La Bande Cadet – Les Habits Noirs – Tome VIII

La Bande Cadet – Les Habits Noirs – Tome VIII

de Paul Féval (père)

Prologue – Le salon aux quatre fenêtres

I – La rue Culture

 

Un soir d’hiver de l’année 1840, par un froid noir et mouillé, un pauvre homme entra au poste de la rue Culture-Sainte-Catherine. C’était une bonne figure naïve et un peu étonnée. Il portait un costume bourgeois très râpé, avec un tablier de garçon pharmacien, dont la grande poche bâillait sur son estomac. Dans cette poche, il y avait un paquet assez volumineux,ficelé dans du papier d’emballage.

Il demanda la permission de se chauffer au poêle ; ce qui lui fut volontiers accordé. Le jour s’en allait tombant au-dehors, et dans l’intérieur du corps de garde la nuit était tout à fait venue. On n’avait pas encore allumé le quinquet.

Quand le pauvre homme s’en alla, personne ne s’aperçut qu’il n’y avait plus de paquet dans la poche de son grand tablier.

À quelques pas du corps de garde s’élevait une maison d’assez grand aspect et fermée sur le devant par un mur. On l’appelait l’hôtel Fitz-Roy. Le dernier duc de Clare (celui qui portait le titre de prince de Souzay) l’avait habité un temps avec la princesse sa femme. On disait qu’ils étaient séparés maintenant.

Et la maison restait déserte, au point que,depuis le décès d’un vieux concierge, qui était resté là comme un chien dans sa niche après le départ des maîtres, on n’avait pas vu une seule fois la porte cochère rouler sur ses gonds.

Du haut en bas de l’hôtel, hiver comme été,les contrevents fermés masquaient les croisées, ce qui mettait le quartier en mauvaise humeur. Les marchands d’alentour disaient, non sans raison :

– C’est comme si on avait dans la rue unmonument du Père-Lachaise. Qu’ils vendent ou qu’ils louent !Il y a de quoi mettre là-dedans douze ménages de rentiers ou unefabrique de bronzes, qui ferait aller le commerce.

Ce fut dans une allée étroite et sombre,située vis-à-vis de l’hôtel Fitz-Roy, que se réfugia l’homme aupaquet en sortant du corps de garde. Peut-être était-ce toutuniment pour se mettre à l’abri, car la pluie tombait. Nous devonsdire pourtant que, dans cette espèce de guérite, il avait plutôtl’air d’un factionnaire qui fait le guet.

Ajoutons qu’il n’était pas seul. Dans uneautre allée, également obscure, qui s’ouvrait au-delà de l’hôtelFitz-Roy, un autre individu se garait aussi de la pluie. Il avait,celui-là, un cigare à paille entre les lèvres, un vieux chapeaugris pelé posé de travers sur des cheveux plats, d’un jaunedéteint, et une redingote de forme « élégante » qui nevalait guère mieux qu’un haillon. Cela se voyait aux lueurs d’unréverbère que le vent balançait juste au-dessus de lui.

Cela ne se vit pas longtemps. Aussitôt quel’homme du corps de garde et lui eurent échangé de loin un signe,ils s’enfoncèrent l’un et l’autre dans la nuit de leursguérites.

Au bout d’un quart d’heure environ, unparapluie tout ruisselant tourna l’angle de la rue Saint-Antoine.Il protégeait, tant bien que mal, un homme d’aspect modeste et déjàâgé, qui tenait par la main une toute petite fille.

Le chapeau gris siffla et dit entre haut etbas :

– Échalot !

L’autre répondit par un coup de sifflet pareilet grommela :

– On y est, Amédée, fidèle au postejusqu’à la mort ! L’homme au parapluie et la petite fille,passant devant le corps de garde, s’éclairèrent un instant à lalueur du quinquet. L’enfant était tout en noir comme son père. Ellese pressait contre lui en trottinant et babillait en riant, malgréle froid qui rougissait ses joues.

Échalot, notre homme au paquet, la regardaitd’un air bon enfant.

