La Chartreuse de Parme

Chapitre 3

 

– Eh bien! s’écria le général, en apercevant son frère donCesare, voilà la duchesse qui va dépenser cent mille écus pour semoquer de moi et faire sauver le prisonnier!

Mais pour le moment, nous sommes obligés de laisser Fabrice danssa prison, tout au faîte de la citadelle de Parme; on le gardebien, et nous l’y retrouverons peut-être un peu changé. Nous allonsnous occuper avant tout de la cour, où des intrigues fortcompliquées, et surtout les passions d’une femme malheureuse vontdécider de son sort. En montant les trois cent quatre-vingt-dixmarches’ de sa prison à la tour Farnèse, sous les yeux dugouverneur, Fabrice, qui avait tant redouté ce moment, trouva qu’iln’avait pas le temps de songer au malheur.

En rentrant chez elle après la soirée du comte Zurla, laduchesse renvoya ses femmes d’un geste puis, se laissant tombertout habillée sur son lit

– Fabrice, s’écria-t-elle à haute voix, est au pouvoir de sesennemis, et peut-être à cause de moi ils lui donneront dupoison!

Comment peindre le moment de désespoir qui suivit cet exposé dela situation, chez une femme aussi peu raisonnable, aussi esclavede la sensation présente, et, sans se l’avouer, éperdumentamoureuse du Jeune prisonnier? Ce furent des cris inarticulés destransports de rage, des mouvements convulsifs, mais pas une larme.Elle renvoyait ses femmes pour les cacher, elle pensait qu’elleallait éclater en sanglots dès qu’elle se trouverait seule; maisles larmes, ce premier soulagement des grandes douleurs, luimanquèrent tout à fait. La colère, l’indignation, le sentiment deson infériorité vis-à-vis du prince, dominaient trop cette âmealtière.

« Suis-je assez humiliée! s’écriait-elle à chaque instant; onm’outrage, et, bien plus, on expose la vie de Fabrice! et je ne mevengerai pas! Halte-là, mon prince! vous me tuez, soit, vous enavez le pouvoir; mais ensuite moi j’aurai votre vie. Hélas! pauvreFabrice, à quoi cela te servirait-il? Quelle différence avec cejour où je voulus quitter Parme! et pourtant alors je me croyaismalheureuse… quel aveuglement! J’allais briser toutes les habitudesd’une vie agréable : hélas! sans le savoir, je touchais à unévénement qui allait à jamais décider de mon sort. Si, par sesinfâmes habitudes de plate courtisanerie, le comte n’eût suppriméle mot procédure injuste de ce fatal billet que m’accordait lavanité du prince, nous étions sauvés. J’avais eu le bonheur plusque l’adresse, il faut en convenir, de mettre en jeu sonamour-propre au sujet de sa chère ville de Parme . Alors jemenaçais de partir, alors j’étais libre! Grand Dieu! suis-je assezesclave! Maintenant me voici clouée dans ce cloaque infâme, etFabrice enchaîné dans la citadelle, dans cette citadelle qui pourtant de gens distingués a été l’antichambre de la mort! et je nepuis plus tenir ce tigre en respect par la crainte de me voirquitter son repaire!

« Il a trop d’esprit pour ne pas sentir que je ne m’éloigneraijamais de la tour infâme où mon coeur est enchaîné. Maintenant lavanité piquée de cet homme peut lui suggérer les idées les plussingulières; leur cruauté bizarre ne ferait que piquer au jeu sonétonnante vanité. S’il revient à ses anciens propos de fadegalanterie, s’il me dit: Agréez les hommages de votre esclave, ouFabrice périt: eh bien! la vieille histoire de Judith… Oui, mais sice n’est qu’un suicide pour moi, c’est un assassinat pour Fabrice;le benêt de successeur, notre prince royal, et l’infâme bourreauRassi font pendre Fabrice comme mon complice. »

La duchesse jeta des cris: cette alternative dont elle ne voyaitaucun moyen de sortir torturait ce coeur malheureux. Sa têtetroublée ne voyait aucune autre probabilité dans l’avenir. Pendantdix minutes elle s’agita comme une insensée enfin un sommeild’accablement remplaça pour quelques instants cet état horrible, lavie était épuisée. Quelques minutes après, elle se réveilla ensursaut, et se trouva assise sur son lit; il lui semblait qu’en saprésence le prince voulait faire couper la tête de Fabrice. Quelsyeux égarés la duchesse ne jeta-t-elle pas autour d’elle! Quandenfin elle se fut convaincue qu’elle n’avait sous les yeux ni leprince ni Fabrice, elle retomba sur son lit et fut sur le point des’évanouir. Sa faiblesse physique était telle qu’elle ne se sentaitpas la force de changer de position. »Grand Dieu! si je pouvaismourir! se dit-elle… Mais quelle lâcheté! moi abandonner Fabricedans le malheur’ Je m’égare… Voyons, revenons au vrai; envisageonsde sang-froid l’exécrable position où je me suis plongée comme àplaisir. Quelle funeste étourderie! venir habiter la cour d’unprince absolu! un tyran qui connaît toutes ses victimes! chacun deleurs regards lui semble une bravade pour son pouvoir. Hélas! c’estce que ni le comte ni moi nous ne vîmes lorsque je quittai Milan:je pensais aux grâces d’une cour aimable, quelque chosed’inférieur, il est vrai, mais quelque chose dans le genre desbeaux jours du Prince Eugène!

« De loin nous ne nous faisons pas d’idée de ce que c’est quel’autorité d’un despote qui connaît de vue tous ses sujets. Laforme extérieure du despotisme est la même que celle des autresgouvernements: il y a des juges, par exemple, mais ce sont desRassi; le monstre, il ne trouverait rien d’extraordinaire à fairependre son père si le prince le lui ordonnait… il appellerait celason devoir… Séduire Rassi! malheureuse que je suis! je n’en possèdeaucun moyen. Que puis-je lui offrir? cent mille francs peut-être!et l’on prétend que, lors du dernier coup de poignard auquel lacolère du ciel envers ce malheureux pays l’a fait échapper, leprince lui a envoyé dix mille sequins d’or dans une cassette!D’ailleurs quelle somme d’argent pourrait le séduire? Cette âme deboue qui n’a jamais vu que du mépris dans les regards des hommes, ale plaisir ici d’y voir maintenant de la crainte, et même durespect; il peut devenir ministre de la police, et pourquoi pas?Alors les trois quarts des habitants du pays seront ses bascourtisans, et trembleront devant lui, aussi servilement quelui-même tremble devant le souverain.

« Puisque je ne peux fuir ce lieu détesté, il faut que j’y soisutile à Fabrice: vivre seule, solitaire, désespérée! que puis-jealors pour Fabrice? Allons, marche, malheureuse femme; fais tondevoir, va dans le monde, feins de ne plus penser à Fabrice…Feindre de t’oublier, cher ange! »

A ce mot, la duchesse fondit en larmes; enfin, elle pouvaitpleurer. Après une heure accordée à la faiblesse humaine, elle vitavec un peu de consolation que ses idées commençaient às’éclaircir. »Avoir le tapis magique, se dit-elle, enlever Fabricede la citadelle, et me réfugier avec lui dans quelque pays heureux,où nous ne puissions être poursuivis, Paris, par exemple. Nous yvivrions d’abord avec les douze cents francs que l’homme d’affairesde son père me fait passer avec une exactitude si plaisante. Jepourrais bien ramasser cent mille francs des débris de mafortune! »L’imagination de la duchesse passait en revue avec desmoments d’inexprimables délices tous les détails de la vie qu’ellernènerait à trois cents lieues de Parme. »Là, se disait-elle, ilpourrait entrer au service sous un nom supposé… Placé dans unrégiment de ces braves Français, bientôt le jeune Valserra auraitune réputation; enfin il serait heureux. »

Ces images fortunées rappelèrent une seconde fois les larmes,mais celles-ci étaient de douces larmes. Le bonheur existait doncencore quelque part! Cet état dura longtemps, la pauvre femme avaithorreur de revenir à la contemplation de l’affreuse réalité. Enfin,comme l’aube du jour commençait à marquer d’une ligne blanche lesommet des arbres de son jardin, elle se fit violence. »Dansquelques heures, se dit-elle, je serai sur le champ de bataille; ilsera question d’agir, et s’il m’arrive quelque chose d’irritant, sile prince s’avise de m’adresser quelque mot relatif à Fabrice, jene suis pas assurée de pouvoir garder tout mon sang-froid. Il fautdonc ici et sans délai prendre des résolutions.

« Si je suis déclarée criminelle d’Etat Rassi fait saisir tout cequi se trouve dans ce palais; le 1er de ce mois, le comte et moiavons brûlé, suivant l’usage, tous les papiers dont la policepourrait abuser, et il est le ministre de la police, voilà leplaisant. J’ai trois diamants de quelque prix: demain, Fulgence,mon ancien batelier de Grianta, partira pour Genève où il lesmettra en sûreté. Si jamais Fabrice s’échappe (grand Dieu!soyez-moi propice! et elle fit un signe de croix),l’incommensurable lâcheté du marquis del Dongo trouvera qu’il y adu péché à envoyer du pain à un homme poursuivi par un princelégitime, alors il trouvera du moins mes diamants, il aura dupain.

« Renvoyer le comte… me trouver seule avec lui, après ce quivient d’arriver, c’est ce qui m’est impossible. Le pauvre homme! iln’est point méchant, au contraire; il n’est que faible. Cette âmevulgaire n’est point à la hauteur des nôtres. Pauvre Fabrice! quene peux-tu être ici un instant avec moi, pour tenir conseil sur nospérils!

« La prudence méticuleuse du comte gênerait tous mes projets, etd’ailleurs il ne faut point l’entraîner dans ma perte… Car pourquoila vanité de ce tyran ne me jetterait-elle pas en prison? J’auraiconspiré… quoi de plus facile à prouver? Si c’était à sa citadellequ’il m’envoyât et que je passe à force d’or parler à Fabrice, nefût-ce qu’un instant, avec quel courage nous marcherions ensemble àla mort! Mais laissons ces folies, son Rassi lui conseillerait definir avec moi par le poison; ma présence dans les rues, placée surune charrette pourrait émouvoir la sensibilité de ses chersParmesans… Mais quoi! toujours le roman! Hélas! l’on doit pardonnerces folies à une pauvre femme dont le sort réel est si triste! Levrai de tout ceci, c’est que le prince ne m’enverra point à lamort; mais rien de plus facile que de me jeter en prison et de m’yretenir; il fera cacher dans un coin de mon palais toutes sortes depapiers suspects comme on a fait pour ce pauvre L… Alors troisjuges pas trop coquins, car il y aura ce qu’ils appellent despièces probantes, et une douzaine de faux témoins suffisent. Jepuis donc être condamnée à mort comme ayant conspiré; et le prince,dans sa clémence infinie, considérant qu’autrefois j’ai eul’honneur d’être admise à sa cour, commuera ma peine en dix ans deforteresse. Mais moi, pour ne point déchoir de ce caractère violentqui a fait dire tant de sottises à la marquise Raversi et à mesautres ennemis, je m’empoisonnerai bravement. Du moins le publicaura la bonté de le croire; mais je gage que le Rassi paraîtra dansmon cachot pour m’apporter galamment, de la part du prince, unpetit flacon de strychnine ou de l’opium de Pérouse.

« Oui, il faut me brouiller très ostensiblement avec le comte,car je ne veux pas l’entraîner dans ma perte, ce serait uneinfamie; le pauvre homme m’a aimée avec tant de candeur! Ma sottisea été de croire qu’il restait assez d’âme chez un courtisanvéritable pour être capable d’amour. Très probablement le princetrouvera quelque prétexte pour me jeter en prison; il craindra queje ne pervertisse l’opinion publique relativement à Fabrice. Lecomte est plein d’honneur; à l’instant il fera ce que les cuistresde cette cour, dans leur étonnement profond, appelleront une folie,il quittera la cour. J’ai bravé l’autorité du prince le soir dubillet, je puis m’attendre à tout de la part de sa vanité blessée:un homme né prince oublie-t-il jamais la sensation que je lui aidonnée ce soir-là? D’ailleurs le comte brouillé avec moi est enmeilleure position pour être utile à Fabrice. Mais si le comte, quema résolution va mettre au désespoir, se vengeait?… Voilà, parexemple, une idée qui ne lui viendra jamais; il n’a point l’âmefoncièrement basse du prince: le comte peut, en gémissant,contresigner un décret infâme, mais il a de l’honneur. Et puis, dequoi se venger? de ce que, après l’avoir aimé cinq ans, sans fairela moindre offense à son amour, je lui dis: « Cher comte! j’avais lebonheur de vous aimer: eh bien! cette flamme s’éteint; je ne vousaime plus! mais je connais le fond de votre coeur, je garde pourvous une estime profonde, et vous serez toujours le meilleur de mesamis. »

« Que peut répondre un galant homme à une déclaration aussisincère?

« Je prendrai un nouvel amant, du moins on le croira dans lemonde. Je dirai à cet amant: « Au fond le prince a raison de punirl’étourderie de Fabrice; mais le jour de sa fête, sans doute notregracieux souverain lui rendra la liberté. »Ainsi je gagne six mois.Le nouvel amant désigné par la prudence serait ce juge vendu, cetinfâme bourreau, ce Rassi… il se trouverait anobli, et dans lefait, je lui donnerais l’entrée de la bonne compagnie. Pardonnecher Fabrice! un tel effort est pour moi au-delà du possible. Quoi!ce monstre, encore tout couvert du sang du comte P. et de D.! il meferait évanouir d’horreur en s’approchant de moi, ou plutôt jesaisirais un couteau et le plongerais dans son infâme coeur. Ne medemande pas des choses impossibles!

« Oui, surtout oublier Fabrice! et pas l’ombre de colère contrele prince, reprendre ma gaieté ordinaire, qui paraîtra aimable àces âmes fangeuses, premièrement, parce que j’aurai l’air de mesoumettre de bonne grâce à leur souverain; en second lieu, parceque, bien loin de me moquer d’eux, je serai attentive à faireressortir leurs jolis petits mérites; par exemple, je feraicompliment au comte Zurla sur la beauté de la plume blanche de sonchapeau qu’il vient de faire venir de Lyon par un courrier, et quifait son bonheur.

« Choisir un amant dans le parti de la Raversi… Si le comte s’enva, ce sera le parti ministériel; là sera le pouvoir. Ce sera unami de la Raversi qui régnera sur la citadelle, car le Fabio Contiarrivera au ministère. Comment le prince, homme de bonne compagnie,homme d’esprit, accoutumé au travail charmant du comte, pourra-t-iltraiter d’affaires avec ce boeuf, avec ce roi des sots qui toute savie s’est occupé de ce problème capital: les soldats de Son Altessedoivent-ils porter sur leur habit, à la poitrine, sept boutons oubien neuf? Ce sont ces bêtes brutes fort jalouses de moi, et voilàce qui fait ton danger, cher Fabrice! ce sont ces bêtes brutes quivont décider de mon sort et du tien! Donc, ne pas souffrir que lecomte donne sa démission! qu’il reste, dût-il subir deshumiliations! il s’imagine toujours que donner sa démission est leplus grand sacrifice que puisse faire un premier ministre; ettoutes les fois que son miroir lui dit qu’il vieillit, il m’offrece sacrifice: donc brouillerie complète, oui, et réconciliationseulement dans le cas où il n’y aurait que ce moyen de l’empêcherde s’en aller. Assurément, je mettrai à son congé toute la bonneamitié possible, mais après l’omission courtisanesque des motsprocédure injuste dans le billet du prince, je sens que pour ne pasle haïr j’ai besoin de passer quelques mois sans le voir. Danscette soirée décisive, je n’avais pas besoin de son esprit; ilfallait seulement qu’il écrivît sous ma dictée, il n’avait qu’àécrire ce mot, que j’avais obtenu par mon caractère: ses habitudesde bas courtisan l’ont emporté. Il me disait le lendemain qu’iln’avait pu faire signer une absurdité par son prince, qu’il auraitfallu des lettres de grâce: eh! bon Dieu! avec de telles gens, avecces monstres de vanité et de rancune qu’on appelle des Farnèse, onprend ce qu’on peut. »

A cette idée, toute la colère de la duchesse se ranima. »Leprince m’a trompée, se disait-elle, et avec quelle lâcheté!… Cethomme est sans excuse: il a de l’esprit, de la finesse, duraisonnement; il n’y a de bas en lui que ses passions. Vingt foisle comte et moi nous l’avons remarqué, son esprit ne devientvulgaire que lorsqu’il s’imagine qu’on a voulu l’offenser. Eh bien!le crime de Fabrice est étranger à la politique, c’est un petitassassinat comme on en compte cent par an dans ces heureux Etats,et le comte m’a juré qu’il a fait prendre les renseignements lesplus exacts, et que Fabrice est innocent. Ce Giletti n’était pointsans courage: se voyant à deux pas de la frontière, il eut tout àcoup la tentation de se défaire d’un rival qui plaisait. »

La duchesse s’arrêta longtemps pour examiner s’il était possiblede croire à la culpabilité de Fabrice: non pas qu’elle trouvât quece fût un bien gros péché, chez un gentilhomme du rang de sonneveu, de se défaire de l’impertinence d’un histrion; mais, dansson désespoir, elle commençait à sentir vaguement qu’elle allaitêtre obligée de se battre pour prouver cette innocence deFabrice. »Non, se dit-elle enfin, voici une preuve décisive; il estcomme le pauvre Pietranera, il a toujours des armes dans toutes sespoches, et, ce jour-là, il ne portait qu’un mauvais fusil à uncoup, et encore, emprunté à l’un des ouvriers.

« Je hais le prince parce qu’il m’a trompée, et trompée de lafaçon la plus lâche; après son billet de pardon, il a fait enleverle pauvre garçon à Bologne, etc. Mais ce compte se réglera. »Versles cinq heures du matin, la duchesse, anéantie par ce long accèsde désespoir, sonna ses femmes; celles-ci jetèrent un cri. Enl’apercevant sur son lit tout habillée, avec ses diamants, pâlecomme ses draps et les yeux fermés, il leur sembla la voir exposéesur un lit de parade après sa mort. Elles l’eussent crue tout àfait évanouie, si elles ne se fussent rappelé qu’elle venait de lessonner. Quelques larmes fort rares coulaient de temps à autre surses joues insensibles; ses femmes comprirent par un signe qu’ellevoulait être mise au lit.

Deux fois après la soirée du ministre Zurla, le comte s’étaitprésenté chez la duchesse: toujours refusé, il lui écrivit qu’ilavait un conseil à lui demander pour lui-même: « Devait-il garder saposition après l’affront qu’on osait lui faire? »Le comte ajoutait: »Le jeune homme est innocent mais, fût-il coupable, devait-onl’arrêter sans m’en prévenir, moi, son protecteur déclaré? »Laduchesse ne vit cette lettre que le lendemain.

Le comte n’avait pas de vertu; l’on peut même ajouter que ce queles libéraux entendent par vertu (chercher le bonheur du plus grandnombre) lui semblait une duperie; il se croyait obligé à chercheravant tout le bonheur du comte Mosca della Rovere; mais il étaitplein d’honneur et parfaitement sincère lorsqu’il parlait de sadémission. De la vie il n’avait dit un mensonge à la duchesse;celle-ci du reste ne fit pas la moindre attention à cette lettre;son parti, et un parti bien pénible, était pris, feindre d’oublierFabrice; après cet effort, tout lui était indifférent.

Le lendemain, sur le midi, le comte, qui avait passé dix fois aupalais Sanseverina, enfin fut admis; il fut atterré à la vue de laduchesse… « Elle a quarante ans! se dit-il, et hier si brillante! sijeune!… Tout le monde me dit que, durant sa longue conversationavec la Clélia Conti, elle avait l’air aussi jeune et bienautrement séduisante. »

La voix, le ton de la duchesse étaient aussi étranges quel’aspect de sa personne. Ce ton, dépouillé de toute passion, detout intérêt humain, de toute colère, fit pâlir le comte; il luirappela la façon d’être d’un de ses amis qui, peu de moisauparavant, sur le point de mourir, et ayant déjà reçu lessacrements, avait voulu l’entretenir.

Après quelques minutes, la duchesse put lui parler. Elle leregarda, et ses yeux restèrent éteints:

– Séparons-nous, mon cher comte, lui dit-elle d’une voix faible,mais bien articulée, et quelle s’efforçait de rendre aimable,séparons-nous, il le faut! Le ciel m’est témoin que, depuis cinqans, ma conduite envers vous a été irréprochable. Vous m’avez donnéune existence brillante, au lieu de l’ennui qui aurait été montriste partage au château de Grianta, sans vous j’aurais rencontréla vieillesse quelques années plus tôt… De mon côté ma seuleoccupation a été de chercher à vous faire trouver le bonheur. C’estparce que je vous aime que je vous propose cette séparation àl’amiable, comme on dirait en France.

Le comte ne comprenait pas; elle fut obligée de répéterplusieurs fois. Il devint d’une pâleur mortelle, et, se jetant àgenoux auprès de son lit, il dit tout ce que l’étonnement profond,et en suite le désespoir le plus vif, peuvent inspirer à un hommed’esprit passionnément amoureux. A chaque moment il offrait dedonner sa démission et de suivre son amie dans quelque retraite àmille lieues de Parme.

– Vous osez me parler de départ, et Fabrice est ici!s’écria-t-elle en se soulevant à demi.

Mais comme elle aperçut que ce nom de Fabrice faisait uneimpression pénible, elle ajouta après un moment de repos et enserrant légèrement la main du comte:

– Non, cher ami, je ne vous dirai pas que je vous ai aimé aveccette passion et ces transports que l’on n’éprouve plus, ce mesemble, après trente ans, et je suis déjà bien loin de cet âge. Onvous aura dit que j’aimais Fabrice, car je sais que le bruit en acouru dans cette cour méchante. (Ses yeux brillèrent pour lapremière fois dans cette conversation, en prononçant ce motméchante.) Je vous jure devant Dieu, et sur la vie de Fabrice quejamais il ne s’est passé entre lui et moi la plus petite chose quen’eût pas pu souffrir l’oeil d’une tierce personne. Je ne vousdirai pas non plus que je l’aime exactement comme ferait une soeur,je l’aime d’instinct, pour parler ainsi. J’aime en lui son couragesi simple et si parfait, que l’on peut dire qu’il ne s’en aperçoitpas lui-même, je me souviens que ce genre d’admiration commença àson retour de Waterloo. Il était encore enfant, malgré ses dix-septans; sa grande inquiétude était de savoir si réellement il avaitassisté à la bataille et dans le cas du oui, s’il pouvait dires’être battu lui qui n’avait marché à l’attaque d’aucune batte rieni d’aucune colonne ennemie. Ce fut pendant les graves discussionsque nous avions ensemble sur ce sujet important, que je commençai àvoir en lui une grâce parfaite. Sa grande âme se révélait à moi;que de savants mensonges eût étalés, à sa place, un jeune hommebien élevé! Enfin s’il n’est heureux je ne puis être heureuse.Tenez, voilà un mot qui peint bien l’état de mon coeur; si ce n’estla vérité, c’est au moins tout ce que j’en vois.

Le comte, encouragé par ce ton de franchise et d’intimité,voulut lui baiser la main: elle la retira avec une sorted’horreur.

– Les temps sont finis, lui dit-elle; je suis une femme detrente-sept ans, je me trouve à la porte de la vieillesse, j’enressens déjà tous les découragements, et peut-être même suis-jevoisine de la tombe. Ce moment est terrible, à ce qu’on dit, etpourtant il me semble que je le désire. J’éprouve le pire symptômede la vieillesse: mon coeur est éteint par cet affreux malheur, jene puis plus aimer. Je ne vois plus en vous, cher comte, quel’ombre de quelqu’un qui me fut cher. Je dirai plus, c’est lareconnaissance toute seule qui me fait vous tenir ce langage.

– Que vais-je devenir? lui répétait le comte moi qui sens que jevous suis attaché avec plus dé passion que les premiers jours,quand je vous voyais à la Scala!

– Vous avouerai-je une chose, cher ami, parler d’amour m’ennuie,et me semble indécent. Allons, dit-elle en essayant de sourire,mais en vain, courage! soyez homme d’esprit, homme judicieux, hommeà ressources dans les occurrences. Soyez avec moi ce que vous êtesréellement aux yeux des indifférents, l’homme le plus habile et leplus grand politique que l’Italie ait produit depuis dessiècles.

Le comte se leva et se promena en silence pendant quelquesinstants.

– Impossible, chère amie, lui dit-il enfin: je suis en proie auxdéchirements de la passion la plus violente, et vous me demandezd’interroger ma raison! Il n’y a plus de raison pour moi!

– Ne parlons pas de passion, je vous prie, dit-elle d’un tonsec.

Et ce fut pour la première fois, après deux heures d’entretien,que sa voix prit une expression quelconque.

Le comte, au désespoir lui-même, chercha à la consoler.

– Il m’a trompée, s’écriait-elle sans répondre en aucune façonaux raisons d’espérer que lui exposait le comte, il m’a trompée dela façon la plus lâche!

Et sa pâleur mortelle cessa pour un instant; mais, même dans unmoment d’excitation violente, le comte remarqua qu’elle n’avait pasla force de soulever les bras.

« Grand Dieu! serait-il possible, pensa-t-il, qu’elle ne fût quemalade? en ce cas pourtant ce serait le début de quelque maladiefort grave. »Alors, rempli d’inquiétude, il proposa de faire appelerle célèbre Razori, le premier médecin du pays et de l’Italie’.

– Vous voulez donc donner à un étranger le plaisir de connaîtretoute l’étendue de mon désespoir?… Est-ce là le conseil d’untraître ou d’un ami?

Et elle le regarda avec des yeux étranges.

« C’en est fait, se dit-il avec désespoir, elle n’a plus d’amourpour moi! et bien plus, elle ne me place plus même au rang deshommes d’honneur vulgaires. »

Je vous dirai, ajouta le comte en parlant avec empressement, quej’ai voulu avant tout avoir des détails sur l’arrestation qui nousmet au désespoir, et, chose étrange! je ne sais encore rien depositif; j’ai fait interroger les gendarmes de la station voisine,ils ont vu arriver le prisonnier par la route de Castelnovo, et ontreçu l’ordre de suivre sa sediola. J’ai réexpédié aussitôt Bruno,dont vous connaissez le zèle non moins que le dévouement; il aordre de remonter de station en station pour savoir où et commentFabrice a été arrêté.

En entendant prononcer le nom de Fabrice, la duchesse fut saisied’une légère convulsion. `

– Pardonnez, mon ami, dit-elle au comte dès qu’elle put parler;ces détails m’intéressent fort, donnez-les-moi tous, faites-moibien comprendre les plus petites circonstances.

– Eh bien! madame, reprit le comte en essayant un petit air delégèreté pour tenter de la distraire un peu, j’ai envie d’envoyerun commis de confiance à Bruno et d’ordonner à celui-ci de pousserjusqu’à Bologne; c’est là, peut-être, qu’on aura enlevé notre jeuneami. De quelle date est sa dernière lettre?

– De mardi, il y a cinq jours.

– Avait-elle été ouverte à la poste?

– Aucune trace d’ouverture. Il faut vous dire qu’elle étaitécrite sur du papier horrible; l’adresse est d’une main de femme,et cette adresse porte le nom d’une vieille blanchisseuse parentede ma femme de chambre. La blanchisseuse croit qu’il s’agit d’uneaffaire d’amour, et la Chékina lui rembourse les ports de lettressans y rien ajouter.

Le comte, qui avait pris tout à fait le ton d’un hommed’affaires, essaya de découvrir, en discutant avec la duchesse,quel pouvait avoir été le jour de l’enlèvement à Bologne. Ils’aperçut alors seulement, lui qui avait ordinairement tant detact, que c’était là le ton qu’il fallait prendre. Ces détailsintéressaient la malheureuse femme et semblaient la distraire unpeu. Si le comte n’eût pas été amoureux, il eût eu cette idée sisimple dès son entrée dans la chambre. La duchesse le renvoya pourqu’il pût sans délai expédier de nouveaux ordres au fidèle Brano.Comme on s’occupait en passant de la question de savoir s’il yavait eu sentence avant le moment où le prince avait signé lebillet adressé à la duchesse, celle-ci saisit avec une sorted’empressement l’occasion de dire au comte:

– Je ne vous reprocherai point d’avoir omis les mots injusteprocédure dans le billet que vous écrivîtes et qu’il signa, c’étaitl’instinct de courtisan qui vous prenait à la gorge; sans vous endouter, vous préfériez l’intérêt de votre maître à celui de votreamie. Vous avez mis vos actions à mes ordres, cher comte, et celadepuis longtemps, mais il n’est pas en votre pouvoir de changervotre nature, vous avez de grands talents pour être ministre, maisvous avez aussi l’instinct de ce métier. La suppression du motinjuste me perd mais loin de moi de vous la reprocher en aucunefaçon, ce fut la faute de l’instinct et non pas celle de lavolonté.

« Rappelez-vous, ajouta-t-elle en changeant de ton et de l’air leplus impérieux, que je ne suis point trop affligée de l’enlèvementde Fabrice, que je n’ai pas eu la moindre velléité de m’éloigner dece pays-ci, que je suis remplie de respect pour le prince. Voilà ceque vous avez à dire, et voici, moi, ce que je veux vous dire:Comme je compte seule diriger ma conduite à l’avenir, je veux meséparer de vous à l’amiable, c’est-à-dire en bonne et vieille amie.Comptez que j’ai soixante ans; la jeune femme est morte en moi, jene puis plus m’exagérer rien au monde, je ne puis plus aimer. Maisje serais encore plus malheureuse que je ne le suis s’il m’arrivaitde compromettre votre destinée. Il peut entrer dans mes projets deme donner l’apparence d’avoir un jeune amant, et je ne voudrais pasvous voir affligé. Je puis vous jurer sur le bonheur de Fabrice,elle s’arrêta une demi-minute après ce mot, que jamais je ne vousai fait une infidélité, et cela en cinq années de temps. C’est bienlong, dit-elle; elle essaya de sourire; ses joues si pâless’agitèrent, mais ses lèvres ne purent se séparer. Je vous juremême que jamais je n’en ai eu le projet ni l’envie. Cela bienentendu, laissez-moi.

Le comte sortit, au désespoir, du palais Sanseverina: il voyaitchez la duchesse l’intention bien arrêtée de se séparer de lui, etjamais il n’avait été aussi éperdument amoureux. C’est là une deces choses sur lesquelles je suis obligé de revenir souvent, parcequ’elles sont improbables hors de l’Italie. En rentrant chez lui ilexpédia jusqu’à six personnes différentes sur la route deCastelnovo et de Bologne, et les chargea de lettres. »Mais ce n’estpas tout, se dit le malheureux comte, le prince peut avoir lafantaisie de faire exécuter ce malheureux enfant, et cela pour sevenger du ton que la duchesse prit avec lui le jour de ce fatalbillet. Je sentais que la duchesse passait une limite que l’on nedoit jamais franchir, et c’est pour raccommoder les choses que j’aieu la sottise incroyable de supprimer le mot procédure injuste, leseul qui liât le souverain… Mais bah! ces gens-là sont-ils liés parquelque chose? C’est là sans doute la plus grande faute de ma vie,j’ai mis au hasard tout ce qui peut en faire le prix pour moi: ils’agit de réparer cette étourderie à force d’activité et d’adresse;mais enfin si je ne puis rien obtenir, même en sacrifiant un peu dema dignité, je plante là cet homme; avec ses rêves de hautepolitique, avec ses idées de se faire roi constitutionnel de laLombardie, nous verrons comment il me remplacera… Fabio Conti n’estqu’un sot, le talent de Rassi se réduit à faire pendre légalementun homme qui déplaît au pouvoir. »

Une fois cette résolution bien arrêtée de renoncer au ministèresi les rigueurs à l’égard de Fabrice dépassaient celles d’unesimple détention, le comte se dit: « Si un caprice de la vanité decet homme imprudemment bravée me coûte le bonheur, du moinsl’honneur me restera… A propos, puisque je me moque de monportefeuille, je puis me permettre cent actions qui, ce matinencore, m’eussent semblé hors du possible. Par exemple, je vaistenter tout ce qui est humainement faisable pour faire évaderFabrice… Grand Dieu! s’écria le comte en s’interrompant et ses yeuxs’ouvrant à l’excès comme à la vue d’un bonheur imprévu, laduchesse ne m’a pas parlé d’évasion, aurait-elle manqué desincérité une fois en sa vie, et la brouille ne serait-elle que ledésir que je trahisse le prince? Ma foi, c’est fait! »

L’oeil du comte avait repris toute sa finesse satirique. »Cetaimable fiscal Rassi est payé par le maître pour toutes lessentences qui nous déshonorent en Europe, mais il n’est pas homme àrefuser d’être payé par moi pour trahir les secrets du maître. Cetanimal-là a une maîtresse et un confesseur mais la maîtresse estd’une trop vile espèce pour que je puisse lui parler, le lendemainelle raconterait l’entrevue à toutes les fruitières duvoisinage. »Le comte, ressuscité par cette lueur d’espoir, étaitdéjà sur le chemin de la cathédrale; étonné de la légèreté de sadémarche, il sourit malgré son chagrin: « Ce que c’est, dit-il quede n’être plus ministre! »Cette cathédrale, comme beaucoup d’églisesen Italie, sert de passage d’une rue à l’autre, le comte vit deloin un des grands vicaires de l’archevêque qui traversait lanef.

– Puisque je vous rencontre, lui dit-il, vous serez assez bonpour épargner à ma goutte la fatigue mortelle de monter jusque chezMgr l’archevêque. Je lui aurais toutes les obligations du mondes’il voulait bien descendre jusqu’à la sacristie.

L’archevêque fut ravi de ce message, il avait mille choses àdire au ministre au sujet de -Fabrice. Mais le ministre devina queces choses n’étaient que des phrases et ne voulut rien écouter.

– Quel homme est-ce que Dugnani, vicaire de Saint-Paul?

– Un petit esprit et une grande ambition répondit l’archevêque,peu de scrupules et une extrême pauvreté, car nous en avons desvices!

– Tudieu, monseigneur! s’écria le ministre, vous peignez commeTacite.

Et il prit congé de lui en riant.

A peine de retour au ministère, il fit appeler l’abbéDugnani.

– Vous dirigez la conscience de mon excellent ami le fiscalgénéral Rassi, n’aurait-il rien à me dire?

Et, sans autres paroles ou plus de cérémonie, il renvoya leDugnani.

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