La 628-E8

La 628-E8

d’ Octave Mirbeau

DÉDICACE

À Monsieur Fernand CHARRON

À qui dédier le récit de ce voyage, sinon à vous, cher Monsieur Charron, qui avez combiné, construit, animé,d’une vie merveilleuse, la merveilleuse automobile où je l’accomplis, sans fatigue et sans accrocs ?

Cet hommage, je vous le dois, car je vous dois des joies multiples, des impressions neuves, tout un ordre de connaissances précieuses que les livres ne donnent pas, et des mois, des mois entiers de liberté totale, loin de mes petites affaires, de mes gros soucis, et loin de moi-même, au milieu de pays nouveaux ou mal connus, parmi des êtres si divers dont j’ai mieux compris, pour les avoir approchés de plus près, la force énorme et lente qui, malgré les discordes locales, malgré la résistance des intérêts, des appétits et des privilèges, et malgré eux-mêmes, les pousse invinciblement vers la grande unité humaine.

Oui, ce qui est nouveau, ce qui est captivant, c’est ceci. Non seulement l’automobile nous emporte, de la plaine à la montagne, de la montagne à la mer, à travers des formes infinies, des paysages contrastés, du pittoresque qui se renouvelle sans cesse ; elle nous mène aussi à travers des mœurs cachées, des idées en travail, à travers de l’histoire, notre histoire vivante d’aujourd’hui…

Du moins, on est si content qu’on croitvraiment que tout cela est arrivé. Et puis, pour nous les rendresupportables et sans remords, ne faut-il pas anoblir un peu toutesnos distractions ?

*

**

Il y a six ans, je me rappelle, parti, unmatin, d’Aurillac, sur une des premières automobiles que vous ayezconstruites, j’arrivai, le soir, vers quatre heures, en plein Jura,à Poligny.

C’était la fin d’un jour de marché. Toutétait calme dans les rues. Nul bruit dans les cabarets, à peu prèsvides. Bêtes et gens s’en allaient pacifiquement, qui à l’étable,qui au foyer. Quelques groupes restaient encore à deviser sur laplace, où les petits marchands avaient démonté et repliaient leursétalages… Rien qu’à la traverser, la ville me fut sympathique. Elleavait un air de décence, de bonne santé, de bon accueil, très rareen France.

Dans l’auberge où je descendis, jem’attablai entre deux paysans, très beaux, très forts, les cheveuxdrus et noirs sur une puissante tête carrée, le masque modelé enaccents énergiques ; singulièrement avenants. Ils parlaient deleurs affaires, et moi, tout en mangeant de savoureusestruites, arrosées d’un excellent vin d’Arbois, je les écoutaisparler. Comme ils n’avaient rien du nationalisme sectaire etméfiant, avec lequel, d’ordinaire, les paysans reçoivent ce qu’ilsappellent les étrangers, ils permirent fort gentiment que je prissepart à leur conversation.

Ils se montrèrent parfaits techniciensagricoles, curieux de progrès, informés au delà des choses de leurmétier. Je n’avais plus, devant moi, l’Auvergnat, âpre et rusé,bavard et superstitieux, ignorant et lyrique, que j’avais quitté lematin même, non sans plaisir, je l’avoue ; je voyais enfin deshommes, calmes, réfléchis, réalistes, précis, qui ne croient qu’àleur effort, ne comptent que sur lui, savent ce qu’ils veulent, ontle sentiment très net de leur force économique, exigent qu’onrespecte en eux la dignité sociale et humaine du travail. Aucunetrace de superstition, en leurs discours, et, ce qui me frappabeaucoup, pas le moindre misonéisme. Ils n’eurent pas une parole dehaine contre l’automobilisme. Au contraire. Ils admiraientgrandement cette nouveauté, lui faisaient crédit de n’être encorequ’un sport – un sport expérimental – aux mainsdes riches, et ils en attendaient des applications démocratiques,avec confiance.

À plusieurs reprises, ils marquèrent cettefierté que, de tous les départements français, le leur fût celui oùl’instruction s’était le plus développée.

L’un d’eux me dit :

– Chez nous, tous, nous désironsapprendre. Malheureusement, on ne nous apprend pas grand’chose.Nous n’avons pas, bien sûr, l’ambition de devenir des savants,comme Pasteur. Mais nous voudrions connaître l’indispensable. Or,l’instruction qu’on nous donne est, tout entière, à réformer. C’estl’instruction cléricale qui persiste hypocritement, dansl’instruction laïque. On nous farcit toujours l’esprit de légendesdont nous n’avons que faire… Mais nous continuons à ignorer lesplus simples éléments de la vie : par exemple, ce que c’estque l’eau que nous buvons, la viande que nous mangeons, l’air quenous respirons, la semence que nous confions à la terre…, en bloc,tous les phénomènes naturels, et nous-mêmes… Alors, comme nosanciens, nous cheminons, à tâtons, dans la routine, et nous nesommes pas capables de tirer parti des immenses richesses qui sont,partout, dans la nature, à portée de la main.

L’autre, qui approuvait, dit à sontour :

– Les socialistes nous prêchent sanscesse l’émancipation, l’affranchissement… J’en suis,parbleu !… Mais, l’affranchissement, l’émancipation de quoi,si tout d’abord on n’affranchit et on n’émancipe notrecerveau ?

Je compris très bien que le passé n’avaitplus aucune prise sur ces hommes conscients et qu’ils défendraient,avec une volonté tenace et une tranquille assurance, les conquêtes,les pauvres petites conquêtes, matérielles et morales, qu’ilsavaient su, tout seuls, arracher à la société et au sol ingrat deleurs montagnes…

Et tel était le miracle… En quelquesheures, j’étais allé d’une race d’hommes à une autre race d’hommes,en passant par tous les intermédiaires de terrain, de culture, demœurs, d’humanité qui les relient et les expliquent, et j’éprouvaiscette sensation – tant il me semblait que j’avais vu dechoses – d’avoir, en un jour, vécu des mois et desmois.

Et cette sensation que, seule,l’automobile peut donner, car les chemins de fer, qui ont leursvoies prisonnières, toujours pareilles, leurs populations parquées,toujours pareilles, leurs villes encloses que sont les chantiers etles gares, toujours pareilles, ne traversent réellement pasles pays, ne vous mettent point en communication directe avecleurs habitants, – cette sensation, tout à fait nouvelle,que de fois j’en goûtai la force et le charme, au cours de cevoyage exquis, où je retrouve constamment mon admiration et, jepuis le dire, ma reconnaissance, pour cette maison roulante idéale,cet instrument docile et précis de pénétration qu’est l’automobile,et surtout – puisqu’il faut bien finir par tout ramener àsoi – l’automobile créée par vous, cher monsieur Charron,pour mes curiosités et mes vagabondes rêveries…

*

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C’est pour cela que j’aime mon automobile.Elle fait partie désormais de ma vie ; elle est ma vie, ma vieartistique et spirituelle, autant et plus que ma maison. Elle estpleine de richesses, sans cesse renouvelées, qui ne coûtent rienque la joie de les prendre au passage, ici, là, partout oùm’entraînent la fantaisie de voir et le désir d’étudier. J’y sensvivre les choses et les êtres avec une activité intense, en unrelief prodigieux, que la vitesse accuse, bien loin de l’effacer.Elle m’est plus chère, plus utile, plus remplie d’enseignements quema bibliothèque, où les livres fermés dorment sur leurs rayons, quemes tableaux, qui, maintenant, mettent de la mort sur les murs,tout autour de moi, avec la fixité de leurs ciels, de leurs arbres,de leurs eaux, de leurs figures… Dans mon automobile j’ai toutcela, plus que tout cela, car tout cela est remuant, grouillant,passant, changeant, vertigineux, illimité, infini… J’entrevois,sans en être troublé, la dispersion de mes livres, de mes tableaux,de mes objets d’art ; je ne puis me faire à l’idée, qu’unjour, je ne posséderai plus cette bête magique, cettefabuleuse licorne qui m’emporte, sans secousses, le cerveau pluslibre, l’œil plus aigu, à travers les beautés de la nature, lesdiversités de la vie et les conflits de l’humanité.

*

**

Eh bien, faut-il vous le dire, chermonsieur Charron ? J’ai beaucoup hésité, avant d’inscrirevotre nom en tête de ce petit volume… J’avoue que, durant quelquesheures, j’ai manqué de courage… Voilà un bien gros mot, n’est-cepas, pour une chose pourtant bien naturelle et bien simple… C’estque je connais les hommes de mon temps, surtout de mon milieu. Leurbienveillance si connue, leur indomptable morale etl’intransigeance de leurs vertus, m’ont positivement effrayé… Maisle sentiment très vif que j’ai de ma liberté, l’horreur, non moinsvive, que j’ai des usages reçus et des pratiques courantes, monimmoralité, pour tout dire, eurent vite fait de surmonter cetteterreur passagère et absurde… Si on les écoutait, ces bravesgens-là, on ne ferait jamais rien de ce que l’on veut et de ce quivous plaît… Laissons-les dire…

Laissons-les dire, mais profitons de cettecirconstance pour risquer quelques observations…

Auparavant, une petite anecdote,voulez-vous ?… Elle a sa philosophie…

Vous savez que j’ai collaboré, durant neufans, au Journal… Comment ai-je pu, sans rien abandonner demes idées, sans hypocrisie et sans intrigues, me maintenir aussilongtemps dans cette feuille publique ?… Ce n’est pas ici lelieu de le dire, et d’ailleurs, je l’ignore.

Un jour, j’envoyai un article, où, àpropos d’une découverte scientifique récente, je meplaisais à montrer les résultats d’utilité sociale qu’elle pouvaitdonner dans l’avenir. M. Eugène Letellier en fut fort offensé…Il me dit :

– Je ne puis publier votrearticle.

– Pourquoi donc ?

– Mais, mon cher monsieur, vousvoulez me retirer le pain de la bouche ?

Je n’avais pas cette idée. C’eût été,d’ailleurs, une opération pénible, pour laquelle je ne me sentaisaucun goût… Je répondis simplement :

– Je ne comprends pas…

– Mais c’est de la publicité !s’écria M. Eugène Letellier… de la publicité de premièrepage !… Je pourrais bien tirer de votre article cinq millefrancs…

– Sept mille ! appuyal’administrateur qui assistait à l’entrevue…

– Et vous vous imaginiez quej’allais… comme ça… de gaîté de cœur…

– Pardon ! interrompis-je…pourriez-vous me dire, monsieur, quels sont, dans votre esprit, lessujets d’article qui ne touchent pas à la publicité ?

M. Eugène Letellier réfléchitlonguement… Cette question l’embarrassait beaucoup… Enfin, il sedécida à répondre :

– Il y en a… je vous assure… il y ena… il y en a des masses…

– Lesquels ?

– Mon Dieu !… tenez… vous pouvezparler de littérature – à condition, bien entendu, quevous ne citiez aucun nom d’auteur, aucun titre d’ouvrage… Mais oui…nous sommes un journal littéraire, n’est-ce pas ?… Et l’art,mon cher monsieur, – l’art en général, naturellement– voilà encore un sujet d’article… Je ne prétends pasque ce soit le rêve… non… Moi, l’art, vous savez !… Enfin,avec du talent…

Et, tout à coup, se frappant lefront…

– Ah !… La pornographie ?…Admirable !… Illimité !… La pornographie, pour unécrivain qui a de l’imagination… eh bien, mais… voilà…Ah !…

Je ne voulus, par aucun commentaire,amoindrir la majesté de cette exclamation… Je me contentai deregarder, avec plus d’attention encore, M. Eugène Letellier…Il était beau… il était puissant… il était le siècle… Le pauvrehomme !

Et, plus tard, je compris que laRépublique eût mis, sur la poitrine de cet éducateur des foules, lesigne rouge de cet honneur… qui est d’ailleurs légion, luiaussi…

*

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L’époque, cher monsieur Charron, estterriblement réfractaire à l’admiration que nous devons aux chosesdu progrès, à la reconnaissance que nous devons aux hommes quitravaillent, luttent et trouvent. Admiration et reconnaissance, onne les comprend et ne les accepte que si elles sont tarifées etrétribuées selon des prix courants, proportionnés à l’enthousiasmeavec lequel on les exprime. La presse est devenue siuniversellement vénale, elle oblige tellement toutes les choses dela vie à verser dans sa caisse, pour être reconnues valables, unimpôt de plus en plus lourd, qu’un écrivain, aujourd’hui, souspeine de se déshonorer, n’a plus le droit de signaler unedécouverte scientifique importante, ou de confesser un plaisir, uneémotion, si cette émotion, ce plaisir lui viennent d’un objetfabriqué et qui se vend. Pour un temps, dont on aperçoit,d’ailleurs, la fin prochaine, il peut encore – saufdans Le Journal, bien entendu – admirer un livre,un tableau, une statue, dire, à peu près librement, ses impressionssur ce qu’on appelle une œuvre de l’imagination. Classificationvraiment arbitraire et comique, car j’ai toujours pensé que lesstatues, les tableaux, les livres se vendent avec plus d’âpretéencore que les machines ; et les machines m’apparaissent, bienplus que les livres, les statues, les tableaux, des œuvres del’imagination. Quand je regarde, quand j’écoute vivre cet admirableorganisme qu’est le moteur de mon automobile, avec ses poumons etson cœur d’acier, son système vasculaire de caoutchouc et decuivre, son innervation électrique, est-ce que je n’ai pas une idéeautrement émouvante du génie humain, de sa puissance imaginative etcréatrice, que si je lis un livre de M. Paul Bourget, ouconsidère un tableau de M. Detaille, une statue deM. Denys Puech ? Est-ce que le moindre mécanisme quitransporte l’énergie motrice, la chaleur, la parole, l’image, parde minces réseaux de fils métalliques, ou par d’invisibles ondes,n’implique pas une plus grande somme d’études, d’observations,d’efforts, de facultés supérieures ?… Et cependant, le livrebanal, infiniment inutile de M. Paul Bourget, la statue –si l’on peut dire – de M. Denys Puech, letableau – euphémisme – de M. Detaille, ilest admis, il est honorable, élégant, que je puisse les vanter tantque je voudrai, et tout le monde me louera d’avoir débité, à leurpropos, les sottises esthétiques qui fermentent sous le crâne d’uncritique d’art. Mais il me sera formellement interdit de décrireune machine qui, comme l’automobile, par exemple, bouleverse déjà,et bouleversera bien davantage les conditions de la viesociale.

Eh bien, je proteste, de toutes mesforces, contre cette conception éducatrice des journaux qui leurpermet – parce que c’est de l’art – de vousraconter, en quatre colonnes, le dernier vaudeville des Variétés,et qui fait que nous ne savons rien, jamais rien, – parceque c’est du commerce, – des travaux admirables, parlesquels tant de savants obscurs s’acharnent à conquérir, pournous, chaque jour, un peu plus de bonheur…

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**

Cette liberté, je ne la revendique pas,cher monsieur Charron, pour déclarer, tout de go, que vous avezinventé l’automobile. Mais, de vous y être passionné,l’automobilisme vous doit beaucoup. Parmi les constructeursfrançais – j’ai plaisir à le reconnaître – vousêtes certainement celui qui apporta le plus de progrès notables àcette industrie. Ingénieux, pratique et tenace, vous n’avez cesséde chercher et de trouver des améliorations, vous n’avez cessé decréer des dispositifs, adoptés universellement aujourd’hui, grâce àquoi nos moteurs ont atteint ce degré de presque-perfection, oùnous les voyons en ce moment. Et ce qui m’étonne le plus, et dontje vous loue infiniment, c’est que vous vous soyez aussi préoccupéde leur donner une forme harmonieuse, et de doter la machine, commeun objet d’art, de sa part de beauté.

Je vous ai suivi, avec un intérêtgrandissant, depuis le jour où, dans les sous-sols de l’avenue dela Grande-Armée – vous n’aviez pas d’usine en cetemps-là – vous convoquiez quelques personnes à venir voirles pièces du premier châssis que vous alliez monter… J’en étais…Je me souviens qu’un curieux personnage, un Américain, qui n’estpas un inconnu et qui est roi, comme pas mal de citoyens de sarépublique, roi de l’Acier, M. Schwab, pour tout dire, enétait aussi… Je le vois encore, prenant chaque pièce,successivement, et après l’avoir examinée, soupesée, éprouvée,flairée, disant :

– Ça, c’est de l’acier… À la bonneheure !… Voilà de l’acier !…

Si bien qu’avant de s’en aller il vouscommanda deux châssis pour lui, dix autres, pour des Américains,des rois de quelque chose évidemment, dont il vous donna les nomset les adresses.

Et il ajouta :

– S’ils n’en veulent pas… tant pispour eux !… Je les prendrai, moi… Marchez !…Marchez !… Ça, c’est de l’acier…

Et moi, qui ne suis roi de rien, entraînépar l’exemple de M. Schwab, j’en commandai un,également.

– Bon !… s’écria M. Schwab…Parfait !… Et si, au dernier moment, vous n’en voulez pas, nonplus… je le prends… C’est de l’acier !

*

**

Lors de ce voyage que j’entreprends deraconter ici, M. Schwab me rappelait cette journée, un soirque je le vis entrer dans Delft, où moi-même je venaisd’arriver…

Ce fut une soirée assez comique, vraiment,et bien américaine.

Après le dîner, durant lequel nous avionsbeaucoup parlé de nos autos – car entre autres bienfaitsde l’automobilisme, il est remarquable que le cours habituel de nosconversations sur l’immortalité de l’âme et sur les femmes en aitété si radicalement modifié – nous sortîmes. Et nous nouspromenâmes par la ville.

Curieuse et délicieuse ville, et silointaine !

La lune éclairait d’une lueur, aux éclatsde nacre, les canaux encaissés, les ponts qui les enjambent d’unearche unique, les arbres grêles qui les bordent comme des rideauxde dentelle. Et les découpages, sur le ciel, des hauts pignons,prenaient des aspects d’un romantisme suranné et charmant… Puis,entre des espaces bleus, d’énormes tours surgissaient tout à coupdans la nuit argentée… Je dis qu’elles surgissaient ; ellesavaient plutôt l’air d’être tombées du ciel, ayant gardél’obliquité de leur chute sur le sol. Et nous longions ensuite despalais, sombres et muets, où la lumière dessinait, çà et là,l’ogive d’une porte, l’intervalle d’un créneau, des plaques devitraux treillissés… Personne dans les rues, presque pas delumières aux fenêtres… des boutiques endormies dont le rayonnementsemblait se rétrécir, s’affaiblir et mourir, comme celui des lampesqui vont s’éteindre dans un sanctuaire… Et, brusquement, nousrespirions, parmi l’âcre odeur des eaux enfermées dans la pierre,de violents parfums de jacinthes qui montaient, vers nous, debarquettes pleines de fleurs, amarrées au quai et attendant lemarché du lendemain.

Nous ne parlions pas… M. Schwabfumait avec effort un de ces détestables cigares, comme n’en fumentque les milliardaires… Et moi, transporté dans ce décor nocturne dumoyen âge, il me semblait que j’étais loin de tout, loin des acierset des rois de l’acier… si loin, si loin, si loin !

Mais M. Schwab n’avait pas quitté lesiècle, lui, ni l’Amérique, ni même l’avenue de la Grande-Armée… Ils’acharnait à tirer sur son cigare qui laissait une affreuse odeur,derrière lui… Et cela faisait exactement le bruit que font lescarpes dans un bassin, quand elles viennent respirer, le museauhors de l’eau, l’air des beaux soirs d’été. Jel’entendais, dans l’intervalle de ces bruits, quidisait :

– Ce petit Charron… Hein ? C’estun gaillard !… Il sait ce que c’est que l’acier…

Deux femmes, en longues mantes noires,passèrent près de nous, avec des pas feutrés, silencieuses commedes vols de chauves-souris… D’où venaient-elles ?… Oùallaient-elles ?… Était-ce même des femmes ?… N’était-cepas plutôt des âmes, des âmes anciennes, les âmes nocturnes de toutce passé ?… Je vis leurs manteaux se fondre dans lanuit…

M. Schwab ne les avait pas regardées…Il poursuivait :

– Vous savez… en Amérique… ce petitCharron, il serait roi aussi… roi de l’automobile…

Et alors, au loin, très loin, ce fut commeun son de cloche, un tout petit son de cloche, d’un timbre unique,sans vibration prolongée, un son pareil au chant si joli, simélancolique du crapaud, dans les jardins étouffants d’août… Puisd’autres sons de cloche, aussi lointains, à l’est, à l’ouest, serépondirent… Je crus voir des intérieurs de couvents, des cloîtres,des visages blêmes sous des voiles, des mains jointes, des cierges…Et, près de moi, une voix que je n’écoutais plus, et dont il ne mevenait que des paroles coupées par le silence que ces petits sonsde cloche, là-bas, partout, rendaient si émouvant, si mystérieux,une voix disait :

– Carburateur… boîte de vitesse…boîte d’embrayage… magnéto… acier… acier… acier… acier…

Et ce mot « trust… trust…trust… » qui vibrait, me chatouillait, m’agaçaitl’oreille, comme un bourdonnement d’insecte :

– Pruut… Pruut…Pruut !…

Nous ne rentrâmes que fort tard àl’hôtel.

J’ai pensé que cela vous amuserait desavoir que vous aviez préoccupé l’esprit d’un homme telque M. Schwab, au point que, dans un soir calme de Hollande,parmi le décor d’une vieille ville, illustrée de tant de souvenirset qui, depuis Guillaume le Taciturne, n’a guère changé, il vousait sacré Roi de l’Automobile !…

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