– Quand Saladin aura cet âge-là, dit-il,vous verrez qu’il sera encore plus mignon !… Tiens ! onne voit plus Amédée. Méfiance ! c’est bien le papa Morand avecsa petite Tilde.

Il se rejeta dans l’ombre vivement.

Le vieux et sa fillette arrivaient en face dela porte cochère de l’hôtel. Ils s’arrêtèrent.

Alors eut lieu une chose qui avait presque lavaleur d’un événement, et qui, certes, eût attiré sur leur seuiltous les boutiquiers du quartier, en dépit même du mauvais temps,s’ils en avaient eu connaissance.

Mais personne ne bougea, parce que personne nesavait.

Papa Morand, comme Échalot l’appelait, donnale parapluie à tenir à sa petite en disant :

– Soyez sage, mademoiselle Tilde, et nevous mouillez pas.

En même temps, il tira de sa poche deuxgrosses clefs, dont l’une fut aussitôt introduite dans la maîtresseserrure de la porte cochère. Ce n’était pas le tout ; Échalot,qui regardait avec une curiosité avide, pensajudicieusement :

– Ça a dû rouiller rude depuis letemps !

Et, en effet, la main tremblante du vieuxavait beau s’efforcer, le pêne résistait.

– Faudra l’accoucheur ! pensait déjàÉchalot. Voyons ! fourre quelque chose dans la boucle,papa !

Comme s’il eût suivi cette suggestion muette,le vieux passa la seconde clef en travers dans la garde de lapremière, et, s’en servant comme d’un levier, appuya à deux mains.Le pêne sauta.

– Bravo ! fit Échalot. Auloquet !

Morand tâtait déjà le trou du« cordon » avec sa seconde clef. Ce ne fut, cette fois,ni long, ni difficile. La lourde porte roula en gémissant sur sesgonds rouillés, montrant une large ouverture, silencieuse et sombrecomme le seuil du néant.

– Viens vite, dit-il à la fillette, nousn’avons que le temps. Mais au lieu d’obéir, la petite fille reculaépouvantée.

– Je ne veux pas ! balbutia-t-elle,j’ai peur.

– Peur de quoi, sottinette ?

– Est-ce que je sais ? Desrevenants.

– Dame ! fit Échalot, l’endroit estbon pour ça.

Et il frissonna un peu pour son propre compteavant d’ajouter :

– Quoique c’est des bêtises. Les mortsn’ont ni pied ni patte pour se promener.

Avec une impatience sénile, Morand saisit lebras de la fillette, qui cria. Il la poussa en avant.

– Veux-tu bien te taire !ordonna-t-il.

– On ne nous a même pas vus !murmura-t-il en essuyant son front qui ruisselait de sueur sous lapluie glacée.

En cela, nous savons qu’il se trompait. Àpeine la porte de l’hôtel s’était-elle refermée que l’homme auchapeau gris s’élança hors de sa cachette. C’était, dans toute laforce du terme, un gaillard de mauvaise mine, suant la misèreprétentieuse, le vicefanfaron et la hideuse élégance du dandy crotté jusqu’àl’échine. En ce genre, Paris renferme des trésors ; c’est auplus profond de ses boues que grouille le pur type de don Juan,laid, dépenaillé, mais toujours vainqueur.

Échalot vint à la rencontre de son collègue etlui tendit la main avec cordialité :

– Ça va-t-il un peu, Amédée, depuis troisjours qu’on ne t’a vu ? Similor (c’était le nom de familled’Amédée) lui donna le doigt.

Il avait des gants !

– Tu l’as reconnu, c’est bien lui ?demanda-t-il.

– Parbleu ! répondit Échalot.D’ailleurs, il est déjà venu ce matin avant le jour, avec un boisde lit, des matelas et deux paniers, du vin et de la mangeaille…Mais tu ne t’informes seulement pas de Saladin ?

Similor haussa les épaules.

– Je t’en ai confié les soins matériels,répliqua-t-il, tu es bon pour ça. Moi, je m’occupe de son avenir.Quand il aura l’âge d’une éducation libérale, je m’en charge.

– Sais-tu où je l’ai mis ?

