La Bataille invisible – Aventures effroyables de M. Herbert de Renich – Tome II

La Bataille invisible – Aventures effroyables de M. Herbert de Renich – Tome II

de Gaston Leroux

Chapitre 1 L’AMIRAL VON TREISCHKE

J’ai rencontré quelques figures antipathiques dans ma vie, mais jamais aucune qui pût être comparée à celle de l’amiral von Treischke. Il avait la tête carrée et les cheveux en brosse, des sourcils en buisson sous lesquels perçaient deux petits yeux gris à l’affût, pleins de méchanceté, des rides profondes comme des tranchées, des lèvres minces fermées hermétiquement, et deux loupes poilues : une sur le nez et une autre au coin gauche du menton.

Sa moustache faisait de von Treischke tantôt un tigre, tantôt un phoque. Il sortait quelquefois du cabaret ou de la brasserie. (Je sors du cabaret, mais que la rue a l’aspect étrange ! J’ai beau la chercher à droite, à gauche, je ne la trouve pas. Ô rue ! serais-tu ivre ?) Il sortait donc quelquefois du cabaret de la façon la plus confortable,c’est-à-dire dans les bras de ses amis de fête ou des complaisants messieurs de la police, et alors, à cause de sa moustache tombante et humide, il rappelait d’assez près ces mammifères à peau huileuse sortant de l’onde amère ; dans ses heures d’abattement et de mélancolie, il avait également le poil brut, mais, en quelques minutes, la fureur ou son habituelle méchanceté reprenant le dessus, ou simplement les cosmétiques aidant, il se retrouvait au rang des tigres.

Qu’une femme comme Amalia ait pu épouser cethomme et lui donner de si beaux enfants, c’est un mystère de lacréation !

Donc l’amiral Heinrich von Treischke m’apparutdans le moment que je mangeais la soupe familiale. Il me fallutquitter aussitôt soupe et famille pour le suivre dans la pièce àcôté.

L’affaire ne se passa point sansprotestations, pleurs, supplications de la part de ma vieille mamanet de Gertrude accourues : « Il est innocent, herramiral ! Innocent de tout ce que vous avez cru ! C’estlui qui a sauvé la gnädige frau, herr amiral ! »et autres phrases qui avaient la prétention de chasser de l’espritde mon terrible interlocuteur toute mauvaise pensée à mon égard etqui, cependant, ne parvinrent en aucune façon à le dérider ni àadoucir ses manières.

C’est fort brutalement qu’il referma la portederrière nous et, bien que j’eusse ma conscience pour moi, j’oseavouer, comme disent les Français, que « je n’en menais paslarge ».

« D’où venez-vous, Herbert deRenich ? Et que venez-vous faire ici. Et comment êtes-vousvenu ici ? »

Voilà les trois phrases qu’il me jeta comme onjette un os à un chien. Je ne les ramassai pas et, au lieu de luirépondre directement, je demandai à l’amiral, avec un sang-froidapparent qui m’étonna moi-même.

« J’oserai questionner le herr amiral surla question de savoir si on l’a vu venir ici, dans cette ville, sion l’a vu pénétrer dans cette maison et j’oserai lui conseiller defaire en sorte que, pendant quelques jours, on ignore le lieu de saretraite.

– Quelle retraite ! s’écria-t-il enfonçant sur moi. Faut-il vous parler en souliers vernis ?Meine geduld ist zu ende ! (ma patience est àbout !) Êtes-vous fou, ou êtes-vous sourd ? Faut-il vousenvoyer schutzmanner (gendarmes à cheval) pour vous tirerla vérité de votre puits ? »

Cela fut suivi de quelques autres aménitésextravagantes et menaces redoutables. Certainement il écumait. Surses joues tendues par la fureur comme une vieille peau de tambourréapparaissaient les balafres violettes de la rapière, pratiquéesau temps où le herr amiral se promenait dans les rues de Heidelbergen compagnie de son énorme chien d’étudiant, et je ne doutais pointque s’il eût eu ce soir-là, le fidèle animal à ses côtés, il nel’eût rassasié de quelque bon morceau de ce maudit Herbert deRenich ! Enfin, il termina son accès par ces mots trèsintelligibles.

« Vous étiez à Madère lorsqueMme l’amirale en a disparu et vous avez disparu en même tempsqu’elle. Si d’ici une minute vous ne m’avez dit où elle se trouve,vous êtes un homme mort ! »

Et il sortit son revolver qu’il posabruyamment, devant lui, sur la table.

« Je ne suis venu ici que pour vous direcela ! m’écriai-je aussitôt, pour la sauver, elle, et pourvous sauver vous-même, herr amiral ! »

Puis je lançai tout d’un trait, car il avaitposé par hasard la main sur cette arme dont je ne pouvais détachermes regards.

« Mme l’amirale et ses enfants ontété capturés, volés, emportés par des pirates, puis emprisonnés àbord d’un sous-marin où se trouvaient déjà de nombreux officiersallemands, moi-même, j’ai failli être la proie de ces brigands quin’ont d’autre drapeau que le drapeau noir et ne reconnaissentd’autre loi que celle de la plus hideuse et de la plus monstrueusevengeance ! »

Alors, il changea de visage. Il me parut quece que je lui disais là ne faisait plus pour lui l’ombre d’undoute. Devais-je attribuer une aussi subite transformation àl’accent de sincérité avec lequel je lançai ma phrase, ou lanouvelle que je lui apprenais correspondait-elle à certaineshypothèses qui, déjà, avaient hanté son esprit ? Pour moi, ily eut de ceci et de cela !… Toujours est-il que j’entendiscomme un gémissement, une espèce de grondement, puis :

« Qu’ont-ils fait de ma femme et de mesenfants ? s’écria Heinrich von Treischke sur un tel ton dedésespoir que j’en fus pour moi-même bien surpris, car j’avaistoujours douté qu’un aussi illustre tigre eût un cœur !

– Je ne me suis échappé de cet enfer,répliquai-je, heureux déjà de la tournure que prenait laconversation, que pour les sauver eux et tous leurs camarades degéhenne, du martyre qui est suspendu sur leurs têtes !

– Et que faut-il faire, pour cela ?demanda l’amiral, haletant. Êtes-vous sûr que nous puissionsarriver encore à temps ? Faites bien attention à toutes vosréponses. Parlez-moi en soldat.

– Monsieur l’amiral, je ne suis point unsoldat, je suis un neutre et ma parole est celle d’un honnêtehomme ! Je sais qu’en mon absence j’ai été odieusementcalomnié…

– Il s’agit bien de cela ! rugit letigre. Me répondrez-vous, oui ou non ! Que faut-ilfaire ?…

– Vous garder vous-même, car ils n’attendentque votre capture pour commencer leur horriblemassacre ! »

Et, en quelques phrases bien senties, je fisun récit hâtif de mon évasion du sous-marin en hydravion, lemettant d’une façon précise au courant de l’entreprise que sesennemis avaient tentée et qui consistait à l’enlever comme ilsavaient déjà emporté les bourgmestres de certaines villes du Nordallemand.

Au fur et à mesure que je m’expliquais letigre marquait une émotion plus intense.

« Eh mais, gronda-t-il, monsieur Herbertde Renich, vous avez donc été prisonnier du capitaineHyx ?

– Vous le connaissez !

– Nous doutions de son existence, avoua-t-il àvoix basse, ou plutôt certains d’entre nous en doutaient encore etaffichaient de croire à quelque épouvantail inventé pour fairefrémir des enfants, bien que de sérieux avertissements etd’étranges lettres de prisonniers nous soient parvenues de lamanière la plus mystérieuse… Quant à moi, je dois vous dire quevotre récit ne me surprend pas outre mesure… (Il parut réfléchiravant d’en dire plus long, puis il reprit…) J’ajouterai que sivotre présence à Madère ainsi que la coïncidence de votredisparition avec celle de Mme l’amirale ne m’avaient pas étésignalées, je n’aurais pas hésité à porter mes recherches du côtéde… »

Là il s’arrêta encore en me fixant d’une façonsi aiguë que j’en fus le plus gêné du monde, et jebalbutiai :

« Mme l’amirale est certainement lafemme la plus vertueuse que je connaisse !

– Et moi donc ! hurla-t-il.Croyez-vous que j’en connaisse de plus honnête !Dumm ! (Ce qui veut dire à peu près imbécile, outragedont je restai un instant étourdi.) Seulement, rien ne nous forçaità penser, me grinça-t-il sous le visage, qu’il ne se cachait pointdans la peau d’un certain Herbert de Renich un petit brigandd’amour capable de la plus ordinaire infamie : enlever unemère et faire chanter la femme par le moyen des enfants, et mêmefaire chanter ce brave homme d’amiral von Treischke ! Quellejoie et quelle vengeance pour un jeune homme charmant qui a perdusa fiancée en faisant le tour du monde ! Ach ! rien n’estimpossible, ici-bas, à un amoureux !…

– Monsieur, fis-je, vous m’insultez ! Jene vous dirai plus rien, plus un mot avant que vous ne m’ayezprésenté des excuses ! »

En entendant ces mots, l’amiral parut plusétonné que si le tonnerre était tombé entre nous deux. Il mitencore la main sur son revolver et je crus qu’il allait me tuerséance tenante, mais c’était pour faire réintégrer à son arme sonétui de cuir.

Il me pria de m’asseoir, s’assit en face demoi et me dit d’une voix sourde, mais exempte d’irritation sinond’un certain mépris.

« Je vous ai cru capable de bien deschoses redoutables pour mon honneur. Le dumm, c’est moi,car vous n’êtes capable de rien du tout ! Néanmoins, d’aprèsce que vous rapportez, je vois qu’il n’y a pas lieu de se réjouiroutre mesure… »

Il me fixa encore d’une façon singulière, puisil se leva, vint se pencher à mon oreille et me dit, dans unsouffle :

« Le capitaine Hyx ne serait-ilpas ?… »

Et il prononça tout bas, oh ! toutbas ! le nom du plus grand philanthrope du monde !

Je tressaillis et lui répondis évasivementque, le capitaine Hyx portant toujours un masque, je ne pouvaisabsolument rien affirmer !… « mais tout de même, celapouvait bien être… »

Alors il devint d’une pâleur mortelle.

« Je craignais cela ! dit-il.

– Vous aviez raison de craindre, fis-je, caril prétend que c’est vous, amiral, qui avez commandé le supplice dela femme de ce grand philanthrope en question, et il a juré devenger sa femme et aussi miss Campbell ! »

L’amiral devint plus pâle encore, sipossible.

« Ia ! ia !soupira-t-il (un soupir de phoque), il (le grandphilanthrope) avait fait entendre des paroles de furieuse vengeanceen apprenant toute cette affaire !… »

Et, tout à coup, cessant de soupirer comme unphoque, von Treischke commanda :

« Parlez !… dites ce que vous savez,depuis le commencement jusqu’à la fin !… »

Il m’écouta sans m’interrompre. Je lui contaitoute l’aventure sous-marine par le détail. Cette fois, j’étais sûrque je ne trahissais personne. Je servais au contraire le capitaineHyx en ce sens que je le faisais craindre de ses ennemis.Toutefois, poussé par un secret instinct, je passai sous silencemon aventure de l’île Ciès et toute l’affaire concernant plus oumoins la cote six mètres quatre-vingt-cinq… Faut-il dire encorequ’à la fin de l’histoire, il y eut une chose que je me refusai dedévoiler, ce qui provoqua une nouvelle colère chez l’amiral. Jetenais à ne point indiquer l’endroit où avait atterril’aéroplane.

« Ce serait bien mal récompenser, fis-je,ceux qui, trahissant le capitaine Hyx, m’ont sauvé et m’ont conduitvers vous, amiral, ne l’oublions pas !…

– Il ne s’agit point de récompenserquelqu’un ! déclara-t-il, mais de prendre des pirates !Voulez-vous être pendu avec eux ? » Sur quoi iln’attendit point ma réponse et me planta là, en affirmant que« le lendemain il ferait jour » !…

J’entendis le bruit de ses bottes traverserles allées et les corridors, j’entendis la porte de la rue s’ouvriret se refermer.

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