La Baronne trépassée

La Baronne trépassée

de Pierre Ponson du Terrail

Prologue

I.

– Duchesse !

– Baron…

– Avez-vous des nouvelles de Mgr le régent ?

– Aucune depuis hier.

– Cela m’inquiète sérieusement, ma pauvre duchesse ;et je crains fort…

– Ne craignez rien, baron, votre nomination doit être signée à cette heure.

– Dieu vous entende, duchesse !

– Vous tenez donc bien, cher, à ce gouvernement ?

– Dame ! duchesse, jugez-en vous-même. J’ai fait appeler mon intendant hier soir, et je lui ai demandé un exposé succinct et clair de mes affaires…

– Je devine, vous êtes ruiné…

– Mieux que cela, duchesse, j’ai un million de dettes et plus de crédit.

– Vous ne paierez pas vos dettes, mon pauvre baron.

– J’y ai déjà songé, duchesse : mais comment en ferai-je d’autres ?

– Enfant ! puisque vous allez être gouverneur de la province de Normandie pour Sa Majesté le roi Louis XV.

– Très bien. Mais si je ne le suis pas ?…

Et le baron, qui était encore au lit, allongea sa main fine et aristocratique vers le guéridon qui se trouvait à son chevet, y prit sa boîte d’or, et barbouilla coquettement son jabot de cette poudre jaune, qu’on nommait le tabac d’Espagne.

La duchesse, assise dans un grand fauteuil à dossier rembourré,frappa le parquet du bout de sa mule à talon avec un petit air impatient, et répondit :

– Savez-vous que vous êtes un impertinent, baron ?

– En quoi, s’il vous plaît, duchesse ?

– La question est plaisante ! Comment ! Vous doutez de mon crédit ?

– Ah ! duchesse !

– Sans nul doute. Car vous supposez que vous pourriez ne pas être nommé…

– Ainsi, je puis espérer.

– Sans la moindre crainte.

– Et dormir sur mes deux oreilles…

– Quand je serai partie, baron.

– Oh ! pas avant, duchesse.

– Mon Dieu ! fit ingénument la duchesse, vous êtes sipeu courtois, messieurs, depuis la mort du grand roi…

– Donnez-moi vos mains de fée, duchesse, et venez vousasseoir ici, là… tout près.

– Que vous êtes enfant !…

– Je vais vous faire une confidence…

– Bah ! quelque intrigue nouée aux Porcherons, etdénouée…

– Nulle part, duchesse. On veut me marier…

La duchesse, qui était assise sur le bord du lit, se levavivement, et alla se replacer dans son fauteuil avec un froncementde sourcils et un air boudeur qui flattèrent à un haut degrél’amour-propre du baron.

– Ah ! dit-elle ; et… avec quoi ?

– Oh ! ne soyez point jalouse, duchesse… Ce n’estvraiment pas la peine… C’est une fille de traitant…

Le minois chiffonné de la duchesse s’épanouitaussitôt :

– La chose serait grave si vous n’étiez Nossac, mon cherbaron, dit-elle.

– Mon Dieu ! fit insouciemment le baron de Nossac, carc’était lui que nous trouvons ainsi couché, je sais bien que ceserait une mésalliance…

– Une énormité !

– Mais que voulez-vous ? Les mésalliances sont de modedepuis tantôt un siècle.

– Vous trouvez ? fit madame d’A… dont le front serembrunit et qui pâlit aussitôt.

– Sans doute, duchesse, la reine Anne d’Autriche n’a-t-ellepas épousé Mazarin ?

– Secrètement, baron.

– D’accord ; mais qu’importe ! La GrandeMademoiselle n’a-t-elle pas épousé Lauzun, Louis XIV, laMaintenon ; Mgr le régent n’a-t-il pas semblable peccadilledans sa famille ?

