La Bête Humaine

La Bête Humaine

d’ Émile Zola
Chapitre 1

En entrant dans la chambre, Roubaud posa sur la table le pain d’une livre, le pâté et la bouteille de vin blanc. Mais, le matin,avant de descendre à son poste, la mère Victoire avait dû couvrir le feu de son poêle, d’un tel poussier, que la chaleur était suffocante. Et le sous-chef de gare, ayant ouvert une fenêtre, s’y accouda.

C’était impasse d’Amsterdam, dans la dernière maison de droite,une haute maison où la Compagnie de l’Ouest logeait certains de ses employés. La fenêtre, au cinquième, à l’angle du toit mansardé qui faisait retour, donnait sur la gare, cette tranchée large trouant le quartier de l’Europe, tout un déroulement brusque de l’horizon,que semblait agrandir encore, cet après-midi-là, un ciel gris du milieu de février, d’un gris humide et tiède, traversé de soleil.

En face, sous ce poudroiement de rayons, les maisons de la rue de Rome se brouillaient, s’effaçaient, légères. À gauche, les marquises des halles couvertes ouvraient leurs porches géants, aux vitrages enfumés, celle des grandes lignes, immense, où l’œil plongeait, et que les bâtiments de la poste et de la bouillotterie séparaient des autres, plus petites, celles d’Argenteuil, de Versailles et de la Ceinture ; tandis que le pont de l’Europe,à droite, coupait de son étoile de fer la tranchée, que l’on voyaitreparaître et filer au-delà, jusqu’au tunnel des Batignolles. Et,en bas de la fenêtre même, occupant tout le vaste champ, les troisdoubles voies qui sortaient du pont, se ramifiaient, s’écartaienten un éventail dont les branches de métal, multipliées,innombrables, allaient se perdre sous les marquises. Les troispostes d’aiguilleur, en avant des arches, montraient leurs petitsjardins nus. Dans l’effacement confus des wagons et des machinesencombrant les rails, un grand signal rouge tachait le jourpâle.

Pendant un instant, Roubaud s’intéressa, comparant, songeant àsa gare du Havre. Chaque fois qu’il venait de la sorte passer unjour à Paris, et qu’il descendait chez la mère Victoire, le métierle reprenait. Sous la marquise des grandes lignes, l’arrivée d’untrain de Mantes avait animé les quais ; et il suivit des yeuxla machine de manœuvre, une petite machine-tender, aux trois rouesbasses et couplées, qui commençait le débranchement du train,alerte besogneuse, emmenant, refoulant les wagons sur les voies deremisage. Une autre machine, puissante celle-là, une machined’express, aux deux grandes roues dévorantes, stationnait seule,lâchait par sa cheminée une grosse fumée noire, montant droit, trèslente dans l’air calme. Mais toute son attention fut prise par letrain de trois heures vingt-cinq, à destination de Caen, empli déjàde ses voyageurs, et qui attendait sa machine. Il n’apercevait pascelle-ci, arrêtée au-delà du pont de l’Europe ; il l’entendaitseulement demander la voie, à légers coups de sifflet pressés, enpersonne que l’impatience gagne. Un ordre fut crié, elle réponditpar un coup bref qu’elle avait compris. Puis, avant la mise enmarche, il y eut un silence, les purgeurs furent ouverts, la vapeursiffla au ras du sol, en un jet assourdissant. Et il vit alorsdéborder du pont cette blancheur qui foisonnait, tourbillonnantecomme un duvet de neige, envolée à travers les charpentes de fer.Tout un coin de l’espace en était blanchi, tandis que les fuméesaccrues de l’autre machine élargissaient leur voile noir. Derrière,s’étouffaient des sons prolongés de trompe, des cris decommandement, des secousses de plaques tournantes. Une déchirure seproduisit, il distingua, au fond, un train de Versailles et untrain d’Auteuil, l’un montant, l’autre descendant, qui secroisaient.

Comme Roubaud allait quitter la fenêtre, une voix qui prononçaitson nom, le fit se pencher. Et il reconnut, au-dessous, sur laterrasse du quatrième, un jeune homme d’une trentaine d’années,Henri Dauvergne, conducteur-chef, qui habitait là en compagnie deson père, chef adjoint des grandes lignes, et de ses sœurs, Claireet Sophie, deux blondes de dix-huit et vingt ans, adorables, menantle ménage avec les six mille francs des deux hommes, au milieu d’uncontinuel éclat de gaieté. On entendait l’aînée rire, pendant quela cadette chantait, et qu’une cage, pleine d’oiseaux des îles,rivalisait de roulades.

« Tiens ! monsieur Roubaud, vous êtes donc àParis ?… Ah ! oui, pour votre affaire avec lesous-préfet ! »

De nouveau accoudé, le sous-chef de gare expliqua qu’il avait dûquitter Le Havre, le matin même, par l’express de six heuresquarante. Un ordre du chef de l’exploitation l’appelait à Paris, onvenait de le sermonner d’importance. Heureux encore de n’y avoirpas laissé sa place.

« Et madame ? » demanda Henri.

Madame avait voulu venir, elle aussi, pour des emplettes. Sonmari l’attendait là, dans cette chambre dont la mère Victoire leurremettait la clef, à chacun de leurs voyages, et où ils aimaientdéjeuner, tranquilles et seuls, pendant que la brave femme étaitretenue en bas, à son poste de la salubrité. Ce jour-là, ilsavaient mangé un petit pain à Mantes, voulant se débarrasser deleurs courses d’abord. Mais trois heures étaient sonnées, ilmourait de faim.

Henri, pour être aimable, posa encore une question :

« Et vous couchez à Paris ? »

Non, non ! ils retournaient tous deux au Havre le soir, parl’express de six heures trente. Ah bien ! oui, desvacances ! On ne vous dérangeait que pour vous flanquer votrepaquet, et tout de suite à la niche !

Un moment, les deux employés se regardèrent, en hochant la tête.Mais ils ne s’entendaient plus, un piano endiablé venait d’éclateren notes sonores. Les deux sœurs devaient taper dessus ensemble,riant plus haut, excitant les oiseaux des îles. Alors, le jeunehomme, qui s’égayait à son tour, salua, rentra dansl’appartement ; et le sous-chef, seul, demeura un instant lesyeux sur la terrasse, d’où montait toute cette gaieté de jeunesse.Puis, les regards levés, il aperçut la machine qui avait fermé sespurgeurs, et que l’aiguilleur envoyait sur le train de Caen. Lesderniers floconnements de vapeur blanche se perdaient, parmi lesgros tourbillons de fumée noire, salissant le ciel. Et il rentra,lui aussi, dans la chambre.

Devant le coucou qui marquait trois heures vingt, Roubaud eut ungeste désespéré. À quoi diable Séverine pouvait-elle s’attarderainsi ? Elle n’en sortait plus, lorsqu’elle était dans unmagasin. Pour tromper la faim qui lui labourait l’estomac, il eutl’idée de mettre la table. La vaste pièce, à deux fenêtres, luiétait familière, servant à la fois de chambre à coucher, de salle àmanger et de cuisine, avec ses meubles de noyer, son lit drapé decotonnade rouge, son buffet à dressoir, sa table ronde, son armoirenormande. Il prit, dans le buffet, des serviettes, des assiettes,des fourchettes et des couteaux, deux verres. Tout cela était d’unepropreté extrême, et il s’amusait à ces soins de ménage, comme s’ileût joué à la dînette, heureux de la blancheur du linge, trèsamoureux de sa femme, riant lui-même du bon rire frais dont elleallait éclater, en ouvrant la porte. Mais, lorsqu’il eut posé lepâté sur une assiette, et placé, à côté, la bouteille de vin blanc,il s’inquiéta, chercha des yeux. Puis, vivement, il tira de sespoches deux paquets oubliés, une petite boîte de sardines et dufromage de gruyère.

La demie sonna. Roubaud marchait de long en large, tournant, aumoindre bruit, l’oreille vers l’escalier. Dans son attentedésœuvrée, en passant devant la glace, il s’arrêta, se regarda. Ilne vieillissait point, la quarantaine approchait, sans que le rouxardent de ses cheveux frisés eût pâli. Sa barbe, qu’il portaitentière, restait drue, elle aussi, d’un blond de soleil. Et, detaille moyenne, mais d’une extraordinaire vigueur, il se plaisait àsa personne, satisfait de sa tête un peu plate, au front bas, à lanuque épaisse, de sa face ronde et sanguine, éclairée de deux grosyeux vifs. Ses sourcils se rejoignaient, embroussaillant son frontde la barre des jaloux. Comme il avait épousé une femme plus jeuneque lui de quinze années, ces coups d’œil fréquents, donnés auxglaces, le rassuraient.

Il y eut un bruit de pas, Roubaud courut entrebâiller la porte.Mais c’était une marchande de journaux de la gare, qui rentraitchez elle, à côté. Il revint, s’intéressa à une boîte decoquillages, sur le buffet. Il la connaissait bien, cette boîte, uncadeau de Séverine à la mère Victoire, sa nourrice. Et ce petitobjet avait suffi, toute l’histoire de son mariage se déroulait.Déjà trois ans bientôt. Né dans le Midi, à Plassans, d’un pèrecharretier, sorti du service avec les galons de sergent-major,longtemps facteur mixte à la gare de Mantes, il était passé facteurchef à celle de Barentin ; et c’était là qu’il l’avait connue,sa chère femme, lorsqu’elle venait de Doinville, prendre le train,en compagnie de Mlle Berthe, la fille du présidentGrandmorin. Séverine Aubry n’était que la cadette d’un jardinier,mort au service des Grandmorin ; mais le président, sonparrain et son tuteur, la gâtait tellement, faisant d’elle lacompagne de sa fille, les envoyant toutes deux au même pensionnatde Rouen, et elle-même avait une telle distinction native, quelongtemps Roubaud s’était contenté de la désirer de loin, avec lapassion d’un ouvrier dégrossi pour un bijou délicat, qu’il jugeaitprécieux. Là était l’unique roman de son existence. Il l’auraitépousée sans un sou, pour la joie de l’avoir, et quand il s’étaitenhardi enfin, la réalisation avait dépassé le rêve : outreSéverine et une dot de dix mille francs, le président, aujourd’huien retraite, membre du conseil d’administration de la Compagnie del’Ouest, lui avait donné sa protection. Dès le lendemain dumariage, il était passé sous-chef à la gare du Havre. Il avait sansdoute pour lui ses notes de bon employé, solide à son poste,ponctuel, honnête, d’un esprit borné, mais très droit, toutessortes de qualités excellentes qui pouvaient expliquer l’accueilprompt fait à sa demande et la rapidité de son avancement. Ilpréférait croire qu’il devait tout à sa femme. Il l’adorait.

Lorsqu’il eut ouvert la boîte de sardines, Roubaud perditdécidément patience. Le rendez-vous était pour trois heures. Oùpouvait-elle être ? Elle ne lui conterait pas que l’achatd’une paire de bottines et de six chemises demandait la journée.Et, comme il passait de nouveau devant la glace, il s’aperçut, lessourcils hérissés, le front coupé d’une ligne dure. Jamais au Havreil ne la soupçonnait. À Paris, il s’imaginait toutes sortes dedangers, des ruses, des fautes. Un flot de sang montait à soncrâne, ses poings d’ancien homme d’équipe se serraient, comme autemps où il poussait des wagons. Il redevenait la bruteinconsciente de sa force, il l’aurait broyée, dans un élan defureur aveugle.

Séverine poussa la porte, parut toute fraîche, toutejoyeuse.

« C’est moi… Hein ? tu as dû croire que j’étaisperdue. »

Dans l’éclat de ses vingt-cinq ans, elle semblait grande, minceet très souple, grasse pourtant avec de petits os. Elle n’étaitpoint jolie d’abord, la face longue, la bouche forte, éclairée dedents admirables. Mais, à la regarder, elle séduisait par lecharme, l’étrangeté de ses larges yeux bleus, sous son épaissechevelure noire.

Et, comme son mari, sans répondre, continuait à l’examiner, duregard trouble et vacillant qu’elle connaissait bien, elleajouta :

« Oh ! j’ai couru… Imagine-toi, impossible d’avoir unomnibus. Alors, ne voulant pas dépenser l’argent d’une voiture,j’ai couru… Regarde comme j’ai chaud.

– Voyons, dit-il violemment, tu ne me feras pas croire quetu viens du Bon Marché. »

Mais, tout de suite, avec une gentillesse d’enfant, elle se jetaà son cou, en lui posant, sur la bouche, sa jolie petite mainpotelée :

« Vilain, vilain, tais-toi !… Tu sais bien que jet’aime. »

Une telle sincérité sortait de toute sa personne, il la sentaitrestée si candide, si droite, qu’il la serra éperdument dans sesbras. Toujours ses soupçons finissaient ainsi. Elle, s’abandonnait,aimant à se faire cajoler. Il la couvrait de baisers, qu’elle nerendait pas ; et c’était même là son inquiétude obscure, cettegrande enfant passive, d’une affection filiale, où l’amante nes’éveillait point.

« Alors, tu as dévalisé le Bon Marché ?

– Oh ! oui. Je vais te conter… Mais, auparavant,mangeons. Ce que j’ai faim !… Ah ! écoute, j’ai un petitcadeau. Dis : Mon petit cadeau. »

Elle lui riait dans le visage, de tout près. Elle avait fourrésa main droite dans sa poche, où elle tenait un objet, qu’elle nesortait pas.

« Dis vite : Mon petit cadeau. »

Lui, riait aussi, en bon homme. Il se décida.

« Mon petit cadeau. »

C’était un couteau qu’elle venait de lui acheter, pour enremplacer un qu’il avait perdu et qu’il pleurait, depuis quinzejours. Il s’exclamait, le trouvait superbe, ce beau couteau neuf,avec son manche en ivoire et sa lame luisante. Tout de suite, ilallait s’en servir. Elle était ravie de sa joie ; et, enplaisantant, elle se fit donner un sou, pour que leur amitié ne fûtpas coupée.

« Mangeons, mangeons, répéta-t-elle. Non, non ! jet’en prie, ne ferme pas encore. J’ai si chaud ! »

Elle l’avait rejoint à la fenêtre, elle demeura là quelquessecondes, appuyée à son épaule, regardant le vaste champ de lagare. Pour le moment, les fumées s’en étaient allées, le disquecuivré du soleil descendait dans la brume, derrière les maisons dela rue de Rome. En bas, une machine de manœuvre amenait, toutformé, le train de Mantes, qui devait partir à quatre heuresvingt-cinq. Elle le refoula le long du quai, sous la marquise, futdételée. Au fond, dans le hangar de la Ceinture, des chocs detampons annonçaient l’attelage imprévu de voitures qu’on ajoutait.Et, seule, au milieu des rails, avec son mécanicien et sonchauffeur, noirs de la poussière du voyage, une lourde machine detrain omnibus restait immobile, comme lasse et essoufflée, sansautre vapeur qu’un mince filet sortant d’une soupape. Elleattendait qu’on lui ouvrît la voie, pour retourner au dépôt desBatignolles. Un signal rouge claqua, s’effaça. Elle partit.

« Sont-elles gaies, ces petites Dauvergne ! ditRoubaud en quittant la fenêtre. Les entends-tu taper sur leurpiano ?… Tout à l’heure, j’ai vu Henri, qui m’a dit de teprésenter ses hommages.

– À table, à table ! » cria Séverine.

Et elle se jeta sur les sardines, elle dévora. Ah ! lepetit pain de Mantes était loin ! Cela la grisait, quand ellevenait à Paris. Elle était toute vibrante du bonheur d’avoir courules trottoirs, elle gardait une fièvre de ses achats au Bon Marché.En un coup, chaque printemps, elle y dépensait ses économies del’hiver, préférant tout y acheter, disant qu’elle y économisait sonvoyage. Aussi, sans perdre une bouchée, ne tarissait-elle pas. Unpeu confuse, rougissante, elle finit par lâcher le total de lasomme qu’elle avait dépensée, plus de trois cents francs.

« Fichtre ! dit Roubaud saisi, tu te mets bien, toi,pour la femme d’un sous-chef !… Mais tu n’avais à prendre quesix chemises et une paire de bottines ?

– Oh ! mon ami, des occasions uniques !… Unepetite soie à rayures délicieuse ! un chapeau d’un goût, unrêve ! des jupons tout faits, avec des volants brodés !Et tout ça pour rien, j’aurais payé le double au Havre… On vam’expédier, tu verras ! »

Il avait pris le parti de rire, tant elle était jolie, dans sajoie, avec son air de confusion suppliante. Et puis, c’était sicharmant, cette dînette improvisée, au fond de cette chambre où ilsétaient seuls, bien mieux qu’au restaurant. Elle, qui d’ordinairebuvait de l’eau, se laissait aller, vidait son verre de vin blanc,sans savoir. La boîte de sardines était finie, ils entamèrent lepâté avec le beau couteau neuf. Ce fut un triomphe, tellement ilcoupait bien.

« Et toi, voyons, ton affaire ? demanda-t-elle. Tu mefais bavarder, tu ne me dis pas comment ça s’est terminé, pour lesous-préfet. »

Alors, il conta en détail la façon dont le chef del’exploitation l’avait reçu. Oh ! un lavage de tête enrègle ! Il s’était défendu, avait dit la vraie vérité, commentce petit crevé de sous-préfet s’était obstiné à monter avec sonchien dans une voiture de première, lorsqu’il y avait une voiturede seconde, réservée pour les chasseurs et leurs bêtes, et laquerelle qui s’en était suivie, et les mots qu’on avait échangés.En somme, le chef lui donnait raison d’avoir voulu faire respecterla consigne ; mais le terrible était la parole qu’il avouaitlui-même : « Vous ne serez pas toujours lesmaîtres ! » On le soupçonnait d’être républicain. Lesdiscussions qui venaient de marquer l’ouverture de la session de1869, et la peur sourde des prochaines élections généralesrendaient le gouvernement ombrageux. Aussi l’aurait-on certainementdéplacé, sans la bonne recommandation du président Grandmorin.Encore avait-il dû signer la lettre d’excuse, conseillée et rédigéepar ce dernier.

Séverine l’interrompit, criant :

« Hein ? ai-je eu raison de lui écrire et de lui faireune visite avec toi, ce matin, avant que tu ailles recevoir tonsavon… Je savais bien qu’il nous tirerait d’affaire.

– Oui, il t’aime beaucoup, reprit Roubaud, et il a le braslong, dans la Compagnie… Vois donc un peu à quoi ça sert, d’être unbon employé. Ah ! on ne m’a point ménagé les éloges : pasbeaucoup d’initiative, mais de la conduite, de l’obéissance, ducourage, enfin tout ! Eh bien ! ma chère, si tu n’avaispas été ma femme, et si Grandmorin n’avait pas plaidé ma cause, paramitié pour toi, j’étais fichu, on m’envoyait en pénitence, au fondde quelque petite station. »

Elle regardait fixement le vide, elle murmura, comme se parlantà elle-même :

« Oh ! certainement, c’est un homme qui a le braslong. »

Il y eut un silence, et elle restait les yeux élargis, perdus auloin, cessant de manger. Sans doute elle évoquait les jours de sonenfance, là-bas, au château de Doinville, à quatre lieues de Rouen.Jamais elle n’avait connu sa mère. Quand son père, le jardinierAubry, était mort, elle entrait dans sa treizième année ; etc’était à cette époque que le président, déjà veuf, l’avait gardéeprès de sa fille Berthe, sous la surveillance de sa sœur,Mme Bonnehon, la femme d’un manufacturier,également veuve, à qui le château appartenait aujourd’hui. Berthe,son aînée de deux ans, mariée six mois après elle, avait épouséM. de Lachesnaye, conseiller à la cour de Rouen, un petithomme sec et jaune. L’année précédente, le président était encore àla tête de cette cour, dans son pays, lorsqu’il avait pris saretraite, après une carrière magnifique. Né en 1804, substitut àDigne au lendemain de 1830, puis à Fontainebleau, puis à Paris,ensuite procureur à Troyes, avocat général à Rennes, enfin premierprésident à Rouen. Riche à plusieurs millions, il faisait partie duconseil général depuis 1855, on l’avait nommé commandeur de laLégion d’honneur, le jour même de sa retraite. Et, du plus loinqu’elle se souvenait, elle le revoyait tel qu’il était encore,trapu et solide, blanc de bonne heure, d’un blanc doré d’ancienblond, les cheveux en brosse, le collier de barbe coupé ras, sansmoustaches, avec une face carrée que les yeux d’un bleu dur et lenez gros rendaient sévère. Il avait l’abord rude, il faisait touttrembler autour de lui.

Roubaud dut élever la voix, répétant à deux reprises :

« Eh bien ! à quoi donc penses-tu ? »

Elle tressaillit, eut un petit frisson, comme surprise etsecouée de peur.

« Mais à rien.

– Tu ne manges plus, tu n’as donc plus faim ?

– Oh ! si… Tu vas voir. »

Séverine, ayant vidé son verre de vin blanc, acheva la tranchede pâté qu’elle avait dans son assiette. Mais il y eut unealerte : ils avaient fini le pain d’une livre, pas une bouchéene restait pour manger le fromage. Ce furent des cris, puis desrires, lorsque, bousculant tout, ils découvrirent, au fond dubuffet de la mère Victoire, un bout de pain rassis. Bien que lafenêtre fût ouverte, il continuait de faire chaud, et la jeunefemme, qui avait le poêle derrière elle, ne se rafraîchissaitguère, plus rose et plus excitée par l’imprévu de ce déjeunerbavard, dans cette chambre. À propos de la mère Victoire, Roubauden était revenu à Grandmorin : encore une, celle-là, qui luidevait une belle chandelle ! Fille séduite dont l’enfant étaitmort, nourrice de Séverine qui venait de coûter la vie à sa mère,plus tard femme d’un chauffeur de la Compagnie, elle vivait mal, àParis, d’un peu de couture, son mari mangeant tout, lorsque larencontre de sa fille de lait avait renoué les liens d’autrefois,en faisant d’elle aussi une protégée du président ; et,aujourd’hui, il lui avait obtenu un poste à la salubrité, la gardedes cabinets de luxe, le côté des dames, ce qu’il y a de meilleur.La Compagnie ne lui donnait que cent francs par an, mais elle s’enfaisait près de quatorze cents, avec la recette, sans compter lelogement, cette chambre, où elle était même chauffée. Enfin, unesituation bien agréable. Et Roubaud calculait que, si Pecqueux, lemari, avait apporté ses deux mille huit cents francs de chauffeur,tant pour les primes que pour le fixe, au lieu de nocer aux deuxbouts de la ligne, le ménage aurait réuni plus de quatre millefrancs, le double de ce que lui, sous-chef de gare, gagnait auHavre.

« Sans doute, conclut-il, toutes les femmes ne voudraientpas tenir les cabinets. Mais il n’y a pas de sot métier. »

Cependant, leur grosse faim s’était apaisée, et ils nemangeaient plus que d’un air alangui, coupant le fromage par petitsmorceaux, pour faire durer le régal. Leurs paroles aussi sefaisaient lentes.

« À propos, cria-t-il, j’ai oublié de te demander… Pourquoias-tu donc refusé au président d’aller passer deux ou trois jours àDoinville ? »

Son esprit, dans le bien-être de la digestion, venait de refaireleur visite du matin, tout près de la gare, à l’hôtel de la rue duRocher ; et il s’était revu dans le grand cabinet sévère, ilentendait encore le président leur dire qu’il partait le lendemainpour Doinville. Puis, comme cédant à une idée soudaine, il leuravait offert de prendre le soir même, avec eux, l’express de sixheures trente, et d’emmener ensuite sa filleule là-bas, chez sasœur, qui la réclamait depuis longtemps. Mais la jeune femme avaitallégué toutes sortes de raisons, qui l’empêchaient,disait-elle.

« Tu sais, moi, continua Roubaud, je ne voyais pas de mal àce petit voyage. Tu aurais pu y rester jusqu’à jeudi, je me seraisarrangé… N’est-ce pas ? dans notre position, nous avons besoind’eux. Ce n’est guère adroit, de refuser leurs politesses ;d’autant plus que ton refus a eu l’air de lui causer une vraiepeine… Aussi n’ai-je cessé de te pousser à accepter, que lorsque tum’as tiré par mon paletot. Alors, j’ai dit comme toi, mais sanscomprendre… Hein ! pourquoi n’as-tu pasvoulu ? »

Séverine, les regards vacillants, eut un geste d’impatience.

« Est-ce que je puis te laisser tout seul ?

– Ce n’est pas une raison… Depuis notre mariage, en troisans, tu es bien allée deux fois à Doinville, passer ainsi unesemaine. Rien ne t’empêchait d’y retourner unetroisième. »

La gêne de la jeune femme croissait, elle avait détourné latête.

« Enfin, ça ne me disait pas. Tu ne vas pas me forcer à deschoses qui me déplaisent. »

Roubaud ouvrit les bras, comme pour déclarer qu’il ne la forçaità rien. Pourtant, il reprit :

« Tiens ! tu me caches quelque chose… La dernièrefois, est-ce que Mme Bonnehon t’aurait malreçue ? »

Oh ! non, Mme Bonnehon l’avait toujourstrès bien accueillie. Elle était si agréable, grande, forte, avecde magnifiques cheveux blonds, belle encore malgré sescinquante-cinq ans ! Depuis son veuvage, et même du vivant deson mari, on racontait qu’elle avait eu souvent le cœur occupé. Onl’adorait à Doinville, elle faisait du château un lieu de délices,toute la société de Rouen y venait en visite, surtout lamagistrature. C’était dans la magistrature queMme Bonnehon avait eu beaucoup d’amis.

« Alors, avoue-le, ce sont les Lachesnaye qui t’ont battufroid. »

Sans doute, depuis son mariage avec M. de Lachesnaye,Berthe avait cessé d’être pour elle ce qu’elle était autrefois.Elle ne devenait guère bonne, cette pauvre Berthe, siinsignifiante, avec son nez rouge. À Rouen, les dames vantaientbeaucoup sa distinction. Aussi un mari comme le sien, laid, dur,avare, semblait-il plutôt fait pour déteindre sur sa femme et larendre mauvaise. Mais non, Berthe s’était montrée convenable àl’égard de son ancienne camarade, celle-ci n’avait aucun reprocheprécis à lui adresser.

« C’est donc le président qui te déplaît,là-bas ? »

Séverine, qui, jusque-là, répondait lentement, d’une voix égale,fut reprise d’impatience.

« Lui, quelle idée ! »

Et elle continua, en petites phrases nerveuses. On le voyaitseulement à peine. Il s’était réservé, dans le parc, un pavillon,dont la porte donnait sur une ruelle déserte. Il sortait, ilrentrait, sans qu’on le sût. Jamais sa sœur, du reste, neconnaissait au juste le jour de son arrivée. Il prenait une voitureà Barentin, se faisait conduire de nuit à Doinville, vivait desjournées dans son pavillon, ignoré de tous. Ah ! ce n’étaitpas lui qui vous gênait, là-bas.

« Je t’en parle, parce que tu m’as raconté vingt fois que,dans ton enfance, il te faisait une peur bleue.

– Oh ! une peur bleue ! tu exagères, commetoujours… Bien sûr qu’il ne riait guère. Il vous regardait sifixement, de ses gros yeux, qu’on baissait la tête tout de suite.J’ai vu des gens se troubler, ne pas pouvoir lui adresser un mot,tellement il leur en imposait, avec son grand renom de sévérité etde sagesse… Mais, moi, il ne m’a jamais grondée, j’ai toujourssenti qu’il avait un faible pour moi… »

De nouveau, sa voix se ralentissait, ses yeux se perdaient auloin.

« Je me souviens… Quand j’étais gamine et que je jouaisavec des amies, dans les allées, s’il venait à paraître, toutes secachaient, même sa fille Berthe, qui tremblait sans cesse d’être enfaute. Moi, je l’attendais, tranquille. Il passait, et en me voyantlà, souriante, le museau levé, il me donnait une petite tape sur lajoue… Plus tard, à seize ans, lorsque Berthe avait une faveur àobtenir de lui, c’était toujours moi qu’elle chargeait de lademande. Je parlais, je ne baissais pas les regards, et je sentaisles siens qui m’entraient sous la peau. Mais je m’en moquais bien,j’étais si certaine qu’il accorderait tout ce que jevoudrais !… Ah ! oui, je me souviens, je mesouviens ! Là-bas, il n’y a pas un taillis du parc, pas uncorridor, pas une chambre du château, que je ne puisse évoquer enfermant les yeux. »

Elle se tut, les paupières closes ; et, sur son visagechaud et gonflé, semblait passer le frisson de ces chosesd’autrefois, les choses qu’elle ne disait point. Un instant elledemeura ainsi, avec un petit battement des lèvres, comme un ticinvolontaire qui lui tirait douloureusement un coin de labouche.

« Il a été certainement très bon pour toi, reprit Roubaud,qui venait d’allumer sa pipe. Non seulement il t’a fait élevercomme une demoiselle, mais il a très sagement administré tes quatresous, et il a arrondi la somme, lors de notre mariage… Sans compterqu’il doit te laisser quelque chose, il l’a dit devant moi.

– Oui, murmura Séverine, cette maison de laCroix-de-Maufras, cette propriété que le chemin de fer a coupée. Ony allait parfois passer huit jours… Oh ! je n’y compte guère,les Lachesnaye doivent le travailler pour qu’il ne me laisse rien.Et puis, j’aime mieux rien, rien ! »

Elle avait prononcé ces dernières paroles d’une voix si vive,qu’il s’en étonna, retirant sa pipe de la bouche, la regardant deses yeux arrondis.

« Es-tu drôle ! On assure que le président a desmillions, quel mal y aurait-il à ce qu’il mît sa filleule dans sontestament ? Personne n’en serait surpris, et ça arrangeraitjoliment nos affaires. »

Puis, une idée qui lui traversa le cerveau, le fit rire.

« Tu n’as peut-être pas peur de passer pour safille ?… Car, tu sais, le président, malgré son air glacé, onen chuchote de raides sur son compte. Il paraît que, du vivant mêmede sa femme, toutes les bonnes y passaient. Enfin, un gaillard qui,aujourd’hui encore, vous trousse une femme… Mon Dieu ! va,quand tu serais sa fille ! »

Séverine s’était levée, violente, le visage en flamme, avec levacillement effrayé de son regard bleu, sous la masse lourde de sescheveux noirs.

« Sa fille, sa fille !… Je ne veux pas que tuplaisantes avec ça, entends-tu ! Est-ce que je puis être safille ? est-ce que je lui ressemble ?… Et en voilà assez,parlons d’autre chose. Je ne veux pas aller à Doinville, parce queje ne veux pas, parce que je préfère rentrer avec toi auHavre. »

Il hocha la tête, il l’apaisa du geste. Bon, bon ! dumoment que ça lui donnait sur les nerfs. Il souriait, jamais il nel’avait vue si nerveuse. Le vin blanc sans doute. Désireux de sefaire pardonner, il reprit le couteau, s’extasiant encore,l’essuyant avec soin ; et, pour montrer qu’il coupait comme unrasoir, il s’en taillait les ongles.

« Déjà quatre heures un quart, murmura Séverine, deboutdevant le coucou. J’ai encore quelques courses… Il faut songer ànotre train. »

Mais, comme pour achever de se calmer, avant de mettre un peud’ordre dans la chambre, elle retourna s’accouder à la fenêtre.Lui, alors, lâchant le couteau, lâchant sa pipe, quitta la table àson tour, s’approcha d’elle, la prit par derrière, entre ses bras,doucement. Et il la tenait enlacée ainsi, il avait posé le mentonsur son épaule, appuyé la tête contre la sienne. Ni l’un ni l’autrene bougeait plus, ils regardaient.

Sous eux, toujours, les petites machines de manœuvre allaient etvenaient sans repos ; et on les entendait à peine s’activer,comme des ménagères vives et prudentes, les roues assourdies, lesifflet discret. Une d’elles passa, disparut sous le pont del’Europe, emmenant au remisage les voitures d’un train deTrouville, qu’on débranchait. Et, là-bas, au-delà du pont, ellefrôla une machine venue seule du Dépôt, en promeneuse solitaire,avec ses cuivres et ses aciers luisants, fraîche et gaillarde pourle voyage. Celle-ci s’était arrêtée, demandant de deux coups brefsla voie à l’aiguilleur, qui, presque immédiatement, l’envoya surson train, tout formé, à quai sous la marquise des grandes lignes.C’était le train de quatre heures vingt-cinq, pour Dieppe. Un flotde voyageurs se pressait, on entendait le roulement des chariotschargés de bagages, des hommes poussaient une à une les bouillottesdans les voitures. Mais la machine et son tender avaient abordé lefourgon de tête, d’un choc sourd, et l’on vit le chef d’équipeserrer lui-même la vis de la barre d’attelage. Le ciel s’étaitassombri vers les Batignolles ; une cendre crépusculaire,noyant les façades, semblait tomber déjà sur l’éventail élargi desvoies ; tandis que, dans cet effacement, au lointain, secroisaient sans cesse les départs et les arrivées de la banlieue etde la Ceinture. Par-delà les nappes sombres des grandes hallescouvertes, sur Paris obscurci, des fumées rousses, déchiquetées,s’envolaient.

« Non, non, laisse-moi », murmura Séverine.

Peu à peu, sans une parole, il l’avait enveloppée d’une caresseplus étroite, excité par la tiédeur de ce corps jeune, qu’il tenaitainsi à pleins bras. Elle le grisait de son odeur, elle achevaitd’affoler son désir, en cambrant les reins pour se dégager. D’unesecousse, il l’enleva de la fenêtre, dont il referma les vitres ducoude. Sa bouche avait rencontré la sienne, il lui écrasait leslèvres, il l’emportait vers le lit.

« Non, non, nous ne sommes pas chez nous, répéta-t-elle. Jet’en prie, pas dans cette chambre ! »

Elle-même était comme grise, étourdie de nourriture et de vin,encore vibrante de sa course fiévreuse à travers Paris. Cette piècetrop chauffée, cette table où traînait la débandade du couvert,l’imprévu du voyage qui tournait en partie fine, tout lui allumaitle sang, la soulevait d’un frisson. Et pourtant elle se refusait,elle résistait, arc-boutée contre le bois du lit, dans une révolteeffrayée, dont elle n’aurait pu dire la cause.

« Non, non, je ne veux pas. »

Lui, le sang à la peau, retenait ses grosses mains brutales. Iltremblait, il l’aurait brisée.

« Bête, est-ce qu’on saura ? Nous retaperons lelit. »

D’habitude, elle s’abandonnait avec une docilité complaisante,chez eux, au Havre, après le déjeuner, lorsqu’il était de servicede nuit. Cela semblait sans plaisir pour elle, mais elle y montraitune mollesse heureuse, un affectueux consentement de son plaisir àlui. Et ce qui, en ce moment, le rendait fou, c’était de la sentircomme jamais il ne l’avait eue, ardente, frémissante de passionsensuelle. Le noir reflet de sa chevelure assombrissait ses calmesyeux de pervenche, sa bouche forte saignait dans le doux ovale deson visage. Il y avait là une femme qu’il ne connaissait point.Pourquoi se refusait-elle ?

« Dis, pourquoi ? Nous avons le temps. »

Alors, dans une angoisse inexplicable, dans un débat où elle neparaissait pas juger les choses nettement, comme si elle se fûtignorée elle aussi, elle eut un cri de douleur vraie, qui le fit setenir tranquille.

« Non, non, je t’en supplie, laisse-moi !… Je ne saispas, ça m’étrangle, rien que l’idée, en ce moment… Ça ne serait pasbien. »

Tous deux étaient tombés assis au bord du lit. Il se passa lamain sur la face, comme pour s’en ôter la cuisson qui le brûlait.En le voyant redevenu sage, elle, gentille, se pencha, lui posa ungros baiser sur la joue, voulant lui montrer qu’elle l’aimait bientout de même. Un instant, ils restèrent de la sorte, sans parler, àse remettre. Il lui avait repris la main gauche et jouait avec unevieille bague d’or, un serpent d’or à petite tête de rubis, qu’elleportait au même doigt que son alliance. Toujours il la lui avaitconnue là.

« Mon petit serpent, dit Séverine d’une voix involontairede rêve, croyant qu’il regardait la bague et éprouvant l’impérieuxbesoin de parler. C’est à la Croix-de-Maufras, qu’il m’en a faitcadeau, pour mes seize ans. »

Roubaud leva la tête, surpris.

« Qui donc ? le président ? »

Lorsque les yeux de son mari s’étaient posés sur les siens, elleavait eu une brusque secousse de réveil. Elle sentit un petit froidglacer ses joues. Elle voulut répondre, et ne trouva rien,étranglée par la sorte de paralysie qui la prenait.

« Mais, continua-t-il, tu m’as toujours dit que c’était tamère qui te l’avait laissée, cette bague. »

Encore à cette seconde, elle pouvait rattraper la phrase, lâchéedans un oubli de tout. Il lui aurait suffi de rire, de jouerl’étourdie. Mais elle s’entêta, ne se possédant plus,inconsciente.

« Jamais, mon chéri, je ne t’ai dit que ma mère m’avaitlaissé cette bague. »

Du coup, Roubaud la dévisagea, pâlissant lui aussi.

« Comment ? tu ne m’as jamais dit ça ? Tu me l’asdit vingt fois !… Il n’y a pas de mal à ce que le présidentt’ait donné une bague. Il t’a donné bien autre chose… Mais pourquoime l’avoir caché ? pourquoi avoir menti, en parlant de tamère ?

– Je n’ai pas parlé de ma mère, mon chéri, tu tetrompes. »

C’était imbécile, cette obstination. Elle voyait qu’elle seperdait, qu’il lisait clairement sous sa peau, et elle aurait voulurevenir, ravaler ses paroles ; mais il n’était plus temps,elle sentait ses traits se décomposer, l’aveu sortir malgré elle detoute sa personne. Le froid de ses joues avait envahi sa faceentière, un tic nerveux tirait ses lèvres. Et lui, effrayant,redevenu subitement rouge, à croire que le sang allait faireéclater ses veines, lui avait saisi les poignets, la regardait detout près, afin de mieux suivre, dans l’effarement épouvanté de sesyeux, ce qu’elle ne disait pas tout haut.

« Nom de Dieu ! bégaya-t-il, nom deDieu ! »

Elle eut peur, baissa le visage pour le cacher sous son bras,devinant le coup de poing. Un fait, petit, misérable, insignifiant,l’oubli d’un mensonge à propos de cette bague, venait d’amenerl’évidence, en quelques paroles échangées. Et il avait suffi d’uneminute. Il la jeta d’une secousse en travers du lit, il tapa surelle des deux poings, au hasard. En trois ans, il ne lui avait pasdonné une chiquenaude, et il la massacrait, aveugle, ivre, dans unemportement de brute, de l’homme aux grosses mains, qui, autrefois,avait poussé des wagons.

« Nom de Dieu de garce ! tu as couché avec !…couché avec !… couché avec ! »

Il s’enrageait à ces mots répétés, il abattait les poings,chaque fois qu’il les prononçait, comme pour les lui faire entrerdans la chair.

« Le reste d’un vieux, nom de Dieu de garce !… couchéavec !… couché avec ! »

Sa voix s’étranglait d’une telle colère, qu’elle sifflait et nesortait plus. Alors, seulement, il entendit que, mollissante sousles coups, elle disait non. Elle ne trouvait pas d’autre défense,elle niait pour qu’il ne la tuât pas. Et ce cri, cet entêtementdans le mensonge, acheva de le rendre fou.

« Avoue que tu as couché avec.

– Non ! non ! »

Il l’avait reprise, il la soutenait dans ses bras, l’empêchantde retomber la face contre la couverture, en pauvre être qui secache. Il la forçait à le regarder.

« Avoue que tu as couché avec. »

Mais, se laissant glisser, elle s’échappa, elle voulut courirvers la porte. D’un bond, il fut de nouveau sur elle, le poing enl’air ; et, furieusement, d’un seul coup, près de la table, ill’abattit. Il s’était jeté à son côté, il l’avait empoignée par lescheveux, pour la clouer au sol. Un instant, ils restèrent ainsi parterre, face à face, sans bouger. Et, dans l’effrayant silence, onentendit monter les chants et les rires des demoiselles Dauvergne,dont le piano faisait rage, heureusement, en dessous, étouffant lesbruits de lutte. C’était Claire qui chantait des rondes de petitesfilles, tandis que Sophie l’accompagnait, à tour de bras.

« Avoue que tu as couché avec. »

Elle n’osa plus dire non, elle ne répondit point.

« Avoue que tu as couché avec, nom de Dieu ! ou jet’éventre ! »

Il l’aurait tuée, elle le lisait nettement dans son regard. Entombant, elle avait aperçu le couteau, ouvert sur la table ;et elle revoyait l’éclair de la lame, elle crut qu’il allongeait lebras. Une lâcheté l’envahit, un abandon d’elle-même et de tout, unbesoin d’en finir.

« Eh bien ! oui, c’est vrai, laisse-moi m’enaller. »

Alors, ce fut abominable. Cet aveu qu’il exigeait si violemment,venait de l’atteindre en pleine figure, comme une chose impossible,monstrueuse. Il semblait que jamais il n’aurait supposé une infamiepareille. Il lui empoigna la tête, il la cogna contre un pied de latable. Elle se débattait, et il la tira par les cheveux, au traversde la pièce, bousculant les chaises. Chaque fois qu’elle faisait uneffort pour se redresser, il la rejetait sur le carreau d’un coupde poing. Et cela haletant, les dents serrées, un acharnementsauvage et imbécile. La table, poussée, faillit renverser le poêle.Des cheveux et du sang restèrent à un angle du buffet. Quand ilsreprirent haleine, hébétés, gonflés de cette horreur, las defrapper et d’être frappée, ils étaient revenus près du lit, elletoujours par terre, vautrée, lui accroupi, la tenant encore auxépaules. Et ils soufflèrent. En bas, la musique continuait, lesrires s’envolaient, très sonores et très jeunes.

D’une secousse, Roubaud remonta Séverine, l’adossa contre lebois du lit. Puis, demeurant à genoux, pesant sur elle, il putparler enfin. Il ne la battait plus, il la torturait de sesquestions, du besoin inextinguible qu’il avait de savoir.

« Ainsi, tu as couché avec, garce !… Répète, répèteque tu as couché avec ce vieux… Et à quel âge, hein ? toutepetite, toute petite, n’est-ce pas ? »

Brusquement, elle venait d’éclater en larmes, ses sanglotsl’empêchaient de répondre.

« Nom de Dieu ! veux-tu me dire !… Hein ? tun’avais pas dix ans, que tu l’amusais, ce vieux ? C’est pourça qu’il t’élevait à la becquée, c’est pour sa cochonnerie, dis-ledonc, nom de Dieu ! ou je recommence ! »

Elle pleurait, elle ne pouvait prononcer un mot, et il leva lamain, il l’étourdit d’une nouvelle claque. À trois reprises, commeil n’obtenait pas davantage de réponse, il la gifla, répétant saquestion.

« À quel âge, dis-le donc, garce ! dis-ledonc ? »

Pourquoi lutter ? Son être fuyait sous elle. Il lui auraitsorti le cœur, de ses doigts gourds d’ancien ouvrier. Etl’interrogatoire continua, elle disait tout, dans un telanéantissement de honte et de peur, que ses phrases, soufflées trèsbas, s’entendaient à peine. Et lui, mordu de sa jalousie atroce,s’enrageait à la souffrance dont le déchiraient les tableauxévoqués : il n’en savait jamais assez, il l’obligeait àrevenir sur les détails, à préciser les faits. L’oreille aux lèvresde la misérable, il agonisait de cette confession, avec lacontinuelle menace de son poing levé, prêt à cogner encore, si elles’arrêtait.

De nouveau, tout le passé, à Doinville, défila, l’enfance, lajeunesse. Était-ce au fond des massifs du grand parc ?était-ce dans le détour perdu de quelque corridor du château ?Déjà le président songeait donc à elle, lorsqu’il l’avait gardée, àla mort de son jardinier, et fait élever avec sa fille ? Cela,pour sûr, avait commencé, les jours où les autres gaminess’enfuyaient, au milieu de leurs jeux, s’il venait à paraître,tandis qu’elle, souriante, le museau en l’air, attendait qu’il luidonnât en passant une petite tape sur la joue. Et, plus tard, sielle osait lui parler en face, si elle obtenait tout de lui,n’était-ce pas qu’elle se sentait maîtresse, alors qu’il l’achetaitpar ses complaisances de trousseur de bonnes, si digne et si sévèreaux autres ? Ah ! la sale chose, ce vieux se faisantbaisoter comme un grand-père, regardant pousser cette fillette, latâtant, l’entamant un peu à chaque heure, sans avoir la patienced’attendre qu’elle fût mûre !

Roubaud haletait.

« Enfin, à quel âge… répète à quel âge ?

– Seize ans et demi.

– Tu mens ! »

Mentir, mon Dieu ! pourquoi ? Elle eut un haussementd’épaules plein d’un abandon et d’une lassitude immenses.

« Et, la première fois, où ça s’est-il passé ?

– À la Croix-de-Maufras. »

Il hésita une seconde, ses lèvres s’agitaient, une lueur jaunetroublait ses yeux.

« Et, je veux que tu me dises, qu’est-ce qu’il t’afait ? »

Elle resta muette. Puis, comme il brandissait lepoing :

« Tu ne me croirais pas.

– Dis toujours… Il n’a pu rien faire,hein ? »

D’un signe de tête, elle répondit. C’était bien cela. Et, alors,il s’acharna sur la scène, il voulut la connaître jusqu’au bout, ildescendit aux mots crus, aux interrogations immondes. Elle nedesserrait plus les dents, elle continuait à dire oui, à dire non,d’un signe. Peut-être ça les soulagerait-il l’un et l’autre, quandelle aurait avoué. Mais lui souffrait davantage de ces détails,qu’elle croyait être une atténuation. Des rapports normaux,complets, l’auraient hanté d’une vision moins torturante. Cettedébauche pourrissait tout, enfonçait et retournait au fond de sachair les lames empoisonnées de sa jalousie. Maintenant, c’étaitfini, il ne vivrait plus, il évoquerait toujours l’exécrableimage.

Un sanglot déchira sa gorge.

« Ah ! nom de Dieu… ah ! nom de Dieu !… çane peut pas être, non, non ! c’est trop, ça ne peut pasêtre ! »

Puis, tout d’un coup, il la secoua.

« Mais nom de Dieu de garce ! pourquoi m’as-tuépousé ?… Sais-tu que c’est ignoble de m’avoir trompéainsi ? Il y a des voleuses, en prison, qui n’en ont pas tantsur la conscience… Tu me méprisais donc, tu ne m’aimais doncpas ?… Hein ! pourquoi m’as-tu épousé ? »

Elle eut un geste vague. Est-ce qu’elle savait au juste, àprésent ? En l’épousant, elle était heureuse, espérant enfinir avec l’autre. Il y a tant de choses qu’on ne voudrait pasfaire et qu’on fait, parce qu’elles sont encore les plus sages.Non, elle ne l’aimait pas ; et ce qu’elle évitait de lui dire,c’était que, sans cette histoire, jamais elle n’aurait consenti àêtre sa femme.

« Lui, n’est-ce pas ? désirait te caser. Il a trouvéune bonne bête… Hein ? il désirait te caser pour que çacontinue. Et vous avez continué, hein ? à tes deux voyages,là-bas. C’est pour ça qu’il t’emmenait ? »

D’un signe, elle avoua de nouveau.

« Et c’est pour ça encore qu’il t’invitait, cettefois ?… Jusqu’à la fin, alors, ça aurait recommencé, cesordures ! Et, si je ne t’étrangle pas, çarecommencera ! »

Ses mains convulsées s’avançaient pour la reprendre à la gorge.Mais, ce coup-ci, elle se révolta.

« Voyons, tu es injuste. Puisque c’est moi qui ai refuséd’y aller. Tu m’y envoyais, j’ai dû me fâcher, rappelle-toi… Tuvois bien que je ne voulais plus. C’était fini. Jamais, jamaisplus, je n’aurais voulu. »

Il sentit qu’elle disait la vérité, et il n’en eut aucunsoulagement. L’affreuse douleur, le fer qui lui restait en pleinepoitrine, c’était l’irréparable, ce qui avait eu lieu entre elle etcet homme. Il ne souffrait horriblement que de son impuissance àfaire que cela ne fût pas. Sans la lâcher encore, il s’étaitrapproché de son visage, il semblait fasciné, attiré là, comme pourretrouver, dans le sang de ses petites veines bleues, tout cequ’elle lui avouait. Et il murmura, obsédé, halluciné :

« À la Croix-de-Maufras, dans la chambre rouge… Je laconnais, la fenêtre donne sur le chemin de fer, le lit est en face.Et c’est là, dans cette chambre… Je comprends qu’il parle de telaisser la maison. Tu l’as bien gagnée. Il pouvait veiller sur tessous et te doter, ça valait ça… Un juge, un homme riche à millions,si respecté, si instruit, si haut ! Vrai, la tête vous tourne…Et, dis donc, s’il était ton père ? »

Séverine, d’un effort, se mit debout. Elle l’avait repoussé,avec une vigueur extraordinaire, pour sa faiblesse de pauvre êtrevaincu. Violente, elle protestait.

« Non, non, pas ça ! Tout ce que tu voudras, pour lereste. Bats-moi, tue-moi… Mais ne dis pas ça, tumens ! »

Roubaud lui avait gardé une main dans les siennes.

« Est-ce que tu en sais quelque chose ? C’est bienparce que tu en doutes toi-même, que ça te soulèveainsi. »

Et, comme elle dégageait sa main, il sentit la bague, le petitserpent d’or à tête de rubis, oublié à son doigt. Il l’en arracha,le pila du talon sur le carreau, dans un nouvel accès de rage.Puis, il marcha d’un bout de la pièce à l’autre, muet, éperdu.Elle, tombée assise au bord du lit, le regardait de ses grands yeuxfixes. Et le terrible silence dura.

La fureur de Roubaud ne se calmait point. Dès qu’elle semblaitse dissiper un peu, elle revenait aussitôt, comme l’ivresse, pargrandes ondes redoublées, qui l’emportaient dans leur vertige. Ilne se possédait plus, battait le vide, jeté à toutes les sautes duvent de violence dont il était flagellé, retombant à l’uniquebesoin d’apaiser la bête hurlante au fond de lui. C’était un besoinphysique, immédiat, comme une faim de vengeance, qui lui tordait lecorps et qui ne lui laisserait plus aucun repos, tant qu’il nel’aurait pas satisfaite.

Sans s’arrêter, il se tapa les tempes de ses deux poings, ilbégaya, d’une voix d’angoisse :

« Qu’est-ce que je vais faire ? »

Cette femme, puisqu’il ne l’avait pas tuée tout de suite, il nela tuerait pas maintenant. Sa lâcheté de la laisser vivreexaspérait sa colère, car c’était lâche, c’était parce qu’il tenaitencore à sa peau de garce, qu’il ne l’avait pas étranglée. Il nepouvait pourtant la garder ainsi. Alors, il allait donc la chasser,la mettre à la rue, pour ne jamais la revoir ? Et un nouveauflot de souffrance l’emportait, une exécrable nausée le submergeaittout entier, lorsqu’il sentait qu’il ne ferait pas même ça. Quoi,enfin ? Il ne restait qu’à accepter l’abomination et qu’àremmener cette femme au Havre, à continuer la tranquille vie avecelle, comme si de rien n’était. Non ! non ! la mortplutôt, la mort pour tous les deux, à l’instant ! Une telledétresse le souleva, qu’il cria plus haut, égaré :

« Qu’est-ce que je vais faire ? »

Du lit où elle restait assise, Séverine le suivait toujours deses grands yeux. Dans la calme affection de camarade qu’elle avaiteue pour lui, il l’apitoyait déjà, par la douleur démesurée où ellele voyait. Les gros mots, les coups, elle les aurait excusés, sicet emportement fou lui avait laissé moins de surprise, unesurprise dont elle ne revenait pas encore. Elle, passive, docile,qui toute jeune s’était pliée aux désirs d’un vieillard, qui plustard avait laissé faire son mariage, simplement désireused’arranger les choses, n’arrivait pas à comprendre un tel éclat dejalousie, pour des fautes anciennes, dont elle se repentait ;et, sans vice, la chair mal éveillée encore, dans sademi-inconscience de fille douce, chaste malgré tout, elleregardait son mari, aller, venir, tourner furieusement, comme elleaurait regardé un loup, un être d’une autre espèce. Qu’avait-ildonc en lui ? Il y en avait tant sans colère ! Ce quil’épouvantait, c’était de sentir l’animal, soupçonné par elledepuis trois ans, à des grognements sourds, aujourd’hui déchaîné,enragé, prêt à mordre. Que lui dire, pour empêcher unmalheur ?

À chaque retour, il se retrouvait près du lit, devant elle. Etelle l’attendait au passage, elle osa lui parler.

« Mon ami, écoute… »

Mais il ne l’entendait pas, il repartait à l’autre bout de lapièce, ainsi qu’une paille battue d’un orage.

« Qu’est-ce que je vais faire ? Qu’est-ce que je vaisfaire ? »

Enfin, elle lui saisit le poignet, elle le retint uneminute.

« Mon ami, voyons, puisque c’est moi qui ai refusé d’yaller… Je n’y serais jamais plus allée, jamais ! jamais !C’est toi que j’aime. »

Et elle se faisait caressante, l’attirant, levant ses lèvrespour qu’il les baisât. Mais, tombé près d’elle, il la repoussa,dans un mouvement d’horreur.

« Ah ! garce, tu voudrais maintenant… Tout à l’heure,tu n’as pas voulu, tu n’avais pas envie de moi… Et, maintenant, tuvoudrais, pour me reprendre, hein ? Lorsqu’on tient un hommepar là, on le tient solidement… Mais ça me brûlerait, d’aller avectoi, oui ! je sens bien que ça me brûlerait le sang d’unpoison. »

Il frissonnait. L’idée de la posséder, cette image de leurs deuxcorps s’abattant sur le lit, venait de le traverser d’une flamme.Et, dans la nuit trouble de sa chair, au fond de son désir souilléqui saignait, brusquement se dressa la nécessité de la mort.

« Pour que je ne crève pas d’aller encore avec toi,vois-tu, il faut avant ça que je crève l’autre… Il faut que je lecrève, que je le crève ! »

Sa voix montait, il répéta le mot, debout, grandi, comme si cemot, en lui apportant une résolution, l’avait calmé. Il ne parlaplus, il marcha lentement jusqu’à la table, y regarda le couteau,dont la lame, grande ouverte, luisait. D’un geste machinal, il leferma, le mit dans sa poche. Et, les mains ballantes, les regardsau loin, il restait à la même place, il songeait. Des obstaclescoupaient son front de deux grandes rides. Pour trouver, ilretourna ouvrir la fenêtre, il s’y planta, le visage dans le petitair froid du crépuscule. Derrière lui, sa femme s’était levée,reprise de peur ; et, n’osant le questionner, tâchant dedeviner ce qui se passait au fond de ce crâne dur, elle attendait,debout elle aussi, en face du large ciel.

Sous la nuit commençante, les maisons lointaines se découpaienten noir, le vaste champ de la gare s’emplissait d’une brumeviolâtre. Du côté des Batignolles surtout, la tranchée profondeétait comme noyée d’une cendre, où commençaient à s’effacer lescharpentes du pont de l’Europe. Vers Paris, un dernier reflet dejour pâlissait les vitres des grandes halles couvertes, tandis que,dessous, les ténèbres amassées pleuvaient. Des étincellesbrillèrent, on allumait les becs de gaz, le long des quais. Unegrosse clarté blanche était là, la lanterne de la machine du trainde Dieppe, bondé de voyageurs, les portières déjà closes, et quiattendait pour partir l’ordre du sous-chef de service. Des embarrass’étaient produits, le signal rouge de l’aiguilleur fermait lavoie, pendant qu’une petite machine venait reprendre des voitures,qu’une manœuvre mal exécutée avait laissées en route. Sans cesse,des trains filaient dans l’ombre croissante, parmi l’inextricablelacis des rails, au milieu des files de wagons immobiles,stationnant sur les voies d’attente. Il en partit un pourArgenteuil, un autre pour Saint-Germain ; il en arriva un deCherbourg, très long. Les signaux se multipliaient, les coups desifflet, les sons de trompe ; de toutes parts, un à un,apparaissaient des feux, rouges, verts, jaunes, blancs ;c’était une confusion, à cette heure trouble de l’entre chien etloup, et il semblait que tout allait se briser, et tout passait, sefrôlait, se dégageait, du même mouvement doux et rampant, vague aufond du crépuscule. Mais le feu rouge de l’aiguilleur s’effaça, letrain de Dieppe siffla, se mit en marche. Du ciel pâle,commençaient à voler de rares gouttes de pluie. La nuit allait êtretrès humide.

Quand Roubaud se retourna, il avait la face épaisse et têtue,comme envahie d’ombre par cette nuit qui tombait. Il était décidé,son plan était fait. Dans le jour mourant, il regarda l’heure aucoucou, il dit tout haut :

« Cinq heures vingt. »

Et il s’étonnait : une heure, une heure à peine, pour tantde choses ! Il aurait cru que tous deux se dévoraient làdepuis des semaines.

« Cinq heures vingt, nous avons le temps. »

Séverine, qui n’osait l’interroger, le suivait toujours de sesregards anxieux. Elle le vit fureter dans l’armoire, en tirer dupapier, une petite bouteille d’encre, une plume.

« Tiens ! tu vas écrire.

– À qui donc ?

– À lui… Assieds-toi. »

Et, comme elle s’écartait instinctivement de la chaise, sanssavoir encore ce qu’il allait exiger, il la ramena, l’assit devantla table, d’une telle pesée, qu’elle y resta.

« Écris… “Partez ce soir par l’express de six heures trenteet ne vous montrez qu’à Rouen.” »

Elle tenait la plume, mais sa main tremblait, sa peurs’augmentait de tout l’inconnu, que creusaient devant elle ces deuxsimples lignes. Aussi s’enhardit-elle jusqu’à lever la tête,suppliante.

« Mon ami, que vas-tu faire ?… Je t’en prie,explique-moi… »

Il répéta, de sa voix haute, inexorable :

« Écris, écris. »

Puis, les yeux dans les siens, sans colère, sans gros mots, maisavec une obstination dont elle sentait le poids l’écraser,l’anéantir :

« Ce que je vais faire, tu le verras bien… Et, entends-tu,ce que je vais faire, je veux que tu le fasses avec moi… Comme ça,nous resterons ensemble, il y aura quelque chose de solide entrenous. »

Il l’épouvantait, elle eut un recul encore.

« Non, non, je veux savoir… Je n’écrirai pas avant desavoir. »

Alors, cessant de parler, il lui prit la main, une petite mainfrêle d’enfant, la serra dans sa poigne de fer, d’une pressioncontinue d’étau, jusqu’à la broyer. C’était sa volonté qu’il luientrait ainsi dans la chair, avec la douleur. Elle jeta un cri, ettout se brisait en elle, tout se livrait. L’ignorante qu’elle étaitrestée, dans sa douceur passive, ne pouvait qu’obéir. Instrumentd’amour, instrument de mort.

« Écris, écris. »

Et elle écrivit, de sa pauvre main douloureuse, péniblement.

« C’est bon, tu es gentille, dit-il, quand il eut lalettre. À présent, range un peu ici, apprête tout… Je reviendrai teprendre. »

Il était très calme. Il refit le nœud de sa cravate devant laglace, mit son chapeau, puis s’en alla. Elle l’entendit qui fermaitla porte, à double tour, et qui emportait la clef. La nuitcroissait de plus en plus. Un instant, elle resta assise, l’oreilletendue à tous les bruits du dehors. Chez la voisine, la marchandede journaux, il y avait une plainte continue, assourdie : sansdoute un petit chien oublié. En bas, chez les Dauvergne, le pianose taisait. C’était maintenant un tapage gai de casseroles et devaisselle, les deux ménagères s’occupant au fond de leur cuisine,Claire à soigner un ragoût de mouton, Sophie à éplucher une salade.Et elle, anéantie, les écoutait rire, dans la détresse affreuse decette nuit qui tombait.

Dès six heures un quart, la machine de l’express du Havre,débouchant du pont de l’Europe, fut envoyée sur son train, etattelée. À cause d’un encombrement, on n’avait pu loger ce trainsous la marquise des grandes lignes. Il attendait au plein air,contre le quai qui se prolongeait en une sorte de jetée étroite,dans les ténèbres d’un ciel d’encre, où la file des quelques becsde gaz, plantés le long du trottoir, n’alignait que des étoilesfumeuses. Une averse venait de cesser, il en restait un souffled’une humidité glaciale, épandu par ce vaste espace découvert,qu’une brume reculait jusqu’aux petites lueurs pâlies des façadesde la rue de Rome. Cela était immense et triste, noyé d’eau, çà etlà piqué d’un feu sanglant, confusément peuplé de masses opaques,les machines et les wagons solitaires, les tronçons de trainsdormant sur les voies de garage ; et, du fond de ce lacd’ombre, des bruits arrivaient, des respirations géantes,haletantes de fièvre, des coups de sifflet pareils à des cris aigusde femmes qu’on violente, des trompes lointaines sonnant,lamentables, au milieu du grondement des rues voisines. Il y eutdes ordres à voix haute, pour qu’on ajoutât une voiture. Immobile,la machine de l’express perdait par une soupape un grand jet devapeur qui montait dans tout ce noir, où elle s’effiloquait enpetites fumées, semant de larmes blanches le deuil sans bornestendu au ciel.

À six heures vingt, Roubaud et Séverine parurent. Elle venait derendre la clef à la mère Victoire, en passant devant les cabinets,près des salles d’attente ; et il la poussait, de l’air presséd’un mari que sa femme attarde, lui impatient et brusque, lechapeau en arrière, elle sa voilette serrée au visage, hésitante,comme brisée de fatigue. Un flot de voyageurs suivait le quai, ilss’y mêlèrent, longèrent la file des wagons, cherchant du regard uncompartiment de première vide. Le trottoir s’animait, des facteursroulaient au fourgon de tête les chariots de bagages, unsurveillant s’occupait de caser une famille nombreuse, le sous-chefde service donnait un coup d’œil aux attelages, sa lanterne-signalà la main, pour voir s’ils étaient bien faits, serrés à bloc. EtRoubaud avait enfin trouvé un compartiment vide, dans lequel ilallait faire monter Séverine, lorsqu’il fut aperçu par le chef degare, M. Vandorpe, qui se promenait là, en compagnie de sonchef adjoint des grandes lignes, M. Dauvergne, tous les deuxles mains derrière le dos, suivant la manœuvre, pour la voiturequ’on ajoutait. Il y eut des saluts, il fallut s’arrêter etcauser.

D’abord, on parla de cette histoire du sous-préfet, qui s’étaitterminée à la satisfaction de tout le monde. Ensuite, il futquestion d’un accident arrivé le matin au Havre, et que letélégraphe avait transmis : une machine, la Lison, qui, lejeudi et le samedi, faisait le service de l’express de six heurestrente, avait eu sa bielle cassée, juste comme le train entrait engare ; et la réparation devait immobiliser là-bas, pendantdeux jours, le mécanicien, Jacques Lantier, un pays de Roubaud, etson chauffeur, Pecqueux, l’homme de la mère Victoire. Debout devantla portière du compartiment, Séverine attendait, sans monterencore ; tandis que son mari affectait avec ces messieurs unegrande liberté d’esprit, haussant la voix, riant. Mais il y eut unchoc, le train recula de quelques mètres : c’était la machinequi refoulait les premiers wagons sur celui qu’on venait d’ajouter,le 293, pour avoir un coupé réservé. Et le fils Dauvergne, Henri,qui accompagnait le train en qualité de conducteur-chef, ayantreconnu Séverine sous sa voilette, l’avait empêchée d’être heurtéepar la portière grande ouverte, en l’écartant d’un gesteprompt ; puis, s’excusant, souriant, très aimable, il luiexpliqua que le coupé était pour un des administrateurs de laCompagnie, qui venait d’en faire la demande, une demi-heure avantle départ du train. Elle eut un petit rire nerveux, sans cause, etil courut à son service, il la quitta enchanté, car il s’était ditsouvent qu’elle ferait une maîtresse bien agréable.

L’horloge marquait six heures vingt-sept. Encore trois minutes.Brusquement, Roubaud, qui guettait au loin les portes des sallesd’attente, tout en causant avec le chef de gare, quitta celui-ci,pour revenir près de Séverine. Mais le wagon avait marché, ilsdurent rejoindre le compartiment vide, à quelques pas ; et,tournant le dos, il bousculait sa femme, il la fit monter d’uneffort du poignet, tandis que, dans sa docilité anxieuse, elleregardait instinctivement en arrière, pour savoir. C’était unvoyageur attardé qui arrivait, n’ayant à la main qu’une couverture,le collet de son gros paletot bleu relevé et si ample, le bord deson chapeau rond si bas sur les sourcils, qu’on ne distinguait dela face, aux clartés vacillantes du gaz, qu’un peu de barbeblanche. Pourtant, M. Vandorpe et M. Dauvergne s’étaientavancés, malgré le désir évident que le voyageur avait de n’êtrepas vu. Ils le suivirent, il ne les salua que trois wagons plusloin, devant le coupé réservé, où il monta en hâte. C’était lui.Séverine, tremblante, s’était laissée tomber sur la banquette. Sonmari lui broyait le bras d’une étreinte, comme une prise dernièrede possession, exultant, maintenant qu’il était certain de faire lachose.

Dans une minute, la demie sonnerait. Un marchand s’entêtait àoffrir les journaux du soir, des voyageurs se promenaient encoresur le quai, finissant une cigarette. Mais tous montèrent : onentendait venir, des deux bouts du train, les surveillants fermantles portières. Et Roubaud, qui avait eu la surprise désagréabled’apercevoir, dans ce compartiment qu’il croyait vide, une formesombre occupant un coin, une femme en deuil sans doute, muette,immobile, ne put retenir une exclamation de véritable colère,lorsque la portière fut rouverte et qu’un surveillant jeta uncouple, un gros homme, une grosse femme, qui s’échouèrent,étouffant. On allait partir. La pluie, très fine, avait repris,noyant le vaste champ ténébreux, que sans cesse traversaient destrains, dont on distinguait seulement les vitres éclairées, unefile de petites fenêtres mouvantes. Des feux verts s’étaientallumés, quelques lanternes dansaient au ras du sol. Et rien autre,rien qu’une immensité noire, où seules apparaissaient les marquisesdes grandes lignes, pâlies d’un faible reflet de gaz. Tout avaitsombré, les bruits eux-mêmes s’assourdissaient, il n’y avait plusque le tonnerre de la machine, ouvrant ses purgeurs, lâchant desflots tourbillonnants de vapeur blanche. Une nuée montait,déroulant comme un linceul d’apparition, et dans laquelle passaientde grandes fumées noires, venues on ne savait d’où. Le ciel en futobscurci encore, un nuage de suie s’envolait sur le Paris nocturne,incendié de son brasier.

Alors, le sous-chef de service leva sa lanterne, pour que lemécanicien demandât la voie. Il y eut deux coups de sifflet, etlà-bas, près du poste de l’aiguilleur, le feu rouge s’effaça, futremplacé par un feu blanc. Debout à la porte du fourgon, leconducteur-chef attendait l’ordre du départ, qu’il transmit. Lemécanicien siffla encore, longuement, ouvrit son régulateur,démarrant la machine. On partait. D’abord, le mouvement futinsensible, puis le train roula. Il fila sous le pont de l’Europe,s’enfonça vers le tunnel des Batignolles. On ne voyait de lui,saignant comme des blessures ouvertes, que les trois feux del’arrière, le triangle rouge. Quelques secondes encore, on put lesuivre, dans le frisson noir de la nuit. Maintenant, il fuyait, etrien ne devait plus arrêter ce train lancé à toute vapeur. Ildisparut.

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