La Cathédrale

La Cathédrale

de Joris-Karl Huysmans

Chapitre 1

A Chartres, au sortir de cette petite place que balaye, par tous les temps, le vent hargneux des plaines, une bouffée de cave très douce, alanguie par une senteur molle et presque étouffée d’huile,vous souffle au visage lorsqu’on pénètre dans les solennelles ténèbres de la forêt tiède.

Durtal le connaissait ce moment délicieux où l’on reprend haleine, encore abasourdi par ce brusque passage d’une bise cinglante à une caresse veloutée d’air. Tous les matins, à cinq heures, il quittait son logis et pour atteindre les dessous de l’étrange bois, il devait traverser cette place; et toujours les mêmes gens paraissaient au débouché des mêmes rues; des religieuses courbant la tête, penchées toutes en avant, la coiffe retroussée,battant de l’aile, le vent s’engouffrant dans les jupes tenues à grand’peine; puis repliées en deux, des femmes ratatinées dans leurs vêtements, les serrant contre elles, s’avançaient, le dos incliné, fouettées par les rafales. Jamais, il n’avait encore vu, à cette heure, une personne qui se tînt d’aplomb et marchât, sans tendre le cou et baisser le front; et toutes ces femmes disséminées finissaient par se réunir en deux files, l’une tournant à gauche et disparaissant sous un porche éclairé, ouvert en contre-bas sur la place; l’autre, cheminant, droit en face d’elles, s’enfonçant dans la nuit d’un invisible mur.

Et fermant la marche, quelques ecclésiastiques en retard sehâtaient, saisissant d’une main leurs robes qui s’enflaient commedes ballons, comprimant de l’autre leurs chapeaux, s’interrompantpour rattraper le bréviaire qui glissait sous le bras, s’effaçantla figure, la rentrant dans la poitrine, s’élançant, la nuquepremière, pour fendre la bise, les oreilles rouges, les yeuxaveuglés par les larmes, s’accrochant désespérément, lorsqu’ilpleuvait, à des parapluies qui houlaient au-dessus d’eux,menaçaient de les enlever, les secouaient dans tous les sens.

Ce matin-là, la traversée avait été plus que de coutume pénible;les bourrasques qui parcourent, sans que rien les puisse arrêter,la Beauce, hurlaient sans interruption, depuis des heures; il avaitplu et l’on clapotait dans des mares; l’on voyait à peine devantsoi et Durtal avait cru qu’il ne parviendrait jamais à franchir lamasse brouillée du mur qui barrait la place, en poussant une portederrière laquelle s’ouvrait cette bizarre forêt qui fleurait laveilleuse et la tombe, à l’abri du vent.

Il eut un soupir de satisfaction et suivit l’immense allée quifilait dans les ténèbres. Bien qu’il connût la route, il s’avançaitavec précaution, dans cette avenue que bordaient d’énormes arbresdont les cimes se perdaient dans l’ombre. L’on pouvait se croiredans une serre coiffée d’un dôme de verre noir, car l’on marchaitsur des dalles et nul ciel n’apparaissait et nulle brise ne passaitau-dessus de vous. Les quelques étoiles mêmes dont les lueursclignaient au loin, n’appartenaient à aucun firmament, car ellestremblotaient presque au ras des pavés, s’allumaient sur la terre,en somme.

L’on n’entendait, dans cette obscurité, que des bruits légers depas; l’on n’apercevait que des ombres silencieuses, modelées ainsique sur un fond de crépuscule avec des lignes plus foncées denuit.

Et Durtal finissait par aboutir à une autre grande avenuecoupant l’allée qu’il avait quittée. Là, il trouvait un banc accotécontre le tronc d’un arbre et il s’y appuyait, attendant que laMère s’éveillât, que les douces audiences interrompues depuis laveille, par la chute du jour, reprissent.

Il songeait à la Vierge dont les vigilantes attentions l’avaienttant de fois préservé des risques imprévus, des faciles faux-pas,des amples chutes. N’était-elle pas le Puits de la Bonté sans fond,la Collatrice des dons de la bonne Patience, la Tourière des coeurssecs et clos; n’était-elle pas surtout l’active et la benoîteMère?

Toujours penchée sur le grabat des âmes, Elle lavait les plaies,pansait les blessures, réconfortait les défaillantes langueurs desconversions. Par delà les âges, Elle demeurait l’éternelle oranteet l’éternelle suppliée; miséricordieuse et reconnaissante, à lafois; miséricordieuse pour ces infortunes qu’Elle allégeait etreconnaissante envers elles. Elle était en effet l’obligée de nosfautes, car sans le péché de l’homme, Jésus ne serait point né sousl’aspect peccamineux de notre ressemblance et Elle n’aurait pu dèslors être la génitrice immaculée d’un Dieu. Notre malheur avaitdonc été la cause initiale de ses joies et c’était, à coup sûr, leplus déconcertant des mystères que ce Bien suprême issu del’intempérance même du Mal, que ce lien touchant et surérogatoirenéanmpoins qui nous nouait à Elle, car sa gratitude pouvaitparaître superflue puisque son inépuisable miséricorde suffisaitpour l’attacher à jamais à nous.

Dès lors, par une humilité prodigieuse, Elle s’était mise à laportée des foules; à différentes époques, Elle avait surgi dans leslieux les plus divers, tantôt sortant ainsi que de sous terre,tantôt rasant les gouffres, descendant sur des pics désolés demonts, traînant après elle des multitudes, opérant des cures; puis,comme lasse de promener ces adorations, il semblait qu’Elle eûtvoulu les fixer à une seule place et Elle avait presque déserté sesanciens douaires, au profit de Lourdes.

Au XIXe siècle, cette ville avait été la seconde étape de sonpassage en France. Sa première visite avait été pour LaSalette.

Il y avait des annnées de cela… Le 19 septembre de l’an 1846, laVierge s’était montrée à deux enfants sur une montagne, un samedi,le jour qui lui était consacré et qui était, cette année, un jourde pénitence, à cause des Quatre-Temps. Par une nouvellecoïncidence, ce samedi précédait la fête de Notre-Dame desSept-Douleurs, dont on commençait les premières vêpres, lorsqueMarie émergea d’une coque de lumière au-dessus du sol.

Et Elle apparut telle que la Madone des Pleurs dans ce paysagedésert, sur ces rocs têtus, sur ces monts tristes. Elle avait, ensanglotant, proféré des reproches et des menaces, et une fontainequi ne jaillissait, de mémoire d’homme, qu’à la fonte des neiges,avait coulé sans interruption depuis.

Le retentissement de cet acte fut immense; des multitudeséperdues grimpèrent par d’effrayants sentiers jusqu’à ces régionssi élevées que les arbres ne poussaient plus. On convoya, Dieu saitcomme, au-dessus des gouffres, des caravanes d’infirmes et demoribonds qui burent de cette eau et les membres estropiés seredressèrent et les tumeurs fondirent au chant des psaumes.

Puis, peu à peu, lentement, après les obscurs débats d’un odieuxprocès, la vogue de La Salette décrut; les pèlerinagess’espacèrent; les miracles s’affirmèrent de plus en plus rares. Ilsembla que la Vierge fût partie, qu’Elle se désintéressât de cettesource de pitié, de ces monts.

A l’heure actuelle, ce ne sont plus guère que des gens duDauphiné, que des touristes égarés dans les Alpes; que des maladesvenus pour se soigner aux sources minérales voisines de la Mothe,qui font l’ascension de La Salette; les conversions, les grâcesspirituelles y abondent encore, mais les guérisons corporelles ysont à peu près nulles.

En somme, se dit Durtal, l’apparition de La Salette est devenuecélèbre, sans que l’on ait jamais su comment, au juste. On peut sel’imaginer, du moins, ainsi : la rumeur, d’abord localisée dans levillage de Corps, situé au bas de la montagne, pénètre dans tout ledépartement, gagne les provinces des alentours, s’infiltre de làpar toute la France, s’écoule par les frontières, s’épand dansl’Europe, finit par franchir les mers, par aborder le Nouveau Mondequi s’ébranle à son tour et se rend, lui aussi, dans ce désert pouracclamer la Vierge.

Et les conditions imposées à ces pèlerinages étaient telles, qu’elles eussent dû décourager les volontés les plus tenaces. Avantd’atteindre l’hôtellerie perchée près de l’église, il faut, pendantdes heures, subir les roulements paresseux des trains, endurer deschangements répétés de lignes, supporter des journées dediligences, dormir la nuit dans les haras de puces des auberges;et, après que l’on s’est râpé le dos sur le peigne à carderd’invraisemblables lits, il faut encore, dès l’aube, commencer defolles ascensions, à pied ou à dos de mulets, dans des chemins enzigzag, au-dessus d’abîmes; enfin, une fois arrivé, il n’y a plusni sapins, ni hêtres, ni prairies, ni torrents; il n’y a plus rien,sinon la solitude absolue, le silence que ne troublent même pointles cris des oiseaux, car, à cette hauteur, les oiseaux ne viennentplus!

Quel paysage! ruminait Durtal, évoquant le souvenir d’un voyagequ’il avait fait depuis son retour de la Trappe avec l’abbéGévresin et sa gouvernante. Il se rappelait l’effroi du site qu’ilavait traversé entre Saint-Georges de Commiers et La Mure, soneffarement en wagon lorsque le train passait lentement au-dessusdes gouffres.

En bas, c’était la nuit descendant en spirales dans d’immensespuits; en haut, c’étaient, à perte de vue, des groupes de montagnesescaladant le ciel.

Le train montait, en soufflant, tournant sur lui-même tel qu’unetoupie, descendait dans des tunnels, s’engouffrait sous la terre,paraissait refouler devant lui le jour, puis il sortait dans unhallali de lumière, revenait sur ses pas, se dérobait dans unnouveau trou, puis ressortait encore dans un bruit strident desifflets et un fracas assourdissant de roues, et courait sur deslacets taillés en pleine roche, sur le flanc des monts.

Et subitement, les pics s’étaient écartés, une énorme éclaircieavait inondé le train de lueurs; le paysage avait surgi, terrible,de toutes parts.

Le Drac! s’était écrié l’abbé Gévresin, montrant, au fond duprécipice, un serpent liquide qui rampait et se tordait, colossal,entre des rocs, ainsi qu’entre les crocs d’un gouffre.

Par instants en effet ce reptile se redressait, se jetait surdes quartiers de rochers qui le mordaient au passage, et, commeempoisonnées par ce coup de dents, les eaux changeaient; ellesperdaient leur couleur d’acier, blanchissaient, en moussant, semuaient en un bain de son; puis le Drac accélérait sa fuite, seruait dans l’ombre des gorges, s’attardait, au soleil, sur des litsde graviers et s’y vautrait; il rassemblait encore ses rigolesdispersées; reprenait sa course, s’écaillait de pelliculessemblables à la crème irisée du plomb qui bout; et plus loin ildéroulait ses annneaux et disparaissait, en pelant, laissant aprèslui sur le sol un épiderme blanc et grénelé de cailloux, une peaude sable sec.

Penché à la portière du wagon, Durtal plongeait directement dansl’abîme; sur cette ligne étroite, à une seule voie, le trainlongeait, d’un côté, les quartiers accumulés de pierre et, del’autre, le vide. Seigneur! si l’on déraillait! Quelle capilotade!se disait-il.

Et ce qui était non moins atterrant que la monstrueuseprofondeur de ces gouffres, c’était, lorsqu’on relevait la tête, lavue de l’assaut furieux, exaspéré, des pics. On était positivement,dans cette voiture, entre le ciel et la terre, et le sol sur lequelon roulait demeurait invisible, occupé qu’il était, dans toute salargeur, par les parois du train.

On filait, suspendu en l’air, à des hauteurs vertigineuses, surd’interminables balcons, sans balustrades; et au-dessous, lesfalaises dévalaient en avalanche, tombaient abruptes, nues, sansune végétation, sans un arbre; par endroits, elles paraissaientfendues à coups de haches dans d’immenses amas de bois pétrifié;par d’autres, coupées dans des blocs exfoliés d’ardoises.

Et tout autour, un cirque s’ouvrait de montagnes sans fin,couvrant le ciel, se superposant, les unes sur les autres, barrantle passage des nuées, arrêtant la marche en avant du ciel.

Les unes figuraient assez bien, avec leurs crêtes rugueuses etgrises, des tas géants de coquilles d’huîtres; d’autres, dont lescimes bouillonnaient comme des pyramides grillées de coke,verdoyaient jusqu’à mi-corps. Elles étaient hérissées de forêts desapins qui débordaient sur l’abîme et elles étaient aussiécartelées de croix blanches par des routes, parsemées, çà et là,de joujoux de Nuremberg, de villages à toits rouges, de bergeriesprêtes à piquer une tête, en bas, tenant on ne sait comment enéquilibre, jetées à la débandade sur des morceaux de tapis vertscollés aux flancs des rampes; et d’autres se dresaient encore,pareilles à de gigantesques meules calcinées, à des cratères maléteints, couvant encore des incendies, fumant les grands nuages quisemblaient, en fuyant, s’échapper de leurs pointes.

Le paysage était sinistre; l’on éprouvait un extraordinairemalaise à le contempler, peut-être parce qu’il déroutait cette idéede l’infini qui est en nous. Le firmament n’était plus qu’unaccessoire relégué, tel qu’un rebut, sur le sommet délaissé desmonts et l’abîme devenait tout. Il diminuait, il rapetissait leciel, substituant aux splendeurs des espaces éternels lamagnificence de ses gouffres.

Et en effet, l’oeil se détournait, déçu, de ce ciel qui avaitperdu l’illimité de ses profondeurs, l’immensurable de sesétendues, car les montagnes paraissaient l’atteindre, pénétrer enlui et le porter; elles l’émiettaient, en le sciant avec les dentsébréchées de leurs faîtes, ne laissaient, en tout cas, passer quedes pans lésinés d’azur, que des lambeaux de nues.

Involontairement le regard était attiré par les précipices etalors la tête vacillait à scruter ces trous démesurés de nuit.Ainsi déplacée, enlevée d’en haut et reportée en bas, cetteimmensité était horrible!

Le Drac, avait dit l’abbé, est un des plus redoutables torrentsqui soient en France; actuellement, il se montre placide, presquetari, mais vienne la saison des ouragans et des neiges, il seréveille, pétille ainsi qu’une coulée d’argent, siffle et s’agite,écume et bondit, engloutit d’un coup les hameaux et les digues.

Il est hideux, pensait Durtal; cette rivière de bile doitcharrier des fièvres; elle est maléficiée, pourrie, avec sesplaques savonneuses, ses teintes métalliques, ses fragmentsd’arc-en-ciel, échoués dans des boues.

Durtal revivait maintenant tous ces détails, revoyait devant luile Drac et La Salette, en fermant les yeux. Ah! fit-il, on peut lesvanter les pèlerins qui s’aventurent dans ces régions désolées etvont prier sur le lieu même de l’apparition, car, une fois arrivés,on les bloque sur un plateau pas plus grand que la placeSaint-Sulpice et bordé, d’un côté, par une église de marbre brut,enduite avec les ciments couleur de moutarde du Valbonnais, del’autre par un cimetière. En fait d’horizons, des cônes secs etcendrés, de même que des pierres ponces ou couverts d’herbes rases;plus haut encore, les blocs vitrifiés des glaces, les neigeséternelles; devant soi, pour marcher, du gazon épilé avec desnappes de teigne en sable; il suffisait, pour résumer le paysage,d’une phrase: c’était la pelade de la nature, la lèpre dessites!

Et au point de vue de l’art, sur cette minuscule promenade, prèsde la source captée par des tuyaux à robinets, s’érigent à troisplaces différentes des statues de bronze. Une Vierge accoutrée devêtements ridicules, coiffée d’une sorte de moule de pâtisserie,d’un bonnet de Mohicane, pleure, à genoux la tête entre ses mains.Puis la même femme, debout, les mains eccésiastiquement ramenéesdans ses manches, regarde les deux enfants auxquels elle s’adresse,Maximin frisé tel qu’un caniche et tournant entre ses doigts unchapeau en forme de tourte, Mélanie engoncée dans un bonnet àruches et accompagnée d’un toutou de presse-papier, en bronze;enfin la même personne encore, seule, se dressant sur la pointe despieds, lève, en une allure de mélodrame, les yeux au ciel.

Jamais cet effroyable appétit de laideur qui déshonoremaintenant l’Eglise ne s’était plus résolument affirmé que dans cetendroit; et si, devant l’obsédante avanie de ces indignes groupesinventés par un sieur Barrême d’Angers et fondus dans les usines àlocomotives du Creusot, l’âme pouvait gémir, le corps souffrait,lui aussi, sur ce plateau, dans cet étouffement de masses qui luibarraient la vue.

Et c’était pourtant là que des milliers de malades s’étaientfait hisser et affrontaient ce terrible climat où, l’été, le soleilvous calcine, alors qu’à deux pas, à l’ombre de l’église, ongèle.

Le premier et le plus grand des miracles accomplis à La Saletteavait consisté à faire envahir par des foules cette zone escarpéedes Alpes; car tout était réuni pour les en écarter!

Et elles y sont venues, pendant des années, tant que Lourdes neles a pas accaparées, car c’est à partir de la nouvelle apparitionde la Vierge que date la déchéance de ces lieux.

Douze ans, en effet, après l’événement de La Salette, la Viergese montra, non plus dans le Dauphiné, cette fois, mais dans le fondde la Gascogne. Après la Mère des larmes, après Notre-Dame desSept-Douleurs, c’est la Madone des sourires, Notre-Dame del’Immaculée Conception, la Tenancière des glorieuses Joies, qui seprésente; et, là aussi, Elle révèle à une bergère l’existence d’unesource qui guérit les maux.

Et c’est ici que l’effarement commence. L’on peut dire queLourdes est tout l’opposé de La Salette : le panorama y estmagnifique, les parages s’éploient dans des verdures, les montsapprivoisés aisément s’abordent; partout, des allées d’ombre, degrands arbres, des eaux vives, des pentes douces, des cheminslarges et sans danger, accessibles à tous; au lieu d’un désert, uneville où toutes les ressources nécessaires aux malades sontménagées. On atteint Lourdes sans s’aventurer dans des garennesd’insectes, sans subir des nuits d’auberge dans les campagnes, sanssupporter des journées de cahots dans des pataches, sans grimper lelong des précipices; l’on est arrivé à destination, dès que l’onest descendu du train.

Cette ville est donc admirablement choisie pour amener lesfoules et il ne semblait pas dès lors nécessaire que la Providenceintervînt si puissamment pour les y attirer.

Et Dieu qui imposa La Salette, sans recourir aux voies de lapublicité mondaine, change de tactique; et avec Lourdes, la réclameentre en scène.

C’est bien cela qui confond; Jésus se résignant à employer lesmisérables artifices du commerce humain, acceptant les rebutantsstratagèmes dont nous usons, pour lancer un produit ou uneaffaire!

Et l’on se demande si ce n’est point la leçon d’humilité la plusdure qui ait été donnée à l’homme et aussi le plus véhémentreproche qui ait été jeté à l’immondice américaine de nos temps…Dieu réduit à s’abaisser, une fois de plus, jusqu’à nous, à parlernotre langue, à se servir de nos propres inventions, pour se faireécouter, pour se faire obéir, Dieu n’essayant même plus de nousfaire comprendre par Lui-même ses desseins, de nous exhausserjusqu’à Lui!

En effet, la façon dont le Sauveur s’y prend pour divulguer lesgrâces réservées à Lourdes est stupéfiante.

Afin de les épandre, il ne se borne plus à faire célébrer sesmiracles par une propagande toute orale; non, on croirait que, pourLui, Lourdes est plus difficile à magnifier que La Salette — et Ilen vient aussitôt aux grands moyens. Il suscite un homme dont lelivre traduit dans toutes les langues porte dans les contrées lesplus lointaines la nouvelle de l’apparition et certifie la véracitédes cures opérées à Lourdes.

Pour que cette oeuvre soulevât les masses, il fallait quel’écrivain désigné pour cette besogne fût un arrangeur habile etaussi un homme qui n’eût aucun style personnel, aucune idée neuve.Il fallait un homme qui fût sans talent, en un mot; et cela seconçoit, puisqu’au point de vue de la compréhension de l’art, lepublic catholique est encore à cent pieds au-dessous du publicprofane. Et Notre-Seigneur fit bien les choses; il choisit HenriLasserre.

En conséquence le coup de mine voulu éclata, ouvrant les âmes,précipitant les multitudes sur le chemin de Lourdes.

Puis les annnées s’écoulent; la renommée du sanctuaire estacquise; d’incontestables guérisons effectuées par des voiessurnaturelles et constatées par une clinique dont on ne peutsuspecter, ni la bonne foi, ni la science, s’y produisent. Lourdesbat son plein; et, peu à peu, cependant, à la longue, bien que lespèlerinages ne cessent d’y affluer, le bruit déterminé autour de lagrotte diminue. Il s’affaiblit, sinon dans le monde religieux, aumoins dans le monde plus considérable des indifférents ou desincertains qu’il s’agit de convaincre. Et Notre-Seigneur pensequ’il est bon de ramener l’attention sur les bienfaits que répartitsa Mère.

Lasserre n’était plus l’instrument qui pouvait rajeunir la voguemal épuisée de Lourdes. Le public était saturé de son livre; ill’avait absorbé sous tous les excipients, sous toutes les formes;le but était rempli; l’indispensable outil que fut ce greffier desmiracles devait être mis au rancart.

Il fallait maintennt un livre qui différât complètement du sien,un livre qui pût agir sur cet immense public que sa prose desacristain ne pouvait atteindre. Il fallait que Lourdes pénétrâtdans des couches moins malléables et plus denses, dans un publicmoins plat et plus difficile à contenter. Il était donc nécessaireque le nouveau volume fût écrit par un homme de talent mais dont lestyle ne fût pas encore assez aérien pour effarer les gens. Et ilétait avantageux aussi que cet écrivain fût très connu et que sesformidables tirages pussent contrebalancer ceux de Lasserre.

Or, il n’y en avait qu’un dans toute la littérature qui pûtremplir ces impérieuses conditions : Emile Zola. L’on enchercherait vainement un autre. Lui seul était apte, avec sa largeencolure, ses ventes énormes, sa puissante réclame, à relancerLourdes.

Peu importait dès lors qu’il niât le surnaturel et s’efforçâtd’expliquer, par les plus indigentes des suppositions,d’inexplicables cures; peu importait qu’il pétrît l’engrais médicaldes Charcot pour en bétonner sa pauvre thèse; le tout était que deretentissants débats s’engageassent autour de son oeuvre dont plusde cent cinquante mille exemplaires allaient proclamer dans tousles pays le nom de Lourdes.

Puis, le désarroi même de ses arguments, la détresse de son »souffle guérisseur des foules », inventé contrairement à toutes lesdonnnées de cette science positive dont il se targuait, afind’essayer de faire comprendre ces extraordinaires guérisons qu’ilavait vues et dont il n’osait démentir, ni la réalité, ni lafréquence, n’étaient-ils pas excellents pour persuader les genssans parti pris, les gens de bonne foi, de l’authenticité desprodiges qui s’opèrent, chaque année, à Lourdes?

L’aveu confessé de ces actes inouïs suffisait à transmettre uneimpulsion nouvelle aux masses. Il convient de noter aussi que lelivre n’affichait aucune hostilité contre la Vierge dont il neparlait qu’en termes respectueux, en somme; n’est-il pas, dès lors,permis de croire que l’esclandre soulevée par cet ouvrage futprofitable?

En résumé, l’on peut soutenir que Lasserre et Zola furent deuxinstruments utiles; l’un, sans talent et ayant par cela même remuéles couches les plus profondes des mômiers; l’autre, au contraire,s’étant fait lire par un public plus intelligent et plus lettré, àcause de ses magnifiques pages où se déroulent les multitudes enflammes des processions, où exulte, dans un ouragan de douleurs, lafoi triomphale des trains blancs!

Ah! Elle y tient à son Lourdes, Elle le choie, la Vierge! Ellesemble y avoir concentré toutes ses forces, toutes ses grâces; sesautres sanctuaires achèvent de mourir pour que celui-là vive.

Pourquoi?

Pourquoi surtout avoir créé La Salette et l’avoir, en quelquesorte, sacrifiée après?

— Qu’Elle y soit venue, cela se comprend, se répondait Durtal;la Vierge est plus honorée encore dans le Dauphiné que dans lesautres provinces; les chapelles dédiées à sa Personne foisonnentdans ces régions qu’Elle a peut-être voulu récompenser de leur zèlepar sa présence.

D’autre part, Elle y est spécialement apparue dans un butprécis, nettement déterminé, celui de prêcher aux hommes et surtoutaux prêtres, la pénitence. Elle a entériné par des miracles lavéracité de la mission confiée à Mélanie; puis, une fois cettemission remplie, Elle a pu se désintéresser de ces lieux où Ellen’avait sans doute jamais eu l’intention de demeurer.

Au fond, reprit-il, après un silence de pensée, ne peut-onadmettre un fait encore plus simple, celui-ci :

Marie a daigné se manifester sous des aspects différents, afinde satisfaire aux goûts, aux exigences d’âme de chacun de nous. ALa Salette où Elle s’est révélée dans un paysage navré, tout enlarmes, Elle s’est attestée sans doute pour quelques uns, plusparticulièrement sans doute pour ces âmes éprises de la douleur,pour les âmes mystiques aimant à revivre les souffrances de laPassion, à suivre, dans son déchirant chemin de croix, la Mère. Là,Elle est moins attirante pour le vulgaire qui n’aime ni latristesse, ni les pleurs; ajoutons qu’il aime moins encore lesreproches et les menaces. A cause même de son attitude et de sonlangage, la Vierge de La Salette ne pouvait devenir populairetandis que celle de Lourdes, qui vint, en souriant, et neprophétisa point de catastrophes, était aisément accessible auxespoirs et aux joies des foules.

Elle était, en résumé, dans ce sanctuaire, la Vierge pour toutle monde, non plus la Vierge pour les mystiques et pour lesartistes, la Vierge pour les quelques uns, de La Salette.

Quel mystère que cette intervention directe de la Mère du Christici-bas! songeait Durtal.

Et il reprit : En y réfléchissant, l’on s’aperçoit encore quel’on peut diviser en deux groupes bien distincts les églisesqu’Elle a fondées.

L’un, où elle se présente à certaines gens, où l’eau jaillit, oùdes cures corporelles sont produites : La Salette, Lourdes.

L’autre, où Elle n’a pas été contemplée par des êtres humains,ou alors ses apparitions remontent à des temps immémoriaux, à dessiècles oubliés, à des âges morts. Dans ces chapelles-là, la prièreseule est en jeu et Marie les exauce, sans l’aide d’aucune source;Elle y départit même plus de guérisons morales que de guérisonsmatérielles : Notre-Dame de Fourvières à Lyon, Notre-Dame deSous-Terre à Chartres, Notre-Dame des Victoires à Paris, pour enciter trois.

Pourquoi ces différences? nul ne le comprend et nul, sans doute,ne le saura jamais. Tout au plus, pourrait-on penser que, prenanten pitié l’éternel émoi de nos pauvres âmes si lasses de prier sansjamais rien voir, Elle a voulu raffermir notre foi et aider aurecrutement des ouailles, en se montrant.

Dans cet inconnu, poursuivit Durtal, est-il au moins possible dedécouvrir de vagues repères, de timides règles?

En sondant ces ténèbres, on peut apercevoir deux pointslumineux, se répondit-il.

Celui-ci d’abord. Elle ne s’exhibe qu’aux pauvres et auxhumbles; Elle s’adresse surtout aux simples qui continuent, enquelque sorte, le métier primitif, la fonction biblique despatriarches; Elle se décèle surtout aux enfants de la campagne, auxbergers, aux filles qui gardent les troupeaux. A La Salette comme àLourdes, ce sont de jeunes pâtres qu’Elle choisit pour sesconfidents; et cela s’explique, car en agissant ainsi, Elleconfirme les volontés connues du Fils; ce furent en effet desbergers qui regardèrent les premiers, dans la crèche de Bethléem,l’enfant Jésus; ce fut aussi parmi les gens de la plus basseextraction que le Christ prit ses apôtres.

Et cette eau qui sert de véhicule aux guérisons n’a-t-elle pasété préfigurée dans les Livres saints, dans l’Ancien Testament parle Jourdain qui délivre Naaman de la lèpre; dans le Nouveau, par lapiscine probatique que remue un Ange?

Cette autre loi paraît aussi probable. La Vierge respecte,autant que possible, le tempérament, la complexion personnelle del’être qu’Elle aborde. Elle se met à la portée de son intelligence,s’incarne sous la seule forme matérielle qu’il puisse comprendre.Elle se manifeste sous la pauvre image que ces humbles aiment; elleaccepte les robes blanches et bleues, les couronnes et lesguirlandes de roses, les bijoux et les chapelets, les affutiaux depremière communion, les plus laids atours.

Il n’y a pas d’exemples, en somme, que les bergères qui lavirent l’aient autrement décrite que sous l’apparence d’une  » BelleDame « , autrement que sous les traits d’une Vierge d’autel devillage, d’une Madone du quartier Saint-Sulpice, d’une Reine decoin de rue.

Ces deux règles sont à peu près générales, se disait Durtal.Quant au Fils il ne semble plus qu’Il veuille se divulguermaintenant sous l’aspect humain aux masses. Depuis son apparition àla Bienheureuse Marie-Marguerite dont Il usa comme d’un truchement,pour parler aux peuples, Il s’efface, cède la place à sa Mère.

Il est vrai que Lui se réserve d’habiter les celliers intimes,les domaines secrets, les châteaux de l’âme, ainsi que les nommesainte Térèse; mais sa présence est intérieure et ses propos sontinternes, inaccessibles, la plupart du temps, à la voie dessens.

Durtal se tut, secouant la tête, s’avouant l’inanité de cesréflexions, l’impuissance de la raison humaine à explorer lesinintelligibles desseins du Tout-Puissant; et il pensait de nouveauà ce voyage dans le Dauphiné dont le souvenir le hantait.

Ah! tout de même, se dit-il, ces chaînes des Hautes Alpes, cesmontagnes de La Salette, cette grande hôtellerie blanche, cetteéglise badigeonnée de ciment merdoie et vaguement byzantine etvaguement romane, et cette petite cellule, avec son Christ deplâtre cloué sur une croix de bois noir, cette minuscule chambre,peinte au lait de chaux et si exiguë qu’on n’y pouvait faire deuxpas, dans aucun sens, comme elles étaient imprégnées d’Elle!

Sûrement Elle y revenait, malgré son apparent abandon, pourassister les hôtes. On la présumait si près de soi, si attentive etsi dolente, le soir, quand on était seul en face d’une bougie, quel’âme éclatait de même qu’une cosse, projetant les semences de sespéchés, les graines de ses fautes; et le repentir si lent à sedécider, si douteux parfois devenait si despotique, si certain,qu’étouffé par les larmes on tombait à genoux, devant le lit, etque l’on s’enfouissait, en sanglotant, la tête dans les draps.

Et c’étaient des soirées mortellement tristes et pourtant sidouces! l’on se ravageait, l’on se décortiquait les fibres del’âme, mais ne sentait-on pas la Vierge, à ses côtés, si pitoyable,si maternelle, qu’après la crise, Elle prenait cette âme toute ensang, dans ses bras et la berçait, ainsi qu’une enfant malade, pourl’endormir.

Puis, pendant le jour, l’église était un refuge contre cettefolie du vertige qui s’abattait sur vous; l’oeil égaré par tous cesprécipices qu’il rencontrait, affolé par la vue de ces nuages quise formaient soudain au-dessous de lui et fumaient en de blancsflocons sur le flanc des rocs, se rassérénait, à l’abri, entre cesmurs.

Enfin, pour compenser l’horreur du paysage et des statues, pouratténuer même le comique des serviteurs de l’hôtel qui avaient desbarbes de sapeurs et des vêtements d’enfants, les képis, lesblouses grises à ceinturons, les culottes en tôle noire des élèvesde l’institution Saint-Nicolas, à Paris, des âmes extraordinaires,des âmes divinement simples s’éployaient là.

Et Durtal se remémorait l’admirable spectacle auquel il avaitassisté, un matin.

Il était assis sur le plateau, à l’ombre glacée de l’église,regardant le cimetière devant lui et la houle immobile des monts.Tout au loin, dans le ciel, des grains coulaient, un à un, sur leliseré d’un chemin qui côtoyait des gouffres. Et, peu à peu, cesgrains, d’abord sombres, s’éclairaient de tons voyants de robes, seprécisaient en des clochettes de couleur surmontées d’une bouleblanche, finissaient par se muer en une file de paysannes coifféesde bonnets blancs.

Et à la queue leu leu, elles débouchèrent sur la place.

Après s’être signées devant le cimtière, elles étaient alléesboire un gobelet d’eau à la fontaine puis avaient fait volte-faceet Durtal, qui les dévisagea, vit ceci :

En tête, s’avançait une femme, centenaire au moins, très grandeet encore droite, le chef couvert d’une sorte de capuce d’oùs’échappaient, comme de la paille de fer, des frisures emmêlées decheveux gris. Elle avait la face régredillée, telle qu’une pelured’oignon, et, elle était si maigre qu’au travers de sa peau, l’onapercevait, en la regardant de côté, le jour.

Elle s’agenouilla devant la première statue, et, derrière elles,ses compagnes, âgées de dix-huit ans pour la plupart, joignirentles mains, fermèrent les yeux et, lentement, elles changèrent.

Sous le souffle de la prière, l’âme, enfouie dans la cendre despréoccupations terrestres, s’alluma et le vent qui l’attisait lafaisait éclairer, ainsi qu’une flamme intérieure, le derme opaquedes joues, l’ensemble terne des traits.

Elle lissait le craquelé des rides, amortissait, chez lesjeunes, la vulgarité du rose gercé des bouches, éclaircissait lespâtes bises des teints, débordait dans le sourire des lèvres quis’entr’ouvraient en de silencieuses suppliques, en des baiserscraintifs mais offerts, simplement, de si bon coeur, en des baisersrendus sans doute, dans une ineffable étreinte, par l’Enfant tantdorloté par elles depuis sa naissance et devenu, en grandissantdepuis le martyre du Calvaire, le douloureux Epoux.

Elles participaient peut-être un peu aux délices réservées à laVierge, tout à la fois Mère et Epouse et aussi Servante extasiéed’un Dieu.

Et dans le silence, une voix, qui venait du lointain des âges,s’éleva et l’ancêtre dit : Pater noster… et toutes répétèrentl’oraison et montèrent, en se traînant sur les genoux, les gradinsdu chemin de croix dont les quatorze poteaux emmanchés demédaillons de fonte séparaient, en serpentant, les statues desgroupes; elles s’avançaient ainsi, restant sur la marche qu’ellesavaient gravie, le temps de réciter leurs ave, puis ellesgrimpaient, en s’appuyant sur les mains, l’autre marche. Et quandle rosaire fut débité, la vieille se redressa et, lentement, toutesla suivirent à l’église où elles prièrent longuement, prosternéesdevant l’autel; et l’aïeule se releva, distribua l’eau bénite à laporte, guida la troupe vers la fontaine où chacune but encore etelles partirent, sans échanger une parole, remontèrent, à la queueleu leu, l’étroit sentier, finirent comme les points noirs qu’ellesétaient en venant, disparurent à l’horizon.

— Ces femmes sont depuis deux jours et deux nuits dans lamontagne, dit un prêtre qui s’était approché de Durtal; ellesarrivent du fond de la Savoie et elles ont cheminé presque sansrepos pour passer quelques minutes ici; elles coucheront, ce soir,au hasard d’une étable ou d’une grotte et demain, ellesreprendront, à la première heure, leur fatigant voyage.

Durtal était demeuré anéanti, devant la splendeur radieuse decette foi. C’était donc possible, hors de la solitude absolue ethors des cloîtres, dans le rancart de ces sommets et de ces gorges,parmi cette population de paysans âpres et durs, des âmes toujoursjeunes, des âmes toujours fraîches, des âmes d’éternels enfantsveillaient. Des femmes, sans même le savoir, vivaient de la viecontemplative, s’unissaient à Dieu, tout en bêchant, à des hauteursprodigieuses, les pentes arides d’un petit champ. Elles étaient Liaet Rachel à la fois, Marthe et Marie ensemble; et ces femmescroyaient naïvement, bonnement, ainsi que l’on crut au Moyen Age.Ces êtres aux sentiments frustes, aux idées mal équarries, sachantà peine s’exprimer, à peine lire, pleuraient d’amour devantl’Inaccessible qu’elles forçaient, par leur humilité, par leurcandeur, à se révéler, à se montrer à elles.

Ce qu’il était juste que la Vierge les choyât et les choisîtentre toutes, celles-là, pour en faire ses préférées!

Ah! c’est qu’elles sont dégrevées du poids affreux du doute,c’est qu’elles possèdent la nescience presque absolue du Mal; maisest-ce qu’il n’y a point des âmes trop expertes, hélas! dans laculture des fautes et qui trouvent néanmoins grâce devantElle ? Marie n’a-t-elle pas aussi des sanctuaires, moinsfréquentés, moins connus, mais qui ont quand même résisté à l’usuredes siècles, à la vogue variée des âges, des églises très anciennesoù Elle vous accueille quand, solitairement, sans bruit, onl’aime ? Et Durtal, revenu à Chartres, regardait, autour delui, les gens qui attendaient, dans les tièdes ténèbres de lafutaie sourde, le réveil de la Vierge pour l’aduler.

Avec l’aube qui commençait à poindre, elle devenait vraimentincohérente la forêt de cette église sous les arbres de laquelle ilétait assis. Les formes parvenues à s’ébaucher se faussaient danscette obscurité qui fondait toutes les lignes, en s’éteignant. enbas, dans une nuée qui se dissipait, jaillissaient, plantés commeen des puits les étreignant dans les cols serrés de leursmargelles, les troncs séculaires de fabuleux arbres blancs; puis lanuit, presque diaphane au ras du sol, s’épaississait, en montant,et les coupait à la naissance de leurs branches que l’on ne voyaitpoint.

En levant la tête au ciel, Durtal plongeait dans une ombreprofonde que n’éclairait aucune étoile, aucune lune.

En regardant, en l’air, encore, mais alors juste devant lui, ilapercevait, au travers des fumées d’un crépuscule, des lamesd’épées déjà claires, des lames, énormes, sans poignées et sansgardes, s’amenuisant à mesure qu’elles allaient vers la pointe; et,ces lames debout à des hauteurs démesurées, semblaient, dans labrume qu’elles tranchaient, gravées de nébuleuses entailles oud’hésitants reliefs.

Et s’il scrutait, à sa gauche et à sa droite, l’espace, ilcontemplait, à des altitudes immenses, de chaque côté, unegigantesque panoplie accrochée sur des pans de nuit et composéed’un bouclier, colossal, criblé de creux, surmontant cinq largesépées sans coquilles et sans pommeaux, damasquinées sur leursplats, de vagues dessins, de confuses nielles.

Peu à peu, le soleil tâtonnant d’un incertain hiver perça labrume qui s’évapora, en bleuissant; et la panoplie pendue à lagauche de Durtal, au Nord, s’anima, la première; des braises roses,et des flammes de punchs s’allumèrent dans les fossettes dubouclier, tandis qu’au-dessous, dans la lame du milieu, surgit, enl’ogive d’acier, la figure géante d’une négresse, vêtue d’une robeverte et d’un manteau brun. La tête, enveloppée d’un foulard bleu,était entourée d’une auréole d’or et, elle regardait, hiératique,farouche, devant elle, avec des yeux écarquillés, tout blancs.

Et cette énigmatique moricaude tenait sur ses genoux unenégrillonne dont les prunelles saillaient, ainsi que deux boules deneige, sur une face noire.

Autour d’elle, lentement, les autres épées encore troubless’éclaircirent et du sang ruissela de leurs pointes rougies commepar de frais carnages; et ces coulées de pourpre cernèrent lescontours d’êtres sans doute issus des bords lointains d’un Gange :d’un côté, un roi jouant d’une harpe d’or; de l’autre, un monarqueérigeant un sceptre que terminaient les pétales en turquoises d’unimprobable lys.

Puis, à gauche du royal musicien, se dressa un autre hommebarbu, le visage peint au brou de noix, les orbites des yeux vides,couvertes par les verres de lunettes rondes, le chef ceint d’undiadème et d’une tiare, les mains chargées d’un calice et d’unepatène, d’un encensoir et d’un pain; et, à la droite de l’autreprince, arborant un sceptre, une figure, plus déconcertante encore,se détacha sur le corps bleuâtre d’un glaive, une espèce demalandrin, probablement évadé des ergastules d’une Persépolis oud’une Suse, une sorte de bandit, coiffé d’un petit chapeauvermillon, en forme de pot à confiture renversé, bordé de jaune,habillé d’une robe couleur tannée, barrée dans le bas de blanc; etcette figure gauche et féroce portait un rameau vert et unlivre.

Durtal se détourna et sonda les ténèbres; devant lui, et, à deshauteurs vertigineuses, à l’horizon, les épées luirent. Lesesquisses que l’on pouvait prendre, dans l’obscurité, pour desgravures en saillie ou en creux sur le parcours de l’acier, semuèrent en des personnages drapés dans des robes à longs plis; et,au point le plus élevé du firmament, plana, dans un pétillement derubis et de saphirs, une femme couronnée, au teint pâle, vêtue demême que la mauresque del’allée Nord, de brun carmélite et de vert;et, à son tour, elle présentait un enfant issu comme elle de larace blanche, serrant un globe dans une main et bénissant del’autre.

Enfin, le côté encore sombre, le côté en retard du ciel, situé àla droite de Durtal, au bout de l’allée Sud, toujours brouillée parla bruine mal évaporée de l’aube, s’éclaira; le bouclier, quifaisait face à celui du Septentrion, prit feu et, au-dessous, dansle champ buriné du glaive, dressé en vis-à-vis de l’épée contenantla royale maugrabine, une femme aux joues un peu bistrées, unevague mulâtresse, parut, habillée de même que les autres, de vertmyrte et de brun, tenant un sceptre et accompagnée, elle aussi,d’un enfant.

Et, autour d’elle, émergeaient des figures d’hommes, encoreindécises, paraissant chevaucher, les unes sur les autres, semblantse bousculer dans l’espace restreint qu’elles occupaient.

Un quart d’heure se passa sans que rien se définît; puis lesformes vraies s’avérèrent. Au centre des épées qui étaient, enréalité, des lames de verre, des personnages se levèrent dans legrand jour; partout, au mitan de chaque fenêtre allongée en ogive,des visages poilus flambèrent, immobiles, dans des brasiers et,ainsi que dans le buisson ardent de l’Horeb où Dieu resplenditdevant Moïse, partout, dans les taillis de flammes, surgit, en uneimmuable attitude de douceur impérieuse et de grâce triste, laVierge, muette et rigide, au chef couronné d’or.

Elle se multipliait, descendait des empyrées, à des étagesinférieurs, pour se rapprocher de ses ouailles, finissait pars’installer à un endroit où l’on pouvait presque lui baiser lespieds, au tournant d’une galerie à jamais sombre; et là, Ellerevêtait un nouvel aspect.

Elle se découpait, au milieu d’une croisée, semblable à unegrande plante bleue, et ses illusoires feuillages grenat étaientsoutenus par des tuteurs de fer noirs.

Sa physionomie un tantinet cuivrée, presque Chinoise, avec sonlong nez, ses yeux légèrement bridés, sa tête couverte d’un bonnetnoir, nimbé d’azur, regardait fixement devant elle; et le bas duvisage, au menton court, à la bouche tirée par deux graves rides,lui donnait une apparence de femme souffrante, un peu morose. Et làencore, sous l’immémorial nom de Notre-Dame de la belle Verrière,Elle assistait un bambin vêtu d’une robe couleur de raisin sec, unbambin à peine visible dans le fouillis des tons foncés quil’entouraient.

Celle que tous invoquaient était là, enfin. Partout, sous lafutaie de cette cathédrale, la Vierge était présente. Elleparaissait être arrivée de tous les points du monde, sousl’extérieur des diverses races connues du Moyen Age : noire, tellequ’une femme d’Afrique, jaune ainsi qu’une Mongole, teintée de caféau lait comme une métisse, blanche enfin de même qu’une Européenne,certifiant de la sorte que Médiatrice de l’humanité toute entière,Elle était toute à chacun et toute à tous, assurant par la présencede ce Fils, dont le visage empruntait à chaque famille soncaractère, que le Messie était venu pour rédimer indifféremmenttous les hommes.

Et il semblait que, dans son ascension, le jour suivît lacroissance de la Vierge et voulût naître dans le vitrail où Elleétait encore enfant, dans cette allée du transept Septentrional oùgîtait Sainte Anne, sa mère, à la face noire, flanquée de David, leroi à la harpe d’or, et de Salomon, le monarque à la fleur de lysbleu se détachant tous les deux, sur des fonds de pourprepréfigurant, l’un et l’autre, la royauté du Fils; de Melchissédec,l’homme tiaré, tenant l’encensoir et le pain et d’Aaron, coiffé del’étrange chapeau rouge, ourlé de jaune citron, représentant, paravance, ensemble, le sacerdoce du Christ.

Et, au bout de l’abside, tout en haut, c’était encore Marietriomphale, dominant le bois sacré, longée de personnages du VieuxTestament et de Saint Pierre. C’était Elle aussi à l’extrémité dutransept Sud, faisant vis-à-vis à Sainte Anne, Elle, grandie,devenue Mère à son tour, environnée de quatre figures énormesportant, ainsi qu’au jeu du cheval fondu, quatre petits personnagessur leurs épaules : les qutre grands prophètes qui avaient annoncéla venue du Messie, Isaïe, Jérémie, Daniel et Ezéchiel, soulevantles quatre Evangélistes, exprimant naïvement ainsi le parallélismedes deux Testaments, l’appui que prête à la Nouvelle Loi,l’Ancienne.

Puis, comme si sa présence n’était pas assez fréquente, assezcertaine, comme si Elle eût désiré qu’en se tournant dans n’importequelle direction, ses fidèles la vissent, la Vierge se posaitencore, diminuée, à de moins importantes places, trônait dansl’umbo des boucliers, dans le coeur des grandes rosaces, finissaitpar ne plus rester à l’état d’image, par prendre corps, par sematérialiser en une statue de bois noir, par s’exhiber, vêtue d’unerobe évasée, telle qu’une cloche d’argent, sur un pilier.

La forêt tiède avait disparu avec la nuit; les troncs d’arbressubsistaient mais jaillissaient, vertigineux, du sol, s’élançaientd’un seul trait dans le ciel, se rejoignant à des hauteursdémesurées, sous la voûte des nefs; la forêt était devenue uneimmense basilique, fleurie de roses en feu, trouée de verrières enignition, foisonnant de Vierges et d’Apôtres, de Patriarches et deSaints.

Le génie du Moyen Age avait combiné l’adroit et le pieuxéclairage de cette église, réglé, en quelque sorte, la marcheascendante de l’aube, dans ses vitres. Très sombre, au parvis etdans les avenues de la nef, la lumière fluait mystérieuse et sanscesse atténuée le long de ce parcours. Elle s’éteignait dans lesvitraux, arrêtée par d’obscurs évêques, par d’illucides Saints quiremplissaient en entier les fenêtres aux bordures enfumées, auxteintes sourdes des tapis persans; tous ces carreaux absorbaientles lueurs du soleil, sans les réfracter, détenaient l’or en poudredes rayons dans leur violet noir d’aubergine, dans leur brund’amadou et de tan, dans leur vert trop chargé de bleu, dans leurrouge de vin, mêlé de suie, pareil au jus épais des mûres.

Puis, arrivé au choeur, le jour filtrait dans les couleurs moinspesantes et plus vives, dans l’azur des clairs saphirs, dans desrubis pâles, dans des jaunes légers, dans des blancs de sel.L’obscurité se dissipait, après le transept, devant l’autel; aucentre de la croix même, le soleil entrait dans des verres plusminces, moins encombrés de personnes, liserés d’une marge presqueincolore, traversée sans peine.

Enfin, dans l’abside, figurant le haut de la croix, ilruisselait de toutes parts, symbolisant la lumière qui inonde lemonde, du sommet de l’arbre; et alors ces tableaux demeuraientdiaphanes, tout juste couverts de teintes souples, de nuancesaériennes, encadrant d’une simple gerbe d’étincelles l’image d’uneMadone moins hiératique, moins barbare que les autres et d’unEnfant blanc qui bénissait, de ses doigts levés, la terre.

C’était partout maintenant, dans la cathédrale de Chartres, desbruits de sabots, des va-et-vient de jupes, des sonneries demesses.

Durtal quitta le coin du transept où il était assis, le dosappuyé à une colonne et se dirigea sur la droite vers unrenfoncement où flambait une herse allumée de cires, devant lastatue de la Vierge.

Et des pensions de petites filles, conduites par desreligieuses, des troupes de paysannes, des hommes de la campagnedébouchaient de toutes les avenues, se prosternaient devant lastatue, puis s’approchaient du pilier pour le baiser.

La vue de ces gens suggérait à Durtal que leurs suppliquesdifféraient de ces prières qui sanglotent dans l’ombre des soirs,de ces exorations des femmes éprouvées, consternées par les heuresvécues du jour. Ces paysannes priaient moins pour se plaindre quepour aimer; ces gens, agenouillés sur les dalles, venaient moinspour eux que pour Elle. Il y avait à ce moment une sorte de relaisdans les gémissements, une espèce de grève des pleurs, et cetteattitude concordait avec l’aspect spécial adopté par Marie, danscette cathédrale; Elle s’y présentait, en effet, surtout sous lestraits d’une enfant et d’une jeune mère; elle y était beaucoup plusla Vierge de la Nativité que la Notre-Dame des Sept-Douleurs. Lesvieux artistes du Moyen Age paraissaient avoir craint de lacontrister en lui rappelant de trop pénibles souvenirs et avoirvoulu témoigner, par cette discrétion, leur gratitude à Celle quis’était constamment révélée, dans ce sanctuaire, la Dispensatricedes bienfaits, la Châtelaine des grâces.

Durtal sentait vibrer en lui l’écho des oraisons tintées autourde lui par ces âmes éprises et il se fondait en la douceurcaressante d’hymnes, ne réclamant plus rien, taisant ses désirsinexaucés, célant ses secrètes doléances, ne songeant qu’àsouhaiter un affectueux bonjour à sa Mère auprès de laquelle ilétait revenu, après de si lointaines pérégrinations dans les paysdu péché, après de si longs voyages.

Puis maintenant qu’il L’avait vue, qu’il Lui avait parlé, il seretirait, laissant la place à d’autres; il retournait chez lui,afin de prendre un peu de nourriture et, embrassant, d’un derniercoup d’oeil, l’admirable église, récapitulant les simulacresguerriers des apparences : les formes de boucliers des rosaces, delames d’épée des vitres, les contours de casques et de heaumes desogives, la ressemblance de certaines verrières en grisaillerésillées de plomb avec les chemises treillissées de fer descombattants, et, au dehors, contemplant l’un des deux clochersdécoupé en lamelles comme une pomme de pin, il se disait qu’ilsemblait vraiment que les  » Logeurs du bon Dieu  » eussent empruntéleurs modèles aux belliqueux atours des chevaliers; qu’ils eussentvoulu perpétuer ainsi le souvenir de leurs exploits, en figurantpartout l’image agrandie des armes dont les Croisés se ceignirent,lorsqu’ils s’embarquèrent pour aller reconquérir leSaint-Sépulcre.

Et l’intérieur même de la basilique paraissait exprimer, dansson ensemble, la même idée et compléter les symboliques effigiesdes détails, en arquant sa nef dont la voûte en fond de barqueimitait la quille retournée d’un bateau, rappelait le galbe de cesnavires qui firent voile vers la Palestine.

Seulement, à l’heure actuelle, ces souvenances d’un tempshéroïque étaient vaines. Dans cette ville de Chartres où SaintBernard prêcha la Seconde Croisade, le vaisseau demeurait pourjamais immobile, la carène renversée, à l’ancre.

Et au-dessus de la ville indifférente, la cathédrale seuleveillait, demandait grâce, pour l’indésir de souffrances, pourl’inertie de la foi que révélaient maintenant ses fils, en tendantau ciel ses deux tours ainsi que deux bras, simulant avec la formede ses clochers les deux mains jointes, les dix doigts appliqués,debout, les uns contre les autres, en ce geste que les imagiersd’antan donnèrent aux saints et aux guerriers morts, sculptés surdes tombeaux.

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