– Ainsi donc, fit la duchesse, qui se leva courroucée, vousauriez le courage…

– Je ne dis pas cela, duchesse, puisque vous m’obtenez ungouvernement ; mais enfin… si je ne l’avais pas… quediable ! mon futur beau-père aurait assez d’or…

– Pour vous faire oublier sa roture, n’est-ce pas ?Vraiment, fit la duchesse indignée, les gentilshommes s’envont !

– Quand ils n’ont pas de gouvernement, duchesse.

– Et, fit-elle en prenant un ton dédaigneux et moqueur, quidonc vous a proposé ce mariage ?

– Simiane, duchesse. Il m’offre une femme jolie,spirituelle, de bonnes manières, et affligée de je ne sais combiende millions.

– Acceptez-la, monsieur, fit la duchesse en se pinçant leslèvres ; je ne m’opposerai jamais à votre bonheur…

– Fi ! duchesse, la vilaine bouderie… J’ai refusé.

– Net ? demanda la duchesse avec un éclair de joie quibrilla dans ses grands yeux bleus.

– À peu près ; Simiane doit revenir aujourd’hui.

– Et vous refuserez encore ?

– C’est selon, répondit M. de Nossac ; sij’ai mon gouvernement…

– C’est juste, dit la duchesse ; mais vous aurez votregouvernement.

– Je ne demande pas autre chose, duchesse.

– Et je cours chez le duc.

– Allez, duchesse.

– Et vos lettres patentes vous seront expédiées dans uneheure.

– J’y compte, duchesse.

Et sans rien perdre de son flegme, le baron de Nossac indiqua dudoigt la pendule.

– Je vous donne une heure de plus, duchesse, fit-il ;il est midi ; Simiane sera ici à une heure ; il y resterajusqu’à deux.

– Eh bien, dit Mme d’A…, si à deux heuresvos lettres de marque ne sont point arrivées, vous aurez votreparole libre…

– Je ne vous l’ai point donnée, duchesse, mais je vous ladonne.

– Un moment ! s’exclama Mme d’A… en selevant, j’exige de vous un autre serment.

– Lequel ?

– C’est que si vous vous mariez…

– Ah ! duchesse, vous ne l’espérez pas.

– Non, sans doute ; mais peut-on toutprévoir ?

Et un fin sourire plein de moquerie glissa sur les lèvres cerisede la duchesse.

– Méchante !

– Si vous vous mariez, reprit-elle, vous vous engagez dèsaujourd’hui à m’accorder vingt-quatre heures encore ?

– Oh ! de grand cœur, ma belle amie.

– Vingt-quatre heures à mon choix, bien entendu ?

– Comment cela ?

– C’est-à-dire qu’à l’heure où je me présenterai devantvous, de nuit ou de jour, en vous disant : « Baron, il mefaut mes vingt-quatre heures », à cette heure-là, si noussommes dans la rue, vous monterez dans mon carrosse ; si noussommes chez vous, vous prendrez votre feutre et votre épée, et vousme suivrez.

– Et si je suis ailleurs ?

– Également, baron.

– Ma foi ! s’exclama M. de Nossac, je n’yvois aucun inconvénient. Duchesse, je vous donne ma parole degentilhomme d’être votre esclave pendant vingt-quatre heures, et devous suivre partout où vous le voudrez durant ce laps, et de vousobéir aveuglément.

– À partir du jour où j’apprendrai votre mariage ?

– Soit, dit le baron.

Puis il ajouta :

– Voici un serment bien inutile, duchesse.

– Qui sait ? fit-elle en lui tendant la main.Adieu…

– Au revoir, duchesse !

La duchesse fit quelques pas vers une petite porte que masquaitla tapisserie, l’ouvrit et disparut.

Cette porte donnait sur un mystérieux escalier qui descendaitdans les jardins, lesquels jardins se trouvaient à peu près sur lemême emplacement où s’élèvent maintenant les rues de Helder et deProvence.

L’hôtel où M. le baron de Nossac recevait la duchesse d’A…,maîtresse du vieux duc de Saint-Simon, et jouissant d’une grandefaveur, était, on le voit, sa petite maison.

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