La Barrière

La Barrière

de René Bazin

PREMIÈRE PARTIE

Sur la pelouse rectangulaire et longue,roulée, taillée en brosse, où vingt parties de tennis venaient d’être jouées à la fois, deux équipes seulement, huit jeunes hommes, huit jeunes filles, continuaient de lutter et de se disputer la victoire dans le tournament de Westgate onSea. Des équipes, en vérité. Aucun terme ne convenait mieux que celui-là à ces groupements que l’habileté sportive avait formés, à ces amateurs de la raquette et de la balle que, dans l’ordinaire de la vie, la fortune distinguait d’avec les professionnels, mais qui leur ressemblaient à cette heure, par la précision et la vigueur des mouvements, par l’absorption de l’esprit dans l’effort physique, l’oubli de toute coquetterie et de toute politesse vaine.Ils jouaient avec le sentiment passionné que donne un art longtemps étudié. Chez eux, l’orgueil d’un coup heureux, l’appréhension, le dépit, l’admiration jalouse, le désir de vaincre, dominaient l’instinct même de la jeunesse. Pas un mot n’était échangé. À l’ouest de la prairie, assemblé dans une allée, le long de la haie,un public assez nombreux, choisi, presque entièrement féminin,regardait. C’étaient quelques grandes dames qui avaient leur habitation aux environs, des baigneuses installées pour l’été dans les villas de la côte, de vieilles filles pauvres, errantes et dignes, comme il en abonde en Angleterre, et qui venaient de Westgate, de Birchington, de Minster, de Deal, d’autres coins encore de ce Kent réputé pour son climat tiède et pour son air excitant et léger. Toutes ces personnes avaient été présentées les unes aux autres, soit qu’elles fussent des invitées, soient qu’elles fissent partie du club de tennis de Westgate. Elles formaient un groupe fermé, lié par un rite, une sorte d’aristocratie passagère où beaucoup d’entre elles étaient fières de se montrer. Le ton de la conversation était enjoué. Les jeunes filles et les joueurs qui avaient été éliminés du tournoi s’arrêtaient un moment, et se mêlaient à cette petite cour mondaine, où une femme surtout était entourée, adulée et comme royale. Puis, ils se dirigeaient vers une cabane, située au milieu du rectangle que divisait une haie de fusains, et autour de laquelle étaient disposées des tables pour le thé.

– À tout à l’heure, ladyBreynolds ?… Je suis sûre, chère lady Breynolds, que Réginald va gagner !…

Assise dans un fauteuil de jardin, habilléed’une robe de serge bleue très serrée, qui faisait valoir sa tailledemeurée mince, les cheveux encore châtain blond et séparés enbandeaux, mode de coiffure qu’elle avait adopté dans sa jeunesse,et qu’elle n’avait jamais changé, les traits du visage parfaitementréguliers, cette grande femme était grande dame, non pas sans lesavoir, mais sans s’y appliquer. Bien qu’elle approchât de lacinquantaine, elle demeurait belle et intéressante à regarder,exemplaire parfait d’une race, d’un milieu, d’une influenceconsciente d’elle-même et acceptée. Son visage, peu mobile, avaitune expression réservée, et l’on devinait que la maîtrise de soi,la réflexion, l’exacte bienséance, le sentiment du rang, – non pasl’orgueil, ni la vanité, mais le sentiment de la hiérarchie, –formaient chez elle une habitude de toute la vie. Son accueiln’était pas sans grâce. Elle avait dû avoir dès la jeunesse cettejolie façon d’incliner la tête, et d’arrêter, sur celui qu’ellesaluait, ce regard attentif et rapide qui signifiait&|160;:«&|160;Vous êtes reconnu&|160;; votre nom, votre famille, lesconversations échangées il y a huit jours, deux mois, trois ans,cinq ans, tout cela est inscrit dans l’honorable mémoire de CeciliaFergent, lady Breynolds.&|160;»

Avec quelques dames, qui avaient mis leurchaise près de la sienne, en demi-cercle, et qui pouvaient secroire, en ce moment, de son intimité, elle se montrait gaie etvraiment jeune encore. Elle causait avec vivacité. La belledroiture de sa vie riait dans son rire. Conversation banaled’ailleurs, et qui avait pour sujet tout ce monde passant despromeneurs. Parfois, souvent même, lady Breynolds regardait sonfils, qui ne la regardait jamais, absorbé par la passion du jeu oùil voulait vaincre. Alors, les deux yeux d’un bleu si clair,auxquels des cils très menus ne faisaient point d’ombre, ces yeuxdont le regard était tout d’un jet, tout d’une coulée,s’emplissaient d’une admiration vive, intrépide et maternelle. Ilsfinirent même par ne plus quitter le carré d’herbe où Réginalddisputait la suprême partie contre un élève de Cambridge. Lesspectateurs se taisaient au bord de la pelouse&|160;; des ombrellesse relevaient, des bustes se tendaient en avant. Des femmes, une àune ou se donnant la main, s’avançaient pour mieux voir, etpassaient entre les filets tendus, sans hâte pour ne rien troubler,graves, le cœur battant. Quelques joueurs novices, assis surl’herbe, les coudes sur les genoux relevés, le menton dans lespaumes des mains, avaient les lèvres pincées par l’émotion et lefront barré par une ride. On entendait nettement le bruit desraquettes frappant les balles. Une automobile passa au large, surla route, et son ronflement grossit, diminua, fusa et s’éteignitsans que personne eût tourné la tête. Tout à coup des cris devictoire s’élèvent, clairsemés parce que le lieu est«&|160;select&|160;»&|160;; on agite les mains en l’air&|160;; desamis traversent la pelouse au galop de course, d’autres au grandpas militaire.

–&|160;Bien joué&|160;! Bien joué,Réginald&|160;!

Personne n’est plus occupé à causer, à boirele thé, personne ne somnole. Un homme rassemble toute l’attentionéparpillée. Il est le héros. Les joueurs et les joueuses du club,leurs amis et amies, le considèrent avec émotion. Son nom estprononcé par tous ceux qui n’ont pas voulu crier&|160;:«&|160;Réginald&|160;!&|160;» Quelqu’un dit&|160;: «&|160;Il merappelle le jeu du plus remarquable champion que j’aie connu. Mêmesouplesse. C’est dommage qu’il appartienne à l’armée des Indes. Ildeviendrait célèbre.&|160;» Lui, à peine la dernière balle lancée,entendant&|160;: «&|160;Hurrah&|160;!&|160;», il a eu un sourirebref et plein, une sorte de remerciement à la vie, à la lumière duprintemps, à l’air qui vient tout vierge de la mer, par-dessus labarrière de petits sapins, de fusains et de lauriers&|160;; il acherché, un instant, autour de lui, la jeune fille qui lui a servide second, bien inférieure, évidemment, mais de bonne volonté,adroite, aimable, il l’a remerciée d’un geste de la main, etaussitôt après, le visage redevenu grave, Réginald OsberneBreynolds a rapidement saisi la veste que lui tendait un collégienémerveillé. Par-dessus la chemise, il a endossé un vêtement deflanelle ample, rayé noir, jaune et rouge&|160;; il a resserré laceinture de soie noire qui retenait le pantalon de flanelleblanche, et à pas allongés, entouré d’une douzaine de jeunes genset de jeunes filles qu’il dépassait d’une demi-tête, il est venusaluer sa mère. Il a serré la main que celle-ci lui tendait&|160;;il a mis, dans son empressement à saisir cette main et à la leverjusqu’à la hauteur du cœur, dans la pression respectueuse de sesdoigts, dans la durée de cette caresse, dans son regard très fier,très heureux, il a mis ce qu’il avait à dire. Elle, de son côté,n’a pas donné souvent une poignée de main aussi énergique. Mais levisage n’a reflété que le sentiment qu’il est permis de laisservoir à la foule, que la fierté d’avoir un fils très beau et trèsfêté, et elle a simplement dit&|160;:

–&|160;Mon cher enfant, je suis contente quevous ayez gagné&|160;! Je suis fière de vous&|160;!

Et le jeune homme, reprenant sa souple etlongue allure, s’est dirigé vers la cabane, là-bas, le long de lahaie de fusains. Lady Breynolds s’est levée, a fermé sonface-à-main d’écaille qu’elle a passé à sa ceinture, a fait unsigne des yeux à quelques intimes, et, prenant congé des autres,escortée d’une partie de sa cour, elle s’est mise à marcherlentement vers les tables de thé.

Autour des tables, les joueurs étaient déjàgroupés, quatre ou six ensemble. Les jeunes filles servaient lethé&|160;; les jeunes gens, depuis qu’ils avaient laissé tomber laraquette, commençaient à s’apercevoir qu’ils avaient de joliesvoisines. L’heure du dîner n’étant pas venue, ils échappaientencore à l’étiquette, ils étaient moins des hommes du monde que descamarades de sport, libres de s’asseoir de travers, les jambescroisées ou étendues, le buste renversé sur le dossier du fauteuil,ou bien penché en avant&|160;; de se taire ou de parler&|160;; departir sans prendre congé. Aucun d’eux ne témoignait un zèleexcessif de conversation. Ils restaient graves avecnonchalance&|160;; ils écoutaient les joueuses coiffées de bérets,et répondaient d’un mot juste, drôle, chuchoté le plus souvent, etqui faisait rire tout le cercle&|160;; ils laissaient s’agiter lesfemmes, créatures faibles et nerveuses, qui diminuent toujours lesérieux d’un sport, et dont le vrai rôle est de charmer lesvainqueurs. Pas de galanteries trop directes, d’ailleurs&|160;; pasde phrases étudiées à l’adresse d’une voisine. Mais si l’une desjeunes filles, un peu jolie ou d’allure hautaine, levait les braspour rattacher ses cheveux, vantait le jeu d’un partenaire ou d’unadversaire, ou s’approchait pour tendre une assiette de gâteaux oude toasts, alors un éclair passait, dans les prunelles de cesjeunes léopards aux aguets.

–&|160;Je suppose, Réginald, que vous avezfélicité mademoiselle Marie Limerel&|160;? Elle a très bienjoué.

Et comme Réginald répondait, simplement, sansle moindre pathétique&|160;: «&|160;Oh&|160;! yes&|160;!&|160;»lady Breynolds, ne jugeant pas la louange assez complète,ajouta&|160;:

–&|160;Oui, très bien, très bien.

–&|160;Comme une Anglaise, madame&|160;? ditune voix d’un beau timbre, souple, presque basse, où la nuanced’ironie était indiquée à peine, tandis qu’éclataient la jeunesse,la gaieté saine, l’aisance d’un esprit exercé et prompt.

C’est peu de chose que la musique de quatremots. Mais une âme peut s’y révéler harmonieuse et maîtresse.

Réginald qui causait avec son ami ThomasWinnie, un lourd garçon, coiffé d’une casquette à carreaux, visagede palefrenier sans avenir et esprit scientifique tout à faitéminent, jeta un regard sur sa mère, assise à la droite de latable, puis sur mademoiselle Limerel assise à gauche. En passant del’une à l’autre, ses yeux ne changèrent pas d’expression. Ilsn’exprimaient que l’attention rapide d’un homme qui est obligé derépondre et veut se montrer bien élevé.

–&|160;Pas mieux qu’une Anglaise,dit-il&|160;; autrement, mais très bien, en effet.

Et il se pencha vers son ami, auquel ilracontait des incidents de la vie de garnison aux Indes. Onentendit quelques mots&|160;: «&|160;J’avais acheté à un coolie,pour presque rien, un gros chien pariah jaune, difficile àapprivoiser…&|160;» Une jeune Anglaise redemanda du thé. Deuxjeunes gens vinrent prendre congé de lady Breynolds. L’officier nefut plus mêlé à la conversation générale, souvent brisée, qui setenait autour de la table.

La lumière faiblissait à peine et s’attardaitdans le ciel, car on était à la fin du printemps. Mais ses rayonstenaient obliquement et ne touchaient plus que la pointe des vaguesde la mer, la courbe des collines, les branches des arbres, le dosélargi d’une haie où frissonnaient des feuilles nouvelles. Lesjeunes filles qui se levaient, dans cette coulée ardente du soir,si elles étaient blondes, devenaient subitement couleur d’or, etelles riaient en se détournant. Mademoiselle Limerel, s’étantdressée pour prendre un sac, sur le dossier d’un banc voisin, fittrois pas, la tête et les épaules baignant dans cette nappe desoleil couchant. Lady Breynolds, qui n’était pas artiste, mais quiétait facile à amuser, malgré son air majestueux, dit&|160;:

–&|160;Oh&|160;! regardez&|160;! La brune Marytransformée en Vénitienne&|160;! Vous êtes étrange ainsi. N’est-cepas, Dorothy&|160;?

Oui, la couleur de ces cheveux traversés desoleil était extraordinaire, mais l’admirable, c’était autrechose&|160;: c’était l’harmonie du geste, la souplesse de la taillequi se dressait et se penchait, des épaules, des bras tendus,l’espèce de consentement de tout le corps pour exprimer, dans leplus simple mouvement, la grâce d’un être fier et d’une racevieille et fine. Personne n’en fit la remarque, même tout bas, bienque plusieurs eussent senti le charme. La jeune fille à laquelles’adressait lady Breynolds, une Anglaise d’une vingtaine d’années,qui avait des yeux de gazelle rêveuse, un teint d’orchidée rose,mais qui venait de jouer cinq parties de tennis avec une fougue etune endurance extrêmes, Dorothy Perry, à demi couchée dans lefauteuil d’osier, la nuque appuyée, réponditdédaigneusement&|160;:

–&|160;Je ne trouve pas que cette étrangetélui aille bien.

–&|160;Vous êtes difficile&|160;!

Marie Limerel paraissait avoir, en effet, unechevelure de pourpre. Elle avait des cheveux d’un châtain sombre etsecrètement ardent, d’un ton de vieux cœur de noyer, relevés encouronne, un peu ondés, et que la lumière transperçait et changeaiten or rouge&|160;; on l’eût dite coiffée de fougères d’automne oud’algues marines. Ce ne fut qu’un moment. La jeune fille se courbade nouveau en riant, les yeux tout éblouis, et, pour dire adieu,pour serrer les mains tendues, resta volontairement dans la napped’ombre que la haie projetait sur la pelouse.

Réginald se leva quand mademoiselle Limerelsalua lady Breynolds, et, avant de lui serrer la main, enlevaprestement la minuscule casquette de laine rayée qui faisait partiede sa tenue de sportsman, et qu’il ne quittait que par égard pourles usages français.

–&|160;À demain soir, dit-il. Goodbye&|160;!

Trois ou quatre autres good byepartirent du groupe&|160;; d’autres des groupes voisins, et tel estle pouvoir d’une certaine grâce, qu’il y eut une accalmie, unsilence dans la bande diminuée des buveurs et des buveuses de thé,qui accompagnèrent du regard, avec des pensées différentes,mademoiselle Limerel retournant à Westgate. Elle était assezgrande, sans égaler pourtant la haute taille de lady Breynolds. Àl’angle de la cabane, elle s’inclina sans s’arrêter devant quelquespersonnes qui lui faisaient un signe d’amitié. La flamme du jour etsa joie avaient quitté les arbres. On vit encore un peu de tempsmademoiselle Limerel s’éloigner et diminuer dans la clarté sanséclat, le long de la haie&|160;; on vit sa nuque mince, d’uneblancheur mate et dorée comme un pétale de magnolia, la courbeferme de sa joue, sa main qui tenait la raquette et la faisaittourner. La jeune fille marchait vite. La richesse de son sang,raffinement de sa race, la décision de son esprit, étaient inscritsdans le rythme de sa marche. Elle disparut, au bout de la pelouse,là où l’avenue se perd entre les massifs. Quelques joueurss’attardèrent encore auprès des tables desservies. Mais le nombreen fut bientôt très petit. Réginald et son ami demeurèrent, mêmeaprès que lady Breynolds, qu’un valet de pied était venu prévenir,eut quitté le terrain du club. Les deux jeunes hommes causaientlibrement, ou plutôt, l’un parlait, et l’autre écoutait avec unepassion contenue et sans geste. Thomas Winnie se bornait àencourager son ami d’un «&|160;yes&|160;» approbatif, ou à jeterune interrogation. Il écoutait, les yeux baissés, le visagecongestionné, tant son imagination, peu exercée, peinait poursuivre le récit. Par moments, son émotion s’exprimait en mouvementsbrefs du menton et des lèvres, tirés en bas par un mors invisible.Rarement il levait les paupières, et on aurait pu voir alors sonadmiration, son amitié dévouée, à la vie et à la mort, pour ceRéginald, assis sur le même banc à dossier, et qui disait sessouvenirs de l’Inde, d’une voix ferme, la tête haute, les yeuxclairs à l’horizon.

–&|160;Alors, ç’a été rude&|160;?

–&|160;Très rude. J’étais envoyé, seulofficier blanc, avec un détachement du 10e RajputRegiment, pour faire une reconnaissance dans les hautes vallées quisont à l’extrémité de la province d’Assam. Le pays étaitentièrement ignoré, magnifique, terrible aussi, à cause des pluiesqui ont l’air de vouloir fondre la montagne, et des peupladesmongoles, qui sont d’une extrême cruauté, ennemies de l’Angleterre,ennemies des Hindous, ennemies entre elles. Région de jungle et deforêts, région des lianes, du caoutchouc, du camélia, du laurier,de la végétation à feuilles coriaces et luisantes. Je m’avançaidans cet inconnu, et, après trois semaines, je pus établir un camp,pour reposer mes hommes, sur une éminence autrefois fortifiée, aumilieu d’une vallée ronde comme une cuve et peu boisée. Un descôtés de cette sorte de réduit de guerre était formé de blocsmassifs d’un édifice ruiné, temple sans doute, et les trois autrescôtés, que je fis réparer, étaient défendus par des pieux fichés enterre, et des troncs d’arbres reliés par des lianes. Au bas coulaitun torrent. Nous avions eu des alertes jusque-là, mais depuis lejour où nous avions pris possession de cette position abandonnée,aucun incident. Les rapports signalaient quelques huttes seulement,le long du torrent, et des indigènes isolés, qui avaient fui à lavue de nos soldats. J’en profitai pour explorer les environs. Jelaissai le commandement de mes trente hommes à un sous-officier, uncertain Mulvaney, qui porte justement le nom d’un des héros deKipling.

–&|160;Ah&|160;! oui, Kipling&|160;: a-t-ilété là&|160;?

–&|160;Non, personne que moi n’y a pénétré.Accompagné de deux hommes, j’allai devant moi, en chassant&|160;;je traversai un col de montagnes, et je descendis dans une valléebien plus vaste, peuplée, en partie cultivée, où je fus accueillipar un Européen, un missionnaire qui vivait là, depuis vingt ans,sans que personne, du moins dans l’Assam, s’en doutât.

–&|160;Anglais&|160;?

–&|160;Non, Français, et de l’Église romaine.Il avait civilisé une population de plusieurs milliersd’hommes&|160;; il avait construit une église, tracé des routes,défriché un large espace autour du village&|160;; il était le chef,non seulement de fait, mais de droit, reconnu par les populationsvoisines, que ses hommes avaient repoussées par la force. C’étaitun homme très grand, très maigre, il avait une longue barbe brune,grisonnante. Je passai deux jours avec lui, non pas sous son toit,car il logeait dans la plus pauvre hutte de tout le village, maischez un habitant riche, et puis, dans la jungle. Ah&|160;! la bellechasse qu’il me fit faire&|160;! Je ne sais pas, mon cher, si vousavez entendu parler de ces chasses où les rabatteurs, portantchacun un panneau de filet, se répandent sur une circonférenceimmense, et, marchant tous vers le centre, arrivent à former unevéritable clôture, un parc où toutes sortes de bêtes sontenfermées. L’arche de Noé&|160;! Nous étions postés à l’uniqueouverture par où le gibier, repoussé par les cris, les filets, etles drapeaux des traqueurs, pouvait fuir. Et, en vérité, nousn’avions que le temps de prendre des carabines chargées et de fairefeu&|160;: bêtes féroces et pauvres rongeurs effarés, bêtessouples, bêtes hurlantes, bêtes qui se dressaient contre nous etbondissaient, tous les pelages, toutes les ailes coulant comme unerivière…

–&|160;Il tirait, lui aussi&|160;?

–&|160;Sans manquer un coup de carabine. J’aivu des cerfs et des loups-cerviers, des lièvres et un tigre quej’ai tué, moi qui vous parle&|160;; j’ai vu des renards, dessangliers, tous les oiseaux des herbes&|160;; j’ai vu aussi deuxhommes, qui s’étaient glissés jusqu’à nous, et qui se levèrent, àtrois pas dans la jungle. S’ils avaient voulu&|160;!… Mais j’étaisprotégé. Ce fut un plaisir royal, que peu de grands chasseurs ontconnu ou connaîtront… Mais deux jours après&|160;!

–&|160;Une chasse plus sérieuse, n’est-cepas&|160;?

–&|160;Terrible&|160;! Je regagnai mon poste.Il était temps. Une peuplade s’était réunie, en arrière, et sepréparait à nous attaquer. L’attaque eut lieu, en effet&|160;: nousfûmes enveloppés par des ennemis plus féroces que les bêtes que jevenais d’abattre. Pendant deux semaines, nous avons tenu dans ceblockhaus, abrités derrière des troncs d’arbres ou des pierresdisjointes. Nous avions contre nous la saison chaude, la soif, lafaim, l’attaque répétée d’ennemis nombreux, agiles, et je voyaisvenir la dernière heure, quand un matin, une troupe d’alliésinespérés se jeta sur les barbares et pénétra jusqu’à nous, ayant àsa tête l’abbé, que j’avais reconnu à sa taille et à ses gestes. Ilamenait avec lui des vivres. Je lui dois d’être ici. Mais quandj’ai voulu le remercier, je me suis heurté au refus le plussingulier que j’aie éprouvé dans ma vie.

–&|160;Que lui proposiez-vous&|160;?

–&|160;Ce qu’il aurait voulu. J’ai parléd’indemnités.

–&|160;Eh bien&|160;?

–&|160;Il a ri. J’ai parlé de faire un rapportà mes chefs, d’obtenir une lettre officielle du gouvernementanglais. Il est devenu grave, et il a dit&|160;: «&|160;Non,monsieur, aucun honneur pour moi.&|160;»

Je lui ai proposé de signaler sa belle actionau gouvernement français&|160;: alors, il m’a mis la main sur lebras, il m’a interrompu rudement, et il avait des larmes en mêmetemps dans les yeux… Nous voyez-vous, tous deux, dans une sorte deniche, réduit à chauves-souris, creusé au sommet d’un temple sivieux que les blessures de la pierre ne se distinguaient plus dessculptures&|160;; nous voyez-vous, assis, les pieds pendant audehors, dominant tout le creux de la vallée d’où montait une odeurde fleur et de pourriture&|160;? Nous étions les chefs. J’étaisdans la joie de la délivrance&|160;; mes soldats chantaient sousles arbres, à cinquante pieds plus bas. Ils se turent, parce quel’heure de manger était enfin venue, et j’avais devant moi la nuitbleue commençante. Je me sentais une si grande reconnaissance pource sauveur si brave, si courageux, si dénué de toute ambition, queje fus offensé de ses refus, et que je le pressai, parlant de monhonneur qui ne permettait pas que le salut de mes hommes et le mienfût considéré comme peu de chose&|160;; je m’emportai&|160;; je duslui dire des mots qui le froissaient. Quand j’eus fini, il medit&|160;: «&|160;C’est bien, vous m’obligez à la confession laplus cruelle. Je l’ai mérité. Gardez-moi le secret de mon nom.Voilà vingt ans que je vis parmi ce peuple, et j’espère mourir àson service. Mais, avant de venir aux Indes, pendant plusieursmois, en Europe, j’ai été un prêtre indigne&|160;; j’ai péchécontre les vœux de mon sacerdoce. Toute ma vie depuis lors est uneexpiation. Vous comprenez, maintenant, jeune homme, que je ne veuxpas diminuer la rigueur de cette pénitence&|160;; que ce que vousme proposez va contre mon salut. Laissez-moi vous dire adieu. Vousne pourrez plus vous souvenir de moi sans vous souvenir de mafaute, et vous m’avez contraint, à jamais, à garder de laconfusion, plus que de l’orgueil, du service que je vous ai rendu.C’est bien ainsi. Adieu.&|160;» Et il repartit, le lendemain, sansque je l’eusse revu. Je vous avoue, mon ami, que je suis resté trèsfortement impressionné par cette rencontre.

–&|160;Qu’est-ce qu’elle prouve&|160;? Que lesRomains ont des prêtres qui ne peuvent tenir leurs vœux.

–&|160;Elle prouverait plutôt le contraire,puisque de telles expiations suivent la faute, et qu’elles sontvolontaires. Non, vous ne me comprendrez pas. Il faudrait avoir vuces yeux que tant de larmes avaient lavés et creusés. C’étaientcomme les galets au bord des cavernes où la mer a passé. J’étaisdevant un mystère de purification. Je me sentais infinimentau-dessous de cet être renouvelé. Je voyais quelque chose de plushéroïque et de plus émouvant que l’innocence&|160;: le pardonné.J’avais envie de m’agenouiller, de lui demander de me bénir.

–&|160;Lui, un sacrilège&|160;!

–&|160;Qui est celui qui n’est pas unrepenti&|160;?

Le visage carré de l’ami de Réginald futsecoué par un rire bref et sans gaieté. Un peu de flamme passa,dans l’ombre des sourcils.

–&|160;Vous plaisantez, je suppose&|160;?

–&|160;Non.

–&|160;Je ne vous croyais pas poète à cedegré-là, Réginald&|160;! Et qu’est-ce que vous avez fait&|160;?Avez-vous plié les genoux, devant ce prêtre&|160;?

–&|160;Non, j’ai dit une prière, avec lui.

–&|160;Laquelle&|160;? Je serais curieux de lesavoir.

–&|160;Je ne sais plus… Il y a decela quinze mois, et, depuis lors…

–&|160;Eh bien&|160;? depuis lors&|160;?

–&|160;J’ai des idées que je n’avais pas.

Thomas Winnie se tut un long moment. Il étaitpeiné, mécontent, humilié un peu, et cependant, toute l’amitié deces deux jeunes hommes s’était avivée dans leur dissentiment même.Il chercha une formule, eut de la peine à la trouver, et tendant lamain&|160;:

–&|160;Il y a des accidents de voyage. Vousêtes ici pour vous en remettre. Ça passera. Combien de temps encoreavant de retourner aux Indes&|160;?

–&|160;Cinq mois. Peut-être obtiendrai-je unsupplément de congé.

L’ami dut songer que cinq mois étaient unremède. Il n’avait pas à s’immiscer plus avant dans les secrets dela liberté d’autrui. Il ajouta seulement&|160;:

–&|160;Moi, je déteste leur prêtraille.

La poignée de main la plus cordiale qu’ils sefussent jamais donnée, ils l’échangèrent un peu plus loin, àl’entrée de Westgate, car chacun d’eux était invité à dîner, cesoir-là, dans une maison différente. Il faisait un commencement denuit, mais très claire, et l’ombre était scintillante, et lesnuages allongés au-dessus de la mer charriaient encore de lalumière. Peut-être étaient-ce les vagues, partout soulevées par levent frais, qui rejetaient à la nuit tant de rayons brisés.

Marie Limerel était rentrée chez elle,c’est-à-dire dans la villa très modeste, un seul étage élevé sur unrez-de-chaussée, un minuscule jardin devant, un carré de gazontondu en arrière, que sa mère avait louée, pour huit guinées parsemaine, dans Westgate bay avenue. Elle était montée dans laprincipale chambre qu’allongeaient un peu les bow-windows ouvrantsur la rue, et elle avait trouvé sa mère qui retirait d’un placard,et étalait sur le lit, avec une complaisance tendre, une robe demousseline blanche. La pensée maternelle, qui modelait si souventle visage de madame Limerel, qui le faisait grave, inquiet, rêveur,s’épanouit en douceur lorsque Marie entra.

–&|160;Bonjour, maman&|160;! Vous avez vu lapetite au couvent&|160;?

–&|160;Oui.

–&|160;Va bien&|160;?

–&|160;Parfaitement.

–&|160;Pauvre chou&|160;! Je l’ai abandonnéeaujourd’hui. Tiens&|160;! vous avez une lettre&|160;?

–&|160;Assez curieuse.

–&|160;De qui&|160;?

–&|160;Ton oncle.

–&|160;Ah&|160;!

Marie embrassa sa mère, et lui tenditl’enveloppe qu’elle avait aperçue en entrant sur la table detoilette. Toutes deux, elles s’assirent, d’un même geste souple,serrées l’une contre l’autre, sur le divan recouvert de cretonne,tout près de la fenêtre. Le bec de gaz, allumé au-dessus d’elles,en arrière, éclairait les pages blanches, et laissait dans unedemi-lumière, qui les rendait presque du même âge, le visage de lamère et celui de l’enfant. Elles ne lurent pas tout de suite.

–&|160;Félicien est reçu, dit la mère.

–&|160;Ah&|160;! tant mieux&|160;!

–&|160;Le premier au concours.

–&|160;Que je suis contente pour lui&|160;! Ila tant travaillé pour entrer dans cette carrièrediplomatique&|160;! Mon oncle a tant fait de démarches, tant invitéà dîner&|160;!

–&|160;S’il n’avait fait que cela&|160;!Hélas&|160;! il a aussi tant changé d’opinions&|160;!

–&|160;Que voulez-vous&|160;? maman, ilessayait d’être différent de lui-même pour servir son fils… Àprésent, il me semble qu’on vient de m’annoncer que«&|160;l’opération a parfaitement réussi&|160;». Je ne suis pasravie, mais je suis contente. Vous ne le croyez pas&|160;?

Madame Limerel rabattit sur ses genoux la mainqui tenait la feuille de papier, et considéra un instant sa fille,le temps infiniment court qu’il faut à une mère pour lire sur levisage de son enfant&|160;; puis, ayant acquis la certitude qu’ellecherchait, et dissipé un doute, elle sourit. Elle n’avait gardé deson bonheur passé que cette manière tendre de sourire à ses deuxenfants. Elle aurait pu être encore très jolie, si elle l’avaitvoulu. Mais elle ne le voulait plus. Elle n’était jeune que pourMarie et pour Édith.

En ce moment, la parenté était éclatante entrel’enfant et la mère. Ces deux fronts droits, si purs et si fermes,enveloppés de cheveux sombres, qu’elles relevaient presque de lamême façon, et qui avaient des reflets en spirale, d’un or profond,comme des traînées de sève&|160;; ces beaux sourcils étroits dontl’arc était parfait&|160;; ces dents d’un émail laiteux&|160;;cette blancheur de la peau où le sang n’affleurait nulle part et sedevinait partout riche et ardent&|160;; cette bouche fine,spirituelle, florentine par la courbe nette et longue, parisiennepar le retroussis naturel, aux deux coins, et ces cous menus,aisés, et cette souveraineté d’un regard qui n’est jamais sanspensée&|160;: que de signes qui affirmaient, sous les ressemblancesphysiques, le partage des mêmes dons de l’esprit et de la mêmesensibilité&|160;! La jeune fille était cependant beaucoup plusrobuste que sa mère, et elle était plus grande, bien que, assiseset pressées l’une contre l’autre, elles parussent en ce momentpresque de la même taille.

–&|160;Eh bien&|160;? dit madame Limerel,pourquoi ne lis-tu pas&|160;?

La jeune fille ne changea pasd’expression&|160;; aucun mouvement ne modifia l’harmonie de sonvisage au repos, mais quelque chose de la lumière intérieure quil’éclairait se retira, et ce fut comme lorsque la mer quitte uneplage. Elle dit&|160;:

–&|160;Je devine.

–&|160;Tu attendais cette lettre&|160;?

–&|160;Non, simplement elle ne m’étonnepas.

–&|160;Il est question de toi, en effet.

Marie se mit à lire, vite, la lettre où sononcle, M.&|160;Victor Limerel, donnait d’abord des détails sur lessantés qui lui étaient chères, la sienne, celles de sa femme, deson fils, et sur le concours pour les carrières diplomatiques etconsulaires, où Félicien Limerel venait d’être classé premier. Lesyeux devinrent alors plus attentifs, et firent plus lentement lechemin qui les menait et les ramenait d’un bord à l’autre despages. «&|160;Félicien est donc un homme à présent, continuaitM.&|160;Limerel&|160;; il a un métier, la jeunesse, toutes lesaptitudes qui peuvent assurer le succès&|160;; nous sommesdisposés, moi et sa mère, à le laisser se marier. Il a toujoursdéclaré qu’il se marierait dès qu’il serait sorti de la période desexamens. Nous y voici. Qui épousera-t-il&|160;? Vous pensez bienque je m’en suis déjà préoccupé, et que notre embarras n’est quecelui du choix. Je souhaite, je veux qu’il fasse un beau mariage,et vous me connaissez trop bien pour croire que j’hésiterai àdéfinir l’expression. J’entends par là un mariage très riche, quiréunira, en outre, bien entendu, les conditions de monde etd’honorabilité que nous pouvons exiger, mais très riche. J’ai troptravaillé pour ne pas vouloir cette récompense de ma vie&|160;: lebonheur de mon fils. Ma femme, je ne vous le cache pas, seraitmoins exigeante que moi&|160;; c’est une sentimentale. Quen’êtes-vous à Paris, ma chère Madeleine&|160;? Je serais heureux decauser avec vous de cette question grave, et de faire appel à votreraison si droite. Nous ne sommes pas d’accord, bien souvent, surdes points de détail, mais je suis certain qu’au fond vous serezici de mon sentiment. Vous avez trop d’expérience, vous avez tropd’affection pour Félicien, pour que je doute, un seul moment, quevotre conseil, éclairé et désintéressé, ne me seconde dans cettecirconstance. Il aura beaucoup d’influence sur l’esprit de mafemme. Il en aurait aussi peut-être sur celui de mon fils. Quandrevenez-vous&|160;? J’espère que vous ne vous éterniserez pas aubord de la mer anglaise&|160;? Rassurez-moi là-dessus, et ditesnotre meilleur souvenir à mes nièces, qui doivent être roses àl’envi l’une de l’autre. Six semaines de Westgate&|160;!Reconnaîtrons-nous encore Marie après ce long séjour&|160;?etc.&|160;»

–&|160;Eh bien&|160;! qu’est-ce que tupenses&|160;?

–&|160;Que mon oncle est un homme d’affaires,qui, comme tel, se croit toujours très fort, et croit les autrestrès naïfs. C’est cousu de fil et même de cordonnet blanc.

–&|160;Dis toute la pensée, que je voie sinous devinons la même chose&|160;?

–&|160;J’en suis sûre. On essaye de marierFélicien, mais mon cousin ne montre pas d’enthousiasme pour lajeune fille très riche que lui présente mon oncle. Il fait desobjections, et on compte sur vous pour les réfuter. Il aimeailleurs, c’est infiniment probable.

Madame Limerel mit la main sur le bras deMarie&|160;; leurs yeux se rencontrèrent, et leurs âmes mêmes.

–&|160;Marie, Félicien ne t’a jamais dit qu’ilt’aimait&|160;?

–&|160;Jamais nettement. Avec les cousins, onne sait pas, au moins pendant longtemps. C’est une espèce à part,entre frères et amoureux. Il a toujours été très affectueux avecmoi. Quand nous sommes parties, il était très triste, et c’est pourcela que je crois qu’il m’aime.

–&|160;Son père a l’air de le croireaussi.

–&|160;Évidemment.

–&|160;Eh bien&|160;! petite, si Félicien tedisait qu’il t’aime, est-ce que… est-ce que tul’épouserais&|160;?

La jeune fille se leva. Elle était délicieused’émotion et de jeune gravité, de trouble avoué et combattu toutensemble. Elle imaginait celle scène, elle entendait les mots detendresse, et elle voyait le visage mince, étrangement inquiet, del’homme qui les disait. Mais une puissance souveraine luttaitcontre ces apparences. Quelque chose de très fort, de très subtil,de très noble, disait d’autres mots, et dans l’âme jeune allaitencore plus avant. Marie répondit&|160;:

–&|160;Il y aurait une question bien graveentre nous.

La mère fit un signe d’assentiment. Elledevait avoir une confiance entière dans la droiture et l’énergie decette fille de vingt ans&|160;; elle devait être de celles à quipeu de paroles suffisent, parce qu’une longue habitude de penser encommun les explique et les garantit, car elle ne chercha pas àinterroger au delà. Elle dit simplement&|160;:

–&|160;Eux et nous, est-ce bien une familleque nous formons&|160;? Nous nous recevons, nous dînons les unschez les autres, mais nous ne nous entendons sur rien d’essentiel.Le bruit des querelles est supprimé, mais le malaise, l’argument,le reproche ne sont-ils pas vivants au fond de chacun&|160;? Envérité, nous sommes liés par les convenances, c’est-à-dire par lapuissance des autres sur nous. Je crois qu’après un certain nombred’années, toute famille s’est accrue de quelques amis qui sontdevenus des parents, et se diminue de quelques parents, quideviennent des relations.

L’appel du petit gong japonais pendu dans levestibule, et que rudoyait une cuisinière irlandaise, venue deLondres, fit descendre dans la salle à manger madame Limerel et safille.

Pour la première fois depuis trois ansqu’Édith était pensionnaire, elles avaient loué une villa, ellesfaisaient un séjour à Westgate. La raison qui avait déterminémadame Limerel à faire cette dépense révélait une habitude decompter, et de «&|160;raisonner son plaisir&|160;», qui est untrait de la vieille bourgeoisie de France. Madame Limerel, devenueveuve à vingt-huit ans, – son mari, capitaine d’artillerie, avaitété tué par une explosion, dans l’incendie d’une usine depyrotechnie, – était revenue, de la ville méridionale qu’ellehabitait alors, à Paris, où elle avait été élevée, où elle avaitpresque tous ses parents et toutes ses relations. La fortune, nonpas grande, mais suffisante, qu’elle possédait, lui avait permis devivre largement, de donner beaucoup, plus tard de recevoir un peu,et de conserver le seul luxe qu’elle eût regretté&|160;: unevoiture. «&|160;L’équipage&|160;», comme disait M.&|160;VictorLimerel, grand amateur d’automobiles, passait comme un souvenirdans les rues de Paris, et ceux qui le voyaient devaient songer àquelque douairière, ample et poudrée, que n’était pas du toutmadame Limerel. C’était un coupé de bonne fabrique, capitonné desoie grenat, et traîné par une jument gris pommelé, qui n’avaitjamais eu de poulain, mais si maternelle d’œil, d’allure, de ventreet de croupe, qu’on la déclarait nécessairement poulinière, quandon l’apercevait dans les rues, sur les boulevards, trottant del’avant, galopant de l’arrière, saluant en mesure, de son encolurepuissante, Paris indifférent. Or, au commencement de l’année, lapoulinière s’étant couronnée, madame Limerel s’était décidée à lavendre&|160;; elle avait vendu aussi le coupé grenat, licenciéJoseph, et déclaré à Marie&|160;: «&|160;Petite, je prendraidésormais des fiacres, et nous ferons des voyages.&|160;»

Le voyage à Westgate, la location de la villade Westgate bay avenue inauguraient le régime nouveau.

Après le dîner, les deux femmes voulurent sepromener, et, comme elles faisaient presque chaque soir, gagnèrentle bord de la mer. La petite ville qui n’a point de pauvres et quiécarte systématiquement le peuple des trains de plaisir,s’assoupissait dans la paix soigneusement entretenue dont elle vit,comme d’autres vivent du bruit. Les avenues, plantées d’arbres etbordées de maisons basses, n’avaient guère de passants. Maispresque partout, au milieu de chaque habitation, les grandes baiesavançantes du salon, toutes leurs glaces baissées et comme dépoliespar l’écran des stores, luisaient d’une lueur de veilleuse. Làchaque famille achevait le rite du dîner, en prenant du café et enconsultant le journal. De loin en loin, au coin d’une rue, unterrain rectangulaire et tout en herbe rase, avec une minceplate-bande de fleurs, comme un liseré, le long des murs. L’airvenait du large. Il était frais, il avait une verdeur agréable, unesaveur piquante, remontante et grisante. De grandes écharpes debrume, verticales, et qu’on aurait dites suspendues aux étoiles,balayaient de leurs plis extrêmes, silencieusement, la terre et lamer qui était devenue calme.

Madame Limerel et Marie gagnèrent la route quisuit la côte, et qui monte, depuis la plage jusqu’à Ledge Point,entre de belles villas et les pelouses plantées de massifs defusains. Elles aimaient ce haut observatoire au-dessus del’estuaire de la Tamise. À des distances inappréciables, dans lesbrumes, sur le gris lamé des courants qui aiguisent les proues, desnavires étaient assemblés, invisibles&|160;: flottes du roi,flottes de pêcheurs, cargos qui attendaient l’heure pour se dirigervers Chatham, ou vers Londres. Une grappe de faibles étincellesremuait dans les ténèbres. Seules, elles indiquaient qu’il y avaitlà des bateaux, des hommes, la vie. Tout en arrière, les lampesélectriques des quais de Margate illuminaient une mince surface dela mer et un palais fantastique, dont les colonnes, les fenêtres,les dômes étaient en feu, et semblaient flotter sur les eaux.Madame Limerel avait coutume de penser tout haut quand elle sepromenait avec Marie. Leur intimité parfaite laissait à chacune laliberté des mots, des gestes, des jugements, par où s’affirmaientdeux natures voisines, mais non semblables. Elles se comprenaient àmerveille, et les silences ne les séparaient pas.

–&|160;Je suis lasse du confortable anglais,Marie&|160;; ces gens-là recherchent trop leurs aises.

–&|160;Peut-être, mais nous les voyons à laretraite ou en vacances, ici. Il faudrait les voir au travail pourles juger. Ils ont gagné audacieusement ce qu’ils dépensent enrentiers égoïstes. Tenez, je suis entrée, hier, avec Dorothy, chezMrs&|160;Milney… Vous voyez, là-bas, la belle villa de briques dontles cheminées sont blanches… et j’ai compris l’origine de celuxe.

–&|160;La business, commetoujours…

–&|160;Oui, mais à Honolulu. Le petit salonest tapissé de belles aquarelles qui représentent les exploitationsde la famille Milney. Le vieux Samuel, que nous voyons, chaqueaprès-midi, partir avec son groom pour les terrains de golf,dépense dans le sport les restes d’une vigueur qui a résisté trenteans à la vie de planteur océanien&|160;; deux de ses frères sontencore là-bas, et John Prim, le neveu, va partir… Ils mangent, maisils ont fait la chasse, la chasse dangereuse souvent.

–&|160;Tu les aimes, avoue-le donc&|160;!

–&|160;Je les comprends, ou du moins jecommence à les comprendre, ce qui n’est pas la même chose,maman.

–&|160;Plus que moi.

–&|160;Vous ne jouez pas au tennis, et vousrefusez des thés. Moi, je vais partout, et je m’y habitue trèsbien, à cette liberté-là.

–&|160;Et eux, les Anglais, comment lestrouves-tu&|160;?

–&|160;Pareils à nous.

–&|160;Ne fais pas de paradoxe, mapetite&|160;: tous les livres que j’ai lus disent le contraire.Pareils à nous&|160;!

–&|160;Avec des habitudes qui diffèrent, oui.Parmi les hommes surtout, j’ai reconnu plusieurs Normands, ce quin’est pas étonnant&|160;; plus de Gascons que vous ne lecroiriez&|160;; des Auvergnats&|160;; peu de gens del’Île-de-France, mais quelques-uns. Un Anglais de bonne famille etqui est sorti de l’île, c’est souvent un beau type d’homme.

–&|160;Ah&|160;! Marie, que je te sensFrançaise, quand je te vois au milieu d’eux&|160;!

–&|160;Et moi donc&|160;!

–&|160;Pas autant que moi, j’en suissûre&|160;! Moi, je pense avec délice à notre appartement del’avenue d’Antin&|160;; je rêve d’entendre passer le tramway deMontrouge.

–&|160;Le rêve sera vite réalisé&|160;: nousallons partir. Moi, je regretterai un peu tout ceci&|160;;…voyez…

Elles étaient arrivées à la pointe de Ledge,là où la route tourne et descend. La seconde plage de Westgate,celle qui est à l’ouest, et les autres qui suivent, découpant enfestons les falaises crayeuses, fuyaient à peine dessinées par leclair des étoiles. Le roulement de la mer montante emplissait lanuit, et courbait en mesure les herbes des talus. Madame Limerelfit un geste de la main, désignant ces belles villas, bâties enretraite le long de la pente.

–&|160;Le plus intéressant, partout, ce sontles âmes. En découvres-tu, toi qui joues et qui causes depuis sixsemaines avec tout ce monde d’Anglais et d’Anglaisesdésœuvrés&|160;?

–&|160;J’en devine quelques-unes.

–&|160;C’est beaucoup. Par exemple&|160;?

–&|160;La petite Dorothy. C’est clair commeune fontaine.

–&|160;Qu’est-ce que cela durera&|160;? Etpuis&|160;?

–&|160;Réginald Breynolds.

–&|160;Oh&|160;! celui-là, un cow-boy bienélevé&|160;! Il a été merveilleux, m’as-tu dit, cet après-midi.Mais tu crois que c’est une conscience&|160;? Tu es sûre&|160;?

–&|160;Tourmentée, maman.

–&|160;Oh&|160;! mademoiselle&|160;! Est-cequ’il vous a fait des confidences&|160;?

Un rire léger répondit d’abord. Puis leslèvres qui ne mentaient pas reprirent la courbe longueaccoutumée.

–&|160;Il faudrait qu’il fût bien malheureuxpour se confier à une femme. Nous n’avons échangé que des balles detennis. Cependant, j’ai su par Dorothy qu’il était mal avec sonpère, ou du moins qu’il y avait eu des scènes très vives entreeux.

–&|160;Et la cause&|160;? Tu lasais&|160;?

–&|160;Religieuse.

–&|160;Toujours. Plus tu vivras, plus tureconnaîtras que la lutte la plus âpre, dans le monde, n’est paspour l’argent, mais pour ou contre les âmes. Je me dis souventqu’il n’y a pas eu d’époque plus théologique que celle-ci, plustravaillée, dans les profondeurs, par les courants qui secontrarient ou se côtoient. Où est la famille qui a la paixcomplète, religieuse ou irréligieuse&|160;?

–&|160;C’est vous, moi et Édith.

–&|160;Pauvre chérie&|160;! Elle dort déjà, àcette heure-ci.

–&|160;Pas encore, voyez&|160;: les fenêtressont éclairées.

Madame Limerel et Marie avaient traversé laville, à cette extrémité ouest où elle a peu d’épaisseur, et ellesrevenaient par la route qui franchit la ligne du chemin de fer, etque bordent des terrains gazonnés, loués pour le sport. Au delà,loin encore, sur le ciel pâle, se levait la longue silhouette dupensionnat et du couvent des Oiseaux, maison de France enexil&|160;; puis, c’était une grande bâtisse de brique rouge, unepension anglaise&|160;; puis des lignes d’arbres faisant draperie,et qu’on aurait pu prendre pour une forêt si, parmi les hachuressombres, ça et là, une lucarne n’avait lui, un reflet, un rayon,indiquant une habitation cachée dans les parcs.

–&|160;Un autre regret, disait Marie, c’est dequitter Édith en quittant Westgate. Elle sera délicieuse, cettepetite.

–&|160;Je le crois. Elle est habituéemaintenant. Elle comprend que nous achetons très cher, au prixd’une souffrance, toi et moi, l’abri qu’elle a ici, l’air qu’ellerespire, la pleine santé de son âme et de son corps. Oui, cetteÉdith menue, longue et blonde…

–&|160;Tandis que je suis menue, longue etbrune…

–&|160;Elle ressemble à ton père. Et touterousselée.

–&|160;Tiens&|160;! la lampe s’éteint. Édithdort entre les rideaux blancs… Mère Noémi doit passer, comme unepetite ombre, aux pieds de feutre, et regagner sa chambre… Édithbien-aimée&|160;!

La lueur pâle qui barrait la façade, audeuxième étage et au premier, avait disparu. La pensée d’Édithdemeura entre la mère et la sœur aînée qui rentraient, calmes, dansla nuit tendre. Elles s’aimaient d’un amour presque égal, l’uneétant mère, et l’autre n’ayant pas encore d’amour.

Le lendemain soir, vers quatre heures, dans lebel éclat adouci d’un jour qui avait été clair depuis l’aube, dansle silence alangui d’un dimanche anglais, une automobile vintprendre les deux Françaises, à la porte de leur villa, et lesemmena dans la direction du sud. Madame Limerel, en souvenir de«&|160;l’équipage&|160;», recommanda au chauffeur d’allerlentement. À peine trois quarts d’heure de voyage, sur de bellesroutes étroites&|160;: d’abord, un plateau cultivé, presque sansarbres, dont les pentes lointaines, de deux côtés, s’abaissaientvers la mer&|160;; puis une dépression du sol, de grands espacesd’herbes divisés en pâtures par des lignes de fil de fer et depoteaux, chenal abandonné anciennement par l’Océan auxgraminées&|160;; enfin des collines solidement nouées les unes auxautres, quelques-unes boisées, d’autres labourées et où le vent,passant sur les guérets en arc, lève de la poussière comme sur ledos des houles. La limousine, arrivée au bas d’une de ces collines,s’engage dans un chemin montant que bordent des taillesclairsemées&|160;; elle entre sous la futaie, passe devant uneporterie plus moussue que la forêt, et plus humide&|160;; elleroule sur le sable fin, dans le demi-jour des branches, et,subitement, une maison apparaît, au fond d’une grande clairièreverte qu’enveloppent des futaies bleues&|160;: un quadrilatère demurs en brique, très ajourés par les fenêtres, très estompés parles coulures de pluie, et que dominent des tours carrées, rougesaussi, trois sur chaque façade, plus hautes d’un étage, etcrénelées à leur sommet qui est en pierre blanche.

Douceur des pierres anciennes et des lointainsboisés&|160;! Joie étonnée des yeux, qui reçoivent tout à coup lalumière des hauteurs&|160;! C’est Redhall. L’automobile vient seranger devant le perron&|160;; madame Limerel et Marie traversentle vestibule, puis la galerie, qui ressemble à une serre où il yaurait des tableaux anciens et des bibelots au lieu de fleurs. Ellen’est séparée des pelouses que par de larges vitrages, tantôt deverre blanc, tantôt de verre coloré, fragments de verrièresgothiques. On voit, très loin, un groupe de joueurs de golf, à lalisière des bois, à l’entrée large d’une ligne. Quelqu’un joue dupiano, dans le salon, une médiocre musicienne&|160;: les doigtssautillent et l’air est tout à fait pauvre. Le valet de chambreouvre la porte, et la musique continue un moment, et Dorothy sedresse et se retourne. Elle est plus rouge que si elle venait degagner le «&|160;tournament&|160;» de tennis. «&|160;Oh&|160;!Marie&|160;! oh&|160;! madame Limerel&|160;! Je joue simal&|160;!&|160;» Elle accourt, elle embrasse son amie française,elle donne la main à madame Limerel. Son corsage blanc est remonté,et ses cheveux ont l’air de vagues qui déferlent.

–&|160;Et je suis seule&|160;! dit-elle. Toutle monde est dehors&|160;: lady Breynolds doit se promener auxenvirons du lac, avec Mr&|160;et Mrs&|160;Hunter Brice, etMrs&|160;Donald Hagarty&|160;; sir George montre ses chiens à FredLand.

–&|160;Ça doit amuser Mr&|160;Land&|160;!

–&|160;Oh&|160;! quelle chose l’amuse etquelle chose l’ennuie vraiment&|160;?

–&|160;Ses confrères.

–&|160;Peut-être. Mr&|160;Robert Hargreeve,Cuthbert Hagarty jouent au golf avec les deux filles deMrs&|160;William Hunter Brice. Et je suis ici. Voulez-vous que nousrejoignions ceux qui se promènent&|160;?

Elles sortirent, par l’une des portes vitréesde la galerie, tournèrent la façade nord de Redhall, passèrent lelong du saut-de-loup qui défend, de ce côté, le jardin de fleursdes Breynolds, puis s’engagèrent parmi les châtaigniers géants,contemporains du château, et elles descendirent, ombres menues etsans bruit, perdues dans le grand espace, sous les arbres quiavaient été plantés pour ne croiser leurs branches qu’après deuxsiècles. Les feuilles de l’an passé achevaient de mourir,rassemblées par le vent, moulées par l’hiver sur la surface del’avenue verte, où elles demeuraient blondes. Madame Limerelmarchait entre les deux jeunes filles. Elles prirent la premièreallée qui coupait la châtaigneraie et qui s’enfonçait, en lignecourbe, dans les futaies de chênes. En un quart d’heure, ellesétaient auprès de lady Breynolds, qui avait voulu venir jusque-làpour voir le progrès de ses rhododendrons. Celle-ci, du haut de laberge, montrait le lac, en forme d’ellipse, autour duquel lesrhododendrons s’étageaient en houles, en gradins inégalement épais,mais sans brisure. Ils avaient étouffé toute autre végétation. Ilsenserraient l’eau verdâtre des plis soulevés de leurs feuilles etdu fouillis de leurs racines où les renards sont à l’abri.

–&|160;Malgré le soleil de ces jours derniers,pas une pointe violette encore&|160;! En juin, et même à la fin demai quelquefois, à l’époque où nous sommes, c’est une vision deparadis, ces pentes toutes violettes, cette eau, ces futaies quifont cadre, et le ciel au-dessus&|160;!

–&|160;Je suis sûr que l’Inde n’a pas demerveille égale, dit Mr&|160;Hunter Brice, personnage athlétique,qui traînait la jambe en marchant, et que ce rappel de goutteempêchait de se livrer à d’autres sports que la promenade… Jetrouve que notre ami Réginald n’a pas une admiration assez vive… Ilest muet aujourd’hui.

–&|160;Oh&|160;! il a ses jours, répondit ladyBreynolds&|160;; il admire, il aime ce coin du parc…

Mais en disant cela, elle éprouvait sûrementquelque ennui, car la physionomie, devenue sérieuse, ne répondaitplus au ton de la phrase. Cette femme, si bien habituée aucommandement, n’était pas parvenue à se faire obéir de tout soncorps à la fois, et la voix avait suivi l’ordre, tandis que levisage exprimait une souffrance. Heureusement, madame Limerelarrivait. Une voix de fauvette en fête, celle de Dorothy, faisaitse retourner lady Breynolds, qui reprit aussitôt la complètemaîtrise de ses nerfs, et accueillit madame Limerel et Marie avecsa belle courtoisie simple, qui plaisait comme une œuvre d’art etcomme une attention.

–&|160;Nous avons le temps de faire avant ledîner le tour des futaies. Si madame Limerel ne craint pas lamarche, partons. Je vais vous montrer mon troupeau de bœufsd’Écosse et mes antilopes.

Dorothy retint Marie par le bras, et, montrantRéginald, qui remontait la berge du lac, parmi les rhododendrons,elle dit, assez haut&|160;:

–&|160;Vous serez peut-être plus heureuse quemoi, Marie&|160;: je n’ai pas pu dérider Monsieur, depuis cematin.

Elle murmura, à l’oreille de sonamie&|160;:

–&|160;Il y a sûrement quelque chose de gravedans cette maison. Réginald est malheureux. Et moi, voyez-vous, ilne me croit pas assez sérieuse pour se confier à moi… Bonjour,Hamlet&|160;! Je vous amène une belle étrangère, qui est digne deconnaître les tristesses du royaume de Danemark.

Réginald serra vigoureusement la main des deuxjeunes filles, et offrit à Dorothy une branche cueillie à la cimed’un arbuste, et qui portait, la première de toute l’immensebordure, une fleur non épanouie, pareille à une pomme de pin touteponctuée de flammèches pourpres. Déjà Mrs&|160;Hunter Brice, quiavait deux filles, se détournait pour voir quelle petite comédie dejeunesse, amoureuse peut-être, se jouait derrière elle. Dorothypartit en courant pour rattraper le groupe des promeneurs. EtRéginald demeura en arrière, avec Marie.

–&|160;Je serais content de causer avec vous,en effet.

Marie ne répondit pas. Mais elle se mit àmarcher à côté de Réginald, lentement, sur la terre sablonneuse etlégère de l’avenue. Le groupe formé par lady Breynolds, madameLimerel, Mr&|160;et Mrs&|160;Hunter Brice, Mrs&|160;Donald Hagartyet Dorothy, était déjà à la distance où un chasseur ordinaire netire plus un perdreau. Elle regardait la nappe des eaux, vivantesde reflets et de vent, dont elle s’écartait peu à peu, et quevoilait l’épaisseur grandissante des futaies. Réginald se tenait àsa gauche, et assurément ce n’était pas de sa voisine qu’étaientoccupés ses yeux, qui semblaient suivre, dans le lointain et enavant, un de ces songes tristes qui passent toujours là-bas, un peuau-dessus de la terre. Marie ne pouvait deviner quelle souffranceil allait lui avouer, mais le don inné de la pitié, la crainte dene pas savoir répondre, une gratitude qui était plus grande que lereste, formaient son émotion et occupaient tour à tour son esprit.Réginald croisa les bras, geste qui lui était familier quand ildiscutait, et il dit&|160;:

–&|160;Thomas Winnie n’est pas venu,aujourd’hui.

Cela signifiait, et Marie le compritaussitôt&|160;: «&|160;Thomas Winnie aurait reçu mes confidences,s’il avait été ici. Je vous parle, à vous, parce qu’il n’est pasprès de moi.&|160;» Elle répondit, sans qu’il se fût expliquédavantage&|160;:

–&|160;Il est votre ami le meilleur.

–&|160;Oui… Il s’est passé quelque chose degrave, ici, ce matin.

–&|160;Quoi donc&|160;?

–&|160;J’ai refusé d’aller à l’office avec mafamille.

Marie leva les yeux vers son compagnon depromenade. Depuis qu’il avait commencé de parler, tous les traitsde cette figure d’homme, si régulière au repos, s’étaient ramasséset durcis. Il regardait maintenant à terre.

–&|160;Pardonnez-moi. Je ne comprends paspourquoi cela est grave. Nous sommes obligés, nous catholiques,d’aller à l’église chaque dimanche, mais vous ne l’êtes pas, vous,d’aller au temple.

–&|160;Sans doute&|160;; mais mon pèrevoulait. Je n’ai pas voulu.

–&|160;Et alors&|160;?

–&|160;Nous étions déjà en lutte, depuis untemps. Il est autoritaire. C’est son caractère, et son droit,d’ailleurs. Je ne l’accuse pas, croyez-le…

Il marcha plusieurs pas, sans achever sapensée, puis il dit&|160;:

–&|160;La mésintelligence, l’incompréhensionentre nous s’est aggravée. Le moment approche où je serai endemeure de céder ou de rompre.

–&|160;Vous craignez qu’il ne revienne sur cesujet&|160;?

–&|160;Pas de la même manière. Il ne se répètejamais. J’ai peur que ce soir, dimanche, il ne se passe autrechose.

–&|160;Mais, que puis-je faire pourvous&|160;?

Il répondit, d’un ton mécontent, et la têtetournée vers les broussailles de gauche&|160;:

–&|160;Je ne demande jamais conseil, veuillezen être sûre, j’aime à agir par moi-même, sous ma responsabilité.Et cela est bien ainsi. Mais la difficulté où je me trouve estnouvelle pour moi… Votre avis me servirait peut-être…

Marie eut un geste de doute, la main levée,effaçant les mots.

–&|160;Pourquoi pas votre mère&|160;?

–&|160;Elle ne comprendrait pas.

–&|160;Miss Violette Hunter Brice, qui mesemble sérieuse, ou Dorothy Perry, que vous connaissezd’enfance&|160;?

–&|160;Non. Je vous ai choisie parce que vousavez une conscience lumineuse.

Il eut une espèce de rire intérieur, qui nemodifia pas l’expression du visage, mais qui changea le ton de lavoix.

–&|160;… Et aussi parce que vous nousquitterez, et que cette faiblesse ne me sera pas rappelée.

Elle sourit, d’un sourire léger, qui ne durapas.

–&|160;Bien, dit-elle, vous pouvez meparler.

Mais Réginald avait eu tant de mal à sedécider à prendre conseil, et conseil d’une femme, qu’il ne ditrien, et continua de marcher jusqu’à un banc de bois placé aucarrefour de quatre avenues de la futaie. Il s’assit, et Marie semit à côté de lui. Les avenues étaient désertes, descendantes toutautour, et la brume, toujours voisine en pays anglais, effaçaitvite les lointains, sauf en avant, où la lumière des espaceslibres, le reflet des prairies ensoleillées, pénétrait sous lesvoûtes, et dorait les feuilles. Il se courba, les deux mainsappuyées sur ses genoux. Il était ainsi plus petit qu’elle, quidemeura droite. Et elle attendit, priant pour ne pas setromper.

–&|160;Voici, dit-il, comment cela est venu.J’ai été élevé ici, d’abord. Mon père, très rude comme il convientà un homme, mais plus peut-être qu’il ne convient à un père, – jevous demande pardon de vous exprimer cette pensée&|160;; ne croyezpas que je veuille manquer de respect, mais il faut que vouscompreniez&|160;; – ma mère, très tendre, mais occupée par sesdevoirs de maîtresse de maison, d’une maison ancienne&|160;; desdomestiques stylés à la manière d’autrefois, mais presque tousindifférents à tout, sous l’appareil de la déférence&|160;; desfermiers qui sont de simples entrepreneurs, qui n’ont rien de cetattachement pour le sol que vous devez croire, vous autresFrançais, une vertu très répandue dans nos domaines féodaux&|160;:tel a été le milieu de ma petite jeunesse. Je ne parle pas de monfrère, qui n’est venu au monde qu’au moment où je quittais Redhall.Dans ce monde de vieille Angleterre, et aussi dans l’autre domainede mon père, la terre du Lancashire, j’ai eu la formation premièred’un lord du XVIIIe siècle&|160;: le cheval, le bain, lejeu, les psaumes. Religieusement, j’ai été voué à l’exactitude dansles rites de la religion anglicane, et à la détestation, non pas detoute autre religion, mais du catholicisme. Mon père et ma mèrelaissaient faire, simplement, pour moi, ce qu’on avait fait poureux. Ils eussent approuvé qu’on me donnât, comme un de mes premierslivres de lectures, le Book of martyrs, de Fox&|160;; ilseussent renchéri, de très bonne foi, sur les commentaires quefaisait ma gouvernante, essayant de m’expliquer la Story ofliberty.

Je ne sais pas si vous connaissez ces deuxlivres&|160;?

–&|160;J’ai vu le premier sur destables&|160;; je ne sais que le nom du second.

–&|160;Tous deux représentent les catholiquescomme des hommes sanguinaires, persécuteurs, dangereux, vraimentbarbares. L’Histoire de la Liberté est une longueaccusation contre eux. Bien que je fusse très jeune, j’avaisparfaitement commencé à haïr les catholiques. Mon père, d’ailleurs,ne prononçait ce mot qu’avec mépris. Il disait «&|160;lasanguinaire Mary&|160;». Je m’étonnais de voir que nous avions à lamaison une lingère irlandaise. Et, comme elle était très bonne avecmoi, et depuis de longues années au service de ma mère, jem’imaginais qu’elle était bien heureuse d’avoir fui son pays demisère et d’horreur. Entre elle et une négresse achetée sur unmarché d’esclaves et amenée en Europe, il y avait, dans ma penséed’alors, une grande ressemblance de destinée… Je m’excuse de vousdire ces idées d’enfant. Je suis venu de l’injustice&|160;;j’entends d’une injustice involontaire, d’une grande préventioncontre les idées catholiques. Mon père est demeuré tel qu’il atoujours été.

–&|160;Et lady Breynolds&|160;?

–&|160;Ma mère aussi&|160;; mais elle n’a pasle même caractère. Je l’ai fait souffrir, cela est sûr, mais devantmon père, elle prend ma défense. Elle vit en souriant au monde,avec le drame de ma vie au fond du cœur… Tenez, en ce moment,là-bas, si elle a rencontré la harde de cerfs, elle les montre,elle dit&|160;: «&|160;Voyez, nous avons reçu les premiers animaux,il y a dix-sept ans, de notre ami lord Llandovery&|160;;&|160;»elle pense, au fond de son cœur&|160;: «&|160;Quel douteaffreux&|160;! Réginald contre son père, contre le passé de larace&|160;! Est-ce possible&|160;?&|160;» Elle souffre, elle ne mecomprendrait pas&|160;; elle me pardonnerait plutôt. Je lui aiéchappé bien jeune, à treize ans, quand il a été décidé que j’iraisà Eton. J’étais déjà depuis longtemps résolu à être soldat, quandj’ai dit&|160;: «&|160;Je veux être officier. Je veux me battre, jeveux traverser l’Afrique comme Stanley.&|160;» Mon père approuvait.Ma mère essayait d’être aussi fière que lui&|160;; elle l’étaitavec beaucoup de peine.

–&|160;Je la comprends.

–&|160;Vous voyez donc que j’ai eu la mère laplus droite, la plus affectueuse, mais que la séparation a eu lieutrop tôt pour que l’intimité s’établît entre nous sur des questionsde conscience, à supposer même que cela pût s’établir. Tout lereste a été commun&|160;: j’ai deux cents lettres de ma mère. J’aiété la plus tendrement suivie de ses relations, son orgueil, plusd’une fois sa joie. Le travail intérieur que je vais vous dire estdemeuré mon secret.

Marie vit passer très loin, dans la clarté desprairies, le groupe des promeneurs et des promeneuses quirevenaient sans doute vers le château, et elle étendit la maincomme pour dire&|160;: «&|160;Pourquoi n’êtes-vous pas ici, vous àqui cette âme angoissée devrait appartenir&|160;?&|160;» Puis lebras retomba lentement, et elle ne parla pas.

–&|160;Pendant mon séjour à Eton, et un peuplus tard quand je fus à l’École militaire de Sandhurst, j’ai eudes heures de foi très vive. Les êtres jeunes aspirent à Dieu.J’entendais quelquefois les discours des meilleurs pasteurs del’Église officielle, et d’autres aussi. J’y trouvais del’éloquence, et des pensées élevées&|160;; mais je constatais quela vie du Christ sur la terre ne se rapprochait pas de moi, querien ne me la faisait imitable et voisine. Je vivais moralement surles principes que j’avais entendu développer et que j’avais vuappliquer chez nous, il est juste de le dire, et dont le principalétait&|160;: «&|160;Chercher la vérité&|160;; suivre lavérité&|160;; s’attacher à la vérité.&|160;» Ces belles formulesennoblissaient ma volonté, mais je les sentais vagues, imprécises.Je me demandais&|160;: «&|160;Où est la vérité, puisque je n’agispas toujours comme les autres&|160;? Puis-je en tout ladéterminer&|160;? Elle ne peut recevoir de moi son caractère, et cen’est donc que ma bonne foi, et sans doute mon aveuglement qui estmon principe&|160;?&|160;» Je souffris, par moments, dans maraison, et aussi dans mon cœur, comme je vous l’ai dit, parce quele modèle divin ressemblait trop à une idée, et n’était pas assezun ami présent.

–&|160;C’est beau, ce que vous dites.

–&|160;Ne vous hâtez pas de me juger, car vousseriez déçue. Je suis entré dans une église catholique, pour lapremière fois, à Farnborough, qui est près de Sandhurst, et pour lapremière fois j’ai vu des religieuses catholiques à l’hôpitalitalien de Queen’s Square&|160;: des grandes cornettes…

–&|160;Des filles de charité deSaint-Vincent&|160;?

–&|160;Oui. Et ce qui m’a le plus ému, ce sontles religieuses, parce qu’elles étaient naturelles dans la puretéet dans la charité. Elles n’avaient pas la préoccupation deparaître virginales&|160;: elles l’étaient&|160;; ni dévouées detout leur être au service des pauvres malades&|160;: ellesl’étaient. Les chants de votre Église, et la discipline quej’apercevais en toute chose, que je savais être identique par toutela terre, m’ont donné l’impression d’une organisation très grande,très forte, dont je ne faisais pas partie. Vers cette même époque,pendant les vacances de l’École militaire, j’ai lu des livres decontroverse, surtout de ceux qui réfutent l’erreur romaine. Ils nem’ont pas tiré de l’angoisse, aussi tenace que les fièvres des paysd’Orient. Je suis parti pour rejoindre mon régiment aux Indes, monrégiment blanc, vous comprenez&|160;? Et un an après, j’obtenaismon «&|160;transfert&|160;» dans un régiment indigène, ce qui avaitété mon désir. Eh bien&|160;! j’ai eu là, sans doute, beaucoup defortes journées d’action, sans une idée ou un rêve. Mais j’ai eutant d’heures inactives aussi, toutes de souvenir, deméditation&|160;! Vous ne sauriez imaginer quelle a été la plustorturante préoccupation de mon esprit&|160;; vous avez vécu dansla quiétude de la foi…

–&|160;La paix, oui&|160;; la quiétude,non&|160;: ce n’est pas de notre temps.

–&|160;Je veux dire que rien ne vous a parudigne d’être sérieusement défendu, parmi les idées qui fondentvotre croyance. Une jeune fille, chez vous surtout, reçoit sa foitoute faite, et n’en change pas.

–&|160;Vous vous trompez&|160;: si elle enchange moins que les hommes, c’est qu’elle la connaît mieux, etqu’elle la défend mieux.

–&|160;Alors, vous soupçonnez l’état d’une âmequi ruine elle-même la foi qui lui a été transmise. Je m’efforçaislà-bas, dans la jungle, et dans les montagnes infestées d’ennemissauvages, de me faire une opinion sur le point qui a été tantdébattu entre vous et nous, sur votre dogme de la présence réelle.Cela me semble être le cœur, anémié ou chaud, de la religion.J’étais très ému de ce fait que notre Église anglicane n’enseignepas officiellement la présence réelle. Certains fidèles y croient,s’écartant en cela, plus ou moins, de l’enseignement officiel del’Église. Et cependant, je lisais dans saint Jean&|160;:«&|160;Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi, etje demeure en lui.&|160;» Je lisais dans le même apôtre, vous voussouvenez&|160;: «&|160;Le pain que je donnerai pour la vie du mondeest ma chair.&|160;» Mon angoisse était grande. Pourquoi retrancherces textes&|160;? Comment les expliquer autrement que par laprésence réelle&|160;? J’en arrivais, peu à peu, à ce dilemme qui aoccupé mon esprit, l’a troublé, l’a brisé pendant des mois desolitude&|160;: si le catholicisme n’est pas la vérité, toutes lesÉglises chrétiennes sont fausses, à plus forte raison&|160;; toutle christianisme est une illusion de centaines de millionsd’hommes, parce qu’il m’apparaissait, ce catholicisme, non commel’objet de ma foi, mais comme la perfection certaine duchristianisme, son maximum d’énergie, son maximum dans lafamiliarité divine, son achèvement et sa fleur.

–&|160;Avez-vous prié, pour que Dieu vousaidât&|160;?

Réginald répondit, après un momentd’hésitation&|160;:

–&|160;Oui, mais je n’ai pas votre croyance.Dieu n’a pas répondu. J’ai détruit la foi que j’avais, et je nel’ai pas, l’autre. Il m’est impossible de me considérer commefaisant partie de la communauté religieuse dans laquelle j’ai étéélevé, et, en même temps, si je songe à ce que je viens de nommerla perfection du christianisme, à votre foi romaine, toutes lesimages, toutes les défiances, toutes les imprécations dont j’ai étépénétré, surgissent et revivent. Et, – je vous fais mes excuses devous dire cela, mais il faut que vous connaissiez mon étatd’esprit, – je me demande si le signe de la croix n’est pas lesigne de la Bête&|160;; je pense à la Babylone corrompue&|160;; jevois se dresser le fantôme de la Scarlet woman&|160;; jerécite de mémoire l’apostrophe de George Borrow, le distributeur deBibles, dans un autre livre de ma jeunesse, The Bible inSpain, quand il dit&|160;: «&|160;Pape de Rome&|160;! Je croisque vous êtes aussi méchant que jamais&|160;; mais vous n’avez plusde puissance. Vous êtes devenu paralytique, et votre massue adégénéré en béquille.&|160;» Puis je m’effraie, je m’épouvante, ensongeant que peut-être les hommes ont enduré tant de souffrances,soutenu des guerres, bravé des haines, accepté des humiliations,obéi, aimé, levé les yeux au ciel, pour une illusion magnifique etvaine… Pardonnez-moi mon langage…

Les lèvres sérieuses, les lèvres qui avaientdéjà remué tout bas, dirent simplement&|160;:

–&|160;Je prierai pour vous.

Il ne s’occupait pas d’elle, mais de lui-même.Elle tenait la place de Thomas Winnie, et sa qualité de femme, sonâge, son charme ne changeaient ni le cours des pensées de cet hommetroublé d’une inquiétude supérieure, ni leur logique, ni leurexpression âpre. Cependant, quelque sensibilité profonde s’émut enlui, – sensibilité religieuse aussi, – quand Marie Limerel eut dit.«&|160;Je prierai.&|160;» Il répondit, le regard encore tout pleinde ses pensées en détresse&|160;:

–&|160;Je vous suis très reconnaissant, oui,très. Et, à présent que vous connaissez que je ne fais plus partiede l’Église de mon père, ni même d’aucune Église, donnez-moi leconseil. Supposez que ce soir, ou demain, peu importe, mon père medemande d’affirmer par un mot, ou par un geste, que je suis encoreattaché à cette Église, que devrai-je faire&|160;? Où est laloyauté&|160;?

Il attendit, s’écartant un peu pour mieux voirle profil recueilli de cette jeune fille qui allait juger, et ceslèvres qui allaient prononcer un arrêt. Elles s’ouvrirent, et ellesdirent&|160;:

–&|160;Pourquoi ne pas vous abstenir, puisquevotre conscience vous a déjà dicté cette solution-là, cematin&|160;?

–&|160;Ce serait la rupture définitive avecmon père. Il ne comprendra pas, il ne pardonnera pas moninsubordination.

–&|160;Votre liberté.

–&|160;Oui, ma liberté. Mais elle lui paraîtraun aveuglement, une ingratitude. Et moi, je n’aurai pas même lajoie d’avoir sacrifié un bien tel que l’affection de mon père à unevérité dont je serais convaincu. Je serai celui qui dira&|160;:«&|160;Je ne vois pas la vérité où vous croyez la voir, et je ne lavois pas ailleurs.&|160;» N’est-ce pas rude, cette attitude querien de positif ne commande&|160;?

–&|160;Vous avez l’obligation, avant tout, dene pas mentir.

–&|160;C’est juste.

–&|160;Moi, je ferais comme je vous aidit.

Réginald se tut un moment, et, dit,lentement&|160;:

–&|160;Je le ferai.

Il demeura un peu de temps le regard fixé àterre, puis le visage se détendit, par ordre d’une volonté quiavait repris sa hardiesse. Réginald se leva, et sa voix sonna sousles arbres.

–&|160;Nous aurons manqué le thé, et je vousfais bien mes excuses. Revenons vite. Misses Hunter Brice avaienttellement le désir de vous connaître&|160;! Elles m’en voudront.Elles vont m’accabler. Et il y en a une qui doit être une personnevindicative&|160;: miss Violette ressemble à une fée…

–&|160;Vraiment&|160;?

–&|160;À une fée enveloppée dans le nuage destulles changeants. Vous verrez…

Par l’avenue, sous les dômes aigus des chênes,les deux jeunes gens revenaient vers le château. Ils essayaientd’oublier, en reprenant la conversation du monde, les mots siintimes et si nobles qu’ils venaient d’échanger, le sujet émouvantdont leur esprit ne pouvait encore se déprendre. Ils marchaientvite&|160;; ils exagéraient l’admiration que leur causait le soirtombant&|160;; ils tâchaient de rire, et toutes ces paroles vaines,et ces gestes, et ces éclats inutiles, tout cela voulaitdire&|160;: «&|160;Nous sommes désormais redevenusétrangers.&|160;» Ils ne pouvaient cependant plus l’être, tout àfait, l’un pour l’autre.

Personne ne fut surpris de l’absence prolongéede Marie Limerel. Il y eut quelques présentations, car les joueursde golf étaient rentrés. Le thé avait été servi, et les domestiquesenlevaient et rangeaient, le long des murs, les petites tablesencore chargées de buttered toasts, demuffins, de sandwiches, et de tous lestea-cakes, au carvi, au chocolat, au madère, au sherry. Oncommença de causer, mais la conversation fut vite interrompue parl’entrée du maître de la maison et de Fred Land. Mrs&|160;DonaldHagarty demanda&|160;:

–&|160;Est-ce que, par hasard, sir George aosé soutenir son vieux paradoxe, que le Kent est un pays favorableà la chasse au renard&|160;?

–&|160;Non, je deviens vieux, je me range.

–&|160;Je suis sûre, du moins, que vous avezprésenté vos chiens comme supérieurs aux meilleures meutes du Kentet du Sussex, à l’East Kent, à la Tickham, à la meute célèbre delord Leconfield&|160;? Oui, n’est-ce pas&|160;? Avez-vous convaincunotre ami&|160;?

–&|160;Lui&|160;? il comprend tout, et iln’aime rien.

–&|160;Excepté les livres&|160;?

–&|160;Les siens&|160;!

La voix du vieux gentleman farmer, rouilléepar la brume, la pipe et le porto, riait encore, bonnement, encascade discrète, lorsque les fortes lèvres d’orateur de Fred Landrépliquèrent&|160;:

–&|160;Pas même. Je ne me relis pas, de peurde me trouver illisible. La pensée n’est qu’un moment, que lemoment d’après recouvre&|160;: tombeaux qui se superposent. Je vousassure, mon ami, que je considère un de mes livres comme une chosebeaucoup moins importante que la recette d’un gâteau pour le thé,que j’aurais eu le bonheur d’apprendre à lady Breynolds.

En parlant, le célèbre professeur del’Université de Londres s’inclinait et fermait les yeux, mais satête magnifique ne se modelait jamais entièrement selon les motsqu’il disait, et toujours quelque trait du visage, soit le regard,soit les lèvres, soit les plis du front, abritait une pensée autre,une réserve, une contradiction, une indifférence, un mépris. Qui levoyait avait le sentiment d’une puissance grande et mal connue. Ilavait dans le port de la tête, dans le modelé impérieux des arcadessourcilières et du front, dans le large nez, dans le désordre descheveux en couronne, quelque chose du lion. Son large masque raséétait si dominateur, si exceptionnel d’intelligence et de force,qu’on oubliait de regarder le corps qui portait ce chef monumental.Et ce corps était de moyenne taille, un peu gros, épaissi parl’âge, sauf les mains fines, minces et blanches, si jolies encorequ’il les ornait l’une et l’autre d’une bague précieuse. Avec lui,sir George faisait le tour de l’hôte, dans le salon où ses invitésétaient maintenant au complet. Il ne donnait pas l’impression deprofondeur, mais d’une vigueur de corps entretenue jusqu’à lalimite où elle devient surprenante, d’un esprit caustique,pratique, pour qui la politesse est un office, une chargehéréditaire, le premier sport de noblesse, et qui s’en acquitteavec l’aisance des longues habitudes, et le regret léger de ne plusêtre en plein air. On ne remarquait point en lui ce quelque chosede ralenti dans la parole ou dans le geste, qui est la marque de lamort. Il était habillé d’un complet de grosse laine verdâtre,veston, gilet, culotte, qu’il appelait son armure, et chaussé debrodequins à clous. Des bandes de laine chamois serraient sesmollets nerveux, qu’on voyait frémir d’un petit tremblement àchaque pas qu’il faisait, comme les jambes d’une bête de sang donton modère l’allure. Il s’arrêta, un instant, à l’angle du salon,devant Réginald, et, d’un regard, avec un orgueil secret, il mesuracette haute stature de son fils.

–&|160;Qu’avez-vous fait, cetteaprès-midi&|160;? Je ne vous ai pas vu&|160;?

–&|160;Je me suis promené avec mademoiselleLimerel.

–&|160;Vous ne pouviez mieux faire.

Il continua son inspection mondaine, trouvantun mot de plaisanterie facile et un peu distante toujours, pour lesdeux filles de Mrs&|160;W. Hunter Brice, qui causait du Labourparty avec Fred Land résigné&|160;; pour Mrs&|160;Donald Hagarty,couperosée, solitaire, et souriant à tous les mots qu’on luidisait&|160;; pour ses amis qu’il plaisanta plus librement, lemaigre Robert Hargreeve qui professait le tamoul et parlait mall’anglais, en bégayant&|160;; pour le jeune Cuthbert Hagarty,fiancé depuis quelques jours, et qui écoutait une conversationsévère bien qu’animée, entre son père, membre des Communes,libéral, et le vieux W. Hunter Brice, protectionniste, tory,guerrier et administrateur de deux compagnies de chemins de fer.Sir George prit part à la discussion, non seulement sans effort,mais avec plaisir. On le vit au feu de son regard. C’était uncombatif, un entêté, et vraiment un homme complet dans un mériteborné. Il avait vingt ans de plus que lady Breynolds. On eût ditque sa tête était de marbre blanc, coloré d’un peu de rose auxlèvres et de beaucoup de bleu pâle par les veines saillantes ducou, du front, des tempes dégarnies. Physionomie bourrue,autoritaire, impatiente&|160;: un nez comme une figue, gros dubout&|160;; une bouche tirée en bas, et des plissures nombreuses,des moulures, des bourrelets mobiles dans la peau flasque sous lementon&|160;; un collier de barbe courte rejoignant les cheveux encouronne, jaunes et blancs, plantés en houppes, et, sous lessourcils très longs, très fournis, deux petites perles bleues,frémissantes, vibrantes, vernies souvent par une larme qui netombait jamais, et qui était de vieillesse et nond’attendrissement. Ses amis disaient de lui&|160;: «&|160;Quand sirGeorge mourra, l’Angleterre perdra le plus anglais de sesfils.&|160;» Il était de la vieille Angleterre, attaché à toutusage, à son rang, à son Église, parce que tout cela, pour lui,faisait partie de la Constitution. Le «&|160;plus vieux quelui&|160;» le dominait. Il refusait une nouveauté, dès qu’elle luisemblait opposée à cet ensemble, et l’épithète de national luisuffisait pour ne pas examiner les raisons qu’on invoquait autourde lui contre ce qu’il avait vu faire ou penser. Son amitié étaitfidèle, son inimitié également. Personne, dans sa maison, nediscutait ses ordres, ou ne s’avisait même de se les faireexpliquer, car il pardonnait les négligences, mais nonl’indiscipline, les protestations, les observations, ce qu’ilnommait la révolte. Sa confiance dans son pays était d’ailleurssans bornes et émouvante. Lisant chaque jour le Times,afin de mieux connaître toutes les supériorités de l’Angleterre, etle progrès de l’Empire dans le monde, il refusait, d’ordinaire, dereconnaître les fautes de son parti, ou de son pays. Quand, parexception, il apercevait une fissure du temple, il la bouchaitaussitôt avec un aphorisme, et disait&|160;: «&|160;Je n’ai aucunecrainte, aucune&|160;; le peuple, ici, a du bon sens.&|160;» On nel’avait jamais vu pleurer. Dans les quelques circonstancesdouloureuses qu’il avait traversées, mort de sa mère, – la vieillefemme était morte à Redhall, – maladie grave de lady Breynoldsaprès la naissance de son second fils, sir George s’était enfermédans ses appartements, il n’avait parlé à personne, et quand ilétait sorti enfin, on avait remarqué qu’il avait changé, maigri,pâli, et que la souffrance morale, par conséquent, avait prise surce cœur très caché.

Le soir tombait. À travers les baies du salon,on voyait, sur les cimes et sur les lisières des futaies, la gerbefauve du soleil. Lady Breynolds se leva, et les invités montèrentdans les chambres qui leur avaient été désignées, pour se reposeret s’habiller. Quelques minutes avant huit heures et demie, ilstraversèrent de nouveau la galerie illuminée, et se réunirent dansle salon, les hommes en habit, les femmes en robe ouverte, et, sansdoute, toutes les robes n’étaient pas à la dernière mode deParis&|160;; miss Violette Hunter Brice avait jugé bon des’envelopper dans les plis mousseux d’une écharpe de tulle de soievert d’eau, qui criblaient de reflets ses épaules, son cou, salongue figure blonde, et qui lui donnaient une ressemblance voulueavec les fées et les héroïnes de l’imagerie romantique&|160;; samère exhibait des manches trop bouffantes&|160;; mais, si le goûtn’était pas toujours parfait, les toilettes, les bijoux, lescoiffures avaient quelque chose de personnel et d’habituel&|160;;les hommes portaient le frac noir avec la même aisance que la vestede sport, et leurs pantalons, un peu courts sur leurs souliersdécouverts, laissaient voir des chaussettes de nuances nouvellesdont il était évident que plusieurs d’entre eux étaient fiers. Lepuissant M.&|160;Fred Land, lui-même, n’avait point dédaignéd’appliquer son intelligence à ces menus détails de sa tenued’homme du monde. Il avait dû dormir. Son visage, qui n’étaitjamais vide de pensée, semblait avoir fait son plein d’expression,de malice, d’ironie, de grognerie, d’humour et de paradoxe. Commeun manomètre, il indiquait que l’esprit était sous bonne pression.L’hon. Donald Hagarty arriva le dernier, un peu rouge, suivant safemme qui se mordait les lèvres de confusion, et les serraitjusqu’à les réduire à l’état de petit noyau. Le butler se présenta,entre les deux battants de la porte qu’un valet de pied venaitd’ouvrir, et les invités, traversant la salle où l’on servaitchaque jour le premier déjeuner, se rendirent dans la salle àmanger.

Marie, placée à l’un des bouts de la table,entre Cuthbert Hagarty qui parlait peu et le maigre bibliothécaireHargreeve, que l’écharpe verte de miss Violette Hunter Briceattirait et rendait loquace, eut le loisir d’observer, et elle lefit en songeant aux confidences qu’elle avait reçues. Depuis lemoment où Réginald l’avait quittée, en rentrant de la promenade, ilne lui avait pas adressé la parole, et ne s’était plus même occupéd’elle. Elle l’apercevait, devant elle, à l’autre extrémité de latable, causant avec Dorothy Perry. Il ne semblait ni inquiet, nimême distrait. Il parlait avec cette gravité tranquille, cetteimpassibilité apparente qui est un résultat de l’éducationanglaise, et considérée comme une preuve de maîtrise desoi-même&|160;; il avait l’air, penché vers sa voisine, d’unegrande puissance qui met sa force au service d’une petiteprincipauté, qui condescend à écouter, à dire une partie infime,mais précieuse, de ce qu’elle pense&|160;; puis, tout à coup, lajeunesse détendait ce masque d’homme&|160;; pour un mot, une idée,un souvenir, elle accourait, elle passait sur cette bouche solidequi devenait fine, songeuse&|160;; elle passait dans les yeuxbleus, qui s’ouvraient plus largement, et tantôt rieuse, tantôtimpatiente, contredisante, elle donnait son complément de vie et debeauté à ce visage si nettement sculpté. En vérité, Réginald étaitun des trois hommes de forte personnalité assis autour de la table.Les deux autres étaient son père et Fred Land. Son père, quimangeait copieusement et avec allégresse, entre deux bouchéeslevait sa tête menue, mal commode, impérieuse, relançant d’un motsans profondeur, mais bien trouvé, chacun des convives, comme ilfaisait, à cheval, au milieu de sa meute, quand il malmenait unpiqueur. Fred Land, muet pendant le premier service, entretenait savoisine, la belle Mrs&|160;W. Hunter Brice, d’un sujet quil’intéressait sûrement lui-même, puisque tout l’intéressait, et ilétait prêt, on le devinait au regard vif qu’il promenait autour dela table, à saisir ou à provoquer l’occasion de parler pour tous.Il y avait en lui de l’universel, tandis que sir George était,comme les sociétés du pays, «&|160;limited&|160;», d’une natureaussi passionnée, mais plus insulaire et réduite, en toute chose, àdes vues plus étroites.

–&|160;Certainement, lady Breynolds, dit lebibliothécaire Hargreeve, et ses longues dents demeurèrent à nupendant plus de deux secondes, comme s’il plaisantait&|160;;certainement, le livre de Demeter Keiromenos sur les écrivainsgrecs contemporains est un livre estimable.

–&|160;Épithète pauvre, dit Fred Land, maisjuste.

–&|160;Écrit en anglais&|160;! demanda sirGeorge.

–&|160;Pas encore.

–&|160;Alors, j’attendrai pour ne pas le lire.Eh&|160;! eh&|160;! que pensez-vous de ce temps perdu&|160;? Lesaffaires pourraient aller aussi bien qu’elles vont, si toute cettelittérature n’existait pas.

–&|160;Platon l’avait dit pour les poètes,répliqua Fred Land&|160;: on peut le répéter pour les critiques demonsieur Keiromenos. Il y a des pays trop petits pour nourrir unelittérature. La Grèce contemporaine en est un. Mais l’art engénéral, cher sir George, c’est la première force d’un État, avantl’armée, avant la marine, avant le commerce. Aucun État n’est toutà fait grand, s’il n’a reçu d’un art ses lettres de civilisation.Il y a des lords parmi les nations, sir George, et des baronnets,et des gentlemen, comme il y a des porteurs de fardeaux et descokneys.

–&|160;Vous croyez au pouvoir desécrivains&|160;?

–&|160;Si je n’y croyais pas, je ne serais pasl’un d’eux.

–&|160;Bien répondu&|160;! Mais alors,pourquoi les attaquez-vous&|160;? Pas un de nos romanciers, j’ensuis sûr, n’a trouvé grâce devant vous.

–&|160;Parce que je les aime, sir George. Jeles avertis, je leur donne de bons avis gratuits&|160;; je suis lewhip de leur corporation. D’ailleurs, je ne les critiquepas tous. Vous exagérez mes mérites.

Plusieurs voix de femmes protestèrent. Enriant, lady Breynolds jeta deux noms&|160;; miss Violette HunterBrice trois&|160;; la petite Dorothy un. Et ce fut un moment degrande satisfaction pour Fred Land, que rien ne réjouissait plusque le témoignage de son impopularité. Il répéta les noms,lentement, comme s’il goûtait et savourait ses victimes.

–&|160;Il se pourrait, fit-il. J’avoue quechacun de ceux-là n’a guère à se louer de moi.

–&|160;Que leur reprochez-vous&|160;? demandaHargreeve. Plusieurs ont du style, un style aisé…

–&|160;Ils écrivent comme ils parlent,n’est-ce pas&|160;? Et c’est une bonne manière, en effet, quand onne parle pas mal, mon cher…

Pendant que toute la table écoutait, lecritique improvisa un paradoxe amusant sur la prose anglaise,«&|160;langue de sport et langue d’affaires, où presque rien nerésonne plus de la musique du vers&|160;»&|160;; puis,s’interrompant au milieu d’une période, et redevenant grave tout àcoup&|160;:

–&|160;Tenez, vous demandez ce que je reprocheà ceux-là&|160;? Eh bien&|160;! je souhaiterais qu’ils vissentmieux nos périls&|160;!

–&|160;Parce que&|160;?

Les domestiques mettaient sur la table lesassiettes de vieux Chine rapportées par un ancêtre de sir George,et un des trésors de Redhall.

–&|160;Parce que, sir George, nous sommestouchés par l’esprit de sédition.

Le baronnet se mit à rire, à petits coups, etil arrêta ses deux perles bleues dans la direction de FredLand.

–&|160;Adam l’était déjà. Tranquillisez-vous.Nous ne sommes pas, comme nos voisins, – je vous demande pardon,madame, – des esprits de peu d’équilibre. J’ai toujours euconfiance dans le bon sens anglais, et n’ai jamais été trompé.Quelle nouveauté si grande apercevez-vous&|160;? L’agitation desmasses, je l’ai toujours connue, plus ou moins. De quelle espèceest-elle donc pour que vous la croyiez nouvelle&|160;?

–&|160;Elle n’est plus pour le bien-êtreseulement, dit Hargreeve.

–&|160;Elle est politique, dit Fred Land.

–&|160;Elle est aussi religieuse, dit unevoix.

Tout le monde se tourna vers RéginaldBreynolds. Il ne songeait pas à plaire ou à paraîtrebrillant&|160;; il était sur la défensive, impassible et le frontun peu haut, les yeux devant lui, cherchant qui le contredirait,comme il eût attendu une balle au jeu, avec la même tensiond’esprit, et de tout le buste penché en avant. Sir George fit unemoue dédaigneuse.

–&|160;Quelle sottise dites-vous,Réginald&|160;? Les ouvriers ne s’agitent pas pour unCredo. Le schilling tient la place d’honneur, en toutcela. Je ne comprends pas.

–&|160;Je ne parle pas des revendicationspopulaires, d’ordre économique ou social, pour lesquelles j’éprouveune sympathie naturelle…

–&|160;Pas moi&|160;! Naturelle&|160;? Si ellel’était, je la partagerais&|160;!

–&|160;Si vous lui permettiez des’expliquer&|160;? interrompit lady Breynolds.

–&|160;Il y a autre chose, reprit la voix unpeu frémissante de son fils, un désordre, un élément mauvais, quifermente plus ou moins partout. Il est chez nous aussi. Je le vois.C’est la conjuration contre les âmes, l’effort pour les tirertoutes en bas, la colère contre celles qui montent, ce que je nommela Révolution essentielle. Je pense quelquefois que si l’Angleterreest attaquée, c’est à cause de l’Hostie qu’elle voit déjà se leversur les collines…

–&|160;Poète&|160;! interrompit FredLand&|160;; vous êtes poète, et la poésie mène loin.

–&|160;Jusque-là, elle était laissée à satorpeur. Mais elle avance dans le divin. Les sacrements s’ymultiplient. Et la guerre est commencée à la grâce qui la pénètre.Voilà ce que je crois&|160;!

–&|160;Il n’est pas poète, mon cher, dit sirGeorge s’adressant à Fred Land&|160;; il est fou. Dites-moi,Réginald, serait-ce le papisme que vous appelez divin&|160;?

–&|160;J’ignore de quelles vérités l’entièrevérité est faite, et j’ignore son nom. Mais certaines chosesauxquelles je n’avais pas pris garde, je les vois à présent. Pourmoi, la question religieuse prime tout, non seulement en droit,mais dans la vie universelle, dans celle de chacun. Lui, toujoursLui, injurié, nié, adoré&|160;! Jamais Il n’a été plus présent dansle monde. Le nom de Jésus-Christ est moins souvent prononcé qu’àd’autres époques&|160;; il est sous-entendu dans les moindresactes, il est là, en amour ou en haine. Ne croyez-vous pas que cedrame nouveau du Calvaire doive s’achever par la Résurrectionglorieuse&|160;?

La bravoure de ce jeune homme, qui parlaitselon son âme inquiète, était si simple, elle se produisait dans undomaine où les convives l’avaient si fréquemment rencontrée, qu’ilsécoutèrent gravement, plus ou moins remués. Marie Limerel auraitvoulu qu’il la regardât, en ce moment, et qu’il comprît combienelle l’approuvait. Mais il avait achevé sa réponse, et s’étaitremis à causer, sans le moindre trouble apparent, avec DorothyPerry.

Fred Land, qui avait peu de goût pour lescontroverses religieuses, s’était penché, lui aussi, vers savoisine. Sir George se borna à dire&|160;:

–&|160;Il aurait fait un pasteur excellent, netrouvez-vous pas&|160;?

Mais le ton avec lequel il disait celaprouvait que la contrariété était vive, le ressentiment trèsprofond. L’effort commun ne parvint pas à ramener la banalitépremière des conversations. Sir George se hâta, plus qued’ordinaire, d’interroger du regard lady Breynolds&|160;; le maîtreet la maîtresse de maison se levèrent ensemble. Toutes les femmesse levèrent aussi de table, et, conduites par le baronnet,quittèrent la salle à manger. Les hommes, debout, regardaient cestoilettes en mouvement, qui se rassemblèrent en grappe lumineuse,près de la porte, et disparurent. Sir George revint à sa place. Lesdomestiques apportèrent une bouteille de porto, et la boîted’argent où étaient empilées, dans des compartiments égaux, lescigarettes d’Égypte, de Turquie et de Russie, l’heure du cigare nedevant venir que beaucoup plus tard.

Les verres furent remplis, les invités serapprochèrent de sir George, les voix prirent immédiatement unautre ton, le ton majeur des hommes qui sont délivrés d’unecontrainte, et qui n’oseraient pas le dire, et qui affirmentcependant de quelque manière leur satisfaction. Fred Landredoutait-il l’humeur de son hôte&|160;? Cherchait-il à distraireles esprits d’une querelle entre père et fils, dont il devinait,mieux que personne, que la violence s’accroîtrait dans lesilence&|160;? Il se hâta de taquiner Robert Hargreeve, à propos decertaines révélations scandaleuses qui avaient paru dans lesjournaux. On assurait que la moralité des étudiants, ici et là,dans certains collèges célèbres, avait singulièrement diminué. Lebibliothécaire prit aussitôt la défense des collèges&|160;; l’hon.Donald Hagarty, son fils qui venait d’achever ses études,Mr&|160;W. Hunter Brice qui avait été, – il y avait longtemps, – unbrillant élève d’Eton et d’Oxford, protestèrent également. Réginaldécoutait, comme ceux qui suivent leur propre pensée, en ayant l’airde goûter ce que disent les autres, tandis qu’ils reçoiventseulement les sons et laissent tomber le sens. Sir George, droit,le dos appuyé au dossier de sa chaise, regardait obstinément,devant lui, sur la table, ce gobelet de cristal, coloré de rouge,de fauve et de feu par le vin, et de vingt étoiles tremblantes parla flamme des bougies. Contrairement à tous les usages, il serecueillait à la fin du repas. Tout à coup, quelqu’un le vitprendre le verre, et, d’un mouvement rectiligne et rapide, l’éleverà la hauteur des yeux. Et ce quelqu’un pâlit. C’était Réginald. SirGeorge dit&|160;:

–&|160;C’est aujourd’hui dimanche, et selon levieil usage d’Angleterre, entre amis, je porterai deux santés.

Il s’arrêta un instant. Sa main ne tremblaitpas plus que celle d’un jeune homme. Il reprit&|160;:

–&|160;Gentlemen, the King&|160;!

Tous les gobelets, pleins de porto,répondirent, et formèrent une couronne portée par sept brasd’hommes, sept bras d’Anglais loyaux. Les convives burent d’untrait, et, sur un signe, les domestiques remplirent encore lesverres. D’un geste plus lent, sir George leva de nouveau son verre,et il dit, avec une force plus grande, chaque mot effaçant aupassage les rides de sa mâchoire et les rejetant jusqu’auxjoues&|160;:

–&|160;And now, the Church&|160;!

Cette fois, tous les gobelets répondirent,moins un. Tous, moins un, furent levés en l’honneur de l’Églised’Angleterre. Et sir George n’approcha pas son verre de ses lèvres,et il continua de le tenir haut, et de regarder en avant, mais toutson esprit, tout son sang se jetaient à droite, du côté où était leconvive qui n’avait fait qu’allonger la main, et n’avait pas touchéson verre. Plusieurs, qui avaient commencé de boire, s’arrêtèrent.Il n’y eut que le vieux W. Hunter Brice qui but jusqu’au fond, etqui dit&|160;: «&|160;Excellent&|160;!&|160;» mais d’un ton si bas,que le mot tomba comme mort sur la table, dans le silence. Toutgeste cessa. La petite face pâle de sir George était devenuelivide. Au bout de son bras, la liqueur fauve commença de trembler,et deux gouttes tombèrent. Alors il abaissa le bras, posa le verresur la nappe, et, sans baisser la tête, il ferma un moment lespaupières. Tous, précautionneux ou hardiment, ils regardaientRéginald Breynolds, son visage jeune, que la volonté rendaitimpassible, et la main allongée sur la nappe et qui demeuraitentr’ouverte, arrêtée dans son élan, les doigts prêts à se repliersur la tige de cristal. Le baronnet ne se détourna pas. Il sedressa debout, repoussa la chaise violemment, et dit&|160;:

–&|160;Rentrons&|160;!

Mais aussitôt, il se ressaisit. Il songeaqu’il manquait aux convenances, passa la main sur son front, etessaya de sourire.

–&|160;Pardon, mes amis, dit-il, j’oubliaisque vous n’avez pas fumé.

Il prit une allumette, et l’ayant frottée surune plaque de grès, l’approcha de la cigarette que son plus prochevoisin tenait entre les doigts. Il y eut un grand silence. Quelquesbribes de tabac flambèrent. L’ami ne porta pas la cigarette à seslèvres. L’allumette s’éteignit. Tous les hommes se levèrentalors.

Par respect de lui-même et de ses hôtes, sirGeorge avait maté sa colère. Mais il ne pouvait effacer la trace deces minutes cruelles, qui avaient surmené tous les nerfstransmetteurs de commandements et mis la fièvre dans ses veines. Enle voyant rentrer, le dernier, les femmes qui attendaient au salondevinèrent qu’il y avait eu une suite à la discussion, et que ni lepère ni le fils n’avaient cédé&|160;; et comme elles causaient,entre elles, de sujets féminins, de ces petites choses faciles dontelles peuvent parler sans penser, elles ne s’interrompirent pas,mais elles furent saisies, glacées, énervées, chacune selon sontempérament, par l’apparition de ce vieil homme atteint dans leprofond de son être. Elles n’eurent pas de repos qu’elles neconnussent ce qui s’était passé. Elles eurent vite fait d’élever lavoix et de rendre la conversation plus animée et plus parfaitementfutile. Puis, sous le couvert du bruit, dans chaque groupe, desmots s’échangèrent à voix basse, et des regards cherchèrent sirGeorge, Réginald ou lady Breynolds. Sir George avait pris par lebras, au moment où il entrait dans le salon, son ami FredLand&|160;; il l’avait entraîné près de la fenêtre, de la dernièrefenêtre de cette vaste pièce illuminée, et il demeurait droit, lesyeux bien ouverts, mais tout vides de pensée, tandis quel’écrivain, avec une verve qui ne semblait pas forcée, racontaitdes souvenirs de jeunesse&|160;: «&|160;Vous étiez là, George, vousaviez dit à l’homme de vous attendre en promenant le cheval à laporte de l’auberge, nous étions huit chasseurs fourbus…&|160;»Quelquefois, les lèvres du baronnet se desserraient et murmuraientun mot, toujours le même, «&|160;yes&|160;», qui signifiait&|160;:«&|160;continuez, l’heure passe&|160;», mais que n’accompagnaitaucune flamme, aucun signe d’attention. Lady Breynolds, comme sielle avait pu ne se douter de rien, remplissait exactement sesdevoirs de maîtresse de maison&|160;; elle allait d’un groupe àl’autre, avec la même amitié calme, le même souci de faire valoirchacun de ses hôtes et de prolonger, un soir de plus, la légende dubonheur de Redhall, du bonheur des riches. Réginald, assis àl’extrémité du salon, près du piano, montrait à Cuthbert Hagarty degros albums tout pleins de croquis au crayon et d’aquarellesrapportées de Chine et d’Océanie par sir George. Pas une fois il nese rapprocha de Marie. Sa volonté, aiguillée par un mot de femme,suivait la voie, et, s’il souffrait, ce n’était pas le lieu de lemontrer. Parmi les mots chuchotés ce soir-là, autour de lui, deuxétaient comme un refrain. «&|160;Il a fait tout ce que le loyalismeexigeait…&|160;» «&|160;Sir George règlera bien l’affaire sansnous.&|160;»

De bonne heure, madame Limerel et Marie seretirèrent. L’automobile qui les avait amenées arriva en écrasantle sable des allées. Un valet de chambre chargea la malle sur letoit de la limousine, borda la couverture de fourrure que les deuxfemmes avaient jetée sur leurs genoux, et ferma la portière qui fitun bruit net de serrure neuve et ajustée. Dorothy Perry, quiécoutait près de la fenêtre du salon la plus rapprochée,dit&|160;:

–&|160;Voilà l’adieu. Comme c’est sec&|160;!Elle est pourtant sympathique, cette Française. Vous lareverrez&|160;?

–&|160;Je ne pense pas, répondit Réginald.

La voiture fut bientôt sortie du parc, etroula dans les campagnes. Le temps avait changé. Un vent dusud-ouest passait en fleuve rapide et d’un mouvement égal au-dessusde la Grande-Bretagne. Il n’avait de remous que tout en bas, là oùil se brisait aux collines, aux maisons, et courbait les arbres,les petits tout entiers et la pointe des plus vieux. Toutes lesfeuilles baignaient et bruissaient dans son courant. Un nuage donton ne voyait pas la fin, uniforme, épais, noir, tendait les deuxtiers du ciel, tandis que l’orient avait encore quelques étoiles,pâles dans le bord du vent. Le nuage, qui couvrait plusieurs comtésdu royaume, emportait la fumée de centaines et de centaines devilles et de villages&|160;; il était lourd de poussière, dedébris, de misère humaine, de tous les miasmes vomis par lesrues&|160;; mais bientôt il flotterait au-dessus de l’OcéanGlacial, et il serait, perdu dans l’immensité des lames froides,aussi négligeable qu’une fumée de pipe tordue au coin de la bouched’un matelot. Marie le regardait&|160;; elle songeait auxconfidences de Réginald, au drame dont elle avait entendu parler àmots couverts. Madame Limerel lui demanda&|160;:

–&|160;Cette longue promenade avec RéginaldBreynolds a dû te permettre de comprendre la scène qui s’estpassée, quand nous avons eu quitté la salle à manger&|160;? Ilparaît que cela fut très impressionnant, ce toast du père, ce refusde Réginald.

–&|160;Oui, il craignait, je ne savais quoi,mais cela sans doute. Il me l’avait dit.

Madame Limerel ajouta, un momentaprès&|160;:

–&|160;Je trouve qu’il ressemble aux portraitsde Newman très jeune.

–&|160;Tiens&|160;! voilà une comparaison quime paraît plus juste qu’une autre que vous aviez faite, à Westgate.Vous vous rappelez le cow-boy&|160;?

La belle tête fine de Marie Limerel étaitposée sur le drap gris de la limousine&|160;; elle y touchait parl’épais rouleau de ses cheveux et par ses voiles qui faisaientressort et la berçaient, presque endormie. Seule, la mère continuade regarder, par la vitre, la campagne divisée en larges plansd’ombres inégales. Les buissons avaient l’air de bêtes à l’attache,qui se débattent et tirent sur la chaîne en rampant. De deux côtés,au nord et à l’est, des phares, des entrées de port, des feux denavires, des lignes d’étincelles indiquant des jetées ou des quais,formaient un demi-cercle immense, sous la nuée noire emportée versle large.

&|160;

À Redhall, la soirée s’était achevée de bonneheure, très peu de temps après le départ de madame Limerel. Tousles invités logeaient au château. Un peu avant onze heures, lesdomestiques avaient pu éteindre les lustres du salon. Mais ilsavaient aussitôt allumé les lampes du fumoir. Et, dans la sallemeublée et décorée de bibliothèques, à droite et à gauche, leshommes étaient descendus, marchant avec précaution parce que lecouvre-feu officiel avait sonné, délivrés de la contrainte desconversations obligées, libres de se taire, libres de fumer, etlibérés aussi de l’uniforme de soirée. Fred Land avait seulementremplacé les souliers vernis par des pantoufles, mais Mr&|160;W.Hunter Brice portait un complet de flanelle couleur chamois, etMr&|160;Hagarty avait quitté l’habit noir pour un veston develours. Les jeunes gens étaient restés en habit. On avait fumé,causé, bu le wisky and soda, et recommencé à rire, comme on avaitcoutume de le faire sous le toit des Breynolds. Sir George, assisdans un large fauteuil, près de son ami Hagarty, tourné, comme lui,vers les deux fenêtres ouvertes sur le parc, parlait selon sonhabitude par petites phrases jetées entre deux bouffées defumée&|160;; et il y avait des silences voulus, goûtés, pendantlesquels on entendait, en arrière, la voix des autres fumeurs quiparlaient vite et mêlaient leurs voix. Oui, tout semblait se passerselon les rites ordinaires de cette maison. Mais personne necroyait à la paix. Au milieu des conversations, souvent, le regardd’un ami cherchait furtivement, avec inquiétude, le vieux seigneurde Redhall. Des mots de pitié discrète, des mots dits à voix basse,l’enveloppaient. Vers minuit un quart, Fred Land, Robert Hargreeveet Cuthbert Hagarty étant venus prendre congé du baronnet, celui-cifit signe, de la main, à Réginald qui se trouvait en arrière, de nepas quitter le fumoir, et continua de converser avec l’hon.Hagarty, et de combattre, en opposant sentence à sentence, celibéral qui n’était point partisan du programme naval del’Amirauté. Les cigares s’étaient éteints. Mr&|160;Hagarty enaurait allumé volontiers un troisième, mais sir George le prévint,et, prenant lui-même un havane à bague d’or, il ditgravement&|160;:

–&|160;Emportez cela, mon ami, vous le fumerezdans votre chambre&|160;: j’ai quelque affaire à traiter avec monfils.

Rappelé au sentiment du drame familial qu’ilavait oublié, Hagarty eut un soubresaut, et il considéra unedemi-minute le cigare qu’il tournait et retournait entre sesdoigts, se demandant s’il ne serait pas bon d’exhorter son ami àl’indulgence… Mais la réserve, la crainte d’empiéter sur le droitd’autrui, l’emportèrent. Il se tut, et serra seulement la main dupère et du fils, qui demeurèrent seuls. Les pas s’éloignèrent,plaintes diminuantes, sur le parquet du corridor et de l’escalier.Sir George, sans se lever, fit faire demi-tour à son fauteuil et setrouva en face de Réginald, qui était debout, les jambes touchantla table de milieu. En voyant que son père allait lui parler,Réginald s’écarta un peu de la table.

Le baronnet leva la tête, d’un mouvementbrusque, et regarda fixement son fils. Toute la maison étaitsilencieuse. Il mit un peu de temps avant d’ouvrir ses minceslèvres, et il parla très bas, pour montrer à quel point il sepossédait.

–&|160;Je ne me souviens pas d’une plus tristejournée.

–&|160;Moi non plus, dit Réginald.

–&|160;Ni plus honteuse.

–&|160;Vous me permettrez de ne pas lepenser.

–&|160;C’est une honte que vous m’avez faite.Refuser de boire à la prospérité de l’Église, ici, chez moi, surcette terre qui nous a été donnée par la reine Élisabeth&|160;!Jamais, vous entendez, depuis que les Breynolds boivent à Redhall,jamais un étranger ne leur a fait l’affront que vous m’avez fait,vous, mon fils, devant mes hôtes. Que pouvez-vous dire pourexpliquer votre refus, après que ce matin vous avez refusél’office&|160;?

–&|160;Vous savez le respect que j’ai pourvous.

–&|160;Pas de mots inutiles&|160;! Desraisons&|160;!… En avez-vous&|160;?

–&|160;Une, la même pour les deuxcirconstances&|160;: j’ai étudié les questions religieuses…

–&|160;Il m’importe peu&|160;! Pensez à partvous tout ce que vous voudrez. Mais en Angleterre, la religionanglicane est affaire nationale&|160;; le respect s’en confond avecle respect dû à l’État&|160;; l’offense qu’on lui adresse est uneoffense au pays…

–&|160;Voilà ce que vous me permettrez de nepas admettre. Le Roi, toujours&|160;; les croyances, si jepeux&|160;: elles ne me sont pas imposées. Je suis libre. J’invoquema liberté d’examen…

–&|160;Non pas&|160;! La tradition commande,et aussi l’unité de la famille. Vous pouvez vous séparer sur unpoint ou sur un autre de l’Église établie, mais, refuser d’honorerune institution essentielle de l’Angleterre, cela est une hontepour un Anglais, et pour quelqu’un de ma race… Croyez-vous que jesois homme à le supporter&|160;?

Réginald secoua la tête, comme ceux quidoutent qu’il soit possible de s’expliquer, tant la distance estgrande, de leur pensée à celle des autres. Sir Georgereprit&|160;:

–&|160;Expliquez-vous&|160;! Je ne demande quecela. Mais vous ne vous en tirerez pas par des mots…

–&|160;Je n’ai pas l’ambition de m’en tirer.Je me suis mis dans un cas que je redoutais depuis ce matin&|160;:je vous ai déplu. Mais je me devais à moi-même, avant tout, d’êtreun homme sincère, et de ne pas faire un geste qui ne correspondîtpas à ma pensée. Or, j’ai changé. Je ne me sens plus attaché par lelien de la foi commune à notre Église. Ne craignez pas quej’invective contre ceux qui lui demeurent fidèles. Beaucoup me sonttrop chers. Mais affirmer une foi que je n’ai plus, faire un geste,oui, même un geste qui serait faux, et formuler un vœu deperpétuité, quand rien, dans ma pensée, n’y correspond, je ne lepuis pas&|160;!

La voix de sir George monta d’un ton.

–&|160;Papiste, alors&|160;?

–&|160;Si cela était, mon père, je ne feraisque rejoindre les plus anciens des Breynolds, ceux d’avantÉlisabeth.

–&|160;Ils n’étaient pas nobles, Réginald.

–&|160;Ils étaient hommes, et libres, et leurfoi était, en effet, romaine.

–&|160;Pas anglaise.

–&|160;Si vous voulez&|160;; romaine,c’est-à-dire mondiale, pas anglaise. Mais rassurez-vous. Je ne suispas le papiste que vous supposez. C’est justement ce qui m’a renduplus difficile l’acte que j’ai fait, plus méritoire.

–&|160;Allons donc&|160;!

–&|160;Je ne crois pas à l’Égliseromaine&|160;; je suis même, je crois être, loin de sa foi&|160;;je suis seulement détaché de notre Église, et dans le doutedouloureux.

–&|160;Eh bien&|160;! mon cher, je vaisajouter à votre douleur.

–&|160;Cela m’étonnera.

–&|160;Du tout.

Sir George leva son poing, habitué à retenirses chevaux de chasse irlandais, et frappa la table qui sonna en sedéplaçant sur le parquet.

–&|160;Je ne souffrirai pas que ce bien vouspasse après ma mort, à vous qui insultez tous ceux dont je letiens&|160;!

Réginald se tut.

–&|160;Je vous prie, Réginald, d’ouvrir labibliothèque, le panneau de droite… Bien… En bas, deuxième rayon…Vous voyez la collection des lois d’Angleterre&|160;? les volumesreliés en maroquin&|160;?…

–&|160;Oui, mon père.

–&|160;Cherchez les lois du roiGuillaume&|160;IV… Bien. Donnez-moi le livre.

Sir George décroisa les jambes, et, sur sesgenoux, établit le volume in-4° relié en maroquin rouge, timbré auxarmes des Breynolds. D’une main très sûre de ses gestes, même decelui-là, il l’ouvrit, feuilleta, trouva le Fines andrecoveries act de 1833, chapitre 74. Et son vieux visage sereleva vers Réginald, et, de nouveau, toute la prodigieuse vies’amassa dans les petits yeux bleus. Il jugeait, il prononçait, aunom de sa maison, et, sans qu’il l’eût cherché, il avait, dans laphysionomie, l’ironie secrète, la violente satisfaction des jugestrès loyaux qui décident un procès politique, et qui punissent lecoupable. Il ne se vengeait pas&|160;; il représentait et faisaitrespecter la vieille Angleterre.

–&|160;Le texte est formel&|160;; j’ai ledroit et j’en userai, de vous déposséder de ma terre de Redhall,qui est bien de substitution, et de la faire passer à votre frère.Il suffit que, dans les six mois, voyez, la rédaction soitenregistrée au Central Office de la suprême Cour de Justice…

Le vieux gentilhomme ricana, bien qu’il n’eûtaucune envie de rire, et dit&|160;:

–&|160;Il m’en coûtera un impôt d’un shillingpar soixante-douze mots… Que pensez-vous de cela&|160;?

Réginald, toujours debout devant lui,impassible, répondit&|160;:

–&|160;Que vous avez le pouvoir de faire ceque vous dites.

–&|160;Il faut ajouter que vous êtes certainque je le ferai, car vous me connaissez.

–&|160;Oui.

–&|160;Il faut ajouter encore que cela estjuste.

–&|160;Dans votre esprit, je n’en doutepas.

–&|160;Non, en soi. Je ne veux point dechangement dans Redhall&|160;: ni les arbres abattus, ni leslimites diminuées, ni les tenanciers renvoyés, ni la foi commune etantique abandonnée. Mon troupeau de daims fuirait, en vérité, s’ilavait un maître papiste. Ah&|160;! ah&|160;! cela ne se verrapas&|160;!

–&|160;Je vous ferai de nouveau remarquer, monpère, que je ne suis pas devenu catholique romain.

–&|160;Je vous ferai remarquer, moi, que vousy viendrez. Je ne suis pas de ceux qui se laissent tromper&|160;!Je vois où vous en êtes. Aussi je me contenterai de votre promesse,Réginald. Vous me promettez, le jour où vous aurez adhéré à cettefoi romaine, de me prévenir, où que vous soyez, et où que jesois&|160;?

Les yeux du jeune homme cherchaient unehésitation, une pitié, un secours, dans ces petits yeux vifs quiinterrogeaient, pressaient, ordonnaient. Il pensait&|160;:«&|160;Quelle dure condition&|160;! Vous menacez cette consciencemalade, incertaine, et vous augmentez la puissance déjà si grandede la coutume, du milieu, de la nature… Je l’aime, ce domaine dontvous voulez me dépouiller&|160;!…&|160;» Il ne dit rien de ceschoses, mais seulement&|160;:

–&|160;Si vous croyez cela juste, je vouspréviendrai.

–&|160;Bien, je compte que cela sera.

Le mot fut dit avec une âpreté singulière,comme une sentence de condamnation. Et l’expression du visagedevint plus dédaigneuse.

–&|160;Je pense, Réginald, que les voyagespourraient utilement remplir votre congé.

–&|160;Je pars, en effet, dit froidementl’officier. J’avais l’intention de voyager plus tard. J’ai avancél’heure.

–&|160;Quand vous mettez-vous enroute&|160;?

–&|160;Cette nuit même.

Sir George ajouta&|160;:

–&|160;Pardon&|160;: vous éviterez de faireatteler Vulcain, qui boitait légèrement cette après-midi. Mesautres chevaux sont à votre disposition.

Il se leva, et, droit, sans un regard,s’appliquant à marcher, le vieux gentilhomme quitta le fumoir.

Réginald demeura debout, tourné vers laporte&|160;; puis, quand son père fut sorti, le jeune homme sedétourna et ferma les yeux. Tous les gestes, toutes les paroles decette journée, il les vit, il les entendit de nouveau. Comment unejournée avait-elle suffi&|160;? Tant et tant de choses&|160;! Lavie, les projets, l’avenir, mots pleins de sens le matin, et videsà présent&|160;! Il fut sur le point de pleurer, mais l’habitude dese contraindre et d’être homme, la crainte de voir entrer le valetde chambre qui veillait dans l’office, empêchèrent cette faiblesse.Il s’approcha de la fenêtre. Les stores, comme de coutume, étaientlevés. À travers les glaces, le parc, un peu court de ce côté,avait pris, sous la lune, un ton bleu et luisant, qui révélaitl’abondance de la rosée. L’allée qui s’en allait, tournante et sinette entre les gazons, vers le cottage du jardinier chef, là, toutprès, avait l’air d’une mosaïque de nacre. Et voici justement qu’àtravers les vitres apparaît William, le riche, gros et très anglaisWilliam, marchant sur le sable, sans plus faire de bruit que s’ilétait une ombre. La lune, sculpteur en haut relief, accentue sur lecorps épais du jardinier tous les pleins, toutes les courbes,grossit les joues, bombe la poitrine, arrondit les cuisses, luidonne un air de vieux Silène. Il revient des cuisines, où iln’avait que faire, mais c’est son habitude, quand il y a du monde,d’être invité au salon des domestiques supérieurs, et de boireloyalement, à la santé de sir George, un verre de porto que lebaronnet laissera passer et paiera parmi les abus nécessaires. Ilest doucement ivre&|160;; il se balance sur ses gros mollets qu’ilavait dodus seulement quand il était piqueur, vers la vingtièmeannée. Son toit de tuiles, verni par la rosée, ses chèvrefeuilleset ses jasmins l’appellent. Il a sur la tête la casquette plate, àcarreaux, qui ne le quitte guère. Quelle étrange idée vient parfoisà un homme malheureux&|160;! Réginald a ouvert la fenêtre, et lechef jardinier a tressauté au bruit, puis a reconnu son maître,puis a touché de ses doigts potelés le bord de la casquette, maissans l’enlever, et s’est mis à sourire d’un air embarrassé, nesachant pas s’il rêvait, s’il n’entendait pas des parolesimaginaires, comme le vin en sème et fait lever dans les esprits,la nuit.

–&|160;William, vous allez vouscoucher&|160;?

–&|160;Mais oui, Mr&|160;Réginald, bonnenuit.

–&|160;William, n’est-ce pas que c’est joliRedhall&|160;?

–&|160;Oh&|160;! oui, joli bien sûr, depuis lematin jusqu’à cette heure tardive… Vous voyez, je me promèneencore…

La jovialité de l’homme s’accrut, et l’émotionfit battre ses lourdes paupières, aussi mouillées que le gazon.Depuis le retour de Réginald, c’était la première fois qu’ilcausait un peu librement avec lui, comme au temps où le jeune hommevenait d’Eton ou du camp d’Aldershot. Il passa la main sur sonmenton rasé, du même geste que s’il avait eu de la barbe et qu’ill’eût tirée. Et, du coin de la bouche, parlant pour la seulefenêtre qui fût ouverte dans le château, il dit&|160;:

–&|160;Figurez-vous que la renarde avait faitune portée sous la haie du jardin. J’ai tout de suite pensé auplaisir qu’aurait Mr&|160;Réginald, en octobre, à chasser le petitrenard. Eh&|160;! eh&|160;! les diablotins, ils ont vitepoussé&|160;! Ils ont mangé déjà plus de lapins et de faisandeauxque je ne saurais dire… Quand vous galopez dans le parc,Mr&|160;Réginald, je suis content… Ce sera pour octobre…

–&|160;Je crains que non, William. Mais jevous remercie. Adieu&|160;! Bonne nuit&|160;!

–&|160;Bonne nuit&|160;!

Il regarda s’éloigner vers le logistranquille, ouaté par la brume, ce serviteur assuré du lendemain,et aussi fortement que les murailles attaché au domaine. Ayantfermé la fenêtre, il sonna le valet de chambre, et lui donnal’ordre de tout préparer pour un voyage, et de prévenirl’écurie.

–&|160;Ce sera un voyage long, dit-il, voicice que vous mettrez dans mes valises…

Il écrivit quelques lignes sur la table, où setrouvaient les boîtes de cigares et le volume aussi des loisanglaises. Puis il monta, prenant garde de ne pas faire de bruit,de peur que les invités ne vinssent, comme il arrivait quelquefois,lui proposer une promenade par la nuit claire, ou une course enbateau sur le lac. Il suivit le couloir de l’aile droite, puiscelui qui se trouvait au-dessus de la galerie, et, faisant exprèsde marcher un peu plus fortement, il s’arrêta net, au tournant del’aile gauche, devant la porte au-dessus de laquelle étaient écritsces mots, en bleu&|160;: «&|160;Princess Mary’s room.&|160;» Il yavait longtemps, la fille d’un roi avait dormi au château. La portes’entr’ouvrit&|160;; un petit cri angoissé passa par l’ouverture,et lady Breynolds apparut, en toilette de soirée, un châle jeté surles épaules.

–&|160;Ah&|160;! c’est vous&|160;? Ques’est-il passé&|160;? Je suis morte de peur. Venez vite. Aucuneviolence, j’espère&|160;?

–&|160;Évidemment. Rien que des mots, maisdécisifs. Il faut que je m’éloigne.

–&|160;Ce que je redoutais&|160;! Vous l’avezdonc mérité&|160;?

–&|160;Non, je l’ai décidé.

–&|160;Pauvre, pauvre enfant&|160;!

Elle ouvrit ses bras, et tendre, effarée,tragédienne involontaire et superbe, elle embrassa ce grand enfant,et elle le fit asseoir près d’elle, et puis elle l’écouta. Elletâchait de faire taire ses propres indignations, les reproches quesa conscience et ses habitudes lui suggéraient, car elle étaitaussi attachée que son mari à l’Église établie, pour n’écouter quesa pitié maternelle. Près d’elle, Réginald pouvait être triste. Ilne pleurait pas. Mais, tandis que devant son père, qui luttait, ilétait demeuré respectueux et froid, ici, sans témoin, près departir, il ne cachait pas sa peine profonde. Jeunesse qui inspiraitla compassion la plus véritable, enfant qui se sentait regretté,âme cependant qui ne trouvait d’écho que pour son chagrin, et dontl’angoisse intellectuelle, la noblesse, le haut honneur étaientignorés de celle qui l’aimait, de celle qui était la mère, et quidisait&|160;: «&|160;Mon Réginald, que vous êtes cruel, pour nousaussi bien que pour vous&|160;!&|160;» Il abandonnait une de sesmains entre les mains de sa mère, et la mère était fière,secrètement, de voir ce bel homme, ce beau fils, plus grand qu’elled’une tête, et qui avait besoin de confidence et d’appui, ce soir,comme autrefois. Elle ne cherchait pas à le détourner de ce projetde départ, non, les résolutions de Réginald étaient celles d’unhomme qui sait ce qu’il veut. Même elle entrait dans le détail del’itinéraire, en femme qui a beaucoup voyagé, pour qui les noms devilles et de pays ont un sens précis. Elle s’inquiétait.

–&|160;Comment vivrez-vous&|160;? Vous avezvos économies que je vous ai reproché quelquefois d’avoirfaites&|160;?

–&|160;Oui, je les dépenserai. J’espère nerien demander à personne.

–&|160;Moi, Réginald, je puis vous aider unpeu. Je le ferai, car votre père ne m’a jamais blâmée, ouinterrogée même au sujet de l’emploi de ce qui m’appartient&|160;:peu de chose, vous le savez.

Ses yeux, ses très beaux yeux, cernés par lafatigue, l’émotion, la fièvre, rougissaient, à mesure qu’elleapprofondissait cette aventure soudaine, mais dont les causesétaient trop anciennes, hélas&|160;! Ils pleurèrent vraimentlorsque Réginald eut avoué que Redhall pourrait échapper un jour aufils aîné de sir George.

–&|160;Ah&|160;! quelle défense de vouspuis-je faire, puisque c’est vous-même qui vous condamnerez&|160;?Et je ne serai pas là pour empêcher cette folie et cette actionmauvaise&|160;!

–&|160;Que savez-vous de l’avenir&|160;? Je neserai pas prisonnier, même de la fortune, voilà ce qui est sûr. Endehors de cette promesse et du moment présent, rien ne saurait êtreaffirmé par moi. Je chasse les discussions et les théories, loin,loin… Je n’appartiens à aucune… Dites-moi que mon nom seraquelquefois prononcé ici, quand vous serez seule, ou avec mesamis&|160;? Vous me donnerez souvent des nouvelles deRedhall&|160;?

Il se mit debout, et essaya de sourire, ce quiest rude quelquefois.

–&|160;Près de deux heures du matin&|160;!dit-il, quelle mauvaise nuit vous aurez passée&|160;!

–&|160;J’en voudrais d’autres pareilles,puisque vous êtes encore là, Réginald. Quandreviendrez-vous&|160;?

–&|160;Quand mon cœur aura changé, ou lesvôtres…

–&|160;Hélas&|160;!

Ils se séparèrent, mais lady Breynolds voulutque son fils emportât plusieurs souvenirs de la terre patrimoniale,des choses qui ornaient sa chambre ou d’anciennes chambresd’enfants. Et elle mit, dans les bras de Réginald, pêle-mêle, desphotographies, une miniature, deux ou trois livres qu’elle aimait,et qui portaient sa longue signature.

À trois heures du matin, la voiture étaitavancée, lanternes allumées, devant la porte. Il faisait froid. Lejour qui naissait, dans les espaces infinis, entre les étoiles etla terre, semblait avoir diminué la lumière de la lune&|160;; lesprairies étaient blanches autour du château, et les futaiesressemblaient à ces grandes arabesques pâles, fixées dans lespierres d’onyx. Réginald fit signe à la voiture de le suivre, et ilremonta à pied l’avenue. Des buissons, d’espace en espace,bordaient l’allée, et sur leurs feuilles mouillées, il posait sesmains, et les laissait traîner comme sur des vagues&|160;; et,d’autres fois, il caressait des branches pendantes, et de toutesces frondaisons remuées, des gouttes d’eau roulaient, avec un bruitléger. «&|160;Merci, murmura-t-il, merci, arbres de mamaison.&|160;» À l’endroit où le bois se fait plus épais, et vacacher le carré de pierre de Redhall, il s’arrêta, face auchâteau&|160;; il considéra longuement les pentes des pelouses, leslignes enveloppantes des bois, le dessin des avenues, pâles sur lesol et qui creusaient dans la forêt des cavernes brumeuses, puis ilne regarda plus qu’une fenêtre, un moment, et il rejoignit savoiture qui l’avait devancé. Il n’avait pas, sur son jeune visageblond, la trace d’une seule larme, mais tout son cœur pleuraitsilencieusement.

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