– Ça m’est égal…

– Tu n’as pas le cœur d’un père, Amédée,interrompit Échalot avec reproche, pour ton fils naturel, dont jene suis, moi, que la nourrice et l’adoptif. Je l’ai mis dans legiron du gouvernement, ici près… et qu’au lieu de fumer des havanesà tuyau, tu pourrais bien contribuer pour un sou à son lait. Jen’ai pas de fortune, tu le sais bien.

– Voilà ! dit brusquement Similor,marque la nourriture, on te soldera plus tard. Je ne peux pasm’habituer aux détails du ménage. Et parlons affaires : tu esde planton, ici, jusqu’à nouvel ordre.

– Dis-moi au moins de quoi il retourne,supplia Échalot ; est-ce que c’est vraiment les HabitsNoirs ?…

La main de Similor s’appuya sur sa bouchecomme un bâillon.

– Malheureux ! s’écria-t-il, enpleine rue ! des mystères comme ça !

– Ça m’a échappé, balbutia Échalot.

– On te pardonne pour une fois, ditSimilor, mais de la prudence ! Il mit trois pointsd’exclamation après ce mot et poursuivit :

– Moi, je vas jusqu’à l’estaminet del’Épi-Scié dire à M. Tupinier que le vieux et la petite sontarrivés. Il tient à moi à cause de ma capacité, quoique ça letaquine de me voir réussir mieux que lui auprès des dames.

– On chercherait longtemps, dit Échalotavec une admiration tendre et profonde, un quelqu’un doué de toustes divers avantages. Si tu avais seulement une idée de sensibilitépour moi, ton meilleur ami, et pour ton fils que j’allaite…

Échalot était long quand il parlait des chosesdu cœur. Le bel Amédée le coupa tout net d’une tape sur l’épaule etconclut :

– Reste donc ici, bonhomme, et dès que lavoiture se montrera, pique une course jusqu’à L’Épi-Scié. Tudemanderas…

– M. Tupinier, parbleu !

– Du tout ! Tu demanderas moi,Amédée Similor, dont l’importance grandit tous les jours. Tusais ? Quand ça ne sera plus possible de nous entre-tutoyer,on te fera signe.

Il tourna le dos et s’éloigna dans ladirection du boulevard. Échalot, resté seul, le suivit des yeuxjusqu’au détour de la rue.

– Pour le truc de s’habiller toujourscomme un flamboyant, dit-il en secouant la tête avec mélancolie, çay est ; pour le bagout aussi, et l’imagination déréglée, et lacouleur des cheveux à la mode, et l’effronterie auprès du sexe, ettout ce qui fait mon envie pareillement : il a les succèsd’Adonis dans l’antiquité ! Mais pour avoir de ce qui bat sousle gilet, un brin de cœur, quoi jamais ! Il ignore lesentraînements de la nature dans le foyer domestique. On dit quec’est nécessaire pour gravir plus à son aise l’échelle del’ambition et des bénéfices. Tant pis, alors ! moi, j’aimemieux ignorer les jouissances de l’amour-propre que de les acheterau prix de mon âme sensible ! Je vas toujours allaiterSaladin.

Il rentra au corps de garde et retrouva sonpaquet de papier ficelé dans le coin où il l’avait laissé. Il leprit et l’ouvrit par le haut comme on fait pour les cornets depoivre. Aussitôt quelque chose remua et cria dans le papier.

– Tais ton bec, Saladin, petitedrogue ! dit Échalot avec les tendres inflexions d’une mère,ce n’est pas le moment de rager quand on t’apporte lagoutte !

Il tira en même temps une cornue en verre dela grande poche de son tablier, et une énorme bouche d’enfantsortant du paquet en saisit le goulot pour boire avidement.

C’était Saladin, fils naturel de Similor etadoptif d’Échalot.

Les gens du corps de garde s’approchèrent etfirent cercle.

Dans la cour de l’hôtel Fitz-Roy, le papaMorand essayait de faire entendre raison à la petite fille quipleurait, saisie par une de ces terreurs d’enfant que rien ne peutcalmer, sinon le grand jour. Ce qui l’entourait n’avait en soi riende particulièrement effrayant : c’était une cour, herbue commeune prairie, ayant à droite la loge du concierge, à gauche, lesécuries, et, au fond, l’hôtel, où l’on montait par un perron dontles marches disparaissaient sous de hautes touffes de plantesdesséchées.

Le vieux entra dans la loge et tâtonnalongtemps, étourdi qu’il était par les cris de sa petite. Il trouvaenfin par terre, auprès de la cheminée, une lanterne, et, toutaussitôt, frottant une allumette chimique, il éclaira l’intérieurde la loge, où pas un seul meuble ne restait.

L’enfant se tut, mais resta serrée contre lui,promenant à la ronde son regard curieux et farouche.

– Tu vois bien qu’il n’y a pas derevenants, dit le vieillard en essayant de sourire.

Mais l’enfant répondit :

– Puisque je les ai vus tous pendantqu’il faisait noir !

Tenant d’une main son parapluie, car l’averseglacée redoublait, et de l’autre la lanterne, le vieux sortit de laloge et traversa la cour. La petite Tilde suivait en le tenant parle pan de sa redingote, mais elle trébuchait à chaque pas parce quel’herbe avait déchaussé les pavés. Ils arrivèrent au perron dontles marches disjointes tremblaient, et ils montèrent à travers laforêt des plantes sèches. Le vieux avait maintenant un grostrousseau de clefs à sa ceinture.

Il ouvrit la porte qui donnait sur le perronet entra dans le vestibule humide et froid où il n’y avait rien,sinon un objet qui arracha à l’enfant un cri de terreur.

C’était le squelette d’un lévrier de la grandeespèce, disséqué par le temps comme aurait pu faire le plus habilepréparateur, et couché sur les dalles noires et blanches à quelquespas du seuil.

– C’est certain que j’aurais dû rangerCésar, grommela le vieillard entre ses dents.

Il ferma le parapluie, déposa la lanterne ettraîna la carcasse du chien dans un angle du vestibule enajoutant :

– Ne faites pas la méchante, mademoiselleTilde, César ne vous mordra pas si vous êtes sage. C’était unebonne et belle bête quand il était en vie. Il avait mangé une foisun des bouvreuils de ce coquin de Jaffret, je parie que c’est luiqui l’aura laissé enfermer dans le temps… Ah ! il en a passédu temps, depuis ce soir-là !

Il reprit la lanterne et monta l’escalier. Safigure, éclairée maintenant, semblait moins vieille que satournure. Elle exprimait la douceur, l’entêtement et une certainefaiblesse d’esprit.

La petite Tilde montait derrière lui toutefrissonnante. Elle ne disait plus rien, mais son minois intelligenttrahissait avec énergie les sentiments d’effroi confus que luiinspirait cette maison morte.

Ici, en effet, tout était mort, et lesquelette du noble ami des anciens maîtres, le chien César, couchéen travers du seuil, pouvait servir d’enseigne aux désolations dela demeure abandonnée.

L’enfant et son conducteur traversèrentplusieurs chambres vides dont les tapisseries tombaient enlambeaux ; rien n’y restait, pas même un siège. Les pasmarquaient dans une poussière épaisse, et, malgré l’abri descontrevents clos, le vent du dehors entrait par les vitres brisées.Aucun obstacle ne s’était présenté depuis le vestibule. Toutes lesportes étaient ouvertes.

Dans la quatrième pièce du premier étage,M. Morand s’arrêta enfin devant une porte fermée, et, pendantqu’il cherchait une clef dans le trousseau, il dit à lapetite :

– Ici, vous n’aurez plus peur,mademoiselle Tilde. Vous aurez un bon feu pour vous réchauffer etun gâteau si vous me faites une risette.

Il poussa la porte. Nous devons avouer que lalueur de la lanterne éclaira faiblement une pièce qui neressemblait en rien à celles qu’on venait de traverser. C’était unevaste salle, percée de quatre fenêtres au-devant desquellestombaient des draperies sombres, mais belles. Des sièges de formetrès ancienne s’alignaient autour des murailles recouvertes demagnifiques boiseries où pendaient de grands cadres aux doruresfoncées. Au-dessus des portraits qu’on distinguait à peine, à telpoint que les rayons de la lanterne étaient submergés par la nuit,des écussons se penchaient, allumant quelques étincelles auxsculptures de leurs cartouches.

Au fond, le bon feu annoncé, qui avait dûbrûler plantureusement, il est vrai, mais dont les tisons consumésallaient s’éteignant sous les cendres, couvait dans une haute etlarge cheminée de marbre sculpté, supportant un miroir de Veniseentouré d’une bordure monumentale.

Parmi toutes ces choses, grandes comme lessouvenirs d’autrefois, deux objets modernes, mesquins mais propres,étonnaient le regard. C’était d’abord un lit d’acajou tout battantneuf et qui semblait sortir d’un magasin à bon marché de la rue deCléry ; c’était ensuite un maigrelet guéridon, du même acajouplaqué, de la même provenance archibourgeoise, supportant unplateau à thé, une volaille froide, des gâteaux, une carafe etplusieurs bouteilles.

La figure de M. Morand devint plus grave,s’il est possible, quand il franchit le seuil de cette pièce. Il sedécouvrit d’un geste involontaire : on eût dit qu’il entraitdans une église.

– Est-ce beau, Tilde, macoquinette ? demanda-t-il.

L’enfant ouvrait de grands yeux curieux maisfâchés. Certes, elle ne trouvait là rien de beau, sinon l’acajouluisant du lit et de la tablette. Elle ne regardait pas même lesgâteaux.

M. Morand l’enleva dans ses bras et lamit dans un fauteuil énorme, où elle disparut comme une mauviettequ’on servirait sur un de ces grands plats d’argent, mesurés parl’appétit de nos pères à la taille des boucliers chevaleresques.M. Morand roula le fauteuil contre un guéridon, sucra un verrede vin, rapprocha les gâteaux et dit :

– Fais la dînette, si tu veux ; moi,je vais travailler.

Et, retroussant ses manches, il se mitaussitôt, en effet, à besogner avec une activité extraordinaire.D’abord, il empila des bûches dans le foyer où le feu ralluméflamba. Ensuite, saisissant un balai, il nettoya vigoureusement leparquet, avant d’épousseter les meubles à tour de bras. La sueurdécoulait de son front, mais il ne s’en apercevait pas. Il parlaittout seul, disant :

– Ça m’a fait plaisir de revoir les émauxde Clare ! L’enfant ne sait pas ce que veut dire ce soleild’or qui rayonne sur champ d’azur… Elle est ici chez elle entouréede ses aïeux. Mais, j’ai presque honte de regarder mes aïeux et mesaïeules… Ah ! ah ! les descendants des rois ne valent pascher à l’heure qu’il est !

Il eut un rire amer, et, soulevant le matelas,il déploya pour faire le lit une vigueur qu’on n’eût jamaisdevinée, à voir son pauvre corps exténué.

– Fitz-Roy ! Fitz-Roy !grondait-il d’une voix entrecoupée par ses efforts ; fils deroi ! fils de roi ! c’est mon nom, c’est le sien. Etpourquoi aurait-elle peur dans la maison de ses pères ? J’aicherché une place de concierge pour lui donner du pain, et je nel’ai pas trouvée. Fils de roi ! Fitz-Roy ! Nous étionsbien riches et bien puissants !

Il alluma les bougies des candélabres etcelles du lustre, faisant ainsi surgir les personnages destapisseries, ressuscitant les grands seigneurs qui s’appuyaientdans les cadres sur la garde de leurs épées, et les belles damessouriantes dont la main tenait une rose ou un éventail. Touts’animait à ce jour nouveau. Le brocart des meubles étincelait etle soleil d’or, répété à satiété dans les armoiries, semblaitsecouer sa chevelure de rayons. La magnifique pendule fut remontéeet mise à l’heure qu’il était à la pauvre montre d’argent deMorand : huit heures.

Quand il eut achevé, il promena son regardtout autour de la chambre en tamponnant son crâne baigné de sueuret dit :

– C’est comme autrefois, M. le ducpeut venir !

Puis, se tournant vers l’enfant qu’il avaitoubliée et voyant qu’elle n’avait pas même touché au vin sucré niaux gâteaux, il vint vers elle avec colère.

– Pourquoi ne manges-tu pas, petitebête ? lui demanda-t-il durement. Dans les yeux effarouchés deTilde une larme vint :

– Puisqu’on a froid dans les os, ici,dit-elle : viens-nous-en chez nous, j’aime mieux notregrenier…

En ce moment, au corps de garde de la rueCulture, Échalot retirait le goulot ébréché de la cornue du« bec » de Saladin rassasié, et répondait avec bonté auxhommes du poste qui l’interrogeaient curieusement.

– C’est vrai, disait-il, qu’en laissantmon paquet à l’hasard d’un établissement militaire, j’aurais dûprévenir le caporal qu’on ne s’assît pas dessus, pouvant le blesserpuisqu’il est en vie…

– Éveillé comme une souris, le vilainmôme ! interrompit le caporal. En a-t-il unecaverne !

Échalot referma le haut du paquet dont lepapier était percé de petits trous et y mit deux épingles.

– Les trous, dit-il, c’est pour lafaculté de la respiration. Tel que vous le voyez, ce pierrot-làsera marquis, ou prince, c’est sa destinée et il en a tous lespapiers, conservés dans un lieu mystérieux par suite du malheur deses ancêtres. Les personnes intéressées à persécuter sa jeunessem’ont offert ma fortune pour verser trois gouttes de mort-aux-ratsdans son lait, mais plutôt mourir…

Le militaire est romanesque, on ouvrait desyeux tout ronds autour de lui. Cependant le caporaldemanda :

– Qu’est-ce que vous faites de votreétat, vous, l’homme ? Vous avez comme ça un air qui ne meparaît pas conforme.

Échalot répondit, en remettant son paquetfermé dans sa grande poche :

– Outre l’allaitage de Saladin etl’amitié de Similor, qui est avec moi comme Oreste et Pylade, jem’adonne à l’intrigue sans jamais manquer à l’honneur !

Il avait l’air à la fois modeste et fier enprononçant ces paroles remarquables. Les hommes du postes’entre-regardèrent et le caporal se toqua le front en disant toutbas :

– Ça me fait l’effet qu’il ne l’a pasinventé !

Les autres éclatèrent de rire. Échalot avaitcompris. Sa physionomie étonnée et naïve exprima la plus viveindignation. Il allait répondre du haut de sa dignité offensée,quand un bruit de roues se fit entendre au-dehors.

Aussitôt, il s’élança vers le seuil.

– La voix du devoir m’appelle, dit-il, jene vous en veux pas : l’énigme de ma conduite est au-dessus devotre portée. À vous revoir ; si je repasse dans le quartier,j’entrerai vous dire un petit bonjour, rapport à Saladin, qui aimevotre température.

Quand il fut sorti, toutes les voixdemandèrent en chœur :

– Qu’est-ce que c’est que cetoiseau-là ?

Le caporal répondit avec un bienveillantdédain :

– Sûr qu’il n’a pas l’extérieur d’unassassin du gouvernement ! Le bruit de roues venait d’unegrande berline de voyage marchant au pas de quatre chevaux. Elles’arrêta devant l’hôtel Fitz-Roy et le cocher cria :

– Porte, s’il vous plaît !

Échalot avait déjà repris sa faction dansl’allée d’en face.

Les deux battants de la porte cochères’ouvrirent. La berline fut introduite dans la cour où le papaMorand se tenait avec sa lanterne.

Un domestique à livrée sombre descendit dusiège, et deux autres, habillés pareillement, quittèrent laberline, d’où l’on retira, non sans peine, un malade qui étaitaussi pâle qu’un mort. À ce malade, le vieux Morand dit ens’inclinant avec respect :

– Monsieur le duc, je vous salue, soyezle bienvenu dans votre maison.

Le malade répondit par un signe de tête àpeine perceptible.

Les trois domestiques, auxquels se joignitMorand, placèrent le matelas du malade sur une civière, et on luifit ainsi monter le perron.

La petite Tilde suivait, portant lalanterne.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer