La Chartreuse de Parme

Chapitre 12

 

L’arrivée de notre héros mit Clélia au désespoir: la pauvrefille, pieuse et sincère avec elle-même, ne pouvait se dissimulerqu’il n’y aurait jamais de bonheur pour elle loin de Fabrice, maiselle avait fait voeu à la Madone, lors du demi-empoisonnement deson père, de faire à celui-ci le sacrifice d’épouser le marquisCrescenzi. Elle avait fait le voeu de ne jamais revoir Fabrice, etdéjà elle était en proie aux remords les plus affreux, pour l’aveuauquel elle avait été entraînée dans la lettre qu’elle avait écriteà Fabrice la veille de sa fuite. Comment peindre ce qui se passadans ce triste coeur lorsque, occupée mélancoliquement à voirvoltiger ses oiseaux, et levant les yeux par habitude et avectendresse vers la fenêtre de laquelle autrefois Fabrice laregardait, elle l’y vit de nouveau qui la saluait avec un tendrerespect.

Elle crut à une vision que le ciel permettait pour la punir;puis l’atroce réalité apparut à sa raison. »Ils l’ont repris, sedit-elle, et il est perdu! »Elle se rappelait les propos tenus dansla forteresse après la fuite; les derniers des geôlierss’estimaient mortellement offensés. Clélia regarda Fabrice, etmalgré elle ce regard peignit en entier la passion qui la mettaitau désespoir.

« Croyez-vous, semblait-elle dire à Fabrice, que je trouverai lebonheur dans ce palais somptueux qu’on prépare pour moi? Mon pèreme répète à satiété que vous êtes aussi pauvre que nous; mais,grand Dieu! avec quel bonheur je