La Chartreuse de Parme

Chapitre 11

 

La duchesse organisa des soirées charmantes au palais quin’avait jamais vu tant de gaieté; jamais elle né fut plus aimableque cet hiver, et pourtant elle vécut au milieu des plus grandsdangers; mais aussi, pendant cette saison critique, il ne luiarriva pas deux fois de songer avec un certain degré de malheur àl’étrange changement de Fabrice. Le jeune prince venait de fortbonne heure aux soirées aimables de sa mère, qui lui disaittoujours:

– Allez-vous-en donc gouverner; je parie qu’il y a sur votrebureau plus de vingt rapports qui attendent un oui ou un non, et jene veux pas que l’Europe m’accuse de faire de vous un roi fainéantpour régner à votre place.

Ces avis avaient le désavantage de se présenter toujours dansles moments les plus inopportuns, c’est-à-dire quand Son Altesse,ayant vaincu sa timidité, prenait part à quelque charade en actionqui l’amusait fort. Deux fois la semaine il y avait des parties decampagne où, sous prétexte de conquérir au nouveau souverainl’affection de son peuple la princesse admettait les plus joliesfemmes dé la bourgeoisie. La duchesse, qui était l’âme de cettecour joyeuse, espérait que ces belles bourgeoises, qui toutesvoyaient avec une envie mortelle la haute fortune du bourgeoisRassi raconteraient au prince quelqu’une des friponneries sansnombre de ce ministre. Or, entre autres idées enfantines, le princeprétendait avoir un ministère moral.

Rassi avait trop de sens pour ne pas sentir combien ces soiréesbrillantes de la cour de la princesse, dirigées par son ennemie,étaient dangereuses pour lui. Il n’avait pas voulu remettre aucomte Mosca la sentence fort légale rendue contre Fabrice; ilfallait donc que la duchesse ou lui disparussent de la cour.

Le jour de ce mouvement populaire, dont maintenant il était debon ton de nier l’existence, on avait distribué de l’argent aupeuple. Rassi partit de là: plus mal mis encore que de coutume, ilmonta dans les maisons les plus misérables de la ville, et passades heures entières en conversation réglée avec leurs pauvreshabitants. Il fut bien récompensé de tant de soins: après quinzejours de ce genre de vie il eut la certitude que Ferrante Pallaavait été le chef secret de l’insurrection, et bien plus, que cetêtre, pauvre toute sa vie comme un grand poète, avait fait vendrehuit ou dix diamants à Gênes.

On citait entre autres cinq pierres de prix qui valaientréellement plus de 40000 francs, et que dix jours avant la mort duprince on avait laissées pour 35000 francs, parce que, disait-on,on avait besoin d’argent.

Comment peindre les transports de joie du ministre de la justiceà cette découverte? Il s’apercevait que tous les jours on luidonnait des ridicules à la cour de la princesse douairière, etplusieurs fois le prince, parlant d’affaires avec lui, lui avait riau nez avec toute la naïveté de la jeunesse. Il faut avouer que leRassi avait des habitudes singulièrement plébéiennes: par exemple,dès qu’une discussion l’intéressait, il croisait les jambes etprenait son soulier dans la main, si l’intérêt croissait, ilétalait son mouchoir de coton rouge sur sa jambe, etc. Le princeavait beaucoup ri de la plaisanterie d’une des plus jolies femmesde la bourgeoisie, qui, sachant d’ailleurs qu’elle avait la jambefort bien faite, s’était mise à imiter ce geste élégant du ministrede la justice.

Rassi sollicita une audience extraordinaire et dit auprince:

– Votre Altesse voudrait-elle donner cent mille francs poursavoir au juste quel a été le genre de mort de son auguste père?avec cette somme, la justice serait mise à même de saisir lescoupables s’il y en a.

La réponse du prince ne pouvait être douteuse.

A quelque temps de là, la Chékina avertit la duchesse qu’on luiavait offert une grosse somme pour laisser examiner les diamants desa maîtresse par un orfèvre, elle avait refusé avec indignation. Laduchesse la gronda d’avoir refusé; et, à huit jours de là, laChékina eut des diamants à montrer. Le jour pris pour cetteexhibition des diamants, le comte Mosca plaça deux hommes sûrsauprès de chacun des orfèvres de Parme, et sur le minuit il vintdire à la duchesse que l’orfèvre curieux n’était autre que le frèrede Rassi. La duchesse, qui était fort gaie ce soir-là (on jouait aupalais une comédie dell’arte, c’est-à-dire où chaque personnageinvente le dialogue à mesure qu’il le dit, le plan seul de lacomédie est affiché dans la coulisse), la duchesse, qui jouait unrôle avait pour amoureux dans la pièce le comte Baldi, l’ancien amide la marquise Raversi, qui était présente. Le prince, l’homme leplus timide de ses Etats, mais fort joli garçon et doué du coeur leplus tendre, étudiait le rôle du comte Baldi, et voulait le jouer àla seconde représentation.

– J’ai bien peu de temps, dit la duchesse au comte, je parais àla première scène du second acte; passons dans la salle desgardes.

