te dis, et de ce que tu vasvoir.

Il était trop important pour moi de connaître les mœurs dunouveau personnage qui m’offrait un asile pour que je négligeasserien de ce qui pouvait me les dévoiler&|160;; je suis les pas deRosalie, elle me place près d’une cloison assez mal jointe pourlaisser, entre les planches qui la forment, plusieurs jourssuffisant à distinguer tout ce qui se passe dans la chambrevoisine.

A peine sommes-nous postées que Rodin entre, conduisant avec luiune jeune fille de quatorze ans, blanche et jolie commel’Amour&|160;; la pauvre créature tout en larmes, tropmalheureusement au fait de ce qui l’attend, ne suit qu’en gémissantson dur instituteur, elle se jette à ses pieds, elle implore sagrâce, mais Rodin inflexible allume dans cette sévérité même lespremières étincelles de son plaisir, elles jaillissent déjà de soncœur par ses regards farouches…

– Oh&|160;! non, non&|160;! s’écrie-t-il, non, non&|160;! voilàtrop de fois que cela vous arrive, Julie&|160;; je me repends demes bontés, elles n’ont servi qu’à vous plonger dans de nouvellesfautes, mais la gravité de celle-ci pourrait-elle même me laisseruser de clémence, à supposer que je le voulusse&|160;?… Un billetdonné à un garçon en entrant en classe&|160;!

– Monsieur, je vous proteste que non&|160;!

– Oh&|160;! je l’ai vu, je l’ai vu.

– N’en crois rien, me dit ici Rosalie, ce sont des fautes qu’ilcontrouve pour consolider ses prétextes&|160;; cette petitecréature est un ange, c’est parce qu’elle lui résiste qu’il latraite avec dureté.

Et pendant ce temps, Rodin, très ému, saisit les mains de lajeune fille, il les attache en l’air à l’anneau d’un pilier placéau milieu de la chambre de correction. Julie n’a plus de défense…plus d’autre… que sa belle tête languissamment tournée vers sonbourreau, de superbes cheveux en désordre, et des pleurs inondantle plus beau visage du monde… le plus doux… le plus intéressant.Rodin considère ce tableau, il s’en embrase&|160;; il place unbandeau sur ces yeux qui l’implorent, Julie ne voit plus rien,Rodin, plus à l’aise, détache les voiles de la pudeur, la chemiseretroussée sous le corset se relève jusqu’au milieu des reins… Quede blancheur, que de beautés&|160;! ce sont des roses effeuilléessur des lis par la main même des Grâces. Quel est-il donc, l’êtreassez dur pour condamner aux tourments des appas si frais… sipiquants&|160;? Quel monstre peut chercher le plaisir au sein deslarmes et de la douleur&|160;? Rodin contemple… son œil égaréparcourt, ses mains osent profaner les fleurs que ses cruautés vontflétrir. Parfaitement en face, aucun mouvement ne peut nouséchapper&|160;; tantôt le libertin entrouvre, et tantôt il resserreces attraits mignons qui l’enchantent&|160;; il nous les offre soustoutes les formes, mais c’est à ceux-là seuls qu’il s’en tient.Quoique le vrai temple de l’amour soit à sa portée, Rodin, fidèle àson culte, n’y jette pas même de regards, il en craint jusqu’auxapparences&|160;; si l’attitude les expose, il les déguise&|160;;le plus léger écart troublerait son hommage, il ne veut pas querien le distraie… Enfin sa fureur n’a plus de bornes, il l’exprimed’abord par des invectives, il accable de menaces et de mauvaispropos cette pauvre petite malheureuse, tremblante sous les coupedont elle se voit prête à être déchirée&|160;; Rodin n’est plus àlui, il s’empare d’une poignée de verges prises au milieu d’unecuve, où elles acquièrent, dans le vinaigre qui les mouille, plusde verdeur et de piquant… «&|160;Allons, dit-il en se rapprochantde sa victime, préparez-vous, il faut souffrir…&|160;» Et le cruel,laissant d’un bras vigoureux tomber ces faisceaux à plomb surtoutes les parties qui lui sont offertes, en applique d’abordvingt-cinq coups qui changent bientôt en vermillon le tendreincarnat de cette peau si fraîche.

Julie jetait des cris… des cris perçants qui déchiraient monâme… des pleurs coulent sous son bandeau, et tombent en perles surses belles joues&|160;; Rodin n’en est que plus furieux… Il reporteses mains sur les parties molestées, les touche, les comprime,semble les préparer à de nouveaux assauts&|160;; ils suivent deprès les premiers, Rodin recommence, il n’appuie pas un seul coupqui ne soit précédé d’une invective, d’une menace ou d’un reproche…le sang paraît… Rodin s’extasie&|160;; il se délecte à contemplerces preuves parlantes de sa férocité. Il ne peut plus se contenir,l’état le plus indécent manifeste sa flamme&|160;; il ne craint pasde mettre tout à l’air&|160;; Julie ne peut le voir… un instant ils’offre à la brèche, il voudrait bien y monter en vainqueur, il nel’ose&|160;; recommençant de nouvelles tyrannies. Rodin fustige àtour de bras&|160;; il achève d’entrouvrir à force de cinglons cetasile des grâces et de la volupté… Il ne sait plus où il enest&|160;; son ivresse est au point de ne plus même lui laisserl’usage de sa raison&|160;: il jure, il blasphème, il tempête, rienn’est soustrait à ses barbares coups, tout ce qui paraît est traitéavec la même rigueur&|160;; mais le scélérat s’arrête néanmoins, ilsent l’impossibilité de passer outre sans risquer de perdre desforces qui lui sont utiles pour de nouvelles opérations.

– Rhabillez-vous, dit-il à Julie, en la détachant et serajustant lui-même, et si pareille chose vous arrive encore, songezque vous n’en serez pas quitte pour si peu.

Julie rentrée dans sa classe, Rodin va dans celle desgarçons&|160;; il en ramène aussitôt un jeune écolier de quinzeans, beau comme le jour&|160;; Rodin le gronde&|160;; plus à l’aiseavec lui sans doute, il le cajole, il le baise en lesermonnant&|160;:

– Vous avez mérité d’être puni, lui dit-il, et vous allezl’être…

A ces mots, il franchit avec cet enfant toutes les bornes de lapudeur&|160;; mais tout l’intéresse ici, rien n’est exclu, lesvoiles se relèvent, tout se palpe indistinctement&|160;; Rodinmenace, il caresse, il baise, il invective&|160;; ses doigts impiescherchent à faire naître, dans ce jeune garçon, des sentiments devolupté qu’il en exige également.

– Eh bien, lui dit le satyre, en voyant ses succès, vous voilàpourtant dans l’état que je vous ai défendu… Je gage qu’avec deuxmouvements de plus tout partirait sur moi…

Trop sûr des titillations qu’il produit, le libertin s’avancepour en recueillir l’hommage, et sa bouche est le temple offert àce doux encens&|160;; ses mains en excitent les jets, il lesattire, il les dévore, lui-même est tout prêt d’éclater, mais ilveut en venir au but.

– Ah&|160;! je vais vous punir de cette sottise, dit-il en serelevant.

Il prend les deux mains du jeune homme, il les captive, s’offreen entier l’autel où veut sacrifier sa fureur. Il l’entrouvre, sesbaisers le parcourent, sa langue s’y enfonce, elle s’y perd. Rodin,ivre d’amour et de férocité, mêle les expressions et les sentimentsde tous deux…

– Ah&|160;! petit fripon, s’écrie-t-il, il faut que je me vengede l’illusion que tu me fais&|160;!

Les verges se prennent&|160;; Rodin fustige&|160;; plus excitésans doute qu’avec la vestale, ses coups deviennent et bien plusforts, et bien plus nombreux&|160;; l’enfant pleure, Rodins’extasie, mais de nouveaux plaisirs l’appellent, il détachel’enfant et vole à d’autres sacrifices. Une petite fille de treizeans succède au garçon, et à celle-là un autre écolier, suivi d’unejeune fille&|160;; Rodin en fouette neuf, cinq garçons et quatrefilles&|160;; le dernier est un jeune garçon de quatorze ans, d’unefigure délicieuse&|160;: Rodin veut en jouir, l’écolier sedéfend&|160;; égaré de luxure, il le fouette, et le scélérat,n’étant plus son maître, élance les jets écumeux de sa flamme surles parties molestées de son jeune élève, il l’en mouille des reinsaux talons&|160;: notre correcteur, furieux de n’avoir pas eu assezde force pour se contenir au moins jusqu’à la fin, détache l’enfantavec humeur, et le renvoie dans la classe en l’assurant qu’il n’yperdra rien. Voilà les propos que j’entendis, voilà les tableauxqui me frappèrent.

– Oh&|160;! ciel, dis-je à Rosalie quand ces affreuses scènesfurent terminées, comment peut-on se livrer à de tels excès&|160;?Comment peut-on trouver des plaisirs dans les tourments que l’oninflige&|160;?

– Ah&|160;! tu ne sais pas tout, me répond Rosalie&|160;;écoute, me dit-elle en repassant dans sa chambre avec moi, ce quetu as vu a pu te faire comprendre que lorsque mon père trouvequelques facilités dans ces jeunes élèves, il porte ses horreursbien plus loin&|160;; il abuse des jeunes filles de la même manièreque des jeunes garçons (de cette criminelle manière, me fitentendre Rosalie, dont j’avais moi-même pensé devenir la victimeavec le chef des brigands, entre les mains duquel j’étais tombéeaprès mon évasion de la Conciergerie, et dont j’avais été souilléepar le négociant de Lyon)&|160;; par ce moyen, poursuivit cettejeune personne, les jeunes filles ne sont point déshonorées, pointde grossesses à craindre, et rien ne les empêche de trouver desépoux&|160;; il n’y a pas d’années qu’il ne corrompe ainsi presquetous les garçons, et au moins la moitié des autres enfants. Sur lesquatorze filles que tu as vues, huit sont déjà flétries de cettemanière, et il a joui de neuf garçons&|160;; les deux femmes qui leservent sont soumises aux mêmes horreurs… Ô Thérèse, ajouta Rosalieen se précipitant dans mes bras, ô chère fille, et moi-même aussi,et moi-même il m’a séduite dès ma tendre enfance&|160;; à peineavais-je onze ans que j’étais déjà sa victime… que je l’étais,hélas&|160;! sans pouvoir m’en défendre…

– Mais, mademoiselle, interrompis-je, effrayée… et lareligion&|160;? il vous restait au moins cette voie… Nepouviez-vous pas consulter un directeur et lui toutavouer&|160;?

– Ah&|160;! ne sais-tu donc pas qu’à mesure qu’il nouspervertit, il étouffe dans nous toutes les semences de la religion,et qu’il nous en interdit tous les actes&|160;?… et d’ailleurs lepouvais-je&|160;? A peine m’a-t-il instruite. Le peu qu’il m’a ditsur ces matières n’a été que dans la crainte que mon ignorance netrahît son impiété. Mais je n’ai jamais été à confesse, je n’aijamais fait ma première communion&|160;; il sait si bienridiculiser toutes ces choses, en absorber dans nous jusqu’auxmoindres idées, qu’il éloigne à jamais de leurs devoirs cellesqu’il a subornées&|160;; ou si elles sont contraintes à les remplirà cause de leur famille, c’est avec une tiédeur, une indifférencesi entières, qu’il ne redoute rien de leur indiscrétion. Maisconvaincs-toi, Thérèse, convaincs-toi par tes propres yeux,continue-t-elle en me poussant fort vite dans le cabinet d’où noussortions&|160;; viens, cette chambre où il corrige ses écoliers estla même que celle où il jouit de nous&|160;; voici la classe finie,c’est l’heure où, échauffé des préliminaires, il va venir sedédommager de la contrainte que lui impose quelquefois saprudence&|160;; remets-toi où tu étais, chère fille, et tes yeuxvont tout découvrir.

Quelque peu curieuse que je fusse de ces nouvelles horreurs, ilvalait pourtant mieux pour moi me rejeter dans ce cabinet que de mefaire surprendre avec Rosalie pendant les classes&|160;; Rodin eneût infailliblement conçu des soupçons. Je me place donc&|160;; àpeine y suis-je, que Rodin entre chez sa fille&|160;; il la conduitdans celui dont il vient d’être question, les deux femmes du logiss’y rendent&|160;; et là, l’impudique Rodin, n’ayant plus demesures à garder, se livre à l’aise et sans aucun voile à toutesles irrégularités de sa débauche. Les deux paysannes, totalementnues, sont fustigées à tour de bras&|160;; pendant qu’il agit surune, l’autre le lui rend, et dans l’intervalle, il accable des plussales caresses, des plus effrénées, des plus dégoûtantes, le mêmeautel dans Rosalie, qui, élevée sur un fauteuil, le lui présente unpeu penchée. Vient enfin le tour de cette malheureuse&|160;: Rodinl’attache au poteau comme ses écolières, et pendant que l’une aprèsl’autre, et quelquefois toutes deux ensemble, ses femmes ledéchirent lui-même, il fouette sa fille, il la frappe depuis lemilieu des reins jusqu’au bas des cuisses, en s’extasiant deplaisir. Son agitation est extrême, il hurle, il blasphème, ilflagelle&|160;; ses verges ne s’impriment nulle part que ses lèvresne s’y collent aussitôt. Et l’intérieur de l’autel, et la bouche dela victime… tout, excepté le devant, tout est dévoré desuçons&|160;; bientôt, sans varier l’attitude, se contentant de sela rendre plus propice, Rodin pénètre dans l’asile étroit desplaisirs&|160;; le même trône est, pendant ce temps, offert à sesbaisers par sa gouvernante, l’autre fille le fouette autant qu’ellea de forces&|160;; Rodin est aux nues, il pourfend, il déchire,mille baisers plus chauds les uns que les autres expriment sonardeur sur ce qu’on présente à sa lavure&|160;; la bombe éclate, etle libertin enivré ose goûter les plus doux plaisirs au sein del’inceste et de l’infamie.

Rodin alla se mettre à table&|160;: après de tels exploits, ilavait besoin de réparer. Le soir il y avait encore et classe etcorrection&|160;; je pouvais observer de nouvelles scènes si jel’eusse désiré, mais j’en avais assez pour me convaincre et pourdéterminer ma réponse aux offres de ce scélérat. L’époque où jedevais la rendre approchait. Deux jours après ces événements-ci,lui-même vint me la demander dans ma chambre. Il me surprit au lit.Le prétexte de voir s’il ne restait plus aucune trace de mesblessures lui donna, sans que je pusse m’y opposer, le droit dem’examiner nue, et comme il en faisait autant deux fois le jourdepuis un mois, sans que je n’eusse encore aperçu dans lui rien quipût blesser ma pudeur, je ne crus pas devoir résister. Mais Rodinavait d’autres projets, cette fois-ci&|160;: quand il en est àl’objet de son culte, il passe une de ses cuisses autour de mesreins, et l’appuie tellement, que je me trouve, pour ainsi dire,hors de défense.

– Thérèse, me dit-il alors en faisant promener ses mains demanière à ne plus me laisser aucun doute, vous voilà rétablie, machère, vous pouvez maintenant me témoigner la reconnaissance dontj’ai vu votre cœur rempli&|160;; la manière est aisée, il ne mefaut que ceci, continua le traître en fixant ma position de toutesles forces qu’il pouvait employer… Oui, ceci seulement, voilà marécompense, je n’exige jamais que cela des femmes… Mais,continue-t-il, c’est que c’est un des plus beaux que j’aie vus dema vie… Que de rondeur&|160;!… quelle élasticité&|160;!… que definesse dans la peau&|160;!… Oh&|160;! je veux absolument enjouir…

En disant cela, Rodin, vraisemblablement déjà prêt à l’exécutionde ses projets, pour achever de les accomplir est obligé de melâcher un moment&|160;; je profite du jour qu’il me donne, et medégageant de ses bras&|160;:

– Monsieur, lui dis-je, je vous prie de bien vous convaincrequ’il n’est rien dans le monde entier qui puisse m’engager auxhorreurs que vous semblez vouloir. Ma reconnaissance vous est due,j’en conviens, mais je ne l’acquitterai pas au prix d’un crime. Jesuis pauvre et très malheureuse, sans doute&|160;; n’importe, voilàle peu d’argent que je possède, continué-je en lui offrant machétive bourse, prenez ce que vous jugerez à propos, et laissez-moiquitter cette maison, je vous prie, dès que j’en suis en état.

Rodin, confondu d’une résistance à laquelle il s’attendait peuavec une fille dénuée de ressources, et que d’après une injusticeordinaire aux hommes, il supposait malhonnête par cela seul qu’elleétait dans la misère, Rodin, dis-je, me regarde avecattention&|160;:

– Thérèse, reprit-il au bout d’un instant, c’est assez mal àpropos que tu fais la vestale avec moi&|160;; j’avais, ce mesemble, quelque droit à des complaisances de ta part&|160;;n’importe, garde ton argent mais ne me quitte point. Je suis bienaise d’avoir une fille sage dans ma maison, celles qui m’entourentle sont si peu&|160;!… Puisque tu te montres si vertueuse dans cecas-ci, tu le seras, j’espère, également dans tous. Mes intérêtss’y trouveront, ma fille t’aime, elle vient de me supplier, tout àl’heure encore, de t’engager à ne point nous quitter&|160;; restedonc près de nous, je t’y invite.

– Monsieur, répondis-je, je n’y serais pas heureuse&|160;; lesdeux femmes qui vous servent aspirent à tous les sentiments qu’ilest en vous de leur accorder&|160;; elles ne me verront pas sansjalousie, et je serai tôt ou tard contrainte à vous quitter.

– Ne l’appréhende pas, me répondit Rodin, ne crains aucun deseffets de la jalousie de ces femmes&|160;; je saurai les tenir àleur place en maintenant la tienne, et toi seule posséderas maconfiance sans qu’aucun risque en résulte pour toi. Mais pourcontinuer d’en être digne, il est bon que tu saches que la premièrequalité que j’exige de toi, Thérèse, est une discrétion à touteépreuve. Il se passe beaucoup de choses ici, beaucoup quicontrarieront tes principes de vertu&|160;; il faut tout voir, monenfant, tout entendre, et ne jamais rien dire… Ah&|160;! reste avecmoi, Thérèse, restes-y, mon enfant, je t’y garde avec joie&|160;;au milieu de beaucoup de vices où m’emportent un tempérament defeu, un esprit sans frein et un cœur très gâté, j’aurai du moins laconsolation d’avoir un être vertueux près de moi, et dans le seinduquel je me rejetterai comme aux pieds d’un dieu, quand je serairassasié de mes débauches…

Ô ciel&|160;! pensai-je en ce moment, la vertu est doncnécessaire, elle est donc indispensable à l’homme, puisque levicieux lui-même est obligé de se rassurer par elle, et de s’enservir comme d’abri&|160;! Me rappelant ensuite les instances queRosalie m’avait faites pour ne la point quitter, et croyantreconnaître dans Rodin quelques bons principes, je m’engageaidécidément chez lui.

– Thérèse, me dit Rodin au bout de quelques jours, c’est auprèsde ma fille que je vais te mettre&|160;; de cette manière, tun’auras rien à démêler avec mes deux autres femmes, et je te donnetrois cents livres de gages.

Une telle place était une espèce de fortune dans maposition&|160;; enflammée du désir de ramener Rosalie au bien, etpeut-être son père même, si je prenais sur lui quelque empire, jene me repentis point de ce que je venais de faire… Rodin, m’ayantfait habiller, me conduisit dès le même instant à sa fille, en luiannonçant qu’il me donnait à elle&|160;; Rosalie me reçut avec destransports de joie inouïs, et je fus promptement installée.

Il ne se passa pas huit jours sans que je commençasse àtravailler aux conversions que je désirais, mais l’endurcissementde Rodin rompait toutes mes mesures.

– Ne crois pas, répondait-il à mes sages conseils, que l’espèced’hommage que j’ai rendu à la vertu dans toi soit une preuve ni quej’estime la vertu, ni que j’aie envie de la préférer au vice. Nel’imagine pas, Thérèse, tu t’abuserais&|160;; ceux qui, partant dece que j’ai fait envers toi, soutiendraient d’après ce procédél’importance ou la nécessité de la vertu, tomberaient dans unegrande erreur, et je serais bien fâché que tu crusses que telle estma façon de penser. La masure qui me sert d’abri à la chasse quandles rayons ardents du soleil dardent à plomb sur mon individu,n’est assurément pas un monument utile, sa nécessité n’est que decirconstance&|160;; je m’expose à une sorte de danger, je trouvequelque chose qui me garantit, je m’en sers, mais ce quelque choseen est-il moins inutile&|160;? en peut-il être moinsméprisable&|160;? Dans une société totalement vicieuse, la vertu neservirait à rien&|160;: les nôtres n’étant pas de ce genre, il fautabsolument ou la jouer, ou s’en servir, afin d’avoir moins àredouter de ceux qui la suivent. Que personne ne l’adopte, elledeviendra inutile. Je n’ai donc pas tort quand je soutiens que sanécessité n’est que d’opinion ou de circonstances&|160;; la vertun’est pas un mode d’un prix incontestable, elle n’est qu’unemanière de se conduire, qui varie suivant chaque climat et qui, parconséquent, n’a rien de réel&|160;: cela seul en fait voir lafutilité. Il n’y a que ce qui est constant qui soit réellementbon&|160;; ce qui change perpétuellement ne saurait prétendre aucaractère de bonté&|160;; voilà pourquoi l’on a mis l’immutabilitéau rang des perfections de l’Éternel. Mais la vertu est absolumentprivée de ce caractère&|160;: il n’est pas deux peuples sur lasurface du globe qui soient vertueux de la même manière&|160;; doncla vertu n’a rien de réel, rien de bon intrinsèquement, et nemérite en rien notre culte&|160;; il faut s’en servir comme d’étai,adopter politiquement celle du pays où l’on vit, afin que ceux quila pratiquent par goût, ou qui doivent la révérer par état, vouslaissent en repos, et afin que cette vertu, respectée où vous êtes,vous garantisse, par sa prépondérance de convention, des attentatsde ceux qui professent le vice. Mais, encore une fois, tout celaest de circonstances, et rien de tout cela n’assigne un mérite réelà la vertu. Il est telle vertu, d’ailleurs, impossible à decertains hommes&|160;; or, comment me persuaderez-vous qu’une vertuqui combat ou qui contrarie les passions puisse se trouver dans lanature&|160;? Et si elle n’y est pas, comment peut-elle êtrebonne&|160;? Assurément, ce seront chez les hommes dont il s’agitles vices opposés à ces vertus qui deviendront préférables, puisquece seront les seuls modes… les seules manières d’être quis’arrangeront le mieux à leur physique ou à leurs organes&|160;; ily aura donc dans cette hypothèse des vices très utiles&|160;: or,comment la vertu le sera-t-elle si vous me démontrez que sescontraires puissent l’être&|160;? On vous dit à cela&|160;: lavertu est utile aux autres, et, en ce sens, elle est bonne&|160;;car s’il est reçu de ne faire que ce qui est bon aux autres, à montour, je ne recevrai que du bien. Ce raisonnement n’est qu’unsophisme&|160;; pour le peu de bien que je reçois des autres, enraison de ce qu’ils pratiquent la vertu, par l’obligation de lapratiquer à mon tour, je fais un million de sacrifices qui ne medédommagent nullement. Recevant moins que je ne donne, je fais doncun mauvais marché, j’éprouve beaucoup plus de mal des privationsque j’endure pour être vertueux, que je ne reçois de bien de ceuxqui&|160;le sont&|160;; l’arrangement n’étant point égal, je nedois donc pas m’y soumettre, et sûr, étant vertueux, de ne pasfaire aux autres autant de bien que je recevrais de peines en mecontraignant à l’être, ne vaudra-t-il donc pas mieux que je renonceà leur procurer un bonheur qui doit me coûter autant de mal&|160;?Reste maintenant le tort que je peux faire aux autres étantvicieux, et le mal que je recevrai à mon tour si tout le monde meressemble. En admettant une entière circulation de vices, je risqueassurément, j’en conviens&|160;; mais le chagrin éprouvé par ce queje risque est compensé par le plaisir de ce que je fais risquer auxautres&|160;; voilà dès lors l’égalité rétablie, dès lors tout lemonde est à peu près également heureux&|160;: ce qui n’est pas, etne saurait être, dans une société où les uns sont bons et lesautres méchants, parce qu’il résulte de ce mélange des piègesperpétuels qui n’existent point dans l’autre cas. Dans la sociétémélangée, tous les intérêts sont divers&|160;: voilà la sourced’une infinité de malheurs&|160;; dans l’autre association, tousles intérêts sont égaux, chaque individu qui la compose est douédes mêmes goûts, des mêmes penchants, tous marchent au même but,tous sont heureux. Mais, vous disent les sots, le mal ne rend pointheureux. Non, quand on est convenu d’encenser le bien&|160;; maisdéprisez, avilissez ce que vous appelez le bien, vous ne révérezplus que ce que vous aviez la sottise d’appeler le mal&|160;; ettous les hommes auront du plaisir à le commettre, non point parcequ’il sera permis (ce serait quelquefois une raison pour endiminuer l’attrait), mais c’est que les lois ne le puniront plus,et qu’elles diminuent, par la crainte qu’elles inspirent, leplaisir qu’a placé la nature au crime.

Je suppose une société où il sera convenu que l’inceste(admettons ce délit comme tout autre), que l’inceste, dis-je, soitun crime&|160;: ceux qui s’y livreront seront malheureux, parce quel’opinion, les lois, le culte, tout viendra glacer leursplaisirs&|160;; ceux qui désireront le commettre, ce mal, et qui nel’oseront, d’après ces freins, seront également malheureux&|160;;ainsi la loi qui proscrira l’inceste n’aura fait que desinfortunés. Que dans la société voisine, l’inceste ne soit point uncrime, ceux qui ne le désireront pas ne seront point malheureux, etceux qui le désireront seront heureux. Donc la société qui aurapermis cette action conviendra mieux aux hommes que celle qui auraérigé cette même action en crime. Il en est de même de toutes lesautres actions maladroitement considérées comme criminelles&|160;:en les observant sous ce point de vue, vous faites une foule demalheureux&|160;; en les permettant, personne ne se plaint&|160;;car celui qui aime cette action quelconque s’y livre en paix, etcelui qui ne s’en soucie pas ou reste dans une sorte d’indifférencequi n’est nullement douloureuse, ou se dédommage de la lésion qu’ila pu recevoir par une foule d’autres lésions dont il grève à sontour ceux dont il a eu à se plaindre. Donc tout le monde, dans unesociété criminelle, se trouve ou très heureux, ou dans un étatd’insouciance qui n’a rien de pénible&|160;; par conséquent rien debon, rien de respectable, rien de fait pour rendre heureux dans cequ’on appelle la vertu. Que ceux qui la suivent nes’enorgueillissent donc pas de cette sorte d’hommage que le genrede constitution de nos sociétés nous force à lui rendre&|160;:c’est une affaire purement de circonstances, de convention&|160;;mais dans le fait, ce culte est chimérique, et la vertu quil’obtient un instant n’en est pas pour cela plus belle.

Telle était la logique infernale des malheureuses passions deRodin&|160;; mais Rosalie plus douce et bien moins corrompue,Rosalie, détestant les horreurs auxquelles elle était soumise, selivrait plus docilement à mes avis&|160;: je désirais avec ardeurlui faire remplir ses premiers devoirs de religion&|160;; il auraitfallu pour cela mettre un prêtre dans la confidence, et Rodin n’envoulait aucun dans sa maison, il les avait en horreur comme leculte qu’ils professaient&|160;: pour rien au monde, il n’en eûtsouffert un près de sa fille&|160;; conduire cette jeune personne àun directeur était également impossible&|160;: Rodin ne laissaitjamais sortir Rosalie sans qu’elle fût accompagnée&|160;; il fallutdonc attendre que quelque occasion se présentât&|160;; et pendantces délais, j’instruisais cette jeune personne&|160;; en luidonnant le goût des vertus, je lui inspirais celui de la religion,je lui en dévoilais les saints dogmes et les sublimes mystères, jeliais tellement ces deux sentiments dans son jeune cœur que je lesrendais indispensables au bonheur de sa vie.

– Ô mademoiselle, lui disais-je un jour en recueillant leslarmes de sa componction, l’homme peut-il s’aveugler au point decroire qu’il ne soit pas destiné à une meilleure fin&|160;? Nesuffit-il pas qu’il ait été doué du pouvoir et de la faculté deconnaître son Dieu, pour s’assurer que cette faveur ne lui a étéaccordée que pour remplir les devoirs qu’elle impose&|160;? Or,quelle peut être la base du culte dû à l’éternel, si ce n’est lavertu dont lui-même est l’exemple&|160;? Le créateur de tant demerveilles peut-il avoir d’autres lois que le bien&|160;? et noscœurs peuvent-ils lui plaire si le bien n’en est l’élément&|160;?Il me semble qu’avec les âmes sensibles, il ne faudrait employerd’autres motifs d’amour envers cet Être suprême que ceux qu’inspirela reconnaissance. N’est-ce pas une faveur que de nous avoir faitjouir des beautés de cet univers, et ne lui devons-nous pas quelquegratitude pour un tel bienfait&|160;? Mais une raison plus forteencore établit, constate la chaîne universelle de nosdevoirs&|160;; pourquoi refuserions-nous de remplir ceux qu’exigesa loi, puisque ce sont les mêmes que ceux qui consolident notrebonheur avec les hommes&|160;? N’est-il pas doux de sentir qu’on serend digne de l’Être suprême rien qu’en exerçant les vertus quidoivent opérer notre contentement sur la terre, et que les moyensqui nous rendent dignes de vivre avec nos semblables sont les mêmesque ceux qui nous donnent après cette vie l’assurance de renaîtreauprès du trône de Dieu&|160;? Ah&|160;! Rosalie, comme ilss’aveuglent, ceux qui voudraient nous ravir cet espoir&|160;!Trompés, séduits par leurs misérables passions, ils aiment mieuxnier les vérités éternelles que d’abandonner ce qui peut les enrendre dignes. Ils aiment mieux dire&|160;: On nous trompe, qued’avouer qu’ils se trompent eux-mêmes&|160;; l’idée des pertesqu’ils se préparent troublerait leurs indignes voluptés&|160;; illeur paraît moins affreux d’anéantir l’espoir du ciel que de sepriver de ce qui doit le leur acquérir&|160;? Mais quand elless’affaiblissent en eux, ces tyranniques passions, quand le voileest déchiré, quand rien ne balance plus dans leur cœur corrompucette voix impérieuse du Dieu que méconnaissait leur délire, quelil doit être, ô Rosalie, ce cruel retour sur eux-mêmes&|160;!combien le remords qui l’accompagne doit leur faire payer cherl’instant d’erreur qui les aveuglait&|160;! Voilà l’état où il fautjuger l’homme pour régler sa propre conduite&|160;: ce n’est nidans l’ivresse, ni dans le transport d’une fièvre ardente que nousdevons croire à ce qu’il dit, c’est lorsque sa raison calmée,jouissant de toute son énergie, cherche la vérité, la devine et lavoit. Nous le désirons de nous-mêmes alors cet Être saint autrefoisméconnu&|160;; nous l’implorons, il nous console&|160;; nous leprions, il nous écoute. Eh&|160;! Pourquoi donc le nierais-je,pourquoi le méconnaîtrais-je, cet objet si nécessaire aubonheur&|160;? Pourquoi préférerais-je de dire avec l’hommeégaré&|160;: Il n’est point de Dieu, tandis que le cœur de l’hommeraisonnable m’offre, à tout instant, des preuves de l’existence decet Être divin&|160;? Vaut-il donc mieux rêver avec les fous, quede penser juste avec les sages&|160;? Tout découle néanmoins de cepremier principe&|160;: dès qu’il existe un Dieu, ce Dieu mérite unculte, et la première base de ce culte est incontestablement lavertu.

De ces premières vérités, je déduisais facilement les autres, etRosalie, déiste, était bientôt chrétienne. Mais quel moyen, je lerépète, de joindre un peu de pratique à la morale&|160;? Rosalie,contrainte d’obéir à son père, ne pouvait tout au plus y montrerque du dégoût, et, avec un homme comme Rodin, cela ne pouvait-ilpas devenir dangereux&|160;? Il était intraitable&|160;; aucun demes systèmes ne tenait contre lui&|160;; mais si je ne réussissaispas à le convaincre, au moins ne m’ébranlait-il pas.

Cependant, une telle école, des dangers si permanents, si réels,me firent trembler pour Rosalie, au point que je ne me crusnullement coupable en l’engageant à fuir de cette maison perverse.Il me semblait qu’il y avait un moindre mal à l’arracher du sein deson incestueux père que de l’y laisser au hasard de tous lesrisques qu’elle y pouvait courir. J’avais déjà touché légèrementcette matière et je n’étais peut-être pas très loin d’y réussir,quand tout à coup Rosalie disparut de la maison, sans qu’il me fûtpossible de savoir où elle était. Interrogeais-je les femmes dechez Rodin, ou Rodin lui-même, on m’assurait qu’elle était alléepasser la belle saison chez une parente, à dix lieues de là.M’informais-je dans le voisinage, d’abord on s’étonnait d’unepareille question faite par quelqu’un du logis, puis on merépondait comme Rodin et ses domestiques&|160;: on l’avait vue, onl’avait embrassée la veille, le jour même de son départ&|160;; etje recevais les mêmes réponses partout. Quand je demandais à Rodinpourquoi ce départ m’avait été caché, pourquoi je n’avais pas suivima maîtresse, il m’assurait que l’unique raison avait été deprévenir une scène douloureuse pour l’une et pour l’autre, etqu’assurément je reverrais bientôt celle que j’aimais. Il fallut sepayer de ces réponses, mais s’en convaincre était plus difficile.Était-il présumable que Rosalie, Rosalie qui m’aimait tant&|160;!eût consenti à me quitter sans me dire un mot&|160;? Et, d’après ceque je connaissais du caractère de Rodin, n’y avait-il pas bien àappréhender pour le sort de cette malheureuse&|160;? Je résolusdonc de mettre tout en usage pour savoir ce qu’elle était devenue,et pour y parvenir tous les moyens me parurent bons.

Dès le lendemain, me trouvant seule au logis, j’en parcourssoigneusement tous les coins&|160;; je crois entendre quelquesgémissements au fond d’une cave très obscure… Je m’approche, un tasde bois paraissait boucher une porte étroite et reculée&|160;;j’avance en écartant tous les obstacles… de nouveaux sons se fontentendre&|160;; je crois en démêler l’organe… Je prête mieuxl’oreille… je ne doute plus.

– Thérèse&|160;! entends-je enfin, ô Thérèse, est-cetoi&|160;?

– Oui, chère et tendre amie&|160;! m’écriai-je, en reconnaissantla voix de Rosalie… oui, c’est Thérèse que le ciel envoie tesecourir…

Et mes questions multipliées laissent à peine à cetteintéressante fille le temps de me répondre. J’apprends enfin quequelques heures avant sa disparition, Rombeau, l’ami, le confrèrede Rodin, l’avait examinée nue, et qu’elle avait reçu de son pèrel’ordre de se prêter, avec ce Rombeau, aux mêmes horreurs que Rodinexigeait chaque jour d’elle&|160;; qu’elle avait résisté, mais queRodin, furieux, l’avait saisie et présentée lui-même aux attentatsdébordés de son confrère&|160;; qu’ensuite, les deux amis s’étaientfort longtemps parlé bas, la laissant toujours nue, et venant parintervalles l’examiner de nouveau, en jouir toujours de cette mêmemanière criminelle, ou la maltraiter en cent façonsdifférentes&|160;; que définitivement, après quatre ou cinq heuresde cette séance, Rodin lui avait dit qu’il allait l’envoyer à lacampagne chez une de ses parentes&|160;; mais qu’il fallait partirtout de suite et sans parler à Thérèse, pour des raisons qu’il luiexpliquerait le lendemain lui-même dans cette campagne, où il iraitaussitôt la rejoindre. Il avait fait entendre à Rosalie qu’ils’agissait d’un mariage pour elle, et que c’était en raison de celaque son ami Rombeau l’avait examinée, afin de voir si elle était enétat de devenir mère. Rosalie était effectivement partie sous laconduite d’une vieille femme&|160;; elle avait traversé le bourg,dit adieu en passant à plusieurs connaissances&|160;; mais aussitôtque la nuit était venue, sa conductrice l’avait ramenée dans lamaison de son père où elle était rentrée à minuit. Rodin, quil’attendait, l’avait saisie, lui avait intercepté de sa mainl’organe de la voix, et l’avait, sans dire un mot, plongée danscette cave où on l’avait d’ailleurs assez bien nourrie et soignéedepuis qu’elle y était.

– Je crains tout, ajouta cette pauvre fille&|160;; la conduitede mon père envers moi depuis ce temps, ses discours, ce qui aprécédé l’examen de Rombeau, tout, Thérèse, tout prouve que cesmonstres vont me faire servir à quelques-unes de leurs expériences,et c’en est fait de ta pauvre Rosalie.

Après les larmes qui coulèrent abondamment de mes yeux, jedemandai à cette pauvre fille si elle savait où l’on mettait laclef de cette cave&|160;: elle l’ignorait&|160;; mais elle necroyait pourtant point que l’on eût l’usage de l’emporter. Je lacherchai de tous côtés&|160;; ce fut en vain&|160;; et l’heure dereparaître arriva sans que je pusse donner à cette chère enfantd’autres secours que des consolations, quelques espérances, et despleurs. Elle me fit jurer de revenir le lendemain&|160;; je le luipromis, l’assurant même que si, à cette époque, je n’avais riendécouvert de satisfaisant sur ce qui la regardait, je quitteraissur-le-champ la maison, je porterais mes plaintes en justice, et lasoustrairais, à tel prix que ce pût être, au sort affreux qui lamenaçait.

Je remonte&|160;; Rombeau soupait ce soir-là avec Rodin.Déterminée à tout pour éclairer le sort de ma maîtresse, je mecache près de l’appartement où se trouvaient les deux amis, et leurconversation ne me convainc que trop du projet horrible qui lesoccupait l’un et l’autre.

– Jamais, dit Rodin, l’anatomie ne sera à son dernier degré deperfection que l’examen des vaisseaux ne soit fait sur un enfant dequatorze ou quinze ans, expiré d’une mort cruelle&|160;; ce n’estque de cette contraction que nous pouvons obtenir une analysecomplète d’une partie aussi intéressante.

– Il en est de même, reprit Rombeau, de la membrane qui assurela virginité&|160;; il faut nécessairement une jeune fille pour cetexamen. Qu’observe-t-on dans l’âge de puberté&|160;? rien&|160;;les menstrues déchirent l’hymen, et toutes les recherches sontinexactes&|160;; ta fille est précisément ce qu’il nous faut&|160;;quoiqu’elle ait quinze ans, elle n’est pas encore réglée&|160;; lamanière dont nous en avons joui ne porte aucun tort à cettemembrane, et nous la traiterons tout à l’aise. Je suis ravi que tute sois enfin déterminé.

– Assurément, je le suis, reprit Rodin&|160;; il est odieux quede futiles considérations arrêtent ainsi le progrès dessciences&|160;; les grands hommes se sont-ils laissé captiver pard’aussi méprisables chaînes&|160;? Et quand Michel-Ange voulutrendre un Christ au naturel, se fit-il un cas de conscience decrucifier un jeune homme, et de le copier dans les angoisses&|160;?Mais quand il s’agit des progrès de notre art, de quelle nécessiténe doivent pas être ces mêmes moyens&|160;! Et combien y a-t-il unmoindre mal à se les permettre&|160;! C’est un sujet de sacrifiépour en sauver un million&|160;; doit-on balancer à ce prix&|160;?Le meurtre opéré par les lois est-il d’une autre espèce que celuique nous allons faire, et l’objet de ces lois, qu’on trouve sisages, n’est-il pas le sacrifice d’un pour en sauvermille&|160;?

– C’est la seule façon de s’instruire, dit Rombeau, et dans leshôpitaux, où j’ai travaillé toute ma jeunesse, j’ai vu faire millesemblables expériences&|160;; à cause des liens qui t’enchaînent àcette créature, je craignais, je l’avoue, que tu nebalançasses.

– Quoi&|160;! parce qu’elle est ma fille&|160;? Belleraison&|160;! s’écria Rodin&|160;; et quel rang t’imagines-tu doncque ce titre doive avoir dans mon cœur&|160;? Je regarde un peu desemence éclose du même œil (au poids près) que celle qu’il me plaîtde perdre dans mes plaisirs. Je n’ai jamais fait plus de cas del’un que de l’autre. On est le maître de reprendre ce qu’on adonné&|160;; jamais le droit de disposer de ses enfants ne futcontesté chez aucun peuple de la terre. Les Perses, les Mèdes, lesArméniens, les Grecs en jouissaient dans toute son étendue. Leslois de Lycurgue, le modèle des législateurs, non seulementlaissaient aux pères tous droits sur leurs enfants, maiscondamnaient même à la mort ceux que les parents ne voulaient pasnourrir, ou ceux qui se trouvaient mal conformés. Une grande partiedes sauvages tuent leurs enfants aussitôt qu’ils naissent. Presquetoutes les femmes de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique se fontavorter sans encourir de blâme&|160;; Cook retrouva cet usage danstoutes les îles de la mer du Sud. Romulus permitl’infanticide&|160;; la loi des Douze Tables le toléra de même, etjusqu’à Constantin, les Romains exposaient ou tuaient impunémentleurs enfants. Aristote conseille ce prétendu crime&|160;; la sectedes Stoïciens le regardait comme louable&|160;; il est encore trèsen usage à la Chine. Chaque jour on trouve et dans les rues et surles canaux de Pékin plus de dix mille individus immolés ouabandonnés par leurs parents, et quel que soit l’âge d’un enfant,dans ce sage empire, un père, pour s’en débarrasser, n’a besoin quede le mettre entre les mains du juge. D’après les lois des Parthes,on tuait son fils, sa fille ou son frère, même dans l’âgenubile&|160;; César trouva cette coutume générale dans lesGaules&|160;; plusieurs passages du Pentateuque prouvent qu’ilétait permis de tuer ses enfants chez le peuple de Dieu&|160;; etDieu lui-même, enfin, l’exigea d’Abraham. L’on crut longtemps, ditun célèbre moderne, que la prospérité des empires dépendait del’esclavage des enfants&|160;; cette opinion avait pour base lesprincipes de la plus saine raison. Eh quoi&|160;! un monarque secroira autorisé à sacrifier vingt ou trente mille de ses sujetsdans un seul jour pour sa propre cause, et un père ne pourra,lorsqu’il le jugera convenable, devenir maître de la vie de sesenfants&|160;! Quelle absurdité&|160;! quelle inconséquence etquelle faiblesse dans ceux qui sont contenus par de telleschaînes&|160;! L’autorité du père sur ses enfants, la seule réelle,la seule qui ait servi de base à toutes les autres, nous est dictéepar la voix de la nature même, et l’étude réfléchie de sesopérations nous en offre à tout instant des exemples. Le tzarPierre ne doutait nullement de ce droit&|160;; il en usa, etadressa une déclaration publique à tous les ordres de son empire,par laquelle il disait que, d’après les lois divines et humaines,un père avait le droit entier et absolu de juger ses enfants àmort, sans appel et sans prendre l’avis de qui que ce fût. Il n’y aque dans notre France barbare où une fausse et ridicule pitié crutdevoir enchaîner ce droit. Non, poursuivit Rodin avec chaleur, non,mon ami, je ne comprendrai jamais qu’un père qui voulut bien donnerla vie ne soit pas libre de donner la mort. C’est le prix ridiculeque nous attachons à cette vie qui nous fait éternellementdéraisonner sur le genre d’action qui engage un homme à se délivrerde son semblable. Croyant que l’existence est le plus grand desbiens, nous nous imaginons stupidement faire un crime ensoustrayant ceux qui en jouissent&|160;; mais la cessation de cetteexistence, ou du moins ce qui la suit, n’est pas plus un mal que lavie n’est un bien&|160;; ou plutôt si rien ne meurt, si rien ne sedétruit, ni rien ne se perd dans la nature, si toutes les partiesdécomposées d’un corps quelconque n’attendent que la dissolutionpour reparaître aussitôt sous des formes nouvelles, quelleindifférence n’y aura-t-il pas dans l’action du meurtre, et commentosera-t-on y trouver du mal&|160;? Ne dût-il donc s’agir ici que dema seule fantaisie, je regarderais la chose comme toutesimple&|160;: à plus forte raison quand elle devient nécessaire àun art aussi utile aux hommes… Quand elle peut fournir d’aussigrandes lumières, dès lors ce n’est plus un mal, mon ami, ce n’estplus un forfait, c’est la meilleure, la plus sage, la plus utile detoutes les actions, et ce ne serait qu’à se la refuser qu’ilpourrait exister du crime.

– Ah&|160;! dit Rombeau, plein d’enthousiasme pour d’aussieffrayantes maximes, je t’approuve, mon cher&|160;; ta sagessem’enchante, mais ton indifférence m’étonne, je te croyaisamoureux.

– Moi&|160;! épris d’une fille&|160;?… Ah&|160;! Rombeau, je mesupposais mieux connu de toi&|160;; je me sers de ces créatures-làquand je n’ai rien de mieux&|160;: l’extrême penchant que j’ai pourles plaisirs du genre dont tu me les vois goûter me rend précieuxtous les temples où cette espèce d’encens peut s’offrir, et pourles multiplier, j’assimile quelquefois une jeune fille à un beaugarçon&|160;; mais pour peu qu’un de ces individus femelles aitmalheureusement nourri trop longtemps mon illusion, le dégoûts’annonce avec énergie&|160;; et je n’ai jamais connu qu’un moyend’y satisfaire délicieusement… Tu m’entends, Rombeau&|160;;Chilpéric, le plus voluptueux des rois de France, pensait de même.Il disait hautement qu’on pouvait à la rigueur se servir d’unefemme, mais à la clause expresse de l’exterminer aussitôt qu’on enavait joui[3] . Il y acinq ans que cette petite catin sert à mes plaisirs&|160;: il esttemps qu’elle paye la cessation de mon ivresse par celle de sonexistence.

Le repas finissait&|160;; aux démarches de ces deux furieux, àleurs propos, à leurs actions, à leurs préparatifs, à leur étatenfin qui tenait du délire, je vis bien qu’il n’y avait pas unmoment à perdre, et que l’époque de la destruction de cettemalheureuse Rosalie était fixée à ce même soir. Je vole à la cave,résolue de mourir ou de la délivrer.

– Ô chère amie, lui criai-je, pas un moment à perdre… lesmonstres&|160;!… c’est pour ce soir… ils vont arriver…

Et en disant cela, je fais les plus violents efforts pourenfoncer la porte. Une de mes secousses fait tomber quelque chose,j’y porte la main, c’est la clef&|160;; je la ramasse, je me hâted’ouvrir… j’embrasse Rosalie, je la presse de fuir, je lui répondsde suivre mes pas, elle s’élance… Juste ciel&|160;! il était encoredit que la vertu devait succomber, et que les sentiments de la plustendre commisération allaient être durement punis… Rodin etRombeau, éclairés par la gouvernante, paraissent tout à coup&|160;;le premier saisit sa fille au moment où elle franchit le seuil dela porte, au-delà de laquelle elle n’avait plus que quelque pas àfaire pour se trouver libre.

– Où vas-tu, malheureuse&|160;? s’écrie Rodin en l’arrêtant,pendant que Rombeau s’empare de moi… Ah&|160;! continue-t-il en meregardant, c’est cette coquine qui favorisait ta fuite&|160;!Thérèse, voilà donc l’effet de vos grands principes de vertu…enlever une fille à son père&|160;!

– Assurément, répondis-je avec fermeté, et je le dois quand cepère est assez barbare pour comploter contre les jours de safille.

– Ah&|160;! ah&|160;! de l’espionnage et de la séduction,poursuivit Rodin&|160;; tous les vices les plus dangereux dans unedomestique&|160;! montons, montons, il faut juger cetteaffaire-là.

Rosalie et moi, traînées par ces deux scélérats, nous regagnonsles appartements&|160;; les portes se ferment. La malheureuse fillede Rodin est attachée aux colonnes d’un lit, et toute la rage deces furieux se tourne contre moi&|160;; je suis accablée des plusdures invectives, et les plus effrayants arrêts seprononcent&|160;; il ne s’agit de rien moins que de me disséquertoute vive, pour examiner les battements de mon cœur, et faire surcette partie des observations impraticables sur un cadavre. Pendantce temps on me déshabille, et je deviens la proie des attouchementsles plus impudiques.

– Avant tout, dit Rombeau, je suis d’avis d’attaquer fortementla forteresse que tes bons procédés respectèrent… C’est qu’elle estsuperbe&|160;! admire donc le velouté, la blancheur de ses deuxdemi-lunes qui en défendent l’entrée, jamais vierge ne fut plusfraîche.

– Vierge&|160;! mais elle l’est presque, dit Rodin. Une seulefois, malgré elle, on l’a violée, et pas la moindre chose depuis.Cède-moi le poste un instant…

Et le cruel entremêle l’hommage de ces caresses dures et férocesqui dégradent l’idole au lieu de l’honorer. S’il y avait eu là desverges, j’étais cruellement traitée. On en parla, mais il ne s’entrouva point, on se contenta de ce que la main put faire&|160;; onme mit en feu… plus je me défendais, mieux j’étais contenue&|160;;quand je vis pourtant qu’on allait se décider à des choses plussérieuses, je me précipitai aux pieds de mes bourreaux, je leuroffris ma vie, et leur demandai l’honneur.

– Mais dès que tu n’es pas vierge, dit Rombeau,qu’importe&|160;? tu ne seras coupable de rien, nous allons tevioler comme tu l’as déjà été, et dès lors pas le plus petit péchésur ta conscience&|160;; ce sera la force qui t’aura tout ravi…

Et l’infâme, en me consolant de cette cruelle manière, meplaçait déjà sur un canapé.

– Non, dit Rodin en arrêtant l’effervescence de son confrèredont j’étais toute prête à devenir victime, non, ne perdons pas nosforces avec cette créature, songe que nous ne pouvons remettre plusloin les opérations projetées sur Rosalie, et notre vigueur nousest nécessaire pour y procéder&|160;: punissons autrement cettemalheureuse. – En disant cela, Rodin met un fer au feu. – Oui,continue-t-il, punissons-la mille fois davantage que si nousprenions sa vie, marquons-la, flétrissons-la&|160;: cetavilissement, joint à toutes les mauvaises affaires qu’elle a surle corps, la fera pendre ou mourir de faim&|160;; elle souffrira dumoins jusque-là, et notre vengeance plus prolongée en deviendraplus délicieuse.

Il dit&|160;: Rombeau me saisit, et l’abominable Rodinm’applique derrière l’épaule le fer ardent dont on marque lesvoleurs.

– Qu’elle ose paraître à présent, la catin, continue ce monstre,qu’elle l’ose, et en montrant cette lettre ignominieuse, jelégitimerai suffisamment les raisons qui me l’ont fait renvoyeravec tant de secret et de promptitude.

On me panse, on me rhabille, on me fortifie de quelques gouttesde liqueur, et profitant de l’obscurité de la nuit, les deux amisme conduisent au bord de la forêt et m’y abandonnent cruellement,après m’avoir fait entrevoir encore le danger d’une récrimination,si j’ose l’entreprendre dans l’état d’avilissement où je metrouve.

Toute autre que moi se fût peu souciée de cette menace&|160;;dès qu’il m’était possible de prouver que le traitement que jevenais de souffrir n’était l’ouvrage d’aucun tribunal, qu’avais-jeà craindre&|160;? Mais ma faiblesse, ma timidité naturelle,l’effroi de mes malheurs de Paris et de ceux du château de Bressac,tout m’étourdit, tout m’effraya&|160;; je ne pensai qu’àfuir&|160;; bien plus affectée de la douleur d’abandonner uneinnocente victime aux mains de ces deux scélérats prêts à l’immolersans doute, que touchée de mes propres maux. Plus irritée, plusaffligée que physiquement maltraitée, je me mis en marche dès lemême instant&|160;; mais ne m’orientant point, ne demandant rien,je ne fis que tourner autour de Paris, et le quatrième jour de monvoyage, je ne me trouvai qu’à Lieursaint. Sachant que cette routepouvait me conduire vers les provinces méridionales, je résolusalors de la suivre, et de gagner ainsi, comme je le pourrais, cespays éloignés, m’imaginant que la paix et le repos si cruellementrefusés pour moi dans ma patrie m’attendaient peut-être au bout dela France. Fatale erreur&|160;! que de chagrins il me restait àéprouver encore&|160;!

Quelles qu’eussent été mes peines jusques alors, au moins moninnocence me restait. Uniquement victime des attentats de quelquesmonstres, à peu de chose près néanmoins je pouvais me croire encoredans la classe des filles honnêtes. Au fait, je n’avais étévraiment souillée que par un viol fait depuis cinq ans, dont lestraces étaient refermées… un viol consommé dans un instant où messens engourdis ne m’avaient pas même laissé la faculté de lesentir. Qu’avais-je d’ailleurs à me reprocher&|160;? Rien,oh&|160;! rien sans doute, et mon cœur était pur&|160;; j’en étaistrop glorieuse, ma présomption devait être punie, et les outragesqui m’attendaient allaient devenir tels, qu’il ne me serait bientôtplus possible, quelque peu que j’y participasse, de former au fondde mon cœur les mêmes sujets de consolation.

J’avais toute ma fortune sur moi cette fois-ci&|160;:c’est-à-dire environ cent écus, somme résultative de ce que j’avaissauvé de chez Bressac et de ce que j’avais gagné chez Rodin. Dansl’excès de mon malheur, je me trouvais encore heureuse de ce qu’onne m’avait point enlevé ces secours&|160;; je me flattais qu’avecla frugalité, la tempérance, l’économie auxquelles j’étaisaccoutumée, cet argent me suffirait au moins jusqu’à ce que jefusse en situation de pouvoir trouver quelque place. L’exécrationqu’on venait de me faire ne paraissait point, j’imaginais pouvoirla déguiser toujours et cette flétrissure ne m’empêcherait pas degagner ma vie. J’avais vingt-deux ans, une bonne santé, une figuredont, pour mon malheur, on ne faisait que trop d’éloges&|160;;quelques vertus qui, quoiqu’elles m’eussent toujours nui, meconsolaient pourtant, comme je viens de vous le dire, et mefaisaient espérer qu’enfin le ciel leur accorderait sinon desrécompenses, au moins quelque cessation aux maux qu’elles m’avaientattirés. Pleine d’espoir et de courage, je poursuivis ma routejusqu’à Sens, où je me reposai quelques jours. Une semaine me remitentièrement&|160;; peut-être eussé-je trouvé quelque place danscette ville, mais pénétrée de la nécessité de m’éloigner, je meremis en marche avec le dessein de chercher fortune enDauphiné&|160;; j’avais beaucoup entendu parler de ce pays, je m’yfigurais trouver le bonheur. Nous allons voir comme j’yréussis.

Dans aucune circonstance de ma vie, les sentiments de religionne m’avaient abandonnée. Méprisant les vains sophismes des espritsforts, les croyant tous émanés du libertinage bien plus que d’uneferme persuasion, je leur opposais ma conscience et mon cœur, ettrouvais au moyen de l’un et de l’autre tout ce qu’il fallait poury répondre. Souvent forcée par mes malheurs de négliger mes devoirsde piété, je réparais ces torts aussitôt que j’en trouvaisl’occasion.

Je venais de partir d’Auxerre le 7 d’août, je n’en oublieraijamais l’époque&|160;; j’avais fait environ deux lieues, et lachaleur commençant à m’incommoder, je montai sur une petiteéminence couverte d’un bouquet de bois, peu éloignée de la route,avec le dessein de m’y rafraîchir et d’y sommeiller une coupled’heures, à moins de frais que dans une auberge, et plus en sûretéque sur le grand chemin&|160;; je m’établis au pied d’un chêne, etaprès un déjeuner frugal, je me livre aux douceurs du sommeil. J’enavais joui longtemps avec tranquillité, lorsque mes yeux serouvrant je me plais à contempler le paysage qui se présente à moidans le lointain. Du milieu d’une forêt, qui s’étendait à droite,je crus voir à près de trois ou quatre lieues de moi un petitclocher s’élever modestement dans l’air… Aimable solitude, medis-je, que ton séjour me fait envie&|160;! tu dois être l’asile dequelques douces et vertueuses recluses qui ne s’occupent que deDieu… que de leurs devoirs&|160;; ou de quelques saints ermitesuniquement consacrés à la religion… Éloignées de cette sociétépernicieuse où le crime veillant sans cesse autour de l’innocencela dégrade et l’anéantit… ah&|160;! toutes les vertus doiventhabiter là, j’en suis sûre, et quand les crimes de l’homme lesexilent de dessus la terre, c’est là, c’est dans cette retraitesolitaire qu’elles vont s’ensevelir au sein des êtres fortunés quiles chérissent et les cultivent chaque jour.

J’étais anéantie dans ces pensées, lorsqu’une fille de mon âge,gardant des moutons sur ce plateau, s’offrit tout à coup à mavue&|160;; je l’interroge sur cette habitation, elle me dit que ceque je vois est un couvent de Bénédictins, occupé par quatresolitaires dont rien n’égale la religion, la continence et lasobriété. «&|160;On y va, me dit cette jeune fille, une fois par anen pèlerinage près d’une Vierge miraculeuse, dont les gens pieuxobtiennent tout ce qu’ils veulent.&|160;» Singulièrement émue dudésir d’aller aussitôt implorer quelques secours aux pieds de cettesainte Mère de Dieu, je demande à cette fille si elle veut y venirprier avec moi&|160;; elle me répond que cela est impossible, quesa mère l’attend&|160;; mais que la route est aisée. Elle mel’indique, elle m’assure que le supérieur de cette maison, le plusrespectable et le plus saint des hommes, me recevra parfaitementbien, et m’offrira tous les secours qui pourront m’êtrenécessaires.

– On le nomme dom Sévérino, continua cette fille&|160;; il estItalien, proche parent du Pape qui le comble de bienfaits&|160;; ilest doux, honnête, serviable, âgé de cinquante-cinq ans, dont il apassé plus des deux tiers en France… Vous en serez contente,mademoiselle, continua la bergère&|160;; allez vous édifier danscette sainte solitude, et vous n’en reviendrez que meilleure.

Ce récit enflammant encore davantage mon zèle, il me devintimpossible de résister au désir violent que j’éprouvais d’allervisiter cette sainte église et d’y réparer par quelques actes pieuxles négligences dont j’étais coupable. Quelque besoin que j’aiemoi-même de charités, je donne un écu à cette fille, et me voilàdans la route de Sainte-Marie-des-Bois&|160;: tel était le nom ducouvent vers lequel je dirigeai mes pas.

Dès que je fus descendue dans la plaine, je n’aperçus plus leclocher&|160;; je n’avais pour me guider que la forêt, et jecommençai dès lors à croire que l’éloignement dont j’avais oubliéde m’informer était bien autre que l’estimation que j’en avaisfaite&|160;; mais rien ne me décourage, j’arrive au bord de laforêt, et voyant qu’il me reste encore assez de jour, je medétermine à m’y enfoncer, m’imaginant toujours pouvoir arriver aucouvent avant la nuit. Cependant nulle trace humaine ne se présenteà mes yeux… Pas une maison, et pour tout chemin un sentier peubattu que je suivais à tout hasard. J’avais au moins déjà fait cinqlieues et je ne voyais encore rien s’offrir, lorsque l’astre ayantabsolument cessé d’éclairer l’univers, il me sembla ouïr le sond’une cloche… J’écoute, je marche vers le bruit, je me hâte&|160;;le sentier s’élargit un peu, j’aperçois enfin quelques haies, etbientôt après le couvent. Rien de plus agreste que cette solitude,aucune habitation ne l’avoisinait, la plus prochaine était à sixlieues, et des bois immenses entouraient la maison de toutesparts&|160;; elle était située dans un fond, il m’avait fallubeaucoup descendre pour y arriver, et telle était la raison quim’avait fait perdre le clocher de vue, dès que je m’étais trouvéedans la plaine. La cabane d’un jardinier touchait aux murs ducouvent&|160;; c’était là que l’on s’adressait avant que d’entrer.Je demande à cette espèce de portier s’il est permis de parler ausupérieur&|160;; il s’informe de ce que je lui veux&|160;; je faisentendre qu’un devoir de religion m’attire dans cette pieuseretraite, et que je serais bien consolée de toutes les peines quej’ai prises pour y parvenir si je pouvais me jeter un instant auxpieds de la miraculeuse Vierge et des saints ecclésiastiques dansla maison desquels cette divine image se conserve. Le jardiniersonne, et pénètre au couvent&|160;; mais comme il est tard et queles Pères soupaient, il est quelque temps à revenir. Il reparaîtenfin avec un des religieux&|160;:

– Mademoiselle, me dit-il, voilà dom Clément, l’économe de lamaison&|160;; il vient voir si ce que vous désirez vaut la peined’interrompre le supérieur.

Clément, dont le nom peignait on ne saurait moins la figure,était un homme de quarante-huit ans, d’une grosseur énorme, d’unetaille gigantesque, le regard sombre et farouche, ne s’exprimantqu’avec des mots durs et lancés par un organe rauque, une vraiefigure de satyre, l’extérieur d’un tyran&|160;; il me fit trembler…Alors, sans qu’il me fût possible de m’en défendre, le souvenir demes anciens malheurs vint s’offrir en traits de sang à ma mémoiretroublée…

– Que voulez-vous&|160;? me dit ce moine, avec l’air le plusrébarbatif, est-ce là l’heure de venir dans une église&|160;?… Vousavez bien l’air d’une aventurière.

– Saint homme, dis-je en me prosternant, j’ai cru qu’il étaittoujours temps de se présenter à la maison de Dieu&|160;; j’accoursde bien loin pour m’y rendre, pleine de ferveur et de dévotion, jedemande à me confesser s’il est possible, et quand l’intérieur dema conscience vous sera connu, vous verrez si je suis digne ou nonde me prosterner aux pieds de la sainte Image.

– Mais ce n’est pas l’heure de se confesser, dit le moine en seradoucissant&|160;; où passerez-vous la nuit&|160;? Nous n’avonspoint d’hospice… il valait mieux venir le matin.

A cela je lui dis les raisons qui m’en avaient empêchée, et,sans me répondre, Clément alla en rendre compte au supérieur.Quelques minutes après, on ouvre l’église&|160;; dom Sévérinos’avance lui-même à moi, vers la cabane du jardinier, et m’invite àentrer avec lui dans le temple.

Dom Sévérino, duquel il est bon de vous donner une idéesur-le-champ, était un homme de cinquante-cinq ans, ainsi qu’on mel’avait dit, mais d’une belle physionomie, l’air frais encore,taillé en homme vigoureux, membru comme Hercule, et tout cela sansdureté&|160;; une sorte d’élégance et de moelleux régnait dans sonensemble, et faisait voir qu’il avait dû posséder, dans sajeunesse, tous les attraits qui forment un bel homme. Il avait lesplus beaux yeux du monde, de la noblesse dans les traits, et le tonle plus honnête, le plus gracieux, le plus poli. Une sorte d’accentagréable dont pas un de ses mots n’était corrompu faisait pourtantreconnaître sa patrie, et, je l’avoue, toutes les grâcesextérieures de ce religieux me remirent un peu de l’effroi quem’avait causé l’autre.

– Ma chère fille, me dit-il gracieusement, quoique l’heure soitindue, et que nous ne soyons pas dans l’usage de recevoir si tard,j’entendrai cependant votre confession, et nous aviserons après auxmoyens de vous faire décemment passer la nuit, jusqu’au moment oùvous pourrez demain saluer la sainte Image qui vous attire ici.

Nous entrons dans l’église&|160;; les portes se ferment&|160;;on allume une lampe près du confessionnal. Sévérino me dit de meplacer&|160;; il s’assied et m’engage à me confier à lui en touteassurance.

Parfaitement rassurée avec un homme qui me paraissait aussidoux, après m’être humiliée, je ne lui déguise rien. Je lui avouetoutes mes fautes&|160;; je lui fais part de tous mesmalheurs&|160;; je lui dévoile jusqu’à la marque honteuse dont m’aflétrie le barbare Rodin. Sévérino écoute tout avec la plus grandeattention, il me fait même répéter quelques détails avec l’air dela pitié et de l’intérêt&|160;; mais quelques mouvements, quelquesparoles le trahirent pourtant&|160;: hélas&|160;! ce ne futqu’après que j’y réfléchis mieux&|160;; quand je fus plus calme surcet événement, il me fut impossible de ne pas me souvenir que lemoine s’était plusieurs fois permis sur lui-même plusieurs gestesqui prouvaient que la passion entrait pour beaucoup dans lesdemandes qu’il me faisait, et que ces demandes non seulements’arrêtaient avec complaisance sur les détails obscènes, maiss’appesantissaient même avec affectation sur les cinq pointssuivants&|160;:

1° S’il était bien vrai que je fusse orpheline et née à Paris.2° S’il était sûr que je n’eusse plus ni parents, ni amis, niprotection, ni personne enfin à qui je pusse écrire. 3° Si jen’avais confié qu’à la bergère qui m’avait parlé du couvent ledessein que j’avais d’y venir, et si je ne lui avais point donné derendez-vous au retour. 4° S’il était certain que je n’eusse vupersonne depuis mon viol, et si j’étais bien sûre que l’homme quiavait abusé de moi l’eût fait également du côté que la naturecondamne, comme de celui qu’elle permet. 5° Si je croyais n’avoirpoint été suivie, et que personne ne m’eût vue entrer dans lecouvent.

Après avoir satisfait à ces questions, de l’air le plus modeste,le plus sincère et le plus naïf&|160;:

– Eh bien&|160;! me dit le moine en se levant, et me prenant parla main, venez, mon enfant, je vous procurerai la doucesatisfaction de communier demain aux pieds de l’Image que vousvenez visiter&|160;: commençons par pourvoir à vos premiersbesoins. Et il me conduit vers le fond de l’église…

– Eh quoi&|160;! lui dis-je alors avec une sorte d’inquiétudedont je ne me sentais pas maîtresse… eh quoi&|160;! mon père, dansl’intérieur&|160;?

– Et où donc, charmante pèlerine&|160;? me répondit le moine, enm’introduisant dans la sacristie… Quoi&|160;! vous craignez depasser la nuit avec quatre saints ermites&|160;!… Oh&|160;! vousverrez que nous trouverons les moyens de vous dissiper, cherange&|160;; et si nous ne vous procurons pas de bien grandsplaisirs, au moins servirez-vous les nôtres dans leur plus extrêmeétendue.

Ces paroles me font tressaillir&|160;; une sueur froide s’emparede moi, je chancelle&|160;; il faisait nuit, nulle lumière neguidait nos pas, mon imagination effrayée me fait voir le spectrede la mort balançant sa faux sur ma tête&|160;; mes genouxfléchissent… Ici le langage du moine change tout à coup, il mesoutient, en m’invectivant&|160;:

– Catin, me dit-il, il faut marcher&|160;; n’essaye ici niplainte, ni résistance, tout serait inutile.

Ces cruels mots me rendent mes forces, je sens que je suisperdue si je faiblis&|160;; je me relève…

– Ô ciel&|160;! dis-je à ce traître, faudra-t-il donc que jesois encore la victime de mes bons sentiments, et que le désir dem’approcher de ce que la religion a de plus respectable aille êtreencore puni comme un crime&|160;!…

Nous continuons de marcher, et nous nous engageons dans desdétours obscurs dont rien ne peut me faire connaître ni le local,ni les issues. Je précédais dom Sévérino&|160;; sa respirationétait pressée, il prononçait des mots sans suite&|160;; on l’eûtcru dans l’ivresse&|160;; de temps en temps, il m’arrêtait du brasgauche enlacé autour de mon corps, tandis que sa main droite, seglissant sous mes jupes par-derrière, parcourait avec impudencecette partie malhonnête qui, nous assimilant aux hommes, faitl’unique objet des hommages de ceux qui préfèrent ce sexe en leurshonteux plaisirs. Plusieurs fois même la bouche de ce libertin oseparcourir ces lieux, en leur plus secret réduit&|160;; ensuite nousrecommencions à marcher. Un escalier se présente&|160;; au bout detrente ou quarante marches, une porte s’ouvre, des reflets delumière viennent frapper mes yeux, nous entrons dans une sallecharmante et magnifiquement éclairée&|160;; là je vois trois moineset quatre filles autour d’une table servie par quatre autres femmestoutes nues&|160;: ce spectacle me fait frémir&|160;; Sévérino mepousse, et me voilà dans la salle avec lui.

– Messieurs, dit-il en entrant, permettez que je vous présenteun véritable phénomène&|160;: voici une Lucrèce qui porte à la foissur ses épaules la marque des filles de mauvaise vie, et dans laconscience toute la candeur, toute la naïveté d’une vierge… Uneseule attaque de viol, mes amis, et cela depuis six ans&|160;;c’est donc presque une vestale… en vérité, je vous la donne pourtelle… d’ailleurs le plus beau… Oh&|160;! Clément, comme tu vast’égayer sur ces belles masses&|160;!… quelle élasticité, monami&|160;! quelle carnation&|160;!

– Ah&|160;! s…&|160;! dit Clément, à moitié ivre, en se levantet s’avançant vers moi&|160;; la rencontre est plaisante, et jeveux vérifier les faits.

Je vous laisserai le moins longtemps possible en suspens sur masituation, madame, dit Thérèse, mais la nécessité où je suis depeindre les nouvelles gens avec lesquelles je me trouve m’oblige decouper un instant le fil du récit. Vous connaissez dom Sévérino,vous soupçonnez ses goûts&|160;; hélas&|160;! sa dépravation en cegenre était telle qu’il n’avait jamais goûté d’autresplaisirs&|160;; et quelle inconséquence pourtant dans lesopérations de la nature, puisque avec la bizarre fantaisie de nechoisir que des sentiers, ce monstre était pourvu de facultéstellement gigantesques, que les routes mêmes les plus battues luieussent encore paru trop étroites&|160;!

Pour Clément, son esquisse est déjà faite. Joignez, àl’extérieur que j’ai peint, de la férocité&|160;; de la taquinerie,la fourberie la plus dangereuse, de l’intempérance en tous points,l’esprit satirique et mordant, le cœur corrompu, les goûts cruelsde Rodin avec ses écoliers, nul sentiment, nulle délicatesse, pointde religion, un tempérament si usé qu’il était depuis cinq ans horsd’état de se procurer d’autres jouissances que celles dont labarbarie lui donnait le goût, et vous aurez de ce vilain homme laplus complète image.

Antonin, le troisième acteur de ces détestables orgies, étaitâgé de quarante ans&|160;; petit, mince, très vigoureux, aussiredoutablement organisé que Sévérino et presque aussi méchant queClément&|160;; enthousiaste des plaisirs de ce confrère, mais s’ylivrant au moins dans une intention moins féroce&|160;; car siClément, usant de cette bizarre manie, n’avait pour but que devexer, que de tyranniser une femme, sans en pouvoir autrementjouir, Antonin, s’en servant avec délice dans toute la pureté de lanature, ne mettait le flagellant épisode en usage que pour donner àcelle qu’il honorait de ses faveurs plus de flamme et plusd’énergie. L’un, en un mot, était brutal par goût, et l’autre parraffinement.

Jérôme, le plus vieux de ces quatre solitaires, en était aussile plus débauché&|160;; tous les goûts, toutes les passions, toutesles irrégularités les plus monstrueuses, se trouvaient réunis dansl’âme de ce moine&|160;; il joignait aux caprices des autres celuid’aimer à recevoir sur lui ce que ses confrères distribuaient auxfilles, et, s’il donnait (ce qui lui arrivait fréquemment), c’étaittoujours aux conditions d’être traité de même à son tour&|160;;tous les temples de Vénus lui étaient d’ailleurs égaux, mais sesforces commençant à faiblir, il préférait néanmoins, depuisquelques années, celui qui, n’exigeant rien de l’agent, laissait àl’autre le soin d’éveiller les sensations et de produire l’extase.La bouche était son temple favori, et pendant qu’il se livrait àces plaisirs de choix, il occupait une seconde femme à l’échaufferpar le secours des verges. Le caractère de cet homme étaitd’ailleurs tout aussi sournois, tout aussi méchant que celui desautres, et sous quelque figure que le vice pût se montrer, il étaitsûr de trouver aussitôt des sectateurs et des temples dans cetteinfernale maison. Vous le comprendrez plus facilement, madame, envous expliquant comme elle était formée. Des fonds prodigieuxétaient faits pour ménager à l’ordre cette retraite obscèneexistant depuis plus de cent ans, et toujours remplie par lesquatre religieux les plus riches, les plus avancés dans l’ordre, dela meilleure naissance, et d’un libertinage assez important pourexiger d’être ensevelis dans ce repaire obscur, dont le secret nesortait plus, ainsi que vous le verrez par la suite desexplications qui me restent à faire. Revenons aux portraits.

Les huit filles qui se trouvaient pour lors au souper étaient sidistantes par l’âge qu’il me serait impossible de vous lesesquisser en masse&|160;; je suis nécessairement contrainte àquelques détails. Cette singularité m’étonna. Commençons par laplus jeune, je peindrai dans cet ordre.

A peine cette plus jeune des filles avait-elle dix ans&|160;: unminois chiffonné, de jolis traits, l’air humiliée de son sort,chagrine et tremblante.

La seconde avait quinze ans&|160;: même embarras dans lacontenance, l’air de la pudeur avilie, mais une figureenchanteresse, beaucoup d’intérêt dans l’ensemble.

La troisième avait vingt ans&|160;: faite à peindre, blonde, lesplus beaux cheveux, des traits fins, réguliers et doux&|160;;paraissant plus apprivoisée.

La quatrième avait trente ans&|160;: c’était une des plus bellesfemmes qu’il fût possible de voir&|160;; de la candeur, del’honnêteté, de la décence dans le maintien, et toutes les vertusd’une âme douce.

La cinquième était une fille de trente-six ans, enceinte detrois mois&|160;; brune, fort vive, de beaux yeux, mais ayant, à cequ’il me sembla, perdu tout remords, toute décence, touteretenue.

La sixième était du même âge&|160;: grosse comme une tour,grande à proportion, de beaux traits, un vrai colosse dont lesformes étaient dégradées par l’embonpoint&|160;; elle était nuequand je la vis, et je distinguai facilement qu’il n’y avait pasune partie de son gros corps qui ne portât l’empreinte de labrutalité des scélérats dont sa mauvaise étoile lui faisait servirles plaisirs.

La septième et la huitième étaient deux très belles femmesd’environ quarante ans.

Poursuivons maintenant l’histoire de mon arrivée dans ce lieuimpur.

Je vous l’ai dit, à peine fus-je entrée que chacun s’avança versmoi&|160;; Clément fut le plus hardi, sa bouche infecte fut bientôtcollée sur la mienne&|160;; je me détourne avec horreur, mais on mefait entendre que toutes ces résistances ne sont que des simagréesqui deviennent inutiles, et que ce qui me reste de mieux à faireest d’imiter mes compagnes.

– Vous imaginez aisément, me dit dom Sévérino, qu’il neservirait à rien d’essayer des résistances dans la retraiteinabordable où vous voilà. Vous avez, dites-vous, éprouvé bien desmalheurs&|160;; le plus grand de tous pour une fille vertueuse,manquait pourtant encore à la liste de vos infortunes. N’était-ilpas temps que cette fière vertu fît naufrage, et peut-on êtreencore presque vierge à vingt-deux ans&|160;? Vous voyez descompagnes qui, comme vous, en entrant, ont voulu résister et qui,comme vous allez prudemment faire, ont fini par se soumettre, quandelles ont vu que leur défense ne pouvait les conduire qu’à demauvais traitements. Car il est bon de vous le déclarer, Thérèse,continua le supérieur, en me montrant des disciplines, des verges,des férules, des gaules, des cordes et mille autres sortesd’instruments de supplice… Oui, il est bon que vous lesachiez&|160;: voilà ce dont nous nous servons avec les fillesrebelles&|160;; voyez si vous avez envie d’en être convaincue. Aureste, que réclameriez-vous ici&|160;? L’équité&|160;? nous ne laconnaissons pas&|160;; l’humanité&|160;? notre seul plaisir estd’en violer les lois&|160;; la religion&|160;? elle est nulle pournous, notre mépris pour elle s’accroît en raison de ce que nous laconnaissons davantage&|160;; des parents… des amis… desjuges&|160;? Il n’y a rien de tout cela dans ces lieux, chèrefille&|160;; vous n’y trouverez que de l’égoïsme, de la cruauté, dela débauche, et l’impiété la mieux soutenue. La soumission la plusentière est donc votre seul lot&|160;; jetez vos regards surl’asile impénétrable où vous êtes&|160;; jamais aucun mortel neparut dans ces lieux&|160;; le couvent serait pris, fouillé, brûlé,que cette retraite ne s’en découvrirait pas davantage&|160;: c’estun pavillon isolé, enterré, que six murs d’une incroyable épaisseurenvironnent de toutes parts, et vous y êtes, ma fille, au milieu dequatre libertins, qui n’ont sûrement pas envie de vous épargner etque vos instances, vos larmes, vos propos, vos génuflexions ou voscris n’enflammeront que davantage. A qui donc aurez-vousrecours&|160;? Sera-ce à ce Dieu que vous veniez implorer avec tantde zèle, et qui, pour vous récompenser de cette ferveur, ne vousprécipite qu’un peu plus sûrement dans le piège&|160;? à ce Dieuchimérique que nous outrageons nous-mêmes ici chaque jour eninsultant à ses vaines lois&|160;?… Vous le concevez donc, Thérèse,il n’est aucun pouvoir, de quelque nature que vous puissiez lesupposer, qui puisse parvenir à vous arracher de nos mains, et iln’y a ni dans la classe des choses possibles, ni dans celle desmiracles, aucune sorte de moyen qui puisse réussir à vous faireconserver plus longtemps cette vertu dont vous êtes si fière&|160;;qui puisse enfin vous empêcher de devenir dans tous les sens, et detoutes les manières, la proie des excès libidineux auxquels nousallons nous abandonner tous les quatre avec vous… Déshabille-toidonc, catin, offre ton corps à nos luxures, qu’il en soit souillédans l’instant, ou les traitements les plus cruels vont te prouverles risques qu’une misérable comme toi court à nous désobéir.

Ce discours… cet ordre terrible ne me laissait plus deressources, je le sentais&|160;; mais n’eussé-je pas été coupablede ne pas employer celle que m’indiquait mon cœur, et que melaissait encore ma situation&|160;? Je me jette donc aux pieds dedom Sévérino, j’emploie toute l’éloquence d’une âme au désespoir,pour le supplier de ne pas abuser de mon état&|160;; les pleurs lesplus amers viennent inonder ses genoux, et tout ce que j’imagine deplus fort, tout ce que je crois de plus pathétique, j’ose l’essayeravec cet homme… A quoi tout cela servait-il, grand Dieu&|160;!devais-je ignorer que les larmes ont un attrait de plus aux yeux dulibertin&|160;? devais-je douter que tout ce que j’entreprenaispour fléchir ces barbares ne devait réussir qu’à lesenflammer&|160;?…

– Prenez cette g…, dit Sévérino en fureur, saisissez-la,Clément, qu’elle soit nue dans une minute, et qu’elle apprenne quece n’est pas chez des gens comme nous que la compassion étouffe lanature.

Clément écumait&|160;; mes résistances l’avaient animé&|160;; ilme saisit d’un bras sec et nerveux&|160;; entremêlant ses propos etses actions de blasphèmes effroyables, en une minute il fait sautermes vêtements.

– Voilà une belle créature, dit le supérieur en promenant sesdoigts sur mes reins&|160;; que Dieu m’écrase si j’en vis jamaisune mieux faite&|160;! Amis, poursuit ce moine, mettons de l’ordreà nos procédés&|160;; vous connaissez nos formules de réception,qu’elle les subisse toutes, sans en excepter une seule&|160;; quependant ce temps les huit autres femmes se tiennent autour de nous,pour prévenir les besoins, ou pour les exciter.

Aussitôt un cercle se forme, on me place au milieu, et là,pendant plus de deux heures, je suis examinée, considérée, touchéepar ces quatre moines, éprouvant tour à tour de chacun ou deséloges, ou des critiques.

Vous me permettrez, madame, dit notre belle prisonnière enrougissant, de vous déguiser une partie des détails obscènes decette odieuse cérémonie&|160;; que votre imagination se représentetout ce que la débauche peut en tel cas dicter à desscélérats&|160;; qu’elle les voie successivement passer de mescompagnes à moi, comparer, rapprocher, confronter, discourir, etelle n’aura vraisemblablement encore qu’une faible idée de ce quis’exécuta, dans ces premières orgies, bien légères sans doute, encomparaison de toutes les horreurs que j’allais bientôtéprouver.

– Allons, dit Sévérino dont les désirs prodigieusement exaltésne peuvent plus se contenir, et qui dans cet affreux état donnel’idée d’un tigre prêt à dévorer sa victime, que chacun de nous luifasse éprouver sa jouissance favorite.

Et l’infâme, me plaçant sur un canapé dans l’attitude propice àses exécrables projets, me faisant tenir par deux de ses moines,essaie de se satisfaire avec moi de cette façon criminelle etperverse qui ne nous fait ressembler au sexe que nous ne possédonspas, qu’en dégradant celui que nous avons. Mais, ou cet impudiqueest trop fortement proportionné, ou la nature se révolte en moi auseul soupçon de ces plaisirs&|160;: il ne peut vaincre lesobstacles&|160;; à peine se présente-t-il, qu’il est aussitôtrepoussé… Il écarte, il presse, il déchire, tous ses efforts sontsuperflus&|160;; la fureur de ce monstre se porte sur l’autel où nepeuvent atteindre ses vœux&|160;; il le frappe, il le pince, il lemord&|160;; de nouvelles épreuves naissent du sein de cesbrutalités&|160;; les chairs ramollies se prêtent, le sentiers’entrouvre, le bélier pénètre&|160;; je pousse des crisépouvantables&|160;; bientôt la masse entière est engloutie, et lacouleuvre, lançant aussitôt un venin qui lui ravit ses forces, cèdeenfin, en pleurant de rage, aux mouvements que je fais pour m’endégager. Je n’avais de ma vie tant souffert.

Clément s’avance&|160;; il est armé de verges&|160;; sesperfides desseins éclatent dans ses yeux&|160;:

– C’est moi, dit-il à Sévérino, c’est moi qui vais vous venger,mon père&|160;; c’est moi qui vais corriger cette pécore de sesrésistances à vos plaisirs.

Il n’a pas besoin que personne me tienne&|160;; un de ses brasm’enlace et me comprime sur un de ses genoux qui, repoussant monventre, lui expose plus à découvert ce qui va servir ses caprices.D’abord il essaie ses coups, il semble qu’il n’ait dessein que depréluder&|160;; bientôt, enflammé de luxure, le cruel frappe autantqu’il a de forces&|160;: rien n’est exempt de sa férocité&|160;;depuis le milieu des reins jusqu’aux gras des jambes, tout estparcouru par ce traître&|160;; osant mêler l’amour à ces momentscruels, sa bouche se colle sur la mienne et veut respirer lessoupirs que les douleurs m’arrachent… Mes larmes coulent, il lesdévore, tour à tour il baise, menace, mais il continue defrapper&|160;; pendant qu’il opère, une des femmes l’excite&|160;;à genoux devant lui, de chacune de ses mains elle y travaillediversement&|160;; mieux elle y réussit, plus les coups quim’atteignent ont de violence&|160;; je suis prête à être déchiréeque rien n’annonce encore la fin de mes maux&|160;: on a beaus’épuiser de toutes parts, il est nul&|160;; cette fin quej’attends ne sera l’ouvrage que de son délire&|160;; une nouvellecruauté le décide&|160;: ma gorge est à la merci de ce brutal, ellel’irrite, il y porte les dents, l’anthropophage la mord&|160;: cetexcès détermine la crise, l’encens s’échappe. Des cris affreux,d’effroyables blasphèmes en ont caractérisé les élans, et le moineénervé m’abandonne à Jérôme.

– Je ne serai pas pour votre vertu plus dangereux que Clément,me dit ce libertin en caressant l’autel ensanglanté où vient desacrifier ce moine, mais je veux baiser ces sillons&|160;; je suissi digne de les entrouvrir aussi, que je leur dois un peud’honneur&|160;; je veux bien plus, continua ce vieux satyre enintroduisant un de ses doigts où Sévérino s’est placé, je veux quela poule ponde, et je veux dévorer son œuf… existe-t-il&|160;?…Oui, parbleu&|160;!… Oh&|160;! mon enfant, qu’il estdouillet&|160;!…

Sa bouche remplace les doigts… On me dit ce qu’il faut faire,j’exécute avec dégoût. Dans la situation où je suis, hélas&|160;!m’est-il permis de refuser&|160;! l’indigne est content… il avale,puis, me faisant mettre à genoux devant lui, il se colle à moi danscette posture&|160;; son ignominieuse passion s’assouvit dans unlieu qui m’interdit toute plainte. Pendant qu’il agit ainsi, lagrosse femme le fouette, une autre, placée à hauteur de sa bouche,y remplit le même devoir auquel je viens d’être soumise.

– Ce n’est pas assez, dit l’infâme, il faut que dans chacune demes mains… On ne saurait trop multiplier ces choses-là…

Les deux plus jolies filles s’approchent&|160;; elles obéissentvoilà les excès où la satiété a conduit Jérôme. Quoi qu’il en soit,à force d’impuretés il est heureux, et ma bouche, au bout d’unedemi-heure, reçoit enfin, avec une répugnance qu’il vous est facilede deviner, le dégoûtant hommage de ce vilain homme.

Antonin paraît.

– Voyons donc, dit-il, cette vertu si pure&|160;; endommagée parun seul assaut, à peine y doit-il paraître.

Ses armes sont braquées, il se servirait volontiers des épisodesde Clément. Je vous l’ai dit, la fustigation active lui plaît bienautant qu’à ce moine, mais comme il est pressé, l’état où sonconfrère m’a mise lui devient suffisant&|160;; il examine cet état,il en jouit, et me laissant dans la posture si favorite d’eux tous,il pelote un instant sur les deux demi-lunes qui défendentl’entrée&|160;; il ébranle en fureur les portiques du temple, ilest bientôt au sanctuaire, l’assaut, quoique aussi violent quecelui de Sévérino, fait dans un sentier moins étroit, n’estpourtant pas si rude à soutenir&|160;; le vigoureux athlète saisitmes deux hanches, et suppléant aux mouvements que je ne puis faire,il me secoue sur lui avec vivacité&|160;; on dirait, aux effortsredoublés de cet Hercule, que non content d’être maître de laplace, il veut la réduire en poudre. D’aussi terribles attaques,aussi nouvelles pour moi, me font succomber&|160;; mais, sansinquiétude pour mes peines, le cruel vainqueur ne songe qu’àdoubler ses plaisirs&|160;; tout l’environne, tout l’excite, toutconcourt à ses voluptés&|160;; en face de lui, exhaussée sur mesreins, la fille de quinze ans, les jambes ouvertes, offre à sabouche l’autel sur lequel il sacrifie chez moi&|160;; il y pompe àloisir ce suc précieux de la nature dont l’émission est à peineaccordée par elle à ce jeune enfant&|160;; une des vieilles, àgenoux devant les reins de mon vainqueur, les agite, et de salangue impure animant ses désirs, elle en détermine l’extase,pendant que pour s’enflammer encore mieux, le débauché excite unefemme de chacune de ses mains&|160;; il n’est pas un de ses sensqui ne soit chatouillé, pas un qui ne concoure à la perfection deson délire&|160;; il y touche, mais ma constante horreur pourtoutes ces infamies m’empêche de le partager… Il y arrive seul, sesélans, ses cris, tout l’annonce, et je suis inondée, malgré moi,des preuves d’une flamme que je n’allume qu’en sixième&|160;; jeretombe enfin sur le trône où je viens d’être immolée, n’éprouvantplus mon existence que par ma douleur et mes larmes… mon désespoiret mes remords.

Cependant dom Sévérino ordonne aux femmes de me faire manger,mais bien éloignée de me prêter à ces attentions, un accès dechagrin furieux vient assaillir mon âme. Moi qui mettais toute magloire, toute ma félicité dans ma vertu, moi qui me consolais detous les maux de la fortune, pourvu que je fusse toujours sage, jene puis tenir à l’horrible idée de me voir aussi cruellementflétrie par ceux de qui je devais attendre le plus de secours et deconsolation&|160;: mes larmes coulent en abondance, mes cris fontretentir la voûte&|160;; je me roule à terre, je meurtris mon sein,je m’arrache les cheveux, j’invoque mes bourreaux, et les suppliede me donner la mort… Le croirez-vous, madame, ce spectacle affreuxles irrite encore plus.

– Ah&|160;! dit Sévérino, je ne jouis jamais d’une plus bellescène&|160;: voyez, mes amis, l’état où elle me met&|160;; il estinouï ce qu’obtiennent de moi les douleurs féminines.

– Reprenons-la, dit Clément, et pour lui apprendre à hurler dela sorte, que la coquine dans ce second assaut soit traitée pluscruellement.

A peine ce projet est-il conçu qu’il s’exécute&|160;; Sévérinos’avance, mais quoi qu’il en eût dit, ses désirs ayant besoin d’undegré d’irritation de plus, ce n’est qu’après avoir mis en usageles cruels moyens de Clément qu’il réussit à trouver les forcesnécessaires à l’accomplissement de son nouveau crime. Quel excès deférocité, grand Dieu&|160;! Se pouvait-il que ces monstres laportassent au point de choisir l’instant d’une crise de douleurmorale de la violence de celle que j’éprouvais, pour m’en fairesubir une physique aussi barbare&|160;!

– Il serait injuste que je n’employasse pas, au principal, aveccette novice, ce qui nous sert si bien comme épisode, dit Clémenten commençant d’agir, et je vous réponds que je ne la traiterai pasmieux que vous.

– Un instant, dit Antonin au supérieur qu’il voyait prêt à meressaisir&|160;; pendant que votre zèle va s’exhaler dans lesparties postérieures de cette belle fille, je peux, ce me semble,encenser le dieu contraire&|160;; nous la mettrons entre nousdeux.

La posture s’arrange tellement, que je puis encore offrir mabouche à Jérôme&|160;; on l’exige&|160;; Clément se place dans mesmains&|160;; je suis contrainte à l’exciter&|160;; toutes lesprêtresses entourent ce groupe affreux&|160;; chacune prête auxacteurs ce qu’elle sait devoir l’exciter davantage&|160;;cependant, je supporte tout&|160;; le poids entier est sur moiseule&|160;; Sévérino donne le signal, les trois autres le suiventde près, et me voilà, pour la seconde fois, indignement souilléedes preuves de la dégoûtante luxure de ces indignes coquins.

– En voilà suffisamment pour un premier jour, dit lesupérieur&|160;; il faut maintenant lui faire voir que sescompagnes ne sont pas mieux traitées qu’elle.

On me place dans un fauteuil élevé, et là, je suis contrainte àconsidérer les nouvelles horreurs qui vont terminer les orgies.

Les moines sont en haie&|160;; toutes les sœurs défilent devanteux, et reçoivent le fouet de chacun&|160;; elles sont ensuiteobligées d’exciter leurs bourreaux avec la bouche pendant queceux-ci les tourmentent et les invectivent.

La plus jeune, celle de dix ans, se place sur le canapé, etchaque religieux vient lui faire subir un supplice de sonchoix&|160;; près d’elle est la fille de quinze, dont celui quivient de faire endurer la punition doit jouir aussitôt à saguise&|160;; c’est le plastron&|160;: la plus vieille doit suivrele moine qui agit, afin de le servir, ou dans cette opération, oudans l’acte qui doit terminer. Sévérino n’emploie que sa main pourmolester celle qui s’offre à lui, et vole s’engloutir au sanctuairequi le délecte et que lui présente celle qu’on a placée près delà&|160;; armée d’une poignée d’orties, la vieille lui rend cequ’il vient de faire&|160;; c’est du sein de ces douloureusestitillations que naît l’ivresse de ce libertin… Consultez-le,s’avouera-t-il cruel&|160;? Il n’a rien fait qu’il n’endurelui-même.

Clément pince légèrement les chairs de la petite fille&|160;: lajouissance offerte à côté lui devient interdite, mais on le traitecomme il a traité, et il laisse aux pieds de l’idole l’encens qu’iln’a plus la force de lancer jusqu’au sanctuaire.

Antonin s’amuse à pétrir fortement les parties charnues du corpsde sa victime&|160;; embrasé des bonds qu’elle fait, il seprécipite dans la partie offerte à ses plaisirs de choix. Il est, àson tour, pétri, battu, et son ivresse est le fruit destourments.

Le vieux Jérôme ne se sert que de ses dents, mais chaque morsurelaisse une trace dont le sang jaillit aussitôt&|160;; après unedouzaine, le plastron lui présente la bouche&|160;; il y apaise safureur, pendant qu’il est mordu lui-même aussi fortement qu’il l’afait.

Les moines boivent et reprennent des forces.

La femme de trente-six ans, grosse de trois mois, ainsi que jevous l’ai dit, est huchée par eux sur un piédestal de huit pieds dehaut&|160;; ne pouvant y poser qu’une jambe, elle est obligéed’avoir l’autre en l’air&|160;; autour d’elle sont des matelasgarnis de ronces, de houx, d’épines, à trois piedsd’épaisseur&|160;; une gaule flexible lui est donnée pour lasoutenir&|160;: il est aisé de voir, d’un côté l’intérêt qu’elle ade ne point choir, de l’autre l’impossibilité de garderl’équilibre&|160;; c’est cette alternative qui divertit les moines.Rangés tous les quatre autour d’elle, ils ont chacun une ou deuxfemmes qui les excitent diversement pendant ce spectacle&|160;;toute grosse qu’elle est, la malheureuse reste en attitude prèsd’un quart d’heure&|160;; les forces lui manquent enfin, elle tombesur les épines, et nos scélérats, enivrés de luxure, vont offrirpour la dernière fois sur son corps l’abominable hommage de leurférocité… On se retire.

Le supérieur me mit entre les mains de celle de ces filles, âgéede trente ans, dont je vous ai parlé&|160;; on la nommaitOmphale&|160;; elle fut chargée de m’instruire, de m’installer dansmon nouveau domicile&|160;; mais je ne vis ni n’entendis rien cepremier soir&|160;; anéantie, désespérée, je ne pensais qu’àprendre un peu de repos&|160;; j’aperçus dans la chambre où l’on meplaçait de nouvelles femmes qui n’étaient point au souper&|160;; jeremis au jour d’ensuite l’examen de tous ces nouveaux objets, et nem’occupai qu’à chercher un peu de repos. Omphale me laissatranquille&|160;; elle alla se mettre au lit, de son côté&|160;; àpeine suis-je dans le mien, que toute l’horreur de mon sort seprésente encore plus vivement à moi&|160;: je ne pouvais revenir,ni des exécrations que j’avais souffertes, ni de celles dont onm’avait rendue témoin. Hélas&|160;! si quelquefois mon imaginations’était égarée sur ces plaisirs, je les croyais chastes comme leDieu qui les inspirait, données par la nature pour servir deconsolation aux humains, je les supposais nés de l’amour et de ladélicatesse. J’étais bien loin de croire que l’homme, à l’exempledes bêtes féroces, ne pût jouir qu’en faisant frémir sa compagne…Puis revenant sur la fatalité de mon sort… «&|160;Ô justeciel&|160;! me disais-je, il est donc bien certain maintenantqu’aucun acte de vertu n’émanera de mon cœur sans qu’il ne soitaussitôt suivi d’une peine&|160;! Et quel mal faisais-je, grandDieu&|160;! en désirant de venir accomplir dans ce couvent quelquesdevoirs de religion&|160;? Offensé-je le ciel en voulant leprier&|160;? Incompréhensibles décrets de la providence, daignezdonc, continuai-je, vous ouvrir à mes yeux, si vous ne voulez pasque je me révolte contre vous&|160;!&|160;» Des larmes amèressuivirent ces réflexions, et j’en étais encore inondée, quand lejour parut&|160;; Omphale alors s’approcha de mon lit.

– Chère compagne, me dit-elle, je viens t’exhorter à prendre ducourage&|160;; j’ai pleuré comme toi dans les premiers jours, etmaintenant l’habitude est prise&|160;; tu t’y accoutumeras commej’ai fait&|160;; les commencements sont terribles&|160;; ce n’estpas seulement la nécessité d’assouvir les passions de ces débauchésqui fait le supplice de notre vie, c’est la perte de notre liberté,c’est la manière cruelle dont on nous conduit dans cette affreusemaison.

Les malheureux se consolent en en voyant d’autres auprès d’eux.Quelque cuisantes que fussent mes douleurs, je les apaisai uninstant, pour prier ma compagne de me mettre au fait des mauxauxquels je devais m’attendre.

– Un moment, me dit mon institutrice, lève-toi, parcouronsd’abord notre retraite, observe les nouvelles compagnes&|160;; nousdiscourrons ensuite.

En souscrivant aux conseils d’Omphale, je vis que j’étais dansune fort grande chambre où se trouvaient huit petits litsd’indienne assez propres&|160;; près de chaque lit était uncabinet&|160;; mais toutes les fenêtres qui éclairaient ou cescabinets ou la chambre étaient élevées à cinq pieds de terre etgarnies de barreaux en dedans et en dehors. Dans la principalechambre était, au milieu, une grande table fixée en terre, pourmanger ou pour travailler&|160;; trois autres portes revêtues defer closaient cette chambre&|160;; point de serrures de notrecôté&|160;: d’énormes verrous de l’autre.

– Voilà donc notre prison&|160;? dis-je à Omphale.

– Hélas&|160;! oui, ma chère, me répondit-elle&|160;; telle estnotre unique habitation&|160;; les huit autres filles ont prèsd’ici une semblable chambre, et nous ne nous communiquons jamaisque quand il plaît aux moines de nous réunir.

J’entrai dans le cabinet qui m’était destiné&|160;; il avaitenviron huit pieds carrés&|160;; le jour y venait, comme dansl’autre pièce, par une fenêtre très haute et toute garnie de fer.Les seuls meubles étaient un bidet, une toilette et une chaisepercée. Je revins&|160;; mes compagnes, empressées de me voir,m’entourèrent&|160;; elles étaient sept&|160;: je faisait lahuitième. Omphale, demeurant dans l’autre chambre, n’était danscelle-ci que pour m’instruire&|160;; elle y resterait si je levoulais, et l’une de celles que je voyais la remplacerait dans sachambre&|160;; j’exigeai cet arrangement, il eut lieu. Mais avantd’en venir au récit d’Omphale, il me paraît essentiel de vouspeindre les sept nouvelles compagnes que me donnait le sort&|160;;j’y procéderai par ordre d’âge, comme je l’ai fait pour lesautres.

La plus jeune avait douze ans, une physionomie très vive et trèsspirituelle, les plus beaux cheveux et la plus jolie bouche.

La seconde avait seize ans&|160;; c’était une des plus bellesblondes qu’il fût possible de voir, des traits vraiment délicieux,et toutes les grâces, toute la gentillesse de son âge, mêlées à unesorte d’intérêt, fruit de sa tristesse, qui la rendait mille foisplus belle encore.

La troisième avait vingt-trois ans&|160;; très jolie, mais tropd’effronterie, trop d’impudence dégradait, selon moi, dans elle,les charmes dont l’avait douée la nature.

La quatrième avait vingt-six ans&|160;; elle était faite commeVénus&|160;; des formes cependant un peu trop prononcées&|160;; uneblancheur éblouissante&|160;; la physionomie douce, ouverte etriante, de beaux yeux, la bouche un peu grande, mais admirablementmeublée, et de superbes cheveux blonds.

La cinquième avait trente-deux ans&|160;; elle était grosse dequatre mois, une figure ovale, un peu triste, de grands yeuxremplis d’intérêt, très pâle, une santé délicate, une voix tendre,et peu de fraîcheur&|160;; naturellement libertine&|160;: elles’épuisait, me dit-on, elle-même.

La sixième avait trente-trois ans&|160;; une femme grande, biendécouplée, le plus beau visage du monde, de belles chairs.

La septième avait trente-huit ans&|160;; un vrai modèle detaille et de beauté&|160;; c’était la doyenne de ma chambre&|160;;Omphale me prévint de sa méchanceté, et principalement du goûtqu’elle avait pour les femmes.

– Lui céder est la vraie façon de lui plaire, me dit macompagne&|160;; lui résister est assembler sur sa tête tous lesmaux qui peuvent nous affliger dans cette maison. Tu yréfléchiras.

Omphale demanda à Ursule (c’était le nom de la doyenne) lapermission de m’instruire&|160;; Ursule y consentit sous conditionque j’irais la baiser. Je m’approchai d’elle&|160;: sa langueimpure voulut se réunir à la mienne, pendant que ses doigtstravaillaient à déterminer des sensations qu’elle était bien loind’obtenir. Il fallut pourtant malgré moi me prêter à tout, et quandelle crut avoir triomphé, elle me renvoya dans mon cabinet, oùOmphale me parla de la manière suivante.

– Toutes les femmes que tu as vues hier, ma chère Thérèse, etcelles que tu viens de voir, se divisent en quatre classes dequatre filles chacune. La première est appelée la classe del’enfance&|160;: elle contient les filles depuis l’âge le plustendre jusqu’à celui de seize ans&|160;; un habillement blanc lesdistingue.

La seconde classe, dont la couleur est le vert, s’appelle laclasse de la jeunesse&|160;; elle contient les filles de seizejusqu’à vingt ans.

La troisième classe est celle de l’âge raisonnable&|160;; elleest vêtue de bleu&|160;; on y est depuis vingt-un jusqu’àtrente&|160;; c’est celle où nous sommes l’une et l’autre.

La quatrième classe, vêtue de mordoré, est destinée pour l’âgemûr&|160;; elle est composée de tout ce qui passe trente ans.

Ou ces filles se mêlent indifféremment aux soupers des RévérendsPères, ou elles y paraissent par classe&|160;: tout dépend ducaprice des moines&|160;; mais hors des soupers, elles sont mêléesdans les deux chambres, comme tu peux en juger par celles quihabitent la nôtre.

L’instruction que j’ai à te donner, me dit Omphale, doit serenfermer sous quatre articles principaux&|160;: nous traiteronsdans le premier de ce qui concerne la maison&|160;; dans le second,nous placerons ce qui regarde la tenue des filles, leur punition,leur nourriture, etc., etc., etc.&|160;; le troisième articlet’instruira de l’arrangement des plaisirs de ces moines, de lamanière dont les filles y servent&|160;; le quatrième tedéveloppera l’histoire des réformes et des changements.

Je ne te peindrai point, Thérèse, les abords de cette affreusemaison, tu les connais aussi bien que moi&|160;; je ne te parleraique de l’intérieur&|160;; on me l’a fait voir afin que je puisse endonner l’image aux nouvelles venues, de l’éducation desquelles onme charge, et leur ôter par ce tableau toute envie de s’évader.Hier, Sévérino t’en expliqua une partie, il ne te trompa point, machère. L’église et le pavillon qui y tient forment ce qu’on appelleproprement le couvent&|160;; mais tu ignores comment est situé lecorps de logis que nous habitons, comment on y parvient&|160;; levoici. Au fond de la sacristie, derrière l’autel, est une portemasquée dans la boiserie qu’un ressort ouvre&|160;; cette porte estl’entrée d’un boyau, aussi obscur que long, des sinuosités duquelta frayeur en entrant t’empêcha, sans doute, de t’apercevoir&|160;;d’abord ce boyau descend, parce qu’il faut qu’il passe sous unfossé de trente pieds de profondeur, ensuite il remonte après lalargeur de ce fossé, et ne règne plus qu’à six pieds sous lesol&|160;; c’est ainsi qu’il arrive aux souterrains de notrepavillon, éloigné de l’autre d’environ un quart de lieue. Sixenceintes épaisses s’opposent à ce qu’il soit possible d’apercevoirce logement-ci, fût-on même monté sur le clocher de l’église&|160;;la raison de cela est simple&|160;: le pavillon est très bas, iln’a pas vingt-cinq pieds, et les enceintes composées, les unes demurailles, les autres de haies vives très serrées les unes sur lesautres, en ont chacune plus de cinquante de haut&|160;: de quelquepart qu’on observe cette partie, elle ne peut donc être prise quepour un taillis de la forêt, mais jamais pour une habitation&|160;;c’est donc, ainsi que je viens de le dire, par une trappe donnantdans les souterrains que se trouve la sortie du corridor obscurdont je t’ai donné l’idée, et duquel il est impossible que tu tesouviennes d’après l’état où tu devais être en le traversant. Cepavillon-ci, ma chère, n’a en tout que des souterrains, unplain-pied, un entresol et un premier étage&|160;; le dessus estune voûte très épaisse, garnie d’une cuvette de plomb pleine deterre, dans laquelle sont plantés des arbustes toujours verts qui,se mariant avec les haies qui nous environnent, donnent au total unair de massif encore plus réel. Les souterrains forment une grandesalle au milieu et huit cabinets autour, dont deux servent decachots aux filles qui ont mérité cette punition, et les six autresde caves&|160;; au-dessus, se trouvent la salle des soupers, lescuisines, les offices, et deux cabinets où les moines passent quandils veulent isoler leurs plaisirs et les goûter avec nous, hors desyeux de leurs confrères. Les entresols composent huit chambres,dont quatre ont un cabinet&|160;; ce sont les cellules où lesmoines couchent, et nous introduisent, quand leur lubricité nousdestine à partager leurs lits&|160;; les quatre autres chambressont celles des frères servants, dont l’un est notre geôlier, lesecond le valet des moines, le troisième le chirurgien, ayant danssa cellule tout ce qu’il faut pour des besoins pressants, et lequatrième le cuisinier&|160;; ces quatre frères sont sourds etmuets&|160;; difficilement on attendrait donc d’eux, comme tu vois,quelques consolations ou quelques secours&|160;; ils ne s’arrêtentjamais d’ailleurs avec nous, et il nous est très défendu de leurparler. Le dessus de ces entresols forme les deux sérails&|160;;ils se ressemblent parfaitement l’un et l’autre&|160;; c’est, commetu vois, une grande chambre où tiennent huit cabinets. Ainsi, tuconçois, chère fille, qu’à supposer que l’on rompît les barreaux denos croisées, et que l’on descendît par la fenêtre, on seraitencore loin de pouvoir s’évader, puisqu’il resterait à franchircinq haies vives, une forte muraille et un large fossé&|160;: cesobstacles fussent-ils même vaincus, où retomberait-on,d’ailleurs&|160;? Dans la cour du couvent qui, soigneusement ferméeelle-même, n’offrirait pas encore dès le premier moment une sortiebien sûre. Un moyen d’évasion, moins périlleux peut-être, serait,je l’avoue, de trouver dans nos souterrains la bouche du boyau quiy rend&|160;; mais comment parvenir dans ces souterrains,perpétuellement enfermées comme nous le sommes&|160;? Y fût-onmême, cette ouverture ne se trouverait pas encore, elle rend dansun coin perdu, ignoré de nous et barricadé lui-même de grilles donteux seuls ont la clef. Cependant, tous ces inconvénients setrouvassent-ils vaincus, fût-on dans le boyau, la route n’en seraitpas encore plus sûre pour nous&|160;; elle est garnie de piègesqu’eux seuls connaissent, et où se prendraient inévitablement lespersonnes qui voudraient la parcourir sans eux. Il faut doncrenoncer à l’évasion, elle est impossible, Thérèse&|160;; crois quesi elle était praticable, il y a longtemps que j’aurais fui cedétestable séjour, mais cela ne se peut. Ceux qui y sont n’ensortent jamais qu’à la mort&|160;; et de là naît cette impudence,cette cruauté, cette tyrannie dont ces scélérats usent avecnous&|160;; rien ne les embrase, rien ne leur monte l’imaginationcomme l’impunité que leur promet cette inabordable retraite&|160;;certains de n’avoir jamais pour témoins de leurs excès que lesvictimes mêmes qui les assouvissent, bien sûrs que jamais leursécarts ne seront révélés, ils les portent aux plus odieusesextrémités&|160;; délivrés du frein des lois, ayant brisé ceux dela religion, méconnaissant ceux des remords, il n’est aucuneatrocité qu’ils ne se permettent, et dans cette apathie criminelle,leurs abominables passions se trouvent d’autant plusvoluptueusement chatouillées que rien, disent-ils, ne les enflammecomme la solitude et le silence, comme la faiblesse d’une part etl’impunité de l’autre. Les moines couchent régulièrement toutes lesnuits dans ce pavillon, ils s’y rendent à cinq heures du soir, etretournent au couvent le lendemain matin sur les neuf heures,excepté un qui, tour à tour, passe ici la journée&|160;: onl’appelle le régent de garde. Nous verrons bientôt son emploi. Pourles quatre frères, ils ne bougent jamais&|160;; nous avons danschaque chambre une sonnette qui communique dans la cellule dugeôlier&|160;; la doyenne seule a le droit de la sonner, maislorsqu’elle le fait en raison de ses besoins, ou des nôtres, onaccourt à l’instant. Les pères apportent en revenant, chaque jour,eux-mêmes les provisions nécessaires, et les remettent au cuisinierqui les emploie d’après leurs ordres&|160;; il y a une fontainedans les souterrains, et des vins de toute espèce et en abondancedans les caves.

Passons au second article, ce qui tient à la tenue des filles, àleur nourriture, à leur punition, etc.

Notre nombre est toujours égal&|160;; les arrangements sont prisde manière que nous soyons toujours seize&|160;: huit dans chaquechambre&|160;; et, comme tu vois, toujours dans l’uniforme de nosclasses&|160;; la journée ne se passera pas sans qu’on te donne leshabits de celle où tu entres&|160;; nous sommes tous les jours endéshabillé de la couleur qui nous appartient&|160;; le soir, enlévite de cette même couleur, coiffées du mieux que nouspouvons&|160;; la doyenne de la chambre a sur nous tout pouvoir,lui désobéir est un crime&|160;; elle est chargée du soin de nousinspecter avant que nous ne nous rendions aux orgies, et si leschoses ne sont pas dans l’état désiré, elle est punie ainsi quenous. Les fautes que nous pouvons commettre sont de plusieurssortes. Chacune a sa punition particulière dont le tarif estaffiché dans les deux chambres&|160;; le régent de jour, celui quivient, comme je te l’expliquerai tout à l’heure, nous signifier lesordres, nommer les filles du souper, visiter nos habitations, etrecevoir les plaintes de la doyenne, ce moine, dis-je, est celuiqui distribue le soir la punition que chacune a méritée. Voicil’état de ces punitions à côté des crimes qui nous les calent.

Ne pas être levée le matin à l’heure prescrite&|160;: trentecoups de fouet (car c’est presque toujours par ce supplice que noussommes punies&|160;; il était assez simple qu’un épisode desplaisirs de ces libertins devînt leur correction de choix)&|160;;présenter ou par malentendu, ou par quelque cause que&|160;cepuisse être, une partie du corps, dans l’acte des plaisirs, au lieude celle qui est désirée&|160;: cinquante coups&|160;; être malvêtue, ou mal coiffée&|160;: vingt coups&|160;; n’avoir pas avertilorsqu’on a ses règles&|160;: soixante coups&|160;; le jour où lechirurgien a constaté votre grossesse&|160;: cent coups&|160;;négligence, impossibilité, ou refus dans les propositionsluxurieuses&|160;: deux cents coups. Et combien de fois leurinfernale méchanceté nous prend-elle en défaut sur cela, sans quenous ayons le plus léger tort&|160;! Combien de fois l’un d’euxdemande-t-il subitement ce qu’il sait bien que l’on vientd’accorder à l’autre, et ce qui ne peut se refaire tout desuite&|160;! Il n’en faut pas moins subir la correction&|160;;jamais nos remontrances, jamais nos plaintes ne sontécoutées&|160;; il faut obéir ou être corrigées. Défauts deconduite dans la chambre ou désobéissance à la doyenne&|160;:soixante coups&|160;; l’apparence des pleurs, du chagrin, desremords, l’air même du plus petit retour à la religion&|160;: deuxcents coups. Si un moine vous choisit pour goûter avec vous ladernière crise du plaisir et qu’il n’y puisse parvenir, soit qu’ily ait de sa faute, ce qui est très commun, soit qu’il y ait de lavôtre&|160;: sur-le-champ, trois cents coups. Le plus petit air derépugnance aux propositions des moines, de quelque nature quepuissent être ces propositions&|160;: deux cents coups&|160;; uneentreprise d’évasion, une révolte&|160;: neuf jours de cachot,toute nue, et trois cents coups de fouet chaque jour&|160;;cabales, mauvais conseils, mauvais propos entre soi, dès que celaest découvert&|160;: trois cents coups&|160;; projets de suicide,refus de se nourrir comme il convient&|160;: deux centscoups&|160;; manquer de respect aux moines&|160;: centquatre-vingts coups. Voilà nos seul délits, nous pouvons d’ailleursfaire tout, ce qui nous plaît, coucher ensemble, nous quereller,nous battre, nous porter aux derniers excès de l’ivrognerie et dela gourmandise, jurer, blasphémer&|160;: tout cela est égal, on nenous dit mot pour ces fautes-là&|160;; nous ne sommes tancées quepour celles que je viens de te dire, mais les doyennes peuvent nousépargner beaucoup de ces désagréments, si elles le veulent.Malheureusement, cette protection ne s’achète que par descomplaisances souvent plus fâcheuses que les peines garanties parelles&|160;; elles sont du même goût dans l’une et l’autre salle,et ce n’est qu’en leur accordant des faveurs qu’on parvient à lesenchaîner. Si on les refuse, elles multiplient sans raison la sommede vos torts, et les moines qu’on sert, en en doublant l’état, bienloin de les gronder de leur injustice, les y encouragent sanscesse&|160;; elles sont elles-mêmes soumises à toutes ces règles,et de plus très sévèrement punies, si on les soupçonne indulgentes.Ce n’est pas que ces libertins aient besoin de tout cela pour sévircontre nous, mais ils sont bien aises d’avoir des prétextes&|160;;cet air de nature prête des charmes à leur volupté, elle s’enaccroît. Nous avons chacune une petite provision de linge enentrant ici&|160;; on nous donne tout par demi-douzaine, et l’onrenouvelle chaque année, mais il faut rendre ce que nousapportons&|160;; il ne nous est pas permis d’en garder la moindrechose&|160;; les plaintes des quatre frères dont je t’ai parlé sontécoutées comme celles de la doyenne&|160;; nous sommes punies surleur simple délation&|160;; mais ils ne nous demandent rien aumoins, et il n’y a pas tant à craindre qu’avec les doyennes, trèsexigeantes et très dangereuses quand le caprice ou la vengeancedirige leurs procédés. Notre nourriture est fort bonne et toujoursen très grande abondance&|160;; s’ils ne recueillaient de là desbranches de volupté, peut-être cet article n’irait-il pas aussibien, mais comme leurs sales débauches y gagnent, ils ne négligentrien pour nous gorger de nourriture&|160;: ceux qui aiment à nousfouetter, nous ont plus dodues, plus grasses, et ceux qui, comme tedisait Jérôme hier, aiment à voir pondre la poule, sont sûrs, aumoyen d’une abondante nourriture, d’une plus grande quantitéd’œufs. En conséquence, nous sommes servies quatre fois lejour&|160;; on nous donne à déjeuner, entre neuf et dix heures,toujours une volaille au riz, des fruits crus ou des compotes, duthé, du café, ou du chocolat&|160;; à une heure on sert ledîner&|160;; chaque table de huit est servie de même&|160;: un trèsbon potage, quatre entrées, un plat de rôti et quatreentremets&|160;; du dessert en toute saison. A cinq heures etdemie, on sert le goûter&|160;: des pâtisseries ou desfruits&|160;; le souper est excellent sans doute, si c’est celuides moines&|160;; si nous n’y assistons pas, comme nous ne sommesalors que quatre par chambre, on nous sert à la fois trois plats derôti et quatre entremets&|160;; nous avons chacune par jour unebouteille de vin blanc, une de rouge, et une demi-bouteille deliqueur&|160;; celles qui ne boivent pas autant sont libres dedonner aux autres&|160;; il y en a parmi nous de très gourmandesqui boivent étonnamment, qui s’enivrent, et tout cela sans qu’ellesen soient réprimandées&|160;; il en est également à qui ces quatrerepas ne suffisent pas encore&|160;; elles n’ont qu’à sonner, onleur apporte aussitôt ce qu’elles demandent.

Les doyennes obligent à manger aux repas, et si l’on persistaità ne le vouloir point faire, par quelque motif que ce pût être, àla troisième fois, on serait sévèrement punie. Le souper des moinesest composé de trois plats de rôti, de six entrées relevées par unepièce froide et huit entremets, du fruit, trois sortes de vin, ducafé et des liqueurs. Quelquefois, nous sommes à table toutes leshuit avec eux&|160;; quelquefois ils obligent quatre de nous à lesservir, et elles soupent après&|160;; il arrive aussi de temps entemps qu’ils ne prennent que quatre filles à souper&|160;;communément alors, ce sont des classes entières&|160;; quand nous ysommes huit, il y en a toujours deux de chaque classe. Il estinutile de te dire que jamais personne au monde ne nousvisite&|160;; aucun étranger, sous quelque prétexte que ce puisseêtre, n’est introduit dans ce pavillon. Si nous tombons malades, leseul frère chirurgien nous soigne, et si nous mourons, c’est sansaucun secours religieux&|160;; on nous jette dans un desintervalles formés par les haies, et tout est dit&|160;; mais parune insigne cruauté, si la maladie devient trop grave, ou qu’on encraigne la contagion, on n’attend pas que nous soyons mortes pournous enterrer&|160;; on nous enlève et nous place où je t’ai dit,encore toute vivante&|160;; depuis dix-huit ans que je suis ici,j’ai vu plus de dix exemples de cette insigne férocité&|160;; ilsdisent à cela qu’il vaut mieux en perdre une que d’en risquerseize&|160;; que c’est d’ailleurs une perte si légère qu’une fille,si aisément réparée, qu’on y doit avoir peu de regrets.

Passons à l’arrangement des plaisirs des moines et à tout ce quitient à cette partie.

Nous nous levons ici à neuf heures précises du matin, en toutesaison&|160;; nous nous couchons plus ou moins tard, en raison dusouper des moines. Aussitôt que nous sommes levées, le régent dejour vient faire sa visite, il s’assoit dans un grand fauteuil, etlà, chacune de nous est obligée d’aller se placer devant lui lesjupes relevées du côté qu’il aime&|160;; il touche, il baise, ilexamine, et quand toutes ont rempli ce devoir, il nomme celles quidoivent être du souper&|160;; il leur prescrit l’état dans lequelil faut qu’elles soient, il prend les plaintes des mains de ladoyenne, et les punitions s’imposent. Rarement ils sortent sans unescène de luxure à laquelle nous sommes communément employées toutesles huit. La doyenne dirige ces actes libidineux, et la plusentière soumission de notre part y règne. Avant le déjeuner, ilarrive souvent qu’un des Révérends Pères fait demander dans son litune de nous&|160;; le frère geôlier apporte une carte où est le nomde celle que l’on veut&|160;; le régent du jour l’occupât-il alors,il n’a pas même le droit de la retenir, elle passe, et revientquand on la renvoie. Cette première cérémonie finie, nousdéjeunons&|160;; de ce moment jusqu’au soir, nous n’avons plus rienà faire&|160;; mais à sept heures en été, à six en hiver, on vientchercher celles qui ont été nommées&|160;; le frère geôlier lesconduit lui-même, et, après le souper, celles qui ne sont pasretenues pour la nuit reviennent au sérail. Souvent aucune nereste, ce sont de nouvelles que l’on envoie prendre pour lanuit&|160;; et on les prévient également, plusieurs heures àl’avance, du costume où il faut qu’elles se rendent&|160;;quelquefois il n’y a que la fille de garde qui couche.

– La fille de garde, interrompis-je, quel est donc ce nouvelemploi&|160;?

– Le voici, me répondit mon historienne. Tous les premiers desmois, chaque moine adopte une fille qui doit pendant cet intervallelui tenir lieu et de servante et de plastron à ses indignesdésirs&|160;; les doyennes seules sont exceptées, en raison dudevoir de leur chambre. Ils ne peuvent ni les changer dans le coursdu mois, ni leur faire faire deux mois de suite&|160;; rien n’estcruel, rien n’est dur comme les corvées de ce service, et je nesais comment tu t’y feras. Aussitôt que cinq heures du soirsonnent, la fille de garde descend près du moine qu’elle sert, etelle ne le quitte plus jusqu’au lendemain, à l’heure où il repasseau couvent. Elle le reprend dès qu’il revient&|160;; ce peud’heures s’emploie par elle à manger et à se reposer, car il fautqu’elle veille pendant les nuits qu’elle passe auprès de sonmaître&|160;; je te le répète, cette malheureuse est là pour servirde plastron à tous les caprices qui peuvent passer par la tête dece libertin&|160;: soufflets, fustigations, mauvais propos,jouissances, il faut qu’elle endure tout&|160;; elle doit êtredebout toute la nuit dans la chambre de son patron et toujoursprête à s’offrir aux passions qui peuvent agiter ce tyran&|160;;mais la plus cruelle, la plus ignominieuse de ces servitudes, estla terrible obligation où elle est de présenter sa bouche ou sagorge à l’un ou l’autre besoin de ce monstre&|160;; il ne se sertjamais d’aucun autre vase&|160;: il faut qu’elle reçoive tout, etla plus légère répugnance est aussitôt punie des tourments les plusbarbares. Dans toutes les scènes de luxure, ce sont ces filles quiaident aux plaisirs, qui les soignent, et qui approprient tout cequi a pu être souillé&|160;: un moine l’est-il en venant de jouird’une femme&|160;? c’est à la bouche de la suivante à réparer cedésordre&|160;; veut-il être excité&|160;? c’est le soin de cettemalheureuse&|160;; elle l’accompagne en tout lieu, l’habille, ledéshabille, le sert, en un mot, dans tous les instants, a toujourstort, et est toujours battue&|160;; aux soupers, sa place est, ouderrière la chaise de son maître, ou, comme un chien, à ses pieds,sous la table, ou à genoux, entre ses cuisses, l’excitant de sabouche&|160;; quelquefois elle lui sert de siège ou deflambeau&|160;; d’autres fois elles seront toutes quatre autour dela table, dans les attitudes les plus luxurieuses, mais en mêmetemps les plus gênantes. Si elles perdent l’équilibre, ellesrisquent ou de tomber sur des épines qui sont placées près de là,ou de se casser un membre, ou même de se tuer, ce qui n’est passans exemple&|160;; et pendant ce temps les scélérats seréjouissent, font débauche, s’enivrent à loisir de mets, de vins,de luxure et de cruauté.

– Ô ciel&|160;! dis-je à ma compagne en frémissant d’horreur,peut-on se porter à de tels excès&|160;! Quel enfer&|160;!

– Écoute, Thérèse, écoute, mon enfant, tu es loin de savoirencore tout, dit Omphale. L’état de grossesse, révéré dans lemonde, est une certitude de réprobation parmi ces infâmes, il nedispense ni des punitions, ni des gardes&|160;; il est au contraireun véhicule aux peines, aux humiliations, aux chagrins. Combien defois est-ce à force de coups qu’ils font avorter celles dont ils sedécident à ne pas recueillir le fruit&|160;! et s’ils lerecueillent, c’est pour en jouir&|160;: ce que je te dis ici doitte suffire pour t’engager à te préserver de cet état le pluslongtemps possible.

– Mais le peut-on&|160;?

– Sans doute, il est de certaines éponges… Mais si Antonin s’enaperçoit, on n’échappe point à son courroux&|160;; le plus sûr, estd’étouffer l’impression de la nature en démontant l’imagination, etavec de pareils scélérats, cela n’est pas difficile.

Au reste, poursuivit mon institutrice, il y a ici des attenanceset des parentés dont tu ne te doutes pas, et qu’il est bon det’expliquer, mais ceci rentrant dans le quatrième article,c’est-à-dire dans celui de nos recrues, de nos réformes et de noschangements, je vais l’entamer pour y renfermer ce petitdétail.

Tu n’ignores pas, Thérèse, que les quatre moines qui composentce couvent sont à la tête de l’ordre, sont tous quatre de famillesdistinguées, et tous quatre fort riches par eux-mêmes.Indépendamment des fonds considérables faits par l’ordre desBénédictins pour l’entretien de cette voluptueuse retraite, où tousont espoir de passer tour à tour, ceux qui y sont ajoutent encore àces fonds une partie considérable de leurs biens&|160;; ces deuxobjets réunis montent à plus de cent mille écus par an, qui neservent qu’aux recrues ou aux dépenses de la maison&|160;; ils ontdouze femmes sûres et de confiance, uniquement chargées du soin deleur amener un sujet chaque mois, entre l’âge de douze ans et celuide trente, ni au-dessous, ni au-dessus. Le sujet doit être exemptde tout défaut et doué du plus de qualités possible, maisprincipalement d’une naissance distinguée. Les enlèvements, bienpayés, et toujours faits très loin d’ici, n’entraînent aucuninconvénient&|160;; je n’en ai jamais vu résulter de plaintes.Leurs extrêmes soins les mettent à couvert de tout&|160;; ils netiennent pas absolument aux prémices&|160;; une fille déjà séduite,ou une femme mariée, leur plaît également&|160;; mais il faut quele rapt ait lieu, il faut qu’il soit constaté&|160;; cettecirconstance les irrite&|160;; ils veulent être certains que leurscrimes coûtent des pleurs&|160;; ils renverraient une fille qui serendrait à eux volontairement&|160;; si tu ne t’étaisprodigieusement défendue, s’ils n’eussent pas reconnu un fond réelde vertu dans toi, et par conséquent la certitude d’un crime, ilsne t’eussent pas gardée vingt-quatre heures. Tout ce qui est ici,Thérèse, est donc de la meilleure naissance&|160;; telle que tu mevois, chère amie, je suis la fille unique du comte de ***, enlevéeà Paris à l’âge de douze ans, et destinée à avoir cent mille écusde dot un jour&|160;; je fus ravie dans les bras de ma gouvernantequi me ramenait seule dans une voiture, d’une campagne de mon pèreà l’abbaye de Panthemont où j’étais élevée&|160;; ma gouvernantedisparut&|160;; elle était vraisemblablement gagnée&|160;; je fusamenée ici en poste. Toutes les autres sont dans le même cas. Lafille de vingt ans appartient à l’une des familles les plusdistinguées du Poitou. Celle de seize est fille du baron de ***,l’un des plus grands seigneurs de Lorraine&|160;; des comtes, desducs et des marquis sont les pères de celle de vingt-trois, decelle de douze, de celle de trente-deux&|160;; pas une enfin qui nepuisse réclamer les plus beaux titres, et pas une qui ne soittraitée avec la dernière ignominie. Mais ces malhonnêtes gens ne sesont pas contentés de ces horreurs&|160;; ils ont voulu déshonorerle sein même de leur propre famille. La jeune personne devingt-six, l’une de nos plus belles sans doute, est la fille deClément, celle de trente-six est la nièce de Jérôme.

Dès qu’une nouvelle fille est arrivée dans ce cloaque impur, dèsqu’elle y est à jamais soustraite à l’univers, on en réformeaussitôt une, et voilà, chère fille, voilà le complément de nosdouleurs&|160;; le plus cruel de nos maux est d’ignorer ce qui nousarrive, dans ces terribles et inquiétantes réformes. Il estabsolument impossible de dire ce qu’on devient en quittant ceslieux. Nous avons autant de preuves que notre solitude nous permetd’en acquérir, que les filles réformées par les moines nereparaissent jamais&|160;; eux-mêmes nous en préviennent, ils nenous cachent pas que cette retraite est notre tombeau&|160;; maisnous assassinent-ils&|160;? Juste ciel&|160;! le meurtre, le plusexécrable des crimes, serait-il donc pour eux, comme pour cecélèbre maréchal de Retz[4] , une sortede jouissance dont la cruauté, exaltant leur perfide imagination,pût plonger leurs sens dans une ivresse plus vive&|160;? Accoutumésà ne jouir que par la douleur, à ne se délecter que par destourments et par des supplices, serait-il possible qu’ilss’égarassent au point de croire qu’en redoublant, qu’en améliorantla première cause du délire, on dût inévitablement le rendre plusparfait, et qu’alors, sans principes, comme sans foi, sans mœurs,comme sans vertus, les coquins, abusant des malheurs où leurspremiers forfaits nous plongèrent, se satisfissent par des secondsqui nous arrachassent la vie&|160;? Je ne sais… Si on les interrogesur cela, ils balbutient, tantôt répondent négativement, et tantôtà l’affirmative&|160;; ce qu’il y a de sûr, c’est qu’aucune decelles qui sont sorties, quelques promesses qu’elles nous aientfaites de porter des plaintes contre ces gens-ci et de travailler ànotre élargissement, aucune, dis-je, ne nous a jamais tenu parole…Encore une fois, apaisent-ils nos plaintes, ou nous mettent-ilshors d’état d’en faire&|160;? Lorsque nous demandons à celles quiarrivent des nouvelles de celles qui nous ont quittées, elles n’ensavent jamais. Que deviennent donc ces malheureuses&|160;? Voilà cequi nous tourmente, Thérèse, voilà la fatale incertitude qui faitle malheur de nos jours. Il y a dix-huit ans que je suis dans cettemaison, voilà plus de deux cents filles que j’en vois sortir… Oùsont-elles&|160;? Pourquoi toutes ayant juré de nous servir, aucunen’a-t-elle tenu parole&|160;?

Rien au surplus ne légitime notre retraite&|160;; l’âge, lechangement des traits, rien n’y fait&|160;; le caprice est leurseule règle. Ils réformeront aujourd’hui celle qu’ils ont le pluscaressée hier&|160;; et ils garderont dix ans celles dont ils sontle plus rassasiés&|160;; telle est l’histoire de la doyenne decette salle&|160;; il y a douze ans qu’elle est dans la maison, onl’y fête encore, et j’ai vu, pour la conserver, réformer desenfants de quinze ans dont la beauté eût rendu les Grâces jalouses.Celle qui partit, il y a huit jours, n’avait pas seize ans&|160;:belle comme Vénus même, il n’y avait qu’un an qu’ils enjouissaient, mais elle devint grosse, et je te l’ai dit, Thérèse,c’est un grand tort dans cette maison. Le mois passé, ils enréformèrent une de dix-sept ans. Il y a un an, une de vingt, grossede huit mois&|160;; et dernièrement une à l’instant où elle sentaitles premières douleurs de l’enfantement. Ne t’imagine pas que laconduite y fasse quelque chose&|160;: j’en ai vu qui volaientau-devant de leurs désirs, et qui partaient au bout de sixmois&|160;; d’autres, maussades et fantasques, qu’ils gardaient ungrand nombre d’années. Il est donc inutile de prescrire à nosarrivantes un genre quelconque de conduite&|160;; la fantaisie deces monstres brise tous les freins et devient l’unique loi de leursactions.

Lorsque l’on doit être réformée, on en est prévenue le matin,jamais plus tôt, le régent de jour paraît à neuf heures comme àl’ordinaire, et il dit, je le suppose&|160;: «&|160;Omphale, lecouvent vous réforme, je viendrai vous prendre ce soir.&|160;» Puisil continue sa besogne. Mais à l’examen vous ne vous offrez plus àlui, ensuite il sort&|160;; la réformée embrasse ses compagnes,elle leur promet mille et mille fois de les servir, de porter desplaintes, d’ébruiter ce qui se passe&|160;; l’heure sonne, le moineparaît, la fille part, et l’on n’entend plus parler d’elle.Cependant le souper a lieu comme à l’ordinaire, les seulesremarques que nous ayons faites ces jours-là, c’est que les moinesarrivent rarement aux derniers épisodes du plaisir, on diraitqu’ils se ménagent, cependant ils boivent beaucoup plus,quelquefois même jusqu’à l’ivresse&|160;; ils nous renvoient debien meilleure heure, il ne reste aucune femme à coucher, et lesfilles de garde se retirent au sérail.

– Bon, bon, dis-je à ma compagne, si personne ne vous a servies,c’est que vous n’avez eu affaire qu’à des créatures faibles,intimidées, ou à des enfants qui n’ont rien osé pour vous. Je necrains point qu’on nous tue, au moins je ne le crois pas&|160;; ilest impossible que des êtres raisonnables puissent porter le crimeà ce point… Je sais bien que… Après ce que j’ai vu, peut-être nedevrais-je pas justifier les hommes comme je le fais, mais il estimpossible, ma chère, qu’ils puissent exécuter des horreurs dontl’idée même n’est pas concevable. Oh&|160;! chère compagne,poursuivis-je avec chaleur, veux-tu la faire avec moi, cettepromesse à laquelle je jure de ne pas manquer&|160;? Leveux-tu&|160;?

– Oui.

– Eh bien&|160;! je te jure sur tout ce que j’ai de plus sacré,sur le Dieu qui m’anime et que j’adore uniquement, je te protesteou de mourir à la peine, ou de détruire ces infamies&|160;; m’enpromets-tu autant&|160;?

– En doutes-tu&|160;? me répondit Omphale, mais sois certaine del’inutilité de ces promesses&|160;; de plus irritées que toi, deplus fermes, de mieux étayées, de parfaites amies, en un mot, quiauraient donné leur sang pour nous, ont manqué aux mêmesserments&|160;; permets donc, chère Thérèse, permets à ma cruelleexpérience de regarder les nôtres comme vains, et de n’y pascompter davantage.

– Et les moines, dis-je à ma compagne, varient-ils aussi, envient-il souvent de nouveaux&|160;?

– Non, me répondit-elle, il y a dix ans qu’Antonin estici&|160;; dix-huit que Clément y demeure&|160;; Jérôme y estdepuis trente ans, et Sévérino depuis vingt-cinq. Ce supérieur, néen Italie, est proche parent du pape, avec lequel il est fort bien,ce n’est que depuis lui que les prétendus miracles de la Viergeassurent la réputation du couvent et empêchent les médisantsd’observer de trop près ce qui se passe ici&|160;; mais la maisonétait montée comme tu la vois, quand il y arriva&|160;; il y a plusde cent ans qu’elle subsiste sur le même pied et que tous lessupérieurs qui y sont venus y ont conservé un ordre si avantageuxpour leurs plaisirs. Sévérino, l’homme le plus libertin de sonsiècle, ne s’y est fait placer que pour mener une vie analogue àses goûts. Son intention est de maintenir les privilèges secrets decette abbaye aussi longtemps qu’il le pourra. Nous sommes dudiocèse d’Auxerre, mais que l’évêque soit instruit ou non, jamaisnous ne le voyons paraître, jamais il ne met les pieds au couvent.En général, il vient très peu de monde ici, excepté vers le tempsde la fête, qui est celle de la Notre-Dame d’août&|160;; il neparaît pas, à ce que nous disent les moines, dix personnes par andans cette maison&|160;; cependant il est vraisemblable que,lorsque quelques étrangers s’y présentent, le supérieur a soin deles bien recevoir&|160;; il en impose par des apparences dereligion et d’austérité, on s’en retourne content, on fait l’élogedu monastère, et l’impunité de ces scélérats s’établit ainsi sur labonne foi du peuple et sur la crédulité des dévots.

Omphale finissait à peine son instruction, que neuf heuressonnèrent&|160;; la doyenne nous appela bien vite, le régent dejour parut en effet. C’était Antonin, nous nous rangeâmes en haiesuivant l’usage. Il jeta un léger coup d’œil sur l’ensemble, nouscompta, puis s’assit&|160;; alors nous allâmes l’une après l’autrerelever nos jupes devant lui, d’un côté jusqu’au-dessus du nombril,de l’autre jusqu’au milieu des reins. Antonin reçut cet hommageavec l’indifférence de la satiété, il ne s’en émut pas&|160;; puis,en me regardant, il me demanda comment je me trouvais del’aventure&|160;! Ne me voyant répondre que par deslarmes&|160;:

– Elle s’y fera, dit-il en riant il n’y a pas maison en Franceoù l’on forme mieux les filles que dans celle-ci.

Il prit la liste des coupables des mains de la doyenne, puiss’adressant encore à moi, il me fit frémir&|160;; chaque geste,chaque mouvement qui paraissait devoir me soumettre à ceslibertins, était pour moi comme l’arrêt de la mort. Antoninm’ordonne de m’asseoir sur le bord d’un lit, et dans cetteattitude, il dit à la doyenne de venir découvrir ma gorge etrelever mes jupes jusqu’au bas de mon sein&|160;; lui-même placemes jambes dans le plus grand écartement possible, il s’assoit enface de cette perspective, une de mes compagnes vient se poser surmoi dans la même attitude, en sorte que c’est l’autel de lagénération qui s’offre à Antonin au lieu de mon visage, et que s’iljouit, il aura ces attraits à hauteur de sa bouche. Une troisièmefille, à genoux devant lui, vient l’exciter de la main, et unequatrième, entièrement nue, lui montre avec les doigts sur moncorps, où il doit frapper. Insensiblement cette fille-ci m’excitemoi-même, et ce qu’elle me fait, Antonin, de chacune de ses mains,le fait également à droite et à gauche à deux autres filles. Onn’imagine pas les mauvais propos, les discours obscènes parlesquels ce débauché s’excite&|160;; il est enfin dans l’état qu’ildésire, on le conduit à moi. Mais tout le suit, tout cherche àl’enflammer pendant qu’il va jouir, découvrant bien à nu toutes sesparties postérieures. Omphale, qui s’en empare, n’omet rien pourles irriter&|160;: frottements, baisers, pollutions, elle emploietout&|160;; Antonio en feu se précipite sur moi…

– Je veux qu’elle soit grosse de cette fois-ci, dit-il enfureur.

Ces égarements déterminent le physique. Antonin, dont l’usageétait de faire des cris terribles dans ce dernier instant de sonivresse, en pousse d’épouvantables&|160;; tout l’entoure, tout lesert, tout travaille à doubler son extase, et le libertin y arriveau milieu des épisodes les plus bizarres de la luxure et de ladépravation.

Ces sortes de groupes s’exécutaient souvent&|160;; il était derègle que quand un moine jouissait de telle façon que ce pût être,toutes les filles l’entourassent alors, afin d’embraser ses sens detoutes parts, et que la volupté pût, s’il est permis de s’exprimerainsi, pénétrer plus sûrement en lui par chacun de ses pores.

Antonin sortit, on apporta le déjeuner&|160;; mes compagnes meforcèrent à manger, je le fis pour leur plaire. A peine avions-nousfini que le supérieur entra&|160;: nous voyant encore à table, ilnous dispensa des cérémonies qui devaient être pour lui les mêmesque celles que nous venions d’exécuter pour Antonin.

– Il faut bien penser à la vêtir, dit-il en me regardant.

En même temps, il ouvre une armoire et jette sur mon litplusieurs vêtements de la couleur annexée à ma classe et quelquespaquets de linges.

– Essayez tout cela, me dit-il, et rendez-moi ce qui vousappartient.

J’exécute, mais, me doutant du fait, j’avais prudemment ôté monargent pendant la nuit et l’avais caché dans mes cheveux. A chaquevêtement que j’enlève, les yeux ardents de Sévérino se portent surl’attrait découvert, ses mains s’y promènent aussitôt. Enfin, àmoitié nue, le moine me saisit, il me met dans l’attitude utile àses plaisirs, c’est-à-dire dans la position absolument contraire àcelle ou vient de me mettre Antonin&|160;; je veux lui demandergrâce, mais voyant déjà la fureur dans ses yeux, je crois que leplus sûr est l’obéissance&|160;; je me place, on l’environne, il nevoit plus autour de lui que cet autel obscène qui le délecte&|160;;ses mains le pressent, sa bouche s’y colle, ses regards ledévorent… il est au comble du plaisir.

Si vous le trouvez bon, madame, dit la belle Thérèse, je vais meborner à vous expliquer ici l’histoire abrégée du premier mois queje passai dans ce couvent, c’est-à-dire les principales anecdotesde cet intervalle&|160;; le reste serait une répétition&|160;; lamonotonie de ce séjour en jetterait sur mes récits, et je dois,immédiatement après, passer, ce me semble, à l’événement qui mesortit enfin de ce cloaque impur.

Je n’étais pas du souper ce premier jour, on m’avait simplementnommée pour aller passer la nuit avec dom Clément&|160;; je merendis, suivant l’usage, dans sa cellule quelques instants avantqu’il n’y dût rentrer, le frère geôlier m’y conduisit et m’yenferma.

Il arrive, aussi échauffé de vin que de luxure, suivi de lafille de vingt-six ans qui se trouvait pour lors de garde auprès delui&|160;; instruite de ce que j’avais à faire, je me mets à genouxdès que je l’entends. Il vient à moi, me considère dans cettehumiliation, puis m’ordonne de me relever et de le baiser sur labouche&|160;; il savoure ce baiser plusieurs minutes et lui donnetoute l’expression…, toute l’étendue qu’il est possible d’yconcevoir. Pendant ce temps, Armande (c’était le nom de celle quile servait) me déshabillait en détail&|160;; quand la partie desreins, en bas, par laquelle elle avait commencé, est à découvert,elle se presse de me retourner et d’exposer à son oncle le côtéchéri de ses goûts. Clément l’examine, il le touche, puis,s’asseyant dans un fauteuil, il m’ordonne de venir le lui fairebaiser&|160;; Armande est à ses genoux, elle l’excite avec sabouche, Clément place la sienne au sanctuaire du temple que je luioffre, et sa langue s’égare dans le sentier qu’on trouve aucentre&|160;; ses mains pressaient les mêmes autels chez Armande,mais comme les vêtements que cette fille avait encorel’embarrassaient, il lui ordonne de les quitter, ce qui fut bientôtfait, et cette docile créature vint reprendre près de son oncle uneattitude par laquelle, ne l’excitant plus qu’avec la main, elle setrouvait plus à la portée de celle de Clément. Le moine impur,toujours occupé de même avec moi, m’ordonne alors de donner dans sabouche le cours le plus libre aux vents dont pouvaient êtreaffectées mes entrailles&|160;; cette fantaisie me parutrévoltante, mais j’étais encore loin de connaître toutes lesirrégularités de la débauche&|160;: j’obéis et me ressens bientôtde l’effet de cette intempérance. Le moine, mieux excité, devientplus ardent, il mord subitement en six endroits les globes de chairque je lui présente&|160;; je fais un cri et saute en avant, il selève, s’avance à moi, la colère dans les yeux, et me demande si jesais ce que j’ai risqué en le dérangeant&|160;: je lui fais milleexcuses, il me saisit par mon corset encore sur ma poitrine, etl’arrache ainsi que ma chemise en moins de temps que je n’en mets àvous le dire… Il empoigne ma gorge avec férocité, et l’invective enla comprimant&|160;; Armande le déshabille, et nous voilà tous lestrois nus. Un instant, Armande l’occupe&|160;; il lui applique desa main des claques furieuses&|160;; il la baise à la bouche, illui mordille la langue et les lèvres, elle crie&|160;; quelquefoisla douleur arrache des yeux de cette fille des larmesinvolontaires&|160;; il la fait monter sur une chaise et exiged’elle ce même épisode qu’il a désiré avec moi. Armande ysatisfait, je l’excite d’une main&|160;; pendant cette luxure, jele fouette légèrement de l’autre, il mord également Armande, maiselle se contient et n’ose bouger. Les dents de ce monstre se sontpourtant imprimées dans les chairs de cette belle fille. On les yvoit en plusieurs endroits&|160;; se retournant ensuitebrusquement&|160;:

– Thérèse, me dit-il, vous allez cruellement souffrir (iln’avait pas besoin de le dire, ses yeux ne l’annonçaient quetrop)&|160;; vous serez fustigée partout, me dit-il, je n’excepterien.

Et en disant cela, il avait repris ma gorge qu’il maniait avecbrutalité&|160;; il en froissait les extrémités du bout de sesdoigts et m’occasionnait des douleurs très vives&|160;; je n’osaisrien dire de peur de l’irriter encore plus, mais la sueur couvraitmon front, et mes yeux malgré moi se remplissaient de pleurs. Il meretourne, me fait agenouiller sur le bord d’une chaise, dont mesmains doivent tenir le dossier, sans se déranger une minute, sousles peines les plus graves&|160;; me voyant enfin là, bien à saportée, il ordonne à Armande de lui apporter des verges, elle luien présente une poignée mince et longue&|160;; Clément les saisit,et me recommandant de ne pas bouger, il débute par une vingtaine decoups sur mes épaules et sur le haut de mes reins&|160;; il mequitte un instant, revient prendre Armande et la place à six piedsde moi, également à genoux, sur le bord d’une chaise. Il nousdéclare qu’il va nous fouetter toutes deux ensemble, et que lapremière des deux qui lâchera la chaise, poussera un cri, ouversera une larme sera sur-le-champ soumise par lui à tel suppliceque bon lui semblera. Il donne à Armande le même nombre de coupsqu’il vient de m’appliquer, et positivement sur les mêmesendroits&|160;; il me reprend, il baise tout ce qu’il vient demolester, et levant ses verges&|160;:

– Tiens-toi bien, coquine, me dit-il, tu vas être traitée commela dernière des misérables.

Je reçois à ces mots cinquante coups, mais qui ne prennent quedepuis le milieu des épaules jusqu’à la chute des reinsexclusivement. Il vole à ma camarade et la traite de même&|160;;nous ne prononcions pas une parole&|160;; on n’entendait quequelques gémissements sourds et contenus, et nous avions assez deforce pour retenir nos larmes. A quelque point que fussentenflammées les passions du moine, on n’en apercevait pourtant aucunsigne encore&|160;; par intervalles, il s’excitait fortement sansque rien se levât. En se rapprochant de moi, il considère quelquesminutes ces deux globes de chair encore intacte et qui allaient àleur tour endurer le supplice&|160;; il les manie, il ne peuts’empêcher de les entrouvrir, de les chatouiller, de les baisermille fois encore.

– Allons, dit-il, du courage…

Une grêle de coups tombe à l’instant sur ces masses et lesmeurtrit jusqu’aux cuisses. Extrêmement animé des bonds, deshaut-le-corps, des grincements, des contorsions que la douleurm’arrache, les examinant, les saisissant avec délices, il vient enexprimer, sur ma bouche qu’il baisa avec ardeur, les sensationsdont il est agité…

– Cette fille me plaît, s’écrie-t-il, je n’en ai jamais fustigéequi m’ait autant donné de plaisir&|160;!

Et il retourne à sa nièce, qu’il traite avec la même barbarie.Il restait la partie inférieure, depuis le haut des cuissesjusqu’aux mollets, et sur l’une et l’autre il frappe avec la mêmeardeur.

– Allons&|160;! dit-il encore, en me retournant, changeons demain et visitons ceci.

Il me donne une vingtaine de coups, depuis le milieu du ventrejusqu’au bas des cuisses, puis, me les faisant écarter, il frapparudement dans l’intérieur de l’antre que je lui ouvrais par monattitude.

– Voilà, dit-il, l’oiseau que je veux plumer.

Quelques cinglons ayant, par les précautions qu’il prenait,pénétré fort avant, je ne pus retenir mes cris.

– Ah&|160;! ah&|160;! dit le scélérat, j’ai trouvé l’endroitsensible&|160;; bientôt, bientôt, nous le visiterons un peumieux.

Cependant sa nièce est mise dans la même posture et traitée dela même manière&|160;; il l’atteint également sur les endroits lesplus délicats du corps d’une femme&|160;; mais soit habitude, soitcourage, soit la crainte d’encourir de plus rudes traitements, ellea la force de se contenir, et l’on n’aperçoit d’elle que desfrémissements et quelques contorsions involontaires. Il y avaitpourtant un peu de changement dans l’état physique de ce libertin,et quoique les choses eussent encore bien peu de consistance, àforce de secousses elles en annonçaient incessamment.

– Mettez-vous à genoux, me dit le moine, je vais vous fouettersur la gorge.

– Sur la gorge, mon père&|160;!

– Oui, sur ces deux masses lubriques qui ne m’excitèrent jamaisque pour cet usage.

Et il les serrait, il les comprimait violemment en disantcela.

– Oh&|160;! mon père&|160;! cette partie est si délicate, vousme ferez mourir.

– Que m’importe, pourvu que je me satisfasse&|160;?

Et il m’applique cinq ou six coups qu’heureusement je pare demes mains. Voyant cela, il les lie derrière mon dos&|160;; je n’aiplus que les mouvements de ma physionomie et mes larmes pourimplorer ma grâce, car il m’avait durement ordonné de me taire. Jetâche donc de l’attendrir… mais en vain. Il appuie fortement unedouzaine de coups sur mes deux seins que rien ne garantitplus&|160;; d’affreux cinglons s’impriment aussitôt en traits desang&|160;; la douleur m’arrachait des larmes qui retombaient surles vestiges de la rage de ce monstre, et les rendaient, disait-il,mille fois plus intéressants encore… Il les baisait, il lesdévorait, et revenait de temps en temps à ma bouche, à mes yeuxinondés de pleurs, qu’il suçait de même avec lubricité.

Armande se place, ses mains se lient, elle offre un seind’albâtre et de la plus belle rondeur&|160;; Clément fait semblantde le baiser, mais c’est pour le mordre… Il frappe enfin, et cesbelles chairs si blanches, si potelées, ne présentent bientôt plusaux yeux de leur bourreau que des meurtrissures et des traces desang.

– Un instant, dit le moine avec fureur, je veux fustiger à lafois le plus beau des derrières et le plus doux des seins.

Il me laisse à genoux, et plaçant Armande sur moi, il lui faitécarter les jambes, en telle sorte que ma bouche se trouve àhauteur de son bas-ventre, et ma gorge entre ses cuisses, au bas deson derrière. Par ce moyen, le moine a ce qu’il veut à sa portée,il a sous le même point de vue les fesses d’Armande et mestétons&|160;; il frappe l’un et l’autre avec acharnement, mais macompagne, pour m’épargner des coups qui deviennent bien plusdangereux pour moi que pour elle, a la complaisance de se baisseret de me garantir ainsi, en recevant elle-même des cinglons quim’eussent inévitablement blessée. Clément s’aperçoit de la ruse, ildérange l’attitude.

– Elle n’y gagnera rien, dit-il en colère, et si je veux bienépargner cette partie-là aujourd’hui, ce ne sera que pour enmolester une autre pour le moins aussi délicate.

En me relevant, je vis alors que tant d’infamies n’étaient pasfaites en vain&|160;: le débauché se trouvait dans le plus brillantétat&|160;; il n’en est que plus furieux&|160;; il change d’arme,il ouvre une armoire où se trouvent plusieurs martinets, il en sortun à pointes de fer, qui me fait frémir.

– Tiens, Thérèse, me dit-il en me le montrant, vois comme il estdélicieux de fouetter avec cela… Tu le sentiras… tu le sentiras,friponne, mais pour l’instant je veux bien n’employer quecelui-ci…

Il était de cordelettes nouées à douze branches&|160;; au bas dechaque, était un nœud plus fort que les autres et de la grosseurd’un noyau de prune.

– Allons, la cavalcade&|160;!… la cavalcade&|160;! dit-il à sanièce.

Celle-ci, qui savait de quoi il était question, se met tout desuite à quatre pattes, les reins élevés le plus possible, en medisant de l’imiter&|160;; je le fais. Clément se met à cheval surmes reins, sa tête du côté de ma croupe&|160;; Armande, la sienneprésentée, se trouve en face de lui&|160;: le scélérat, nous voyantalors toutes les deux bien à sa portée, nous lance des coupsfurieux sur les charmes que nous lui offrons&|160;; mais comme, parcette posture, nous ouvrons dans le plus grand écart possible cettedélicate partie qui distingue notre sexe de celui des hommes, lebarbare y dirige ses coups, les branches longues et flexibles dufouet dont il se sert, pénétrant dans l’intérieur avec bien plus defacilité que les brins de verges, y laissent des traces profondesde sa rage&|160;; tantôt il frappe sur l’une, tantôt ses coups selancent sur l’autre&|160;: aussi bon cavalier que fustigateurintrépide, il change plusieurs fois de monture&|160;; nous sommesexcédées, et les titillations de la douleur sont d’une telleviolence qu’il n’est presque plus possible de les supporter.

– Levez-vous&|160;! nous dit-il alors en reprenant des verges,oui, levez-vous et craignez-moi.

Ses yeux étincellent, il écume. Également menacées sur tout lecorps, nous l’évitons…, nous courons comme des égarées dans toutesles parties de la chambre, il nous suit, frappant indifféremment etsur l’une et sur l’autre&|160;; le scélérat nous met en sang&|160;;il nous rencogne à la fin toutes deux dans la ruelle du lit. Lescoups redoublent&|160;: la malheureuse Armande en reçoit un sur lesein qui la fait chanceler&|160;; cette dernière horreur déterminel’extase, et pendant que mon dos en reçoit les effets cruels, mesreins s’inondent des preuves d’un délire dont les résultats sont sidangereux.

– Couchons-nous, me dit enfin Clément&|160;; en voilà peut-êtretrop pour toi, Thérèse, et certainement pas assez pour moi&|160;;on ne se lasse point de cette manie, quoiqu’elle ne soit qu’unetrès imparfaite image de ce qu’on voudrait réellement faire.Ah&|160;! chère fille, tu ne sais pas jusqu’où nous entraîne cettedépravation, l’ivresse où elle nous jette, la commotion violentequi résulte, dans le fluide électrique, de l’irritation produitepar la douleur sur l’objet qui sert nos passions&|160;; comme onest chatouillé de ses maux&|160;! Le désir de les accroître…, voilàl’écueil de cette fantaisie, je le sais, mais cet écueil est-il àcraindre pour qui se moque de tout&|160;?

Quoique l’esprit de Clément fût encore dans l’enthousiasme,voyant néanmoins ses sens plus calmes, j’osai, répondant à ce qu’ilvenait de dire, lui reprocher la dépravation de ses goûts&|160;; etla manière dont ce libertin les justifia mérite, ce me semble, detrouver place dans les aveux que vous exigez de moi.

– La chose du monde la plus ridicule sans doute, ma chèreThérèse, me dit Clément, est de vouloir disputer sur les goûts del’homme, les contrarier, les blâmer ou les punir, s’ils ne sont pasconformes soit aux lois du pays qu’on habite, soit aux conventionssociales. Eh quoi&|160;! les hommes ne comprendront jamais qu’iln’est aucune sorte de goûts, quelque bizarres, quelque criminelsmême qu’on puisse les supposer, qui ne dépende de la sorted’organisation que nous avons reçue de la nature&|160;! Cela posé,je le demande, de quel droit un homme osera-t-il exiger d’un autreou de réformer ses goûts, ou de les modeler sur l’ordresocial&|160;? De quel droit même les lois, qui ne sont faites quepour le bonheur de l’homme, oseront-elles sévir contre celui qui nepeut se corriger, ou qui n’y parviendrait qu’aux dépens de cebonheur que doivent lui conserver les lois&|160;? Mais désirât-onmême de changer de goûts, le peut-on&|160;? Est-il en nous de nousrefaire&|160;? Pouvons-nous devenir autres que nous sommes&|160;?L’exigeriez-vous d’un homme contrefait, et cette inconformité denos goûts est-elle autre chose au moral que ne l’est au physiquel’imperfection de l’homme contrefait&|160;?

Entrons dans quelques détails, j’y consens&|160;; l’esprit queje te reconnais, Thérèse, te met à portée de les entendre. Deuxirrégularités, je le vois, t’ont déjà frappée parmi nous&|160;: tut’étonnes de la sensation piquante éprouvée par quelques-uns de nosconfrères pour des choses vulgairement reconnues pour fétides ouimpures, et tu te surprends de même que nos facultés voluptueusespuissent être ébranlées par des actions qui, selon toi, ne portentque l’emblème de la férocité. Analysons l’un et l’autre de cesgoûts, et tâchons, s’il se peut, de te convaincre qu’il n’est rienau monde de plus simple que les plaisirs qui en résultent.

Il est, prétends-tu, singulier que des choses sales etcrapuleuses puissent produire dans nos sens l’irritationessentielle au complément de leur délire&|160;; mais avant que des’étonner de cela, il faudrait sentir, chère Thérèse, que lesobjets n’ont de prix à nos yeux que celui qu’y met notreimagination&|160;; il est donc très possible, d’après cette véritéconstante, que non seulement les choses les plus bizarres, maismême les plus viles et les plus affreuses, puissent nous affectertrès sensiblement. L’imagination de l’homme est une faculté de sonesprit où vont, par l’organe des sens, se peindre, se modifier lesobjets, et se former ensuite ses pensées, en raison du premieraperçu de ces objets. Mais cette imagination, résultative elle-mêmede l’espèce d’organisation dont est doué l’homme, n’adopte lesobjets reçus que de telle ou telle manière, et ne crée ensuite lespensées que d’après les effets produits par le choc des objetsaperçus&|160;: qu’une comparaison facilite à tes yeux ce quej’expose. N’as-tu pas vu, Thérèse, des miroirs de formesdifférentes&|160;? Quelques-uns qui diminuent les objets, d’autresqui les grossissent&|160;; ceux-ci qui les rendent affreux, ceux-làqui leur prêtent des charmes&|160;? T’imagines-tu maintenant que sichacune de ces glaces unissait la faculté créatrice à la facultéobjective, elle ne donnerait pas, du même homme qui se seraitregardé dans elle, un portrait tout à fait différent&|160;? et ceportrait ne serait-il pas en raison de la manière dont elle auraitperçu l’objet&|160;? Si aux deux facultés que nous venons de prêterà cette glace, elle joignait maintenant celle de la sensibilité,n’aurait-elle pas pour cet homme, vu par elle de telle ou tellemanière, l’espèce de sentiment qu’il lui serait possible deconcevoir pour la sorte d’être qu’elle aurait aperçu&|160;? Laglace qui l’aurait vu beau, l’aimerait&|160;; celle qui l’aurait vuaffreux, le haïrait&|160;; et ce serait pourtant toujours le mêmeindividu.

Telle est l’imagination de l’homme, Thérèse&|160;; le même objets’y représente sous autant de formes qu’elle a de différents modes,et d’après l’effet reçu de cette imagination par l’objet, quelqu’il soit, elle se détermine à l’aimer ou à le haïr. Si le choc del’objet aperçu la frappe d’une manière agréable, elle l’aime, ellele préfère, bien que cet objet n’ait en lui aucun agrémentréel&|160;; et si cet objet, quoique d’un prix certain aux yeuxd’un autre, n’a frappé l’imagination dont il s’agit que d’unemanière désagréable, elle s’en éloignera, parce qu’aucun de nossentiments ne se forme, ne se réalise qu’en raison du produit desdifférents objets sur l’imagination. Rien d’étonnant, d’après cela,que ce qui plaît vivement aux uns puisse déplaire aux autres, et,réversiblement, que la chose la plus extraordinaire trouve pourtantdes sectateurs… L’homme contrefait trouve aussi des miroirs qui lerendent beau.

Or, si nous avouons que la jouissance des sens soit toujoursdépendante de l’imagination, toujours réglée par l’imagination, ilne faudra plus s’étonner des variations nombreuses quel’imagination suggérera dans ces jouissances, de la multitudeinfinie de goûts et de passions différentes qu’enfanteront lesdifférents écarts de cette imagination. Ces goûts, quoiqueluxurieux, ne devront pas frapper davantage que ceux d’un genresimple&|160;; il n’y a aucune raison pour trouver une fantaisie detable moins extraordinaire qu’une fantaisie de lit&|160;; et dansl’un ou l’autre genre, il n’est pas plus étonnant d’idolâtrer unechose que le commun des hommes trouve détestable, qu’il ne l’estd’en aimer une généralement reconnue pour bonne. L’unanimité prouvede la conformité dans les organes, mais rien en faveur de la choseaimée. Les trois quarts de l’univers peuvent trouver délicieusel’odeur d’une rose, sans que cela puisse servir de preuve, ni pourcondamner le quart qui pourrait la trouver mauvaise, ni pourdémontrer que cette odeur soit véritablement agréable.

Si donc il existe des êtres dans le monde dont les goûtschoquent tous les préjugés admis, non seulement il ne faut points’étonner d’eux, non seulement il ne faut ni les sermonner, ni lespunir&|160;; mais il faut les servir, les contenter, anéantir tousles freins qui les gênent, et leur donner, si vous voulez êtrejuste, tous les moyens de se satisfaire sans risque&|160;; parcequ’il n’a pas plus dépendu d’eux d’avoir ce goût bizarre, qu’il n’adépendu de vous d’être spirituel ou bête, d’être bien fait oud’être bossu. C’est dans le sein de la mère que se fabriquent lesorganes qui doivent nous rendre susceptibles de telle ou tellefantaisie&|160;; les premiers objets présentés, les premiersdiscours entendus achèvent de déterminer le ressort&|160;; lesgoûts se forment, et rien au monde ne peut plus les détruire.L’éducation a beau faire, elle ne change plus rien, et celui quidoit être un scélérat le devient tout aussi sûrement, quelque bonneque soit l’éducation qui lui a été donnée, que vole sûrement à lavertu celui dont les organes se trouvent disposés au bien, quoiquel’instituteur l’ait manqué. Tous deux ont agi d’après leurorganisation, d’après les impressions qu’ils avaient reçues de lanature, et l’un n’est pas plus digne de punition que l’autre nel’est de récompense.

Ce qu’il y a de bien singulier, c’est que tant qu’il n’estquestion que de choses futiles, nous ne nous étonnons pas de ladifférence des goûts&|160;; mais sitôt qu’il s’agit de la luxure,voilà tout en rumeur&|160;; les femmes toujours surveillantes àleurs droits, les femmes que leur faiblesse et leur peu de valeurengagent à ne rien perdre, frémissent à chaque instant qu’on neleur enlève quelque chose, et si malheureusement on met en usagedans la jouissance des procédés qui choquent leur culte, voilà descrimes dignes de l’échafaud. Et cependant quelle injustice&|160;!Le plaisir des sens doit-il donc rendre un homme meilleur que lesautres plaisirs de la vie&|160;? Le temple de la génération, en unmot, doit-il mieux fixer nos penchants, plus sûrement éveiller nosdésirs, que la partie du corps ou la plus contraire, ou la pluséloignée de lui, que l’émanation de ce corps ou la plus fétide, oula plus dégoûtante&|160;? Il ne doit pas, ce me semble, paraîtreplus étonnant de voir un homme porter la singularité dans lesplaisirs du libertinage, qu’il ne doit l’être de la lui voiremployer dans les autres fonctions de la vie&|160;! Encore unefois, dans l’un et l’autre cas, sa singularité est le résultat deses organes&|160;: est-ce sa faute si ce qui vous affecte est nulpour lui, ou s’il n’est ému que de ce qui vous répugne&|160;? Quelest l’homme qui ne réformerait pas à l’instant ses goûts, sesaffections, ses penchants sur le plan général, et qui n’aimeraitpas mieux être comme tout le monde, que de se singulariser, s’il enétait le maître&|160;? Il y a l’intolérance la plus stupide et laplus barbare à vouloir sévir contre un tel homme&|160;; il n’estpas plus coupable envers la société, quels que soient seségarements, que ne l’est, comme je viens de le dire, celui quiserait venu au monde borgne ou boiteux. Et il est aussi injuste depunir ou de se moquer de celui-ci qu’il le serait d’affligerl’autre ou de le persifler. L’homme doué de goûts singuliers est unmalade&|160;; c’est, si vous le voulez, une femme à vapeurshystériques. Nous est-il jamais venu dans l’idée de punir ou decontrarier l’un ou l’autre&|160;? Soyons également justes pourl’homme dont les caprices nous surprennent&|160;; parfaitementsemblable au malade ou à la vaporeuse, il est comme eux à plaindreet non pas à blâmer. Telle est au moral l’excuse des gens dont ils’agit&|160;; on la trouverait au physique avec la même facilitésans doute, et quand l’anatomie sera perfectionnée, on démontrerafacilement, par elle, le rapport de l’organisation de l’homme auxgoûts qui l’auront affecté. Pédants, bourreaux, guichetiers,législateurs, racaille tonsurée, que ferez-vous quand nous enserons là&|160;? Que deviendront vos lois, votre morale, votrereligion, vos potences, votre paradis, vos dieux, votre enfer,quand il sera démontré que tel ou tel cours de liqueurs, tellesorte de fibres, tel degré d’âcreté dans le sang ou dans lesesprits animaux suffisent à faire d’un homme l’objet de vos peinesou de vos récompenses&|160;? Poursuivons&|160;: les goûts cruelst’étonnent&|160;?

Quel est l’objet de l’homme qui jouit&|160;? N’est-il pas dedonner à ses sens toute l’irritation dont ils sont susceptibles,afin d’arriver mieux et plus chaudement, au moyen de cela, à ladernière crise… crise précieuse qui caractérise la jouissance debonne ou mauvaise, en raison du plus ou du moins d’activité donts’est trouvée cette crise&|160;? Or, n’est-ce pas un sophismeinsoutenable que d’oser dire qu’il est nécessaire pour l’améliorerqu’elle soit partagée de la femme&|160;? N’est-il donc pas visibleque la femme ne peut rien partager avec nous sans nous prendre, etque tout ce qu’elle dérobe doit nécessairement être à nosdépens&|160;? Et de quelle nécessité est-il donc, je le demande,qu’une femme jouisse quand nous jouissons&|160;? Y a-t-il dans ceprocédé un autre sentiment que l’orgueil qui puisse êtreflatté&|160;? et ne retrouvez-vous pas d’une manière bien pluspiquante la sensation de ce sentiment orgueilleux, en contraignantau contraire avec dureté cette femme à cesser de jouir, afin devous faire jouir seul, afin que rien ne l’empêche de s’occuper devotre jouissance&|160;? La tyrannie ne flatte-t-elle pas l’orgueild’une manière bien plus vive que la bienfaisance&|160;? Celui quiimpose, en un mot, n’est-il pas le maître bien plus sûrement quecelui qui partage&|160;? Mais comment put-il venir dans la têted’un homme raisonnable que la délicatesse eût quelque prix enjouissance&|160;? Il est absurde de vouloir soutenir qu’elle y soitnécessaire&|160;; elle n’ajoute jamais rien au plaisir dessens&|160;: je dis plus, elle y nuit&|160;; c’est une chose trèsdifférente que d’aimer ou que de jouir&|160;; la preuve en estqu’on aime tous les jours sans jouir, et qu’on jouit encore plussouvent sans aimer. Tout ce qu’on mêle de délicatesse dans lesvoluptés dont il s’agit ne peut être donné à la jouissance de lafemme qu’aux dépens de celle de l’homme, et tant que celui-cis’occupe de faire jouir, assurément il ne jouit pas, ou sajouissance n’est plus qu’intellectuelle, c’est-à-dire chimérique etbien inférieure à celle des sens. Non, Thérèse, non, je ne cesseraide le répéter, il est parfaitement inutile qu’une jouissance soitpartagée pour être vive&|160;; et pour rendre cette sorte deplaisir aussi piquant qu’il est susceptible de l’être, il est aucontraire très essentiel que l’homme ne jouisse qu’aux dépens de lafemme, qu’il prenne d’elle (quelque sensation qu’elle en éprouve)tout ce qui peut donner de l’accroissement à la volupté dont ilveut jouir, sans le plus léger égard aux effets qui peuvent enrésulter pour la femme, car ces égards le troubleront&|160;: ou ilvoudra que la femme partage, alors il ne jouit plus, ou il craindraqu’elle ne souffre, et le voilà dérangé. Si l’égoïsme est lapremière loi de la nature, c’est bien sûrement plus qu’ailleursdans les plaisirs de la lubricité que cette céleste mère désirequ’il soit notre seul mobile. C’est un très petit malheur que, pourl’accroissement de la volupté de l’homme, il lui faille ou négligerou troubler celle de la femme&|160;; car si ce trouble lui faitgagner quelque chose, ce que perd l’objet qui le sert ne le toucheen rien&|160;; il doit lui être indifférent que cet objet soitheureux ou malheureux, pourvu que lui soit délecté&|160;; il n’y avéritablement aucune sorte de rapports entre cet objet et lui. Ilserait donc fou de s’occuper des sensations de cet objet aux dépensdes siennes&|160;; absolument imbécile si, pour modifier cessensations étrangères, il renonce à l’amélioration des siennes.Cela posé, si l’individu dont il est question est malheureusementorganisé de manière à n’être ému qu’en produisant, dans l’objet quilui sert, de douloureuses sensations, vous avouerez qu’il doit s’ylivrer sans remords, puisqu’il est là pour jouir, abstraction faitede tout ce qui peut en résulter pour cet objet… Nous yreviendrons&|160;: continuons de marcher par ordre.

Les jouissances isolées ont donc des charmes, elles peuvent doncen avoir plus que toutes autres&|160;; eh&|160;! s’il n’en étaitpas ainsi, comment jouiraient tant de vieillards, tant de gens oucontrefaits ou pleins de défauts&|160;? Ils sont bien sûrs qu’on neles aime pas&|160;; bien certains qu’il est impossible qu’onpartage ce qu’ils éprouvent&|160;: en ont-ils moins devolupté&|160;? Désirent-ils seulement l’illusion&|160;? Entièrementégoïstes dans leurs plaisirs, vous ne les voyez occupés que d’enprendre, tout sacrifier pour en recevoir, et ne soupçonner jamais,dans l’objet qui leur sert, d’autres propriétés que des propriétéspassives. Il n’est donc nullement nécessaire de donner des plaisirspour en recevoir&|160;; la situation heureuse ou malheureuse de lavictime de notre débauche est donc absolument égale à lasatisfaction de nos sens&|160;; il n’est nullement question del’état où peut être son cœur et son esprit&|160;; cet objet peutindifféremment se plaire ou souffrir à ce que vous lui faites, vousaimer ou vous détester&|160;: toutes ces considérations sont nullesdès qu’il ne s’agit que des sens. Les femmes, j’en conviens,peuvent établir des maximes contraires&|160;; mais les femmes, quine sont que les machines de la volupté, qui ne doivent en être queles plastrons, sont récusables toutes les fois qu’il faut établirun système réel sur cette sorte de plaisir. Y a-t-il un seul hommeraisonnable qui soit envieux de faire partager sa jouissance à desfilles de joie&|160;? Et n’y a-t-il pas des millions d’hommes quiprennent pourtant de grands plaisirs avec ces créatures&|160;? Cesont donc autant d’individus persuadés de ce que j’établis, qui lemettent en pratique, sans s’en douter, et qui blâment ridiculementceux qui légitiment leurs actions par de bons principes, et cela,parce que l’univers est plein de statues organisées qui vont, quiviennent, qui agissent, qui mangent, qui digèrent, sans jamais serendre compte de rien.

Les plaisirs isolés, démontrés aussi délicieux que les autres,et beaucoup plus assurément, il devient donc tout simple, alors,que cette jouissance, prise indépendamment de l’objet qui noussert, soit non seulement très éloignée de ce qui peut lui plaire,mais même se trouve contraire à ses plaisirs&|160;: je vais plusloin, elle peut devenir une douleur imposée, une vexation, unsupplice, sans qu’il y ait rien d’extraordinaire, sans qu’il enrésulte autre chose qu’un accroissement de plaisir bien plus sûrpour le despote qui tourmente ou qui vexe. Essayons de ledémontrer.

L’émotion de la volupté n’est autre sur notre âme qu’une espècede vibration produite, au moyen des secousses que l’imaginationenflammée par le souvenir d’un objet lubrique fait éprouver à nossens, ou au moyen de la présence de cet objet, ou mieux encore parl’irritation que ressent cet objet dans le genre qui nous émeut leplus fortement. Ainsi notre volupté, ce chatouillement inexprimablequi nous égare, qui nous transporte au plus haut point de bonheuroù puisse arriver l’homme, ne s’allumera jamais que par deuxcauses&|160;: ou qu’en apercevant réellement ou fictivement dansl’objet qui nous sert l’espèce de beauté qui nous flatte le plus,ou qu’en voyant éprouver à cet objet la plus forte sensationpossible. Or, il n’est aucune sorte de sensation qui soit plus viveque celle de la douleur&|160;; ses impressions sont sûres, elles netrompent point comme celles du plaisir, perpétuellement jouées parles femmes et presque jamais ressenties par elles&|160;; qued’amour-propre d’ailleurs, que de jeunesse, de force, de santé nefaut-il pas pour être sûr de produire dans une femme cette douteuseet peu satisfaisante impression du plaisir&|160;! Celle de ladouleur, au contraire, n’exige pas la moindre chose&|160;: plus unhomme a de défauts, plus il est vieux, moins il est aimable, mieuxil réussira. A l’égard du but, il sera bien plus sûrement atteint,puisque nous établissons qu’on ne le touche, je veux dire qu’onn’irrite jamais mieux ses sens, que lorsqu’on a produit dansl’objet qui nous sert la plus grande impression possible, n’importepar quelle voie. Celui qui fera donc naître dans une femmel’impression la plus tumultueuse, celui qui bouleversera le mieuxtoute l’organisation de cette femme, aura décidément réussi à seprocurer la plus grande dose de volupté possible, parce que le chocrésultatif des impressions des autres sur nous, devant être enraison de l’impression produite, sera nécessairement plus actif, sicette impression des autres a été pénible, que si elle n’a été quedouce ou moelleuse&|160;; et d’après cela, le voluptueux égoïstequi est persuadé que ses plaisirs ne seront vifs qu’autant qu’ilsseront entiers, imposera donc, quand il en sera le maître, la plusforte dose possible de douleur à l’objet qui lui sert, bien certainque ce qu’il retirera de volupté ne sera qu’en raison de la plusvive impression qu’il aura produite.

– Ces systèmes sont épouvantables, mon père, dis-je à Clément,ils conduisent à des goûts cruels, à des goûts horribles.

– Et qu’importe&|160;? répondit le barbare&|160;; encore unefois, sommes-nous les maîtres de nos goûts&|160;? Ne devons-nouspas céder à l’empire de ceux que nous avons reçus de la nature,comme la tête orgueilleuse du chêne plie sous l’orage qui leballotte&|160;? Si la nature était offensée de ces goûts, elle nenous les inspirerait pas&|160;; il est impossible que nouspuissions recevoir d’elle un sentiment fait pour l’outrager, et,dans cette extrême certitude, nous pouvons nous livrer à nospassions, de quelque genre, de quelque violence qu’elles puissentêtre, bien certains que tous les inconvénients qu’entraîne leurchoc ne sont que des desseins de la nature dont nous sommes lesorganes involontaires. Et que nous font les suites de cespassions&|160;? Lorsque l’on veut se délecter par une actionquelconque, il ne s’agit nullement des suites.

– Je ne vous parle pas des suites, interrompis-je brusquement,il est question de la chose même&|160;; assurément si vous êtes leplus fort, et que par d’atroces principes de cruauté vous n’aimiezà jouir que par la douleur, dans la vue d’augmenter vos sensations,vous arriverez insensiblement à les produire sur l’objet qui voussert, au degré de violence capable de lui ravir le jour.

– Soit&|160;; c’est-à-dire que par des goûts donnés par lanature, j’aurai servi les desseins de la nature qui, n’opérant sescréations que par des destructions, ne m’inspire jamais l’idée decelle-ci que quand elle a besoin des autres&|160;; c’est-à-dire qued’une portion de matière oblongue j’en aurai formé trois ou quatremille rondes ou carrées. Oh&|160;! Thérèse, sont-ce là descrimes&|160;? Peut-on nommer ainsi ce qui sert la nature&|160;?L’homme a-t-il le pouvoir de commettre des crimes&|160;? Etlorsque, préférant son bonheur à celui des autres, il renverse oudétruit tout ce qu’il trouve dans son passage, a-t-il fait autrechose que servir la nature dont les premières et les plus sûresinspirations lui dictent de se rendre heureux, n’importe aux dépensde qui&|160;? Le système de l’amour du prochain est une chimère quenous devons au christianisme et non pas à la nature&|160;; lesectateur du Nazaréen, tourmenté, malheureux et par conséquent dansl’état de faiblesse qui devait faire crier à la tolérance, àl’humanité, dut nécessairement établir ce rapport fabuleux d’unêtre à un autre&|160;; il préservait sa vie en le faisant réussir.Mais le philosophe n’admet pas ces rapports gigantesques&|160;; nevoyant, ne considérant que lui seul dans l’univers, c’est à luiseul qu’il rapporte tout. S’il ménage ou caresse un instant lesautres, ce n’est jamais que relativement au profit qu’il croit entirer. N’a-t-il plus besoin d’eux, prédomine-t-il par saforce&|160;? il abjure alors à jamais tous ces beaux systèmesd’humanité et de bienfaisance auxquels il ne se soumettait que parpolitique&|160;; il ne craint plus de rendre tout à lui, d’yramener tout ce qui l’entoure, et quelque chose que puisse coûterses jouissances aux autres, il les assouvit sans examen comme sansremords.

– Mais l’homme dont vous parlez est un monstre&|160;!

– L’homme dont je parle est celui de la nature.

– C’est une bête féroce&|160;!

– Eh bien, le tigre, le léopard dont cet homme est, si tu veux,l’image, n’est-il pas comme lui créé par la nature et créé pourremplir les intentions de la nature&|160;? Le loup qui dévorel’agneau accomplit les vues de cette mère commune, comme lemalfaiteur qui détruit l’objet de sa vengeance ou de salubricité.

– Oh&|160;! vous aurez beau dire, mon père, je n’admettraijamais cette lubricité destructive.

– Parce que tu crains d’en devenir l’objet&|160;: voilàl’égoïsme&|160;; changeons de rôle et tu la concevras&|160;;interroge l’agneau, il n’entendra pas non plus que le loup puissele dévorer&|160;; demande au loup à quoi sert l’agneau&|160;:«&|160;A me nourrir&|160;», répondra-t-il. Des loups qui mangentdes agneaux, des agneaux dévorés par les loups, le fort quisacrifie le faible, le faible la victime du fort, voilà la nature,voilà ses vues, voilà ses plans&|160;; une action et une réactionperpétuelles, une foule de vices et de vertus, un parfaitéquilibre, en un mot, résultant de l’égalité du bien et du mal surla terre&|160;; équilibre essentiel au maintien des astres, à lavégétation, et sans lequel tout serait à l’instant détruit. ÔThérèse, elle serait bien étonnée, cette nature, si elle pouvait uninstant raisonner avec nous, et que nous lui disions que ces crimesqui la servent, que ces forfaits qu’elle exige et qu’elle nousinspire, sont punis par des lois qu’on nous assure être l’image dessiennes. Imbécile, nous répondrait-elle, dors, bois, mange etcommets sans peur de tels crimes quand bon te semblera&|160;:toutes ces prétendues infamies me plaisent, et je les veux, puisqueje te les inspire. Il t’appartient bien de régler ce qui m’irrite,ou ce qui me délecte&|160;! Apprends que tu n’as rien dans toi quine m’appartienne, rien que je n’y aie placé par des raisons qu’ilne te convient pas de connaître&|160;; que la plus abominable detes actions n’est, comme la plus vertueuse d’un autre, qu’une desmanières de me servir. Ne te contiens donc point, nargue tes lois,tes conventions sociales et tes dieux&|160;; n’écoute que moiseule, et crois que s’il existe un crime à mes regards, c’estl’opposition que tu mettrais à ce que je t’inspire par tarésistance ou par tes sophismes.

– Oh&|160;! juste ciel, m’écriai-je, vous me faites frémir. S’iln’y avait pas des crimes contre la nature, d’où nous viendrait donccette répugnance invincible que nous éprouvons pour de certainsdélits&|160;?

– Cette répugnance n’est pas dictée par la nature, réponditvivement ce scélérat&|160;; elle n’a sa source que dans le défautd’habitude&|160;; n’en est-il pas de même pour de certainsmets&|160;? Quoique excellents, n’y répugnons-nous pas seulementpar défaut d’habitude&|160;? oserait-on dire d’après cela que cesmets ne sont pas bons&|160;? Tâchons de nous vaincre, et nousconviendrons bientôt de leur saveur&|160;; nous répugnons auxmédicaments, quoiqu’ils nous soient pourtant salutaires&|160;;accoutumons-nous de même au mal, nous n’y trouverons bientôt plusque des charmes&|160;; cette répugnance momentanée est bien plutôtune adresse, une coquetterie de la nature, qu’un avertissement quela chose l’outrage&|160;: elle nous prépare ainsi les plaisirs dutriomphe&|160;; elle en augmente ceux de l’action même&|160;: il ya mieux, Thérèse, il y a mieux&|160;; c’est que, plus l’action noussemble épouvantable, plus elle contrarie nos usages et nos mœurs,plus elle brise de freins, plus elle choque toutes nos conventionssociales, plus elle blesse ce que nous croyons être les lois de lanature, et plus, au contraire, elle est utile à cette même nature.Ce n’est jamais que par les crimes qu’elle rentre dans les droitsque la vertu lui ravit sans cesse. Si le crime est léger, endifférant moins de la vertu, il établira plus lentement l’équilibreindispensable à la nature&|160;; mais plus il est capital, plus ilégalise les poids, plus il balance l’empire de la vertu, quidétruirait tout sans cela. Qu’il cesse donc de s’effrayer, celuiqui médite un forfait, ou celui qui vient de le commettre&|160;:plus son crime aura d’étendue, mieux il aura servi la nature.

Ces épouvantables systèmes ramenèrent bientôt mes idées auxsentiments d’Omphale sur la manière dont nous sortirions de cetteaffreuse maison. Ce fut donc dès lors que j’adoptai les projets quevous me verrez exécuter dans la suite. Néanmoins, pour achever dem’éclaircir, je ne pus m’empêcher de faire encore quelquesquestions au Père Clément.

– Au moins, lui dis-je, vous ne gardez pas éternellement lesmalheureuses victimes de vos passions, vous les renvoyez sans doutequand vous en êtes las&|160;?

– Assurément, Thérèse, me répondit le moine, tu n’es entrée danscette maison que pour en sortir, quand nous serons convenus tousles quatre de t’accorder ta retraite. Tu l’auras trèscertainement.

– Mais ne craignez-vous pas, continuai-je, que des filles plusjeunes et moins discrètes n’aillent quelquefois révéler ce quis’est fait chez vous&|160;?

– C’est impossible.

– Impossible&|160;?

– Absolument.

– Pourriez-vous m’expliquer&|160;?

– Non, c’est là notre secret&|160;; mais tout ce dont je puist’assurer, c’est que, discrète ou non, il te sera parfaitementimpossible de jamais dire, quand tu seras hors d’ici, un seul motde ce qui s’y fait. Aussi tu le vois, Thérèse, je ne te recommandeaucune discrétion&|160;; une politique contrainte n’enchaînenullement mes désirs…

Et le moine s’endormit à ces mots. Dès cet instant il ne me futplus possible de ne pas voir que les partis les plus violents seprenaient contre les malheureuses réformées et que cette terriblesécurité dont on se vantait n’était le fruit que de leur mort. Jene m’affermis que mieux dans ma résolution&|160;; nous en verronsbientôt l’effet.

Dès que Clément fut endormi, Armande s’approcha de moi.

– Il va se réveiller bientôt comme un furieux, medit-elle&|160;; la nature n’endort ses sens que pour leur prêter,après un peu de repos, une bien plus grande énergie&|160;; encoreune scène, et nous serons tranquilles jusqu’à demain.

– Mais toi, dis-je à ma compagne, que ne dors-tu quelquesinstants&|160;?

– Le puis-je&|160;? me répondit Armande, si je ne veillais pasdebout autour de son lit, et que ma négligence fût aperçue, ilserait homme à me poignarder.

– Oh, ciel&|160;! dis-je, eh quoi&|160;! même en dormant, cescélérat veut que ce qui l’environne soit dans un état desouffrance&|160;?

– Oui, me répondit ma compagne, c’est la barbarie de cette idéequi lui procure ce réveil furieux que tu vas lui voir&|160;; il estsur cela comme ces écrivains pervers, dont la corruption est sidangereuse, si active, qu’ils n’ont pour but, en imprimant leursaffreux systèmes, que d’étendre au-delà de leur vie la somme deleurs crimes&|160;; ils n’en peuvent plus faire, mais leurs mauditsécrits en feront commettre, et cette douce idée qu’ils emportent autombeau les console de l’obligation où les met la mort de renoncerau mal.

– Les monstres&|160;! m’écriai-je.

Armande, qui était une créature fort douce, me baisa en versantquelques larmes, puis se remit à battre l’estrade autour du lit dece roué.

Au bout de deux heures, le moine se réveilla effectivement, dansune prodigieuse agitation, et me prit avec tant de force que jecrus qu’il allait m’étouffer&|160;; sa respiration était vive etpressée&|160;; ses yeux étincelaient, il prononçait des parolessans suite qui n’étaient autres que des blasphèmes ou des mots delibertinage. Il appelle Armande, il lui demande des verges, etrecommence à nous fustiger toutes deux, mais d’une manière encoreplus vigoureuse qu’il ne l’avait fait avant de s’endormir. C’estpar moi qu’il a l’air de vouloir terminer&|160;; je jette les hautscris&|160;; pour abréger mes peines, Armande l’excite violemment,il s’égare, et le monstre, à la fin décidé par les plus violentessensations, perd avec les flots embrasés de sa semence et sonardeur et ses désirs.

Tout fut calme le reste de la nuit. En se levant, le moine secontenta de nous toucher et de nous examiner toutes les deux&|160;;et comme il allait dire sa messe, nous rentrâmes au sérail. Ladoyenne ne put s’empêcher de me désirer dans l’état d’inflammationoù elle prétendait que je devais être&|160;; anéantie comme jel’étais, pouvais-je me défendre&|160;? Elle fit ce qu’elle voulut,assez pour me convaincre qu’une femme même, à pareille école,perdant bientôt toute la délicatesse et toute la retenue de sonsexe, ne pouvait, à l’exemple de ses tyrans, devenir qu’obscène oucruelle.

Deux nuits après, je couchai chez Jérôme&|160;; je ne vouspeindrai point ses horreurs, elles furent plus effrayantes encore.Quelle école, grand Dieu&|160;! Enfin, au bout d’une semaine,toutes mes tournées furent faites. Alors Omphale me demanda s’iln’était pas vrai que, de tous, Clément fût celui dont j’eusse leplus à me plaindre.

– Hélas&|160;! répondis-je, au milieu d’une foule d’horreurs etde saletés qui tantôt dégoûtent et tantôt révoltent, il est biendifficile que je prononce sur le plus odieux de cesscélérats&|160;; je suis excédée de tous, et je voudrais déjà mevoir dehors, quel que soit le destin qui m’attende.

– Il serait possible que tu fusses bientôt satisfaite, merépondit ma compagne&|160;; nous touchons à l’époque de lafête&|160;: rarement cette circonstance a lieu sans leur rapporterdes victimes&|160;; ou ils séduisent des jeunes filles par le moyende la confession, ou ils en escamotent, s’ils le peuvent&|160;;autant de nouvelles recrues qui supposent toujours desréformes…

Elle arriva, cette fameuse fête… Pourrez-vous croire, madame, àquelle impiété monstrueuse se portèrent les moines à cetévénement&|160;? Ils imaginèrent qu’un miracle visible doubleraitl’éclat de leur réputation&|160;; en conséquence ils revêtirentFlorette, la plus jeune des filles, de tous les ornements de laVierge&|160;; par des cordons qui ne se voyaient pas, ils lalièrent au mur de la niche, et lui ordonnèrent de lever tout à couples bras avec componction vers le ciel, quand on y élèveraitl’hostie. Comme cette petite créature était menacée des plus cruelschâtiments si elle venait à dire un seul mot, ou à manquer sonrôle, elle s’en tira à merveille, et la fraude eut tout le succèsqu’on pouvait en attendre. Le peuple cria au miracle, laissa deriches offrandes à la Vierge, et s’en retourna plus convaincu quejamais de l’efficacité des grâces de cette mère céleste. Noslibertins voulurent, pour doubler leurs impiétés, que Floretteparût aux orgies du soir dans les mêmes vêtements qui lui avaientattiré tant d’hommages, et chacun d’eux enflamma ses odieux désirsà la soumettre, sous ce costume, à l’irrégularité de ses caprices.Irrités de ce premier crime, les sacrilèges ne s’en tiennent pointlà&|160;: ils font mettre nue cette enfant, ils la couchent à platventre sur une grande table, ils allument des cierges, ils placentl’image de notre Sauveur au milieu des reins de la jeune fille etosent consommer sur ses fesses le plus redoutable de nos mystères.Je m’évanouis à ce spectacle horrible, il me fut impossible de lesoutenir. Sévérino, me voyant en cet état, dit que pour m’yapprivoiser il fallait que je servisse d’autel à mon tour. On mesaisit&|160;; on me place au même lieu que Florette&|160;; lesacrifice se consomme, et l’hostie… ce symbole sacré de notreauguste religion… Sévérino s’en saisit, il l’enfonce au localobscène de ses sodomites jouissances…, la foule avec injure…, lapresse avec ignominie sous les coups redoublés de son dardmonstrueux, et lance, en blasphémant, sur le corps même de sonSauveur, les flots impurs du torrent de sa lubricité&|160;!

On me retira sans mouvement de ses mains&|160;; il fallut meporter dans ma chambre où je pleurai huit jours de suite le crimehorrible auquel j’avais servi malgré moi. Ce souvenir brise encoremon âme, je n’y pense pas sans frémir… La religion est en moil’effet du sentiment&|160;; tout ce qui l’offense, ou l’outrage,fait jaillir le sang de mon cœur.

L’époque du renouvellement du mois allait arriver, lorsqueSévérino entre un matin, vers les neuf heures, dans notre chambre.Il paraissait très enflammé&|160;; une sorte d’égarement sepeignait dans ses yeux&|160;; il nous examine, nous place tour àtour dans son attitude chérie, et s’arrête particulièrement àOmphale. Il reste plusieurs minutes à la contempler dans cetteposture, il s’excite sourdement, il baise ce qu’on lui présente,fait voir qu’il est en état de consommer, et ne consomme rien. Lafaisant ensuite relever, il lance sur elle des regards où sepeignent la rage et la méchanceté&|160;; puis, lui appliquant àtour de reins un vigoureux coup de pied dans le bas-ventre, ill’envoie tomber à vingt pas de là.

– La société te réforme, catin, lui dit-il&|160;; elle est lassede toi&|160;; sois prête à l’entrée de la nuit, je viendrai techercher moi-même.

Et il sort. Dès qu’il est parti, Omphale se relève&|160;; ellese jette en pleurs dans mes bras.

– Eh bien&|160;! me dit-elle, à l’infamie, à la cruauté despréliminaires, peux-tu t’aveugler encore sur les suites&|160;? Quevais-je devenir, grand Dieu&|160;!

– Tranquillise-toi, dis-je à cette malheureuse, je suismaintenant décidée à tout&|160;; je n’attends que l’occasion&|160;;peut-être se présentera-t-elle plus tôt que tu ne penses&|160;; jedivulguerai ces horreurs&|160;; s’il est vrai que leurs procédéssoient aussi cruels que nous avons lieu de le croire, tâched’obtenir quelques délais, et je t’arracherai de leurs mains.

Dans le cas où Omphale serait relâchée, elle jura de même de meservir, et nous pleurâmes toutes deux. La journée se passa sansévénements&|160;; vers les cinq heures, Sévérino remontalui-même.

– Allons, dit-il brusquement à Omphale, es-tu prête&|160;?

– Oui, mon père, répondit-elle en sanglotant&|160;; permettezque j’embrasse mes compagnes.

– Cela est inutile, dit le moine&|160;; nous n’avons pas letemps de faire une scène de pleurs&|160;; on nous attend,partons.

Alors elle demanda s’il fallait qu’elle emportât ses hardes.

– Non, dit le supérieur, tout n’est-il pas de la maison&|160;?Vous n’avez plus besoin de cela.

Puis se reprenant, comme quelqu’un qui en a trop dit&|160;:

– Ces hardes vous deviennent inutiles, vous en ferez faire survotre taille qui vous iront mieux&|160;; contentez-vous doncd’emporter seulement ce que vous avez sur vous.

Je demandai au moine s’il voulait me permettre d’accompagnerOmphale seulement jusqu’à la porte de la maison… Il me répondit parun regard qui me fit reculer d’effroi… Omphale sort, elle jette surnous des yeux remplis d’inquiétude et de larmes, et dès qu’elle estdehors, je me précipite sur mon lit, au désespoir.

Accoutumées à ces événements, ou s’aveuglant sur leurs suites,mes compagnes y prirent moins de part que moi, et le supérieurrentra au bout d’une heure&|160;; il venait prendre celles dusouper. J’en étais&|160;; il ne devait y avoir que quatre femmes,la fille de douze ans, celle de seize, celle de vingt-trois et moi.Tout se passa à peu près comme les autres jours&|160;; je remarquaiseulement que les filles de garde ne s’y trouvèrent pas, que lesmoines se parlèrent souvent à l’oreille, qu’ils burent beaucoup,qu’ils s’en tinrent à exciter violemment leurs désirs, sans jamaisse permettre de les consommer, et qu’ils nous renvoyèrent debeaucoup meilleure heure, sans en garder aucune à coucher… Quellesinductions tirer de ces remarques&|160;? Je les fis parce qu’onprend garde à tout dans de semblables circonstances, maisqu’augurer de là&|160;? Ah&|160;! ma perplexité était telle,qu’aucune idée ne se présentait à mon esprit qu’elle ne fûtaussitôt combattue par une autre&|160;; en me rappelant les proposde Clément je devais tout craindre sans doute&|160;; et puis,l’espoir… ce trompeur espoir qui nous console, qui nous aveugle etnous fait ainsi presque autant de bien que de mal, l’espoir enfinvenait me rassurer… Tant d’horreurs étaient si loin de moi, qu’ilm’était impossible de les supposer&|160;! Je me couchai dans ceterrible état&|160;; tantôt persuadée qu’Omphale ne manquerait pasau serment&|160;; convaincue l’instant d’après que les cruelsmoyens qu’on prendrait vis-à-vis d’elle lui ôteraient tout pouvoirde nous être utile. Et telle fut ma dernière opinion quand je visfinir le troisième jour sans avoir encore entendu parler derien.

Le quatrième je me trouvais encore du souper&|160;; il étaitnombreux et choisi. Ce jour-là, les huit plus belles femmes s’ytrouvaient&|160;; on m’avait fait la grâce de m’y comprendre&|160;;les filles de garde y étaient aussi. Dès en entrant nous vîmesnotre nouvelle compagne.

– Voilà celle que la société destine à remplacer Omphale,mesdemoiselles, nous dit Sévérino.

Et en disant cela, il arracha du buste de cette fille lesmantelets, les gazes dont elle était couverte, et nous vîmes unejeune personne de quinze ans, de la figure la plus agréable et laplus délicate&|160;: elle leva ses beaux yeux avec grâce surchacune de nous&|160;; ils étaient encore humides de larmes, maisde l’intérêt le plus vif&|160;; sa taille était souple et légère,sa peau d’une blancheur éblouissante, les plus beaux cheveux dumonde, et quelque close de si séduisant dans l’ensemble, qu’ilétait impossible de la voir sans se sentir involontairemententraîné vers elle. On la nommait Octavie&|160;; nous sûmes bientôtqu’elle était fille de la première qualité, née à Paris et sortantdu couvent pour venir épouser le comte de ***&|160;: elle avait étéenlevée dans sa voiture avec deux gouvernantes et troislaquais&|160;; elle ignorait ce qu’était devenue sa suite&|160;; onl’avait prise seule vers l’entrée de la nuit, et, après lui avoirbandé les yeux, on l’avait conduite où nous la voyions sans qu’illui fût devenu possible d’en savoir davantage.

Personne ne lui avait encore dit un mot. Nos quatre libertins,un instant en extase devant autant de charmes, n’eurent la forceque de les admirer. L’empire de la beauté contraint aurespect&|160;; le scélérat le plus corrompu lui rend malgré soncœur une espèce de culte qu’il n’enfreint jamais sansremords&|160;; mais des monstres tels que ceux auxquels nous avionsaffaire languissent peu sous de tels freins.

– Allons, bel enfant, dit le supérieur en l’attirant avecimpudence vers le fauteuil sur lequel il était assis, allons,faites-nous voir si le reste de vos charmes répond à ceux que lanature a placés avec tant de profusion sur votre physionomie.

Et comme cette belle fille se troublait, comme elle rougissait,et qu’elle cherchait à s’éloigner, Sévérino, la saisissantbrusquement au travers du corps&|160;:

– Comprenez, lui dit-il, petite Agnès, comprenez donc que cequ’on veut vous dire est de vous mettre à l’instant toute nue.

Et le libertin, à ces mots, lui glisse une main sous les jupesen la contenant de l’autre&|160;; Clément s’approche, il relèvejusqu’au-dessus des reins les vêtements d’Octavie, et expose, aumoyen de cette manœuvre, les attraits les plus doux, les plusappétissants qu’il soit possible de voir&|160;; Sévérino, quitouche, mais qui n’aperçoit pas, se courbe pour regarder, et lesvoilà tous quatre à convenir qu’ils n’ont jamais rien vu d’aussibeau. Cependant la modeste Octavie, peu faite à de pareilsoutrages, répand des larmes et se défend.

– Déshabillons, déshabillons, dit Antonin, on ne peut rien voircomme cela.

Il aide à Sévérino, et dans l’instant les attraits de la jeunefille paraissent à nos yeux, sans voile. Il n’y eut jamais sansdoute une peau plus blanche, jamais des formes plus heureuses…Dieu, quel crime&|160;!… Tant de beautés, tant de fraîcheur, tantd’innocence et de délicatesse devaient-elles devenir la proie deces barbares&|160;! Octavie, honteuse, ne sait où fuir pour déroberses charmes, partout elle ne trouve que des yeux qui les dévorent,que des mains brutales qui les fouillent&|160;; le cercle se formeautour d’elle, et, ainsi que je l’avais fait, elle le parcourt entous les sens. Le brutal Antonin n’a pas la force derésister&|160;; un cruel attentat détermine l’hommage, et l’encensfume aux pieds du dieu. Jérôme la compare à notre jeune camarade deseize ans, la plus jolie du sérail sans doute&|160;; il placeauprès l’un de l’autre&|160;; les deux autels de son culte.

– Ah&|160;! que de blancheur et de grâces&|160;! dit-il, entouchant Octavie, mais que de gentillesse et de fraîcheur setrouvent également dans celle-ci&|160;! En vérité, poursuit lemoine en feu, je suis incertain.

Puis, imprimant sa bouche sur les attraits que ses yeuxconfrontent&|160;:

– Octavie, s’écria-t-il, tu auras la pomme&|160;; il ne tientqu’à toi, donne-moi le fruit précieux de cet arbre adoré de moncœur… Oh&|160;! oui, oui, donne-m’en l’une ou l’autre, et j’assureà jamais le prix de la beauté à qui m’aura servi plus tôt.

Sévérino voit qu’il est temps de songer à des choses plussérieuses&|160;: absolument hors d’état d’attendre, il s’empare decette infortunée, il la place suivant ses désirs&|160;; ne s’enrapportant pas encore assez à ses soins, il appelle Clément à sonaide. Octavie pleure et n’est pas entendue&|160;; le feu brilledans les regards du moine impudique, maître de la place, on diraitqu’il n’en considère les avenues que pour l’attaquer plussûrement&|160;; aucune ruse, aucun préparatif ne s’emploient&|160;;cueillerait-il les roses avec tant de charmes, s’il en écartait lesépines&|160;? Quelque énorme disproportion qui se trouve entre laconquête et l’assaillant, celui-ci n’entreprend pas moins lecombat&|160;; un cri perçant annonce la victoire, mais rienn’attendrit l’ennemi&|160;; plus la captive implore sa grâce, pluson la presse avec vigueur, et la malheureuse a beau se débattre,elle est bientôt sacrifiée.

– Jamais laurier ne fut plus difficile, dit Sévérino en seretirant&|160;; j’ai cru que pour la première fois de ma viej’échouerais près du port… Ah&|160;! que d’étroit et que dechaleur&|160;! c’est le Ganymède des dieux.

– Il faut que je la ramène au sexe que tu viens de souiller, ditAntonin, la saisissant de là, et sans vouloir la laisserrelever&|160;: il est plus d’une brèche au rempart, dit-il.

Et s’approchant avec fierté, en un instant il est au sanctuaire.De nouveaux cris se font entendre.

– Dieu soit loué&|160;! dit le malhonnête homme, j’aurais doutéde mes succès sans les gémissements de la victime, mais montriomphe est assuré, car voilà du sang et des pleurs.

– En vérité, dit Clément, s’avançant les verges en main, je nedérangerai pas non plus cette douce attitude, elle favorise tropmes désirs.

La fille de garde de Jérôme et celle de trente ans contenaientOctavie&|160;: Clément considère, il touche&|160;; la jeune filleeffrayée l’implore et ne l’attendrit pas.

– Oh&|160;! mes amis, dit le moine exalté, comment ne pasfustiger l’écolière qui nous montre un aussi beau cul&|160;?

L’air retentit aussitôt du sifflement des verges et du bruitsourd de leurs cinglons sur ces belles chairs&|160;; les crisd’Octavie s’y mêlent, les blasphèmes du moine y répondent&|160;:quelle scène pour ces libertins livrés, au milieu de nous toutes, àmille obscénités&|160;! Ils l’applaudissent, ilsl’encouragent&|160;; cependant la peau d’Octavie change de couleur,les teintes de l’incarnat le plus vif se joignent à l’éclat deslis&|160;; mais ce qui divertirait peut-être un instant l’Amour, sila modération dirigeait le sacrifice, devient à force de rigueur uncrime affreux envers ses lois&|160;; rien n’arrête le perfidemoine&|160;; plus la jeune élève se plaint, plus éclate la sévéritédu régent&|160;; depuis le milieu des reins jusqu’au bas descuisses, tout est traité de la même manière, et c’est enfin sur lesvestiges sanglants de ses plaisirs que le perfide apaise sesfeux.

– Je serai moins sauvage que tout cela, dit Jérôme en prenant labelle, et s’adaptant à ses lèvres de corail&|160;: voilà le templeoù je vais sacrifier… et dans cette bouche enchanteresse…

Je me tais… C’est le reptile impur flétrissant une rose, macomparaison vous dit tout.

Le reste de la soirée devint semblable à tout ce que vous savez,si ce n’est que la beauté, l’âge touchant de cette jeune fille,enflammant encore mieux ces scélérats, toutes leurs infamiesredoublèrent, et la satiété bien plus que la commisération, enrenvoyant cette malheureuse dans sa chambre, lui rendit au moinspour quelques heures le calme dont elle avait besoin.

J’aurais bien désiré pouvoir la consoler cette première nuit,mais obligée de la passer avec Sévérino, c’eût été moi-même aucontraire qui me fusse trouvée dans le cas d’avoir grand besoin desecours. J’avais eu le malheur, non pas de plaire, le mot ne seraitpas convenable, mais d’exciter plus vivement qu’une autre lesinfâmes désirs de ce sodomite&|160;; il me désirait maintenantpresque toutes les nuits&|160;; épuisé de celle-ci, il eut besoinde recherches&|160;; craignant sans doute de ne pas me faire encoreassez de mal avec le glaive affreux dont il était doué, il imaginacette fois de me perforer avec un de ces meubles de religieuses quela décence ne permet pas de nommer et qui était d’une grosseurdémesurée&|160;; il fallut se prêter à tout. Lui-même faisaitpénétrer l’arme en son temple chéri&|160;; à force de secousseselle entra fort avant&|160;; je jette des cris&|160;: le moine s’enamuse&|160;; après quelques allées et venues, tout à coup il retirel’instrument avec violence et s’engloutit lui-même au gouffre qu’ilvient d’entrouvrir… Quel caprice&|160;! N’est-ce pas làpositivement le contraire de tout ce que les hommes peuventdésirer&|160;? Mais qui peut définir l’âme d’un libertin&|160;? Ily a longtemps que l’on sait que c’est là l’énigme de lanature&|160;: elle ne nous en a pas encore donné le mot.

Le matin, se trouvant un peu rafraîchi, il voulut essayer d’unautre supplice, il me fit voir une machine encore bien plusgrosse&|160;: celle-ci était creuse et garnie d’un piston lançantl’eau avec une incroyable roideur par une ouverture qui donnait aujet plus de trois pouces de circonférence&|160;; cet énormeinstrument en avait lui-même neuf de tour sur douze de long.Sévérino le fit remplir d’eau très chaude et voulut me l’enfoncerpar-devant&|160;; effrayée d’un pareil projet, je me jette à sesgenoux pour lui demander grâce, mais il est dans une de cesmaudites situations où la pitié ne s’entend plus, où les passions,bien plus éloquentes, mettent à sa place, en l’étouffant, unecruauté souvent bien dangereuse. Le moine me menace de toute sacolère si je ne me prête pas&|160;; il faut obéir. La perfidemachine pénétra des deux tiers, et le déchirement qu’ellem’occasionne joint à l’extrême chaleur dont elle est, sont prêts àm’ôter l’usage de mes sens&|160;; pendant ce temps, le supérieur,ne cessant d’invectiver les parties qu’il moleste, se fait exciterpar sa suivante&|160;; après un quart d’heure de ce frottement quime lacère, il lâche le piston qui fait jaillir l’eau brûlante auplus profond de la matrice… Je m’évanouis. Sévérino s’extasiait… Ilétait dans un délire au moins égal à ma douleur.

– Ce n’est rien que cela, dit le traître, quand j’eus repris messens, nous traitons ces attraits-là bien plus durement quelquefoisici… Une salade d’épines, morbleu&|160;! bien poivrée, bienvinaigrée, enfoncée dedans avec la pointe d’un couteau, voilà cequi leur convient pour les ragaillardir&|160;; à la première fauteque tu feras, je t’y condamne, dit le scélérat en maniant encorel’objet unique de son culte.

Mais deux ou trois hommages, après les débauches de la veille,l’avaient mis sur les dents&|160;: je fus congédiée.

Je retrouvai, en rentrant, ma nouvelle compagne dans lespleurs&|160;; je fis ce que je pus pour la calmer, mais il n’estpas aisé de prendre facilement son parti sur un changement desituation aussi affreux&|160;; cette jeune fille avait d’ailleursun grand fond de religion, de vertu et de sensibilité&|160;; sonétat ne lui en parut que plus terrible. Omphale avait eu raison deme dire que l’ancienneté n’influait en rien sur les réformes&|160;;que simplement dictées par la fantaisie des moines, ou par leurcrainte de quelques recherches ultérieures, on pouvait la subir aubout de huit jours comme au bout de vingt ans. Il n’y avait pasquatre mois qu’Octavie était avec nous, quand Jérôme vint luiannoncer son départ&|160;; quoique ce fût lui qui eût le plus jouid’elle pendant son séjour au couvent, qui eût pu la chérir et larechercher davantage, la pauvre enfant partit, nous faisant lesmêmes promesses qu’Omphale&|160;; elle les tint tout aussi peu.

Je ne m’occupai plus, dès lors, que du projet que j’avais conçudepuis le départ d’Omphale&|160;; décidée à tout pour fuir cerepaire sauvage, rien ne m’effraya pour y réussir. Que pouvais-jeappréhender en exécutant ce dessein&|160;? La mort. Et de quoiétais-je sûre en restant&|160;? De la mort. Et en réussissant, jeme sauvais. Il n’y avait donc point à balancer, mais il fallait,avant cette entreprise, que les funestes exemples du vicerécompensé se reproduisissent encore sous mes yeux&|160;; il étaitécrit sur le grand livre des destins, sur ce livre obscur dont nulmortel n’a l’intelligence, il y était gravé, dis-je, que tous ceuxqui m’avaient tourmentée, humiliée, tenue dans les fers,recevraient sans cesse à mes regards le prix de leurs forfaits,comme si la providence eût pris à tâche de me montrer l’inutilitéde la vertu… Funestes leçons qui ne me corrigèrent pourtant point,et qui, dussé-je échapper encore au glaive suspendu sur ma tête, nem’empêcheront pas d’être toujours l’esclave de cette divinité demon cœur.

Un matin, sans que nous nous y attendissions, Antonin parut dansnotre chambre et nous annonça que le Révérend Père Sévérino, parentet protégé du pape, venait d’être nommé par Sa Sainteté général del’ordre des Bénédictins. Dès le jour suivant, ce religieux partiteffectivement sans nous voir&|160;: on en attendait, nous dit-on,un autre bien supérieur pour la débauche à tous ceux quirestaient&|160;; nouveaux motifs de presser mes démarches.

Le lendemain du départ de Sévérino, les moines s’étaient décidésà réformer encore une de mes compagnes&|160;; je choisis pour monévasion le jour même où l’on vint annoncer l’arrêt de cettemisérable, afin que les moines plus occupés prissent à moi moinsd’attention.

Nous étions au commencement du printemps&|160;; la longueur desnuits favorisait encore un peu mes démarches. Depuis deux mois jeles préparais sans qu’on s’en fût douté&|160;; je sciais peu à peu,avec un mauvais ciseau que j’avais trouvé, les grilles de moncabinet&|160;; déjà ma tête y passait aisément, et, des linges quime servaient, j’avais composé une corde plus que suffisante àfranchir les vingt ou vingt-cinq pieds d’élévation qu’Omphalem’avait dit qu’avait le bâtiment. Lorsqu’on avait pris mes hardes,j’avais eu soin, comme je vous l’ai dit, d’en retirer ma petitefortune se montant à près de six louis, je l’avais toujourssoigneusement cachée&|160;; en partant je la remis dans mescheveux, et presque toute notre chambre se trouvant du souper cesoir-là, seule avec une de mes compagnes qui se coucha dès que lesautres furent descendues, je passai dans mon cabinet&|160;; là,dégageant le trou que j’avais soin de boucher tous les jours, jeliai ma corde à l’un des barreaux qui n’était point endommagé, puisme laissant glisser par ce moyen, j’eus bientôt touché terre. Cen’était pas ce qui m’avait embarrassée&|160;: les six enceintes demurs ou de haies vives, dont m’avait parlé ma compagne,m’intriguaient bien différemment.

Une fois là, je reconnus que chaque espace ou allée circulairelaissé d’une haie à l’autre n’avait pas plus de huit pieds delarge, et c’est cette proximité qui faisait imaginer au coup d’œilque tout ce qui se trouvait dans cette partie n’était qu’un massifde bois. La nuit était fort sombre&|160;; en tournant cettepremière allée circulaire pour reconnaître si je ne trouverais pasd’ouverture à la haie, je passai au-dessous de la salle dessoupers. On n’y était plus&|160;; mon inquiétude en redoubla&|160;;je continuai pourtant mes recherches&|160;: je parvins ainsi à lahauteur de la fenêtre de la grande salle souterraine qui setrouvait au-dessous de celle des orgies ordinaires. J’y aperçusbeaucoup de lumière, je fus assez hardie pour m’en approcher&|160;;par ma position je plongeais. Ma malheureuse compagne était étenduesur un chevalet, les cheveux épars et destinée sans doute à quelqueeffrayant supplice où elle allait trouver, pour liberté,l’éternelle fin de ses malheurs… Je frémis, mais ce que mes regardsachevèrent de surprendre m’étonna bientôt davantage&|160;: Omphale,ou n’avait pas tout su, ou n’avait pas tout dit&|160;; j’aperçusquatre filles nues dans ce souterrain, qui me parurent fort belleset fort jeunes, et qui certainement n’étaient pas des nôtres&|160;;il y avait donc dans cet affreux asile d’autres victimes de lalubricité de ces monstres… d’autres malheureuses inconnues de nous…Je me hâtai de fuir, et continuai de tourner jusqu’à ce que jefusse à l’opposé du souterrain&|160;: n’ayant pas encore trouvé debrèche, je résolus d’en faire une&|160;; je m’étais, sans qu’ons’en fût aperçu, munie d’un long couteau&|160;; jetravaillai&|160;; malgré mes gants, mes mains furent bientôtdéchirées&|160;; rien ne m’arrêta&|160;; la haie avait plus de deuxpieds d’épaisseur, je l’entrouvris, et me voilà dans la secondeallée&|160;; là, je fus étonnée de ne sentir à mes pieds qu’uneterre molle et flexible dans laquelle j’enfonçais jusqu’à lacheville&|160;: plus j’avançais dans ces taillis fourrés, plusl’obscurité devenait profonde. Curieuse de savoir d’où provenait lechangement du sol, je tâte avec mes mains… Ô juste ciel&|160;! jesaisis la tête d’un cadavre&|160;! Grand Dieu&|160;! pensai-jeépouvantée, tel est ici sans doute, on me l’avait bien dit, lecimetière où ces bourreaux jettent leurs victimes&|160;; à peineprennent-ils le soin de les couvrir de terre&|160;!… Ce crâne estpeut-être celui de ma chère Omphale, ou celui de cette malheureuseOctavie, si belle, si douce, si bonne, et qui n’a paru sur la terreque comme les roses dont ses attraits étaient l’image&|160;!Moi-même, hélas&|160;! c’eût été là ma place, pourquoi ne pas subirmon sort&|160;! Que gagnerai-je à aller chercher de nouveauxrevers&|160;? N’y ai-je pas commis assez de mal&|160;? n’y suis-jepas devenue le motif d’un assez grand nombre de crimes&|160;?Ah&|160;! remplissons ma destinée&|160;! Ô terre, entrouvre-toipour m’engloutir&|160;! C’est bien quand on est aussi délaissée,aussi pauvre, aussi abandonnée que moi, qu’il faut se donner tantde peines pour végéter quelques instants de plus parmi desmonstres&|160;!… Mais non, je dois venger la Vertu dans les fers…Elle l’attend de mon courage… Ne nous laissons point abattre…avançons&|160;: il est essentiel que l’univers soit débarrassé descélérats aussi dangereux que ceux-ci. Dois-je craindre de perdretrois ou quatre hommes pour sauver des millions d’individus queleur politique ou leur férocité sacrifie&|160;?

Je perce donc la haie où je me trouve&|160;; celle-ci était plusépaisse que l’autre&|160;: plus j’avançais, plus je les trouvaisfortes. Le trou se fait pourtant, mais un sol ferme au-delà… plusrien qui m’annonçât les mêmes horreurs que je venais derencontrer&|160;; je parviens ainsi au bord du fossé sans avoirtrouvé la muraille que m’avait annoncée Omphale&|160;; il n’y enavait sûrement point, et il est vraisemblable que les moines ne ledisaient que pour nous effrayer davantage. Moins enfermée au-delàde cette sextuple enceinte, je distinguai mieux les objets&|160;;l’église et le corps de logis qui s’y trouvait adossé seprésentèrent aussitôt à mes regards&|160;; le fossé bordait l’un etl’autre&|160;; je me gardai bien de chercher à le franchir de cecôté&|160;; je longeai les bords, et me voyant enfin en face d’unedes routes de la forêt, je résolus de le traverser là et de mejeter dans cette route quand j’aurais remonté l’autre bord. Cefossé était très profond, mais sec, pour mon bonheur&|160;; commele revêtissement était de brique, il n’y avait nul moyen d’yglisser, je me précipitai donc&|160;: un peu étourdie de ma chute,je fus quelques instants avant de me relever… Je poursuis,j’atteins l’autre bord sans obstacle, mais comment le gravir&|160;?A force de chercher un endroit commode, j’en trouve un à la fin oùquelques briques démolies me donnaient à la fois et la facilité deme servir des autres comme d’échelons, et celle d’enfoncer, pour mesoutenir, la pointe de mon pied dans la terre&|160;; j’étais déjàpresque sur la crête, lorsque tout s’éboulant par mon poids, jeretombai dans le fossé sous les débris que j’avais entraînés&|160;;je me crus morte&|160;; cette chute-ci, faite involontairement,avait été plus rude que l’autre&|160;; j’étais d’ailleursentièrement couverte des matériaux qui m’avaient suivie&|160;;quelques-uns m’ayant frappé la tête, je me trouvais toutefracassée… «&|160;Ô Dieu&|160;! me dis-je au désespoir, n’allonspas plus avant&|160;; restons là&|160;; c’est un avertissement duciel&|160;; il ne veut pas que je poursuive&|160;: mes idées metrompent sans doute&|160;; le mal est peut-être utile sur la terre,et quand la main de Dieu le désire, peut-être est-ce un tort de s’yopposer&|160;!&|160;» Mais, bientôt révoltée d’un système tropmalheureux fruit de la corruption qui m’avait entourée, je medébarrasse des débris dont je suis couverte, et trouvant plusd’aisance à remonter par la brèche que je viens de faire, à causedes nouveaux trous qui s’y sont formés, j’essaie encore, jem’encourage, je me trouve en un instant sur la crête. Tout celam’avait écartée du sentier que j’avais aperçu, mais l’ayant bienremarqué, je le regagne et me mets à fuir à grands pas. Avant lafin du jour, je me trouvai hors de la forêt, et bientôt sur cemonticule duquel, il y avait six mois, j’avais, pour mon malheur,aperçu cet affreux couvent. Je m’y repose quelques minutes, j’étaisen nage&|160;; mon premier soin est de me précipiter à genoux et dedemander à Dieu de nouveaux pardons des fautes involontaires quej’avais commises dans ce réceptacle odieux du crime et del’impureté&|160;; des larmes de regrets coulèrent bientôt de mesyeux. «&|160;Hélas&|160;! me dis-je, j’étais bien moins criminelle,quand je quittai, l’année dernière, ce même sentier, guidée par unprincipe de dévotion si funestement trompé&|160;! Ô Dieu&|160;!dans quel état puis-je me contempler maintenant&|160;!&|160;» Cesfunestes réflexions un peu calmées par le plaisir de me voir libre,je poursuivis ma route vers Dijon, m’imaginant que ce ne pouvaitêtre que dans cette capitale où mes plaintes devaient êtrelégitimement reçues…

Ici Mme&|160;de&|160;Lorsange voulut engager Thérèse à reprendrehaleine, au moins quelques minutes&|160;; elle en avaitbesoin&|160;; la chaleur qu’elle mettait à sa narration, les plaiesque ces funestes récits rouvraient dans son âme, tout enfinl’obligeait à quelques moments de trêve. M.&|160;de&|160;Corvillefit apporter des rafraîchissements, et après un peu de repos, notrehéroïne poursuivit, comme on va le voir, le détail de sesdéplorables aventures.

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