La Calèche

La Calèche

de Nikolai Gogol

La petite ville de B*** se fit plus gaie lorsque le régiment de cavalerie de *** vint y tenir garnison. Jusqu’alors, on s’y était ennuyé à périr. Quand par hasard on la traverse et qu’on jette un regard sur ses maisonnettes basses en pisé, d’un aspect terriblement morose, une indicible mélancolie s’abat sur vous ; on éprouve le vague serrement de cœur qui suit d’ordinaire les lourdes bévues et les fortes pertes au jeu ;bref, on se sent mal à l’aise. La pluie a décrépi les murs qui, de blancs, sont devenus pie. Des roseaux recouvrent la plupart des toits, comme il est de règle dans nos villes du Midi. Pour dégager la vue, M. le gouverneur a depuis longtemps fait abattre les arbres des jardinets. Dans les rues, on ne rencontre âme qui vive ;seul un coq traverse parfois la chaussée, à laquelle un demi-pied de poussière donne la souplesse d’un oreiller ; à la moindre pluie, cette poussière se transforme en bourbier ; de gras animaux que le gouverneur appelle des Français s’y plongent alors avec délice, dressent le groin d’un air grave et font entendre des grognements si rébarbatifs que le voyageur s’empresse de stimuler ses chevaux. Il serait du reste bien difficile de rencontrer un voyageur dans les rues de B***. Rarement, bien rarement, un hobereau en redingote de nankin, possesseur d’une douzaine d’âmes,s’y traîne dans un véhicule qui tient de la britchka et de la télègue ; perché sur des sacs de farine, il fouaille une jument baie que suit en trottinant son poulain. La place du Marché elle-même n’incite guère à la gaieté. La maison du tailleur y est bêtement posée de guingois. En face, une bâtisse en pierre, à deux fenêtres, demeure inachevée depuis quinze ans. Puis vient unepalissade à la mode, couleur gris de boue, élevée par le gouverneurpour servir de modèle aux autres édifices, aux temps lointains desa jeunesse, alors qu’il n’avait pas encore pris l’habitude defaire la sieste et d’avaler tous les soirs avant de s’endormir uneinfusion de groseilles à maquereau. Tout le reste n’est guèrequ’échaliers. Quelques échoppes minuscules occupent le centre de laplace ; on peut y remarquer constamment un chapelet decraquelins, une bonne femme en robe rouge, un pain de savon,quelques livres d’amandes amères, du petit plomb, des cotonnades etdeux commis qui passent le plus clair de leur temps à jouer à lasvaïka[1] près de la porte. Tout changea donc àl’arrivée du régiment de ***. Les rues prirent un aspect plusvivant ; les maisons basses virent souvent passer un svelteofficier à plumet s’en allant chez quelque camarade pour y discuterles chances d’avancement ou les qualités d’un nouveau tabac,parfois même pour risquer aux cartes un drojki qui pouvaits’appeler le drojki du régiment, car il passait de mains en mains :aujourd’hui, un major y trônait ; demain, il ornait l’écuried’un lieutenant ; huit jours plus tard, l’ordonnance du majors’évertuait de nouveau à le graisser. Des casquettes de soldatsornaient toutes les clôtures ; on pouvait être sûr qu’unecapote grise pendait à quelque portail ; on croisait dans lesruelles des militaires aux moustaches aussi rêches que les crinsd’une brosse à chaussures. Ces moustaches se voyaient partout : unemarchande arrivait-elle au marché avec son puisoir, une moustachesurgissait aussitôt derrière son épaule. Les officiers animèrent lasociété que constituaient jusqu’alors deux personnes en tout etpour tout : le juge qui vivait avec je ne sais quelle diaconesse,et le gouverneur, homme fort sensé, mais qui dormait du matinjusqu’au soir et du soir jusqu’au matin. Quand le commandant de labrigade eut transféré à B*** son quartier général, ladite sociétégagna en nombre ainsi qu’en intérêt. Des gentilshommes campagnardsdont nul ne soupçonnait l’existence se mirent à fréquenter la villeafin d’y rencontrer messieurs les officiers et peut-être d’ytailler une banque, jeu dont leur cerveau, obsédé par lessemailles, les lièvres et les commissions de mesdames leursépouses, ne rêvait jusqu’alors que confusément. Un beau jour, je neme rappelle malheureusement plus à quelle occasion, le généraldonna un grand dîner ; le festin nécessita d’énormespréparatifs ; le bruit des coutelas s’entendait des faubourgs.Tout le marché fut mis à contribution, si bien que le juge et sadiaconesse durent se contenter de galettes de sarrasin et de crèmeà la fécule. La courette du général était bondée de calèches et dedrojkis. Les invités ne comprenaient que des hommes : les officiersdu régiment et quelques propriétaires des environs. Parmi cesderniers, le plus en vue était Pythagore PythagorovitchTchertokoutski, un des aristocrates du district de B***, qui menaitgrand bruit aux élections et s’y rendait en fort bel arroi. Ils’était distingué jadis comme officier de cavalerie ; dumoins, partout où son régiment tenait garnison, l’avait-on vu danstous les bals et assemblées ; les jeunes filles des provincesde Tambov et de Simbirsk[2] enpourraient dire quelque chose. Sa bonne renommée eût sans doutegagné d’autres provinces s’il n’avait été contraint de démissionnerà la suite d’un de ces cas auxquels on donne le nom de « fâcheusehistoire ». Avait-il reçu ou donné un soufflet, je ne m’en souviensplus au juste, mais je sais qu’on le mit en demeure de quitter lerégiment. Il n’en conserva pas moins toute sa considération : ilportait un habit de coupe militaire à taille très haute, desmoustaches, et aussi des éperons afin d’empêcher les gentilshommesde s’imaginer qu’il avait servi dans l’infanterie, arme qu’ilméprisait et traitait dédaigneusement de piétaille. Il ne manquaitpas une des foires où la province russe – c’est-à-dire les grospropriétaires, leurs femmes et leurs enfants – vient se donner dubon temps en britchka, tarantas et autres guimbardes comme personnen’en a jamais vu, même en songe. Un régiment de cavalerie tenait-ilgarnison quelque part, il repérait aussitôt l’endroit et s’yrendait en calèche légère ; il en sautait fort adroitementdevant messieurs les officiers et devenait leur ami avec unerapidité qui tenait du prodige. Lors des dernières élections, ilavait, au cours d’un excellent dîner offert aux gentilshommes,déclaré que s’ils l’élisaient maréchal, il les mettrait tous sur lemeilleur pied. Bref, il vivait en « barine », comme on dit dans nosprovinces. Il avait épousé une assez jolie fille, qui lui avaitapporté en dot deux cents âmes et quelques milliers de roubles.L’achat de six beaux chevaux, de serrures dorées, d’un singeapprivoisé, et l’engagement d’un majordome français engloutirentaussitôt le capital ; quant aux deux cents âmes, il les mit engages au Crédit Foncier ainsi que les deux cents qui luiappartenaient en propre, afin de se lancer dans des opérationscommerciales. En un mot, c’était un propriétaire tout à fait à lahauteur, tout à fait comme il faut. Quelques hobereaux assistaientencore au dîner du général, mais de ceux-là mieux vaut ne pasparler. Les officiers du régiment, y compris le colonel et le grosmajor, complétaient les convives. Le général était lui aussi deforte complexion ; ses subordonnés le tenaient pour unexcellent chef ; il parlait d’une voix de basse forte etimposante. Le menu sortait de l’ordinaire : esturgeon, bélouga,sterlets, outardes, cailles, perdrix, asperges, champignons,démontraient que, depuis la veille, le maître queux ne s’était rienmis sous la dent ; en outre, quatre soldats, coutelas en main,l’avaient aidé toute la nuit à préparer gelées et fricassées. Lakyrielle des bouteilles : bouteilles de bordeaux à long col,bouteilles de madère pansues, la magnifique journée d’été, lesfenêtres grandes ouvertes, les assiettes de glace déposées sur latable, les plastrons froissés sous les amples habits, le feu croisédes conversations arrosées de champagne et dominées par la voix dugénéral, tout cela s’harmonisait on ne peut mieux. Les convives selevèrent de table en éprouvant à l’estomac une agréablelourdeur ; ils allumèrent aussitôt brûle-gueule et chibouques,prirent en main leur tasse de café et passèrent sur le perron. «Voici le moment de l’examiner, dit le général. S’il te plaît, moncher, continua-t-il en s’adressant à son aide de camp, jeune hommeaux manières aisées et à l’extérieur agréable, fais-nous amener lajument baie. Vous jugerez vous-mêmes, messieurs. – Ici le généraltira une bouffée de sa pipe. – Elle n’est pas encore suffisammentsoignée. Que voulez-vous, il n’y a pas d’écurie convenable dans cemaudit trou ! Mais c’est une bête… pouf, pouf… – Et il y alongtemps que Votre Excellence… pouf, pouf… en a faitl’acquisition ? demanda Tchertokoutski. – Pouf, pouf, pouf…pouf ; non, pas précisément : voilà deux ans que je l’ai priseau haras. – Et c’est ici que Votre Excellence l’a dressée, ou bienl’était-elle déjà ? – Pouf, pouf, pou, pou, pou… ou…ouf ; c’est ici, c’est ici. » Sur ces mots le général seperdit dans un nuage de fumée. Un soldat se précipita hors del’écurie ; un bruit de sabots s’y éleva ; un autremilitaire à blouse blanche, pourvu d’énormes moustaches noires,apparut, menant par la bride un cheval ombrageux. La bête fit unbrusque écart et faillit d’un coup de tête lancer en l’air lemilitaire et ses moustaches. « Tout beau, tout beau, AgrafénaIvanovna », suppliait-il en l’amenant au perron. La juments’appelait Agraféna Ivanovna. Robuste, farouche comme une bellefille du Midi, elle frappait du sabot le perron de bois. Maisbientôt, elle s’immobilisa. Le général, abandonnant sa pipe,considéra d’un air satisfait Agraféna Ivanovna. Le colonel enpersonne descendit les marches du perron et prit Agraféna Ivanovnapar les naseaux. Le major vint lui tapoter la jambe. Les autresinvités firent entendre des claquements de langue admiratifs.Tchertokoutski descendit lui aussi et s’approcha de la bêtepar-derrière. Sans lâcher la bride, le soldat rectifia laposition ; il fixait les invités comme s’il eût voulu leursauter aux yeux. « Très bon, très bon cheval, déclaraTchertokoutski. Puis-je me permettre de demander à Votre Excellences’il a de bonnes allures ? – Oh, son pas est excellent !…Mais cet idiot de vétérinaire lui a fait avaler je ne sais quellespilules et voilà deux jours qu’elle ne cesse d’éternuer. – Trèsbon, très bon cheval ! Votre Excellence possède sans doute unevoiture en rapport avec la bête ? – Une voiture ?… Maisc’est un cheval de selle ! – Je sais, je sais. Je voulaisdemander si Votre Excellence possède une voiture en rapport avecses autres chevaux ? – Hum ! À parler franc, je ne suispas trop bien monté en voitures. J’aimerais avoir une de cescalèches comme on en fait aujourd’hui. J’en ai écrit à mon frère,qui est en ce moment à Pétersbourg, mais je ne sais encore s’ilm’en enverra une. – Selon moi, Excellence, insinua le colonel, iln’est belles calèches que de Vienne. – Très juste, pouf, pouf,pouf… – Eh bien, Excellence, reprit Tchertokoutski, je possèdejustement une superbe calèche viennoise. – Celle dans laquelle vousêtes venu ? – Oh, non ! Celle-là, c’est une voiture devoyage. L’autre est d’une légèreté étonnante : une plume ! Etquand on y est installé, on se croirait vraiment dans un berceau. –Alors, elle est très confortable ? – Très, trèsconfortable ! Et quels coussins, quels ressorts ! Un vraitableau ! – Parfait, parfait ! – Et spacieuse aveccela ! Excellence, je n’en ai jamais vu de pareille !Quand j’étais au service, je mettais dans la caisse dix bouteillesde rhum, vingt livres de tabac, six uniformes, du linge, deuxchibouques d’une longueur extraordinaire ; et dans les poches,on aurait fourré un bœuf entier. – Parfait, parfait ! – Jel’ai payée quatre mille roubles, Excellence. – À ce prix-là, ellepeut être belle. Vous l’avez commandée vous-même ? – Non,Excellence, je l’ai eue d’occasion ; elle appartenait à un demes amis d’enfance, un homme rare. Votre Excellence se seraitparfaitement entendue avec lui. Nous vivions en frères et nedistinguions pas le tien du mien. Je la lui ai gagnée aux cartes.Votre Excellence voudrait-elle me faire l’honneur de venir dînerdemain chez moi ? Par la même occasion je lui montrerai lacalèche. – Je ne sais que vous répondre. Seul, cela me paraît… Àmoins que vous ne permettiez à quelques officiers dem’accompagner ? – Mais certainement, j’invite aussi messieursles officiers. Messieurs, je serai fort honoré de vous voir chezmoi… À mon avis, Excellence, quand on achète quelque chose, il fautprendre du beau ; autrement, le jeu n’en vaut pas lachandelle. Demain, quand j’aurai l’honneur de vous recevoir, jevous montrerai certaines de mes acquisitions… » Le généralconsidéra Tchertokoutski à travers un nuage de fumée. Satisfait deson invitation, notre homme commandait mentalement ragoûts et pâtéset promenait des regards joyeux sur messieurs les officiers, qui,de leur côté, prêtaient à sa personne une attention plusmarquée ; cela se devinait à l’expression de leurs yeux et auxpetits mouvements de tête obséquieux qu’ils lui adressaient.Tchertokoutski prit une attitude désinvolte et sa voix s’amollit,indice de profond contentement. « Votre Excellence feraconnaissance avec la maîtresse du logis. – J’en serai fort heureux», dit le général en caressant ses moustaches. Tchertokoutskivoulut aussitôt rentrer chez lui afin de tout préparer pour laréception du lendemain. Il avait déjà pris son chapeau ; mais,je ne sais trop pourquoi, il s’attarda quelques instants. Cependanton avait disposé dans l’appartement des tables de whist, autourdesquelles toute la compagnie s’installa bientôt, par groupes dequatre. On apporta des bougies. Tchertokoutski hésita longtemps àprendre part au whist ; messieurs les officiers l’y conviant,il estima qu’un refus serait contraire aux règles du bon ton. Àpeine assis, il trouva devant lui un verre de punch que, pardistraction, il avala d’un trait. Après avoir fait deux robres, iltrouva sous sa main un nouveau verre de punch, que, par unenouvelle distraction, il avala également, non sans avoir déclaré :« Vraiment, messieurs, il est grand temps de me retirer. » Il selaissa pourtant entraîner dans une nouvelle partie. Cependant laconversation, jusqu’alors générale, s’émiettait en entretiensparticuliers. Si les joueurs ne parlaient guère, les autres invitésassis à l’écart sur des divans bavardaient à l’envi. Dans un coin,un capitaine en second, la pipe aux dents, un coussin sous lahanche, racontait avec assez de verve ses aventures amoureuses à uncercle d’auditeurs suspendus à ses lèvres. Un hobereau d’unembonpoint extraordinaire, dont les petites mains trapuesressemblaient à des pommes de terre rabougries, l’écoutait, la minedoucereuse ; par instants, il rejetait son bras court derrièreson vaste dos et s’efforçait d’atteindre sa tabatière. Dans unautre coin, une discussion assez vive s’éleva à propos desexercices d’escadron ; Tchertokoutski, qui avait déjà jouédeux fois un valet pour une dame, s’avisa soudain d’y prendrepart ; il criait de sa place : « En quelle année ? » ou «Dans quel régiment ? » sans s’apercevoir que ses questionstombaient à côté. Enfin, quelques minutes avant le souper, le whistprit fin, pour se continuer en paroles : les têtes paraissaientpleines de ce jeu. Tout en se rappelant qu’il avait beaucoup gagné,Tchertokoutski se leva pourtant sans rien empocher et demeuralongtemps dans l’attitude d’un monsieur qui a oublié son mouchoir.On servit le souper. Les vins n’y furent point épargnés, bienentendu, et Tchertokoutski, qui avait une bouteille à sa droite etune autre à sa gauche, se vit parfois obligé presque inconsciemmentde remplir son verre. Une longue conversation s’engagea que lesconvives menèrent d’étrange façon. Un colonel, vieux débris de1812, raconta une bataille qui n’avait jamais eu lieu, puis, sansqu’on sût trop pourquoi, enfonça dans un gâteau un bouchon decarafe. Bref, on ne se sépara qu’à trois heures du matin ;certains cochers durent emporter leurs maîtres à bras-le-corpscomme des ballots ; et dans sa calèche, Tchertokoutski, malgrétout son aristocratisme, branlait si fort du chef et l’inclinait sibas qu’il ramena deux glouterons dans sa moustache. Tout le mondedormait quand il rentra chez lui : le cocher trouva à grand-peinele valet de chambre, qui guida son maître à travers le salon et leremit aux mains d’une soubrette. Avec l’aide de celle-ci,Tchertokoutski gagna la chambre à coucher et s’étendit auprès de sacharmante jeune femme, délicieuse dans un déshabillé d’uneblancheur de neige. La chute de son mari sur le lit la réveilla.Elle s’étira, fronça le sourcil, clignota par trois fois, ouvritenfin les yeux dans un sourire mi-fâché ; mais, voyant quepour cette fois son époux se refusait à toute caresse, elle seretourna de l’autre côté et se rendormit bientôt, la joue sur lebras. La jeune maîtresse de maison se réveilla à une heure plutôttardive, à en juger du moins par les habitudes de la campagne. Sonmari ronflait toujours. Se rappelant qu’il était rentré vers quatreheures du matin, elle eut pitié de le réveiller. Elle enfila despantoufles qu’il lui avait fait venir de Pétersbourg, et, drapéedans un peignoir dont les plis retombaient en cascade autourd’elle, elle gagna son cabinet de toilette, s’y lava avec une eauaussi fraîche que sa personne et s’installa devant son miroir. Unou deux coups d’œil la convainquirent que, ce matin-là, ellen’était vraiment pas mal. Cette circonstance futile en apparence lacontraignit à se mirer pendant plus de deux heures. Elle finitpourtant par s’habiller fort gentiment et s’en fut prendre l’air aujardin. Il faisait une des plus radieuses journées d’été dont leMidi puisse s’enorgueillir. Le soleil arrivé au zénith dardait desrayons embrasés ; mais, échauffées par lui, les fleursexhalaient des parfums trois fois plus capiteux et, sous lessombres allées, la fraîcheur invitait doublement à la promenade. Lacharmante dame oublia tout à fait qu’il était midi et que son maridormait encore. Déjà son oreille percevait le ronflement des deuxcochers et du valet de pied, qui faisaient la sieste dans l’écurievoisine. Elle demeurait pourtant assise dans une allée ombreusequi, du jardin, s’allongeait vers la grande route, et elle encontemplait distraitement l’étendue déserte. Soudain, un nuage depoussière qui apparut dans le lointain attira son attention. Elledistingua bientôt plusieurs voitures. Dans la première, une calèchelégère à deux places, se tenait le général dont les grossesépaulettes brillaient au soleil ; le colonel l’accompagnait.Une seconde calèche, à quatre places, celle-ci, suivait lapremière ; un major, l’aide de camp du général et deux autresofficiers l’occupaient. Venait ensuite le fameux drojki durégiment ; le gros major en était pour cette fois lepropriétaire. Un bon voyage à quatre places apparaissait derrièrele drojki ; quatre officiers s’y carraient, avec un cinquièmesur les genoux. Et derrière le bon voyage, on devinait troisofficiers, qui chevauchaient de superbes bais pommelés. «Viendraient-ils chez nous ? songea la maîtresse de maison.Ah ! mon Dieu ! voilà qu’ils prennent par le pont !» Elle poussa un cri, leva les bras et courut à travers lesplates-bandes, tout droit jusqu’à la chambre de son mari. Ildormait à poings fermés. « Lève-toi, lève-toi vite !cria-t-elle en lui secouant le bras. – Hein ?… murmuraTchertokoutski en s’étirant sans ouvrir les yeux. – Lève-toi, coco,vite, vite ! Voici des visites ! – Des visites ?Quelles visites ?… » Sur ces mots, il émit un son semblable aumeuglement d’un veau, quand il cherche du museau la tétine de samère. « Mée…, beugla-t-il, tends-moi ton cou, cocote, que je lebaise… – Chéri, au nom du ciel, lève-toi ! Le général et sesofficiers nous arrivent. Ah ! mon Dieu ! tu as unglouteron dans la moustache. – Le général ! Déjà ! Maispourquoi diantre ne m’a-t-on pas réveillé ? Le dîner est-ilprêt, au moins ? – Quel dîner ? – Ne l’ai-je pascommandé ? – Mais tu es revenu à quatre heures du matin !J’ai eu beau t’interroger, tu n’as rien voulu me répondre. J’ai eupitié de te réveiller, coco ; tu n’as pas dormi de la nuit… »Elle prononça ces derniers mots d’une voix langoureuse, suppliante.Tchertokoutski écarquilla les yeux et demeura quelques instantscomme frappé de la foudre ; finalement, il sauta du lit enchemise, sans se soucier des convenances. « Brute, bourrique, idiotque je suis ! dit-il en se frappant le front. Je les aiinvités à dîner. Que faire ? Sont-ils encore loin ? – Ilsvont arriver d’un moment à l’autre. – Chérie, cache-toi !…Holà, quelqu’un !… Écoute, petite… N’aie pas peur,voyons !… Il va venir des officiers… Tu leur diras queMonsieur est sorti, qu’il ne reviendra pas de la journée…Entends-tu ? Et préviens tous les domestiques… Vite, vite,file ! » Sur ce, il enfila sa robe de chambre et courut secacher dans la remise, croyant qu’il y serait complètement ensûreté. Mais une fois réfugié dans un coin, il se rendit comptequ’on pourrait l’y apercevoir. « Voilà qui vaudra mieux ! »songea-t-il soudain. Aussitôt, il baissa le marchepied de lacalèche auprès de laquelle il se trouvait, se jeta dedans, ferma laportière, et, recroquevillé dans sa robe de chambre, s’immobilisa,non sans avoir eu soin, pour plus de sûreté, de rabattre sur lui letablier. Cependant les voitures s’arrêtaient au perron. Le généralquitta la sienne en s’ébrouant ; derrière lui, le colonelremit de l’ordre dans son plumet. Le gros major, son sabre sous lebras, sauta à bas du drojki ; puis les sous-lieutenants etl’enseigne qu’ils tenaient sur leurs genoux s’élancèrent hors dubon voyage ; enfin, les trois avantageux cavaliers mirent piedà terre. « Monsieur est absent, dit un valet apparu sur le seuil. –Comment, absent ? Mais il reviendra pour dîner,j’espère ? – Non, il est parti pour toute la journée. Il nesera de retour que demain vers cette heure-ci. – Ah bah ! quedites-vous de cela ? demanda le général. – J’avoue que, pourune plaisanterie…, dit le colonel en riant. – Mais qu’allons-nousfaire ? reprit le général mécontent. S’il ne pouvait pas nousrecevoir, pourquoi diantre nous inviter ? – Vraiment,Excellence, je ne comprends pas qu’on puisse agir de lasorte ! déclara un jeune officier. – Hein ?… dit legénéral, qui usait de cette particule chaque fois qu’il adressaitla parole à un officier subalterne. – Je disais, Excellence, qu’onn’agit pas de la sorte. – Évidemment… Quand il vous arrive unempêchement, on prévient les gens ou on ne les invite pas du tout.– Eh bien, Excellence, fit le colonel, il ne nous reste plus qu’ànous en retourner. – Évidemment… Pourtant, attendez… Nous pouvonstoujours voir la calèche. Il ne l’a sans doute pas emportée aveclui. Eh, l’ami, approche ! – Qu’ordonne VotreExcellence ? – Tu es sans doute palefrenier ? – Toutjuste, Votre Excellence ! – Fais-nous voir la calèche que tonmaître a acquise récemment. – Si vous voulez bien me suivre dans laremise… » Le général et tous ses officiers gagnèrent la remise. «La voilà. Attendez, il fait un peu sombre, je vais la rouler augrand jour. » Le général et ses officiers firent le tour de lacalèche, en inspectant soigneusement les roues et les ressorts. «Mais je n’y vois rien de particulier, déclara le général ;c’est une calèche très ordinaire ! – Tout ce qu’il y a de plusordinaire ! renchérit le colonel. – Il me semble, Excellence,qu’elle ne vaut pas quatre mille roubles, insinua l’un des jeunesofficiers. – Hein ?… – Je dis, Excellence, qu’elle ne semblepas valoir quatre mille roubles. – Quatre mille roubles ! Mêmepas la moitié… À moins que l’intérieur ne présente quelqueparticularité… Allons, l’ami, relève le tablier… » Tchertokoutski,tout recroquevillé dans sa robe de chambre, apparut aux yeux desofficiers. « Ah ! vous voilà !… », dit le généralstupéfait. Sur ces mots, le général rabattit le tablier surTchertokoutski, referma la portière et s’en fut aussitôt, suivi demessieurs les officiers.

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