Là au milieu de vingt gardes du corps, tous fort éveillés etfort attentifs aux discours du premier ministre et de la grandemaîtresse, la duchesse dit en riant a son ami:

– Vous me grondez toujours quand je dis des secrets inutilement.C’est par moi que fut appelé au trône Ernest V; il s’agissait devenger Fabrice, que j’aimais alors bien plus qu’aujourd’hui,quoique toujours fort innocemment. Je sais bien que vous ne croyezguère à cette innocence, mais peu importe, puisque vous m’aimezmalgré mes crimes. Eh bien! voici un crime véritable: j’ai donnétous mes diamants à une espèce de fou fort intéressant, nomméFerrante Palla, je l’ai même embrassé pour qu’il fît périr l’hommequi voulait faire empoisonner Fabrice. Où est le mal?

– Ah! voilà donc où Ferrante avait pris de l’argent pour sonémeute! dit le comte, un peu stupéfait; et vous me racontez toutcela dans la salle des gardes!

– C’est que je suis pressée, et voici le Rassi sur les traces ducrime. Il est bien vrai que je n’ai jamais parlé d’insurrection,car j’abhorre les jacobins. Réfléchissez là-dessus et dites-moivotre avis après la pièce.

– Je vous dirai tout de suite qu’il faut inspirer de l’amour auprince… Mais en tout bien tout honneur, au moins!

On appelait la duchesse pour son entrée en scène, elles’enfuit.

Quelques jours après, la duchesse reçut par la poste une grandelettre ridicule, signée du nom d’une ancienne femme de chambre àelle, cette femme demandait à être employée à la cour, mais laduchesse avait reconnu du premier coup d’oeil que ce n’était ni sonécriture ni son style. En ouvrant la feuille pour lire la secondepage, la duchesse vit tomber à ses pieds une petite imagemiraculeuse de la Madone, pliée dans une feuille imprimée d’unvieux livre’. Après avoir jeté un coup d’oeil sur l’image, laduchesse lut quelques lignes de la vieille feuille imprimée. Sesyeux brillèrent, et elle y trouvait ces mots:

Le tribun a pris cent francs par mois, non plus; avec le resteon voulut ranimer le feu sacré dans des âmes qui se trouvèrentglacées par l’égoïsme. Le renard est sur mes traces, c’est pourquoije n’ai pas cherché à voir une dernière fois l’être adoré. Je mesuis dit, elle n’aime pas la république, elle qui m’est supérieurepar l’esprit autant que par les grâces et la beauté. D’ailleurs,comment faire une république sans républicains? Est-ce que je metromperais? Dans six mois, je parcourrai, le microscope à la main,et à pied, les petites villes d’Amérique, je verrai si je doisencore aimer la seule rivale que vous ayez dans mon coeur. Si vousrecevez cette lettre, madame la baronne, et qu’aucun oeil profanene l’ait lue avant vous, faites briser un des jeunes frênes plantésà vingt pas de l’endroit où j’osai vous parler pour la premièrefois. Alors je ferai enterrer, sous le grand buis du jardin quevous remarquâtes une fois en mes jours heureux, une boîte où setrouveront de ces choses qui font calomnier les gens de monopinion. Certes, je me fusse bien gardé d’écrire si le renardn’était sur mes traces, et ne pouvait arriver à cet être céleste;voir le bais dans quinze jours.

« Puisqu’il a une imprimerie à ses ordres, se dit la duchesse,bientôt nous aurons un recueil de sonnets, Dieu sait le nom qu’ilm’y donnera! »

La coquetterie de la duchesse voulut faire un essai; pendanthuit jours elle fut indisposée, et la cour n’eut plus de joliessoirées. La princesse, fort scandalisée de tout ce que la peurqu’elle avait de son fils l’obligeait de faire dès les premiersmoments de son veuvage, alla passer ces huit jours dans un couventattenant à l’église où le feu prince était inhumé. Cetteinterruption des soirées jeta sur les bras du prince une masseénorme de loisir, et porta un échec notable au crédit du ministrede la justice. Ernest V comprit tout l’ennui qui le menaçait si laduchesse quittait la cour ou seulement cessait dry répandre lajoie. Les soirées recommencèrent, et le prince se montra de plus enplus intéressé par les comédies dell’arte. Il avait le projet deprendre un rôle, mais n’osait avouer cette ambition. Un jour,rougissant beaucoup, il dit à la duchesse:

– Pourquoi ne jouerais-je pas moi aussi?

– Nous sommes tous ici aux ordres de Votre Altesse; si elledaigne m’en donner l’ordre, je ferai arranger le plan d’unecomédie, toutes les scènes brillantes du rôle de Votre Altesseseront avec moi, et comme les premiers jours tout le monde hésiteun peu, si Votre Altesse veut me regarder avec quelque attention,je lui dirai les réponses qu’elle doit faire.

Tout fut arrangé et avec une adresse infinie. Le prince forttimide avait honte d’être timide, les soins que se donna laduchesse pour ne pas faire souffrir cette timidité innée firent uneimpression profonde sur le jeune souverain.

Le jour de son début, le spectacle commença une demi-heure plustôt qu’à l’ordinaire, et il n’y avait dans le salon, au moment oùl’on passa dans la salle de spectacle, que huit ou dix femmesâgées. Ces figures-là n’imposaient guère au prince, et d’ailleurs,élevées à Munich dans les vrais principes monarchiques, ellesapplaudissaient toujours. Usant de son autorité comme grandemaîtresse, la duchesse ferma à clef la porte par laquelle levulgaire des courtisans entrait au spectacle. Le prince, qui avaitde l’esprit littéraire et une belle figure, se tira fort bien deses premières scènes; il répétait avec intelligence les phrasesqu’il lisait dans les yeux de la duchesse, ou qu’elle lui indiquaità demi-voix. Dans un moment où les rares spectateursapplaudissaient de toutes leurs forces, la duchesse fit un signe,la porte d’honneur fut ouverte, et la salle de spectacle occupée enun instant par toutes les jolies femmes de la cour, qui, trouvantau prince une figure charmante et l’air fort heureux, se mirent àapplaudir, le prince rougit de bonheur. Il jouait le rôle d’unamoureux de la duchesse. Bien loin d’avoir à lui suggérer desparoles, bientôt elle fut obligée de l’engager à abréger lesscènes; il parlait d’amour avec un enthousiasme qui souventembarrassait l’actrice ses répliques duraient cinq minutes. Laduchesse n’était plus cette beauté éblouissante de l’annéeprécédente; la prison de Fabrice, et, bien plus encore, le séjoursur le lac Majeur avec Fabrice devenu morose et silencieux, avaientdonné dix ans de plus à la belle Gina. Ses traits s’étaientmarqués, ils avaient plus d’esprit et moins de jeunesse.

Ils n’avaient plus que bien rarement l’enjouement du premierâge; mais à la scène, avec du rouge et tous les secours que l’artfournit aux actrices, elle était encore la plus jolie femme de lacour. Les tirades passionnées, débitées par le prince, donnèrentl’éveil aux courtisans; tous se disaient ce soir-là:

– Voici la Balbi de ce nouveau règne.

Le comte se révolta intérieurement. La pièce finie, la duchessedit au prince devant toute la cour:

– Votre Altesse joue trop bien; on va dire que vous êtesamoureux d’une femme de trente-huit ans’, ce qui fera manquer monétablissement avec le comte. Ainsi, je ne jouerai plus avec VotreAltesse, à moins que le prince ne me jure de m’adresser la parolecomme il le ferait à une femme d’un certain âge, à Mme la marquiseRaversi, par exemple.

On répéta trois fois la même pièce; le prince était fou debonheur; mais, un soir, il parut fort soucieux.

– Ou je me trompe fort, dit la grande maîtresse à sa princesse,ou le Rassi cherche à nous jouer quelque tour; je conseillerais àVotre Altesse d’indiquer un spectacle pour demain; le prince joueramal, et dans son désespoir, il vous dira quelque chose.

Le prince joua fort mal en effet; on l’entendait à peine, et ilne savait plus terminer ses phrases. A la fin du premier acte, ilavait presque les larmes aux yeux; la duchesse se tenait auprès delui, mais froide et immobile. Le prince, se trouvant un instantseul avec elle, dans le foyer des acteurs, alla fermer laporte.

– Jamais, lui dit-il, je ne pourrai jouer le second et letroisième acte, je ne veux pas absolument être applaudi parcomplaisance; les applaudissements qu’on me donnait ce soir mefendaient le coeur. Donnez-moi un conseil, que faut-il faire?

– Je vais m’avancer sur la scène, faire une profonde révérence àSon Altesse, une autre au public, comme un véritable directeur decomédie, et dire que l’acteur qui jouait le rôle de Lélio, setrouvant subitement indisposé, le spectacle se terminera parquelques morceaux de musique. Le comte Rusca et la petite Ghisolfiseront ravis de pouvoir montrer à une aussi brillante assembléeleurs petites voix aigrelettes.

Le prince prit la main de la duchesse, et la baisa avectransport.

– Que n’êtes-vous un homme, lui dit-il, vous me donneriez un bonconseil: Rassi vient de déposer sur mon bureau centquatre-vingt-deux dépositions contre les prétendus assassins de monpère. Outre les dépositions, il y a un acte d’accusation de plus dedeux cents pages; il me faut lire tout cela, et, de plus, j’aidonné ma parole de n’en rien dire au comte. Ceci mène tout droit àdes supplices; déjà il veut que je fasse enlever en France, prèsd’Antibes, Ferrante Palla, ce grand poète que j’admire tant. Il estlà sous le nom de Poncet.

– Le jour où vous ferez pendre un libéral Rassi sera lié auministère par des chaînes de fer et c’est ce qu’il veut avant tout;mais Votre Altesse ne pourra plus annoncer une promenade deuxheures à l’avance. Je ne parlerai ni à la princesse, ni au comte ducri de douleur qui vient de vous échapper; mais, comme d’après monserment je ne dois avoir aucun secret pour la princesse, je seraisheureuse si Votre Altesse voulait dire à sa mère les mêmes chosesqui lui sont échappées avec moi.

Cette idée fit diversion à la douleur d’acteur chuté quiaccablait le souverain.

– Eh bien! allez avertir ma mère, je me rends dans son grandcabinet.

Le prince quitta les coulisses, traversa un salon par lequel onarrivait au théâtre, renvoya d’un air dur le grand chambellan etl’aide de camp de service qui le suivaient; de son côté laprincesse quitta précipitamment le spectacle; arrivée dans le grandcabinet, la grande maîtresse fit une profonde révérence à la mèreet au fils, et les laissa seuls. On peut juger de l’agitation de lacour, ce sont là les choses qui la rendent si amusante. Au boutd’une heure le prince lui-même se présenta à la porte du cabinet etappela la duchesse; la princesse était en larmes, son fils avaitune physionomie tout altérée.

« Voici des gens faibles qui ont de l’humeur, se dit la grandemaîtresse, et qui cherchent un prétexte pour se fâcher contrequelqu’un. >> D’abord la mère et le fils se disputèrent laparole pour raconter les détails à la duchesse, qui dans sesréponses eut grand soin de ne mettre en avant aucune idée. Pendantdeux mortelles heures les trois acteurs de cette scène ennuyeuse nesortirent pas des rôles que nous venons d’indiquer. Le prince allachercher lui-même les deux énormes portefeuilles que Rassi avaitdéposés sur son bureau; en sortant du grand cabinet de sa mère, iltrouva toute la cour qui attendait.

– Allez-vous-en, laissez-moi tranquille! s’écria-t-il, d’un tonfort impoli et qu’on ne lui avait Jamais vu.

Le prince ne voulait pas être aperçu portant lui-même les deuxportefeuilles, un prince ne doit rien porter. Les courtisansdisparurent en un clin d’oeil. En repassant, le prince ne trouvaplus que les valets de chambre qui éteignaient les bougies; il lesrenvoya avec fureur, ainsi que le pauvre Fontana, aide de camp deservice, qui avait eu la gaucherie de rester, par zèle.

– Tout le monde prend à tâche de m’impatienter ce soir, dit-ilavec humeur à la duchesse, comme il rentrait dans le cabinet.

Il lui croyait beaucoup d’esprit et il était furieux de cequ’elle s’obstinait évidemment à ne pas ouvrir un avis. Elle, deson côté, était résolue à ne rien dire qu’autant qu’on luidemanderait son avis bien expressément. Il s’écoula encore unegrosse demi-heure avant que le prince, qui avait le sentiment de sadignité, se déterminât à lui dire:

– Mais madame, vous ne dites rien.

– Je suis ici pour servir la princesse, et oublier bien vite cequ’on dit devant moi.

– Eh bien! madame, dit le prince en rougissant beaucoup, je vousordonne de me donner votre avis.

– On punit les crimes pour empêcher qu’ils ne se renouvellent.Le feu prince a-t-il été empoisonné? c’est ce qui est fort douteux;a-t-il été empoisonné par les jacobins? c’est ce que Rassi voudraitbien prouver, car alors il devient pour Votre Altesse un instrumentnécessaire à tout jamais. Dans ce cas, Votre Altesse, qui commenceson règne, peut se promettre bien des soirées comme celle-ci. Vossujets disent généralement, ce qui est de toute vérité, que VotreAltesse a de la bonté dans le caractère; tant qu’elle n’aura pasfait pendre quelque libéral, elle jouira de cette réputation, etbien certainement personne ne songera à lui préparer du poison.

– Votre conclusion est évidente, s’écria la princesse avechumeur; vous ne voulez pas que l’on punisse les assassins de monmari!

– C’est qu’apparemment, madame, je suis liée à eux par unetendre amitié.

La duchesse voyait dans les yeux du prince qu’il la croyaitparfaitement d’accord avec sa mère pour lui dicter un plan deconduite. Il y eut entre les deux femmes une succession assezrapide d’aigres reparties, à la suite desquelles la duchesseprotesta qu’elle ne dirait plus une seule parole, et elle futfidèle à sa résolution; mais le prince, après une longue discussionavec sa mère, lui ordonna de nouveau de dire son avis.

– C’est ce que je jure à Vos Altesses de ne point faire!

– Mais c’est un véritable enfantillage! s’écria le prince.

– Je vous prie de parler, madame la duchesse dit la princessed’un air digne.

– C’est ce dont je vous supplie de me dispenser, madame; maisVotre Altesse, ajouta la duchesse en s’adressant au prince, litparfaitement le français; pour calmer nos esprits agités,voudrait-elle nous lire une fable de La Fontaine?

La princesse trouva ce nous fort insolent, mais elle eut l’air àla fois étonné et amusé, quand la grande maîtresse, qui était alléedu plus grand sang-froid ouvrir la bibliothèque, revint avec unvolume des Fables de La Fontaine t; elle le feuilleta quelquesinstants, puis dit au prince, en le lui présentant:

– Je supplie Votre Altesse de lire toute la fable.

LE JARDINIER ET SON SEIGNEUR

Un amateur de jardinage Demi-bourgeois, demi-manant, Possédaiten certain village Un jardin assez propre, et le clos attenant. Ilavait de plant vif fermé cette étendue: Là croissaient à plaisirl’oseille et la laitue, De quoi faire à Margot pour sa fête unbouquet, Peu de jasmin d’Espagne et force serpolet. Cette félicitépar un lièvre troublée Fit qu’au seigneur du bourg notre homme seplaignit. Ce maudit animal vient prendre sa goulée Soir et matin,dit-il, et des pièges se rit; Les pierres les bâtons y perdent leurcrédit: Il est sorcier, je crois – Sorcier! je l’en défie, Repartitle seigneur: fût-il diable, Miraut, En dépit de ses tours,l’attrapera bientôt. Je vous en déferai, bonhomme, sur ma vie. – Etquand?- Et dès demain, sans tarder plus longtemps. La partie ainsifaite, il vient avec ses gens. – Çà, déjeunons, dit-il: vos pouletssont-ils tendres? L’embarras des chasseurs succède au déjeuner.Chacun s’anime et se prépare; Les trompes et les cors font un teltintamarre Que le bonhomme est étonné. Le pis fut que l’on mit enpiteux équipage Le pauvre potager. Adieu planches, carreaux; Adieuchicorée et poireaux; Adieu de quoi mettre au potage. Le bonhommedisait: Ce sont là jeux de prince. Mais on le laissait dire; et leschiens et les gens Firent plus de dégât en une heure de temps Quen’en auraient fait en cent ans Tous les lièvres de la province.Petits princes, videz vos débats entre vous; De recourir aux roisvous seriez de grands fous. Il ne les faut jamais engager dans vosguerres, Ni les faire entrer sur vos terres.

Cette lecture fut suivie d’un long silence. Le prince sepromenait dans le cabinet, après être allé lui-même remettre levolume à sa place.

– Eh bien! madame, dit la princesse, daignerez-vous parler?

– Non pas, certes, madame! tant que Son Altesse ne m’aura pasnommée ministre; en parlant ici, je courrais risque de perdre maplace de grande maîtresse.

Nouveau silence d’un gros quart d’heure, enfin la princessesongea au rôle que joua jadis Marie de Médicis, mère de Louis XIII:tous les jours précédents, la grande maîtresse avait fait lire parla lectrice l’excellente Histoire de Louis XIII, de M. Bazin. Laprincesse, quoique fort piquée, pensa que la duchesse pourrait fortbien quitter le pays et alors Rassi, qui lui faisait une peuraffreuse pourrait bien imiter Richelieu et la faire exiler par sonfils. Dans ce moment, la princesse eût donné tout au monde pourhumilier sa grande maîtresse mais elle ne pouvait: elle se leva, etvint, avec un sourire un peu exagéré, prendre la main de laduchesse et lui dire:

– Allons, madame, prouvez-moi votre amitié en parlant.

– Eh bien! deux mots sans plus: brûler, dans la cheminée quevoilà, tous les papiers réunis par cette vipère de Rassi, et nejamais lui avouer qu’on les a brûlés.

Elle ajouta tout bas, et d’un air familier, à l’oreille de laprincesse

– Rassi peut être Richelieu!

– Mais, diable! ces papiers me coûtent plus de quatre-vingtmille francs! s’écria le prince fâché.

– Mon prince répliqua la duchesse avec énergie, voilà ce qu’ilen coûte d’employer des scélérats de basse naissance. Plût à Dieuque vous puissiez perdre un million, et ne jamais prêter créanceaux bas coquins qui ont empêché votre père de dormir pendant lessix dernières années de son règne.

Le mot basse naissance avait plu extrêmement à la princesse, quitrouvait que le comte et son amie avaient une estime trop exclusivepour l’esprit, toujours un peu cousin germain du jacobinisme.

Durant le court moment de profond silence, rempli par lesréflexions de la princesse, l’horloge du château sonna troisheures. La princesse se leva, fit une profonde révérence à sonfils, et lui dit:

– Ma santé ne me permet pas de prolonger davantage ladiscussion. Jamais de ministre de basse naissance; vous ne m’ôterezpas de l’idée que votre Rassi vous a volé la moitié de l’argentqu’il vous a fait dépenser en espionnage.

La princesse prit deux bougies dans les flambeaux et les plaçadans la cheminée, de façon à ne pas les éteindre; puis,s’approchant de son fils, elle ajouta:

– La fable de La Fontaine l’emporte dans mon esprit, sur lejuste désir de venger un époux. Votre Altesse veut-elle mepermettre de brûler ces écritures?

Le prince restait immobile.

« Sa physionomie est vraiment stupide, se dit la duchesse, lecomte a raison: le feu prince ne nous eût pas fait veiller jusqu’àtrois heures du matin avant de prendre un parti. >>

La princesse, toujours debout, ajouta:

– Ce petit procureur serait bien fier, s’il savait que sespaperasses, remplies de mensonges, et arrangées pour procurer sonavancement, ont fait passer la nuit aux deux plus grandspersonnages de l’Etat.

Le prince se jeta sur un des portefeuilles comme un furieux, eten vida tout le contenu dans la cheminée. La masse des papiers futsur le point d’étouffer les deux bougies; l’appartement se remplitde fumée. La princesse vit dans les yeux de son fils qu’il étaittenté de saisir une carafe et de sauver ces papiers, qui luicoûtaient quatre-vingt mille francs.

– Ouvrez donc la fenêtre! cria-t-elle à la duchesse avechumeur.

La duchesse se hâta d’obéir; aussitôt tous les papierss’enflammèrent à la fois, il se fit un grand bruit dans lacheminée, et bientôt il fut évident qu’elle avait pris feu.

Le prince avait l’âme petite pour toutes les choses d’argent; ilcrut voir son palais en flammes, et toutes les richesses qu’ilcontenait détruites; il courut à la fenêtre et appela la garded’une voix toute changée. Les soldats en tumulte étant accourusdans la cour à la voix du prince, il revint près de la cheminée quiattirait l’air de la fenêtre ouverte avec un bruit réellementeffrayant; il s’impatienta, jura, fit deux ou trois tours dans lecabinet comme un homme hors de lui, et, enfin, sortit encourant.

La princesse et sa grande maîtresse restèrent debout, l’unevis-à-vis de l’autre, et gardant un profond silence.

« La colère va-t-elle recommencer? se dit la duchesse; ma foi,mon procès est gagné. »Et elle se disposait à être fort impertinentedans ses répliques, quand une pensée l’illumina; elle vit le secondportefeuille intact. »Non, mon procès n’est gagné qu’à moitié! »Elledit à la princesse, d’un air assez froid:

– Madame m’ordonne-t-elle de brûler le reste de ces papiers?

– Et où les brûlerez-vous? dit la princesse avec humeur.

– Dans la cheminée du salon; en les y jetant l’un après l’autre,il n’y a pas de danger.

La duchesse plaça sous son bras le portefeuille regorgeant depapiers, prit une bougie et passa dans le salon voisin. Elle pritle temps de voir que ce portefeuille était celui des dépositions,mit dans son châle cinq ou six liasses de papier, brûla le resteavec beaucoup de soin, puis disparut sans prendre congé de laprincesse.

« Voici une bonne impertinence, se dit-elle en riant; mais elle afailli, par ses affectations de veuve inconsolable, me faire perdrela tête sur un échafaud. »

En entendant le bruit de la voiture de la duchesse, la princessefut outrée de colère contre sa grande maîtresse.

Malgré l’heure indue, la duchesse fit appeler le comte; il étaitau feu du château, mais parut bientôt avec la nouvelle que toutétait fini.

– Ce petit prince a réellement montré beaucoup de courage, et jelui en ai fait mon compliment avec effusion.

– Examinez bien vite ces dépositions, et brûlons-les au plustôt.

Le comte lut et pâlit.

– Ma foi, ils arrivaient bien près de la vérité; cette procédureest fort adroitement faite, ils sont tout à fait sur les traces deFerrante Palla; et, s’il parle, nous avons un rôle difficile.

– Mais il ne parlera pas, s’écria la duchesse c’est un hommed’honneur, celui-là: brûlons, brûlons.

– Pas encore. Permettez-moi de prendre les noms de douze ouquinze témoins dangereux, et que je me permettrai de faire enlever,si jamais le Rassi veut recommencer.

– Je rappellerai à Votre Excellence que le prince a donné saparole de ne rien dire à son ministre de la justice de notreexpédition nocturne.

– Par pusillanimité, et de peur d’une scène, il la tiendra.

– Maintenant, mon ami, voici une nuit qui avance beaucoup notremariage; je n’aurais pas voulu vous apporter en dot un procèscriminel, et encore pour un péché que me fit commettre mon intérêtpour un autre.

Le comte était amoureux, lui prit la main, s’exclama; il avaitles larmes aux yeux.

– Avant de partir, donnez-moi des conseils sur la conduite queje dois tenir avec la princesse; je suis excédée de fatigue, j’aijoué une heure la comédie sur le théâtre, et cinq heures dans lecabinet.

– Vous vous êtes assez vengée des propos aigrelets de laprincesse, qui n’étaient que de la faiblesse, par l’impertinence devotre sortie. Reprenez demain avec elle sur le ton que vous aviezce matin; le Rassi n’est pas encore en prison ou exilé, nousn’avons pas encore déchiré la sentence de Fabrice.

« Vous demandiez à la princesse de prendre une décision, ce quidonne toujours de l’humeur aux princes et même aux premiersministres; enfin vous êtes sa grande maîtresse, c’est-à-dire sapetite servante. Par un retour, qui est immanquable chez les gensfaibles, dans trois jours le Rassi sera plus en faveur que jamais;il va chercher à faire pendre quelqu’un: tant qu’il n’a pascompromis le prince, il n’est sûr de rien.

« Il y a eu un homme blessé à l’incendie de cette nuit; c’est untailleur, qui a, ma foi, montré une intrépidité extraordinaire.Demain, je vais engager le prince à s’appuyer sur mon bras, et àvenir avec moi faire une visite au tailleur, je serai arméjusqu’aux dents et j’aurai l’oeil au guet; d’ailleurs ce jeuneprince n’est point encore haï. Moi je veux l’accoutumer à sepromener dans les rues c’est un tour que je joue au Rassi, quicertainement va me succéder, et ne pourra plus permettre de tellesimprudences. En revenant de chez le tailleur, je ferai passer leprince devant la statue de son père; il remarquera les coups depierre qui ont cassé le jupon à la romaine dont le nigaud destatuaire l’a affublé; et, enfin, le prince aura bien peu d’espritsi de lui-même il ne fait pas cette réflexion: « Voilà ce qu’ongagne à faire pendre des jacobins. »A quoi je répliquerai: « Il fauten pendre dix mille ou pas un: la Saint-Barthélemy a détruit lesprotestants en France. »

« Demain, chère amie, avant ma promenade, faites-vous annoncerchez le prince, et dites-lui: « Hier soir, j’ai fait auprès de vousle service de ministre, je vous ai donné des conseils, et, par vosordres, j’ai encouru le déplaisir de la princesse, il faut que vousme payiez. »Il s’attendra à une demande d’argent, et froncera lesourcil, vous le laisserez plongé dans cette idée malheureuse leplus longtemps que vous pourrez, puis vous direz: « Je prie VotreAltesse d’ordonner que Fabrice soit jugé contradictoirement (ce quiveut dire lui présent) par les douze juges les plus respectés devos Etats. »Et, sans perdre de temps, vous lui présenterez à signerune petite ordonnance écrite de votre belle main, et que je vaisvous dicter; je vais mettre. bien entendu, la clause que lapremière sentence est annulée. A cela, il n’y a qu’une objection;mais, si vous menez l’affaire chaudement, elle ne viendra pas àl’esprit du prince. Il peut vous dire: « Il faut que Fabrice seconstitue prisonnier à la citadelle. »A quoi vous répondrez: « Il seconstituera prisonnier à la prison de la ville (vous savez que j’ysuis le maître, tous les soirs, votre neveu viendra vous voir). »Sile prince vous répond: « Non, sa fuite a écorné l’honneur de macitadelle, et je veux, pour la forme, qu’il rentre dans la chambreoù il était »vous répondrez à votre tour: « Non, car là il serait àla disposition de mon ennemi Rassi. »Et, par une de ces phrases defemme que vous savez si bien lancer, vous lui ferez entendre que,pour fléchir Rassi, vous pourrez bien lui raconter l’auto-da-fé decette nuit; s’il insiste, vous annoncerez que vous allez passerquinze jours à votre château de Sacca.

« Vous allez faire appeler Fabrice et le consulter sur cettedémarche qui peut le conduire en prison. Pour tout prévoir, si,pendant qu’il est sous les verrous, Rassi, trop impatient, me faitempoisonner, Fabrice peut courir des dangers. Mais la chose est peuprobable; vous savez que j’ai fait venir un cuisinier français, quiest le plus gai des hommes, et qui fait des calembours; or, lecalembour est incompatible avec l’assassinat. J’ai déjà dit à notreami Fabrice que j’ai retrouvé tous les témoins de son action belleet courageuse; ce fut évidemment ce Giletti qui voulutl’assassiner. Je ne vous ai pas parlé de ces témoins, parce que jevoulais vous faire une surprise, mais ce plan a manqué; le princen’a pas voulu signer. J’ai dit à notre Fabrice que, certainement,je lui procurerai une grande place ecclésiastique; mais j’auraibien de la peine si ses ennemis peuvent objecter en cour de Romeune accusation d’assassinat.

« Sentez-vous madame que, s’il n’est pas jugé de la façon la plussolennelle, toute sa vie le nom de Giletti sera désagréable pourlui? Il y aurait une grande pusillanimité à ne pas se faire juger,quand on est sûr d’être innocent. D’ailleurs, fût-il coupable, jele ferais acquitter. Quand je lui ai parlé, le bouillant jeunehomme ne m’a pas laissé achever, il a pris l’almanach officiel, etnous avons choisi ensemble les douze juges les plus intègres et lesplus savants; la liste est faite, nous avons effacé six noms, quenous avons remplacés par six jurisconsultes, mes ennemispersonnels, et, comme nous n’avons pu trouver que deux ennemis,nous y avons suppléé par quatre coquins dévoués à Rassi. »

Cette proposition du comte inquiéta mortellement la duchesse, etnon sans cause, enfin, elle se rendit à la raison, et, sous ladictée du ministre, écrivit l’ordonnance qui nommait les juges.

Le comte ne la quitta qu’à six heures du matin; elle essaya dedormir, mais en vain. A neuf heures, elle déjeuna avec Fabrice,qu’elle trouva brûlant d’envie d’être jugé; à dix heures, elleétait chez la princesse, qui n’était point visible; à onze heureselle vit le prince, qui tenait son lever, et qui signa l’ordonnancesans la moindre objection. La duchesse envoya l’ordonnance aucomte, et se mit au lit.

Il serait peut-être plaisant de raconter la fureur de Rassi,quand le comte l’obligea à contresigner, en présence du prince,l’ordonnance signée du matin par celui-ci; mais les événements nouspressent.

Le comte discuta le mérite de chaque juge, et offrit de changerles noms. Mais le lecteur est peut-être un peu las de tous cesdétails de procédure, non moins que de toutes ces intrigues decour. De tout ceci, on peut tirer cette morale, que l’homme quiapproche de la cour compromet son bonheur, s’il est heureux, et,dans tous les cas, fait dépendre son avenir des intrigues d’unefemme de chambre.

D’un autre côté, en Amérique, dans la république, il fauts’ennuyer toute la journée à faire une cour sérieuse auxboutiquiers de la rue, et devenir aussi bête qu’eux; et là, pasd’Opéra.

La duchesse, à son lever du soir, eut un moment de viveinquiétude: on ne trouvait plus Fabrice; enfin, vers minuit, auspectacle de la cour, elle reçut une lettre de lui. Au lieu de seconstituer prisonnier à la prison de la ville, où le comte était lemaître, il était allé reprendre son ancienne chambre à lacitadelle, trop heureux d’habiter à quelques pas de Clélia.

Ce fut un événement d’une immense conséquence: en ce lieu ilétait exposé au poison plus que jamais. Cette folie mit la duchesseau désespoir; elle en pardonna la cause, un fol amour pour Clélia,parce que décidément dans quelques jours elle allait épouser leriche marquis Crescenzi. Cette folie rendit à Fabrice toutel’influence qu’il avait eue jadis sur l’âme de la duchesse.

« C’est ce maudit papier que je suis allée faire signer qui luidonnera la mort! Que ces hommes sont fous avec leurs idéesd’honneur! Comme s’il fallait songer à l’honneur dans lesgouvernements absolus, dans les pays où un Rassi est ministre de lajustice! Il fallait bel et bien accepter la grâce que le prince eûtsignée tout aussi facilement que la convocation de ce tribunalextraordinaire. Qu’importe, après tout, qu’un homme de la naissancede Fabrice soit plus ou moins accusé d’avoir tué lui-même, etl’épée au poing, un histrion tel que Giletti! »

A peine le billet de Fabrice reçu, la duchesse courut chez lecomte, qu’elle trouva tout pâle.

– Grand Dieu! chère amie, j’ai la main malheureuse avec cetenfant, et vous allez encore m’en vouloir. Je puis vous prouver quej’ai fait venir hier soir le geôlier de la prison de la ville tousles jours, votre neveu serait venu prendre du thé chez vous. Cequ’il y a d’affreux, c’est qu’il est impossible à vous et à moi dedire au prince que l’on craint le poison, et le poison administrépar Rassi; ce soupçon lui semblerait le comble de l’immoralité.Toutefois si vous l’exigez, je suis prêt à monter au palais; maisje suis sûr de la réponse. Je vais vous dire plus; je vous offre unmoyen que je n’emploierais pas pour moi. Depuis que j’ai le pouvoiren ce pays, je n’ai pas fait périr un seul homme, et vous savez queje suis tellement nigaud de ce côté-là, que quelquefois, à la chutedu jour, je pense encore à ces deux espions que je fis fusiller unpeu légèrement en Espagne. Eh bien! voulez-vous que je vous défassede Rassi? Le danger qu’il fait courir à Fabrice est sans bornes; iltient là un moyen sûr de me faire déguerpir.

Cette proposition plut extrêmement à la duchesse; mais elle nel’adopta pas.

– Je ne veux pas, dit-elle au comte, que, dans notre retraite,sous ce beau ciel de Naples, vous ayez des idées noires lesoir.

– Mais, chère amie, il me semble que nous n’avons que le choixdes idées noires. Que devenez-vous, que deviens-je moi-même, siFabrice est emporté par une maladie?

La discussion reprit de plus belle sur cette idée, et laduchesse la termina par cette phrase:

– Rassi doit la vie à ce que je vous aime mieux que Fabrice;non, je ne veux pas empoisonner toutes les soirées de la vieillesseque nous allons passer ensemble.

La duchesse courut à la forteresse; le général Fabio Conti futenchanté d’avoir à lui opposer le texte formel des lois militaires:personne ne peut pénétrer dans une prison d’Etat sans un ordresigné du prince.

– Mais le marquis Crescenzi et ses musiciens viennent chaquejour à la citadelle?

– C’est que j’ai obtenu pour eux un ordre du prince.

La pauvre duchesse ne connaissait pas tous ses malheurs. Legénéral Fabio Conti s’était regardé comme personnellement déshonorépar la fuite de Fabrice: lorsqu’il le vit arriver à la citadelle,il n’eût pas dû le recevoir, car il n’avait aucun ordre pourcela. »Mais, se dit-il, c’est le Ciel qui me l’envoie pour réparermon honneur et me sauver du ridicule qui flétrirait ma carrièremilitaire. Il s’agit de ne pas manquer à l’occasion: sans doute onva l’acquitter, et je n’ai que peu de jours pour me venger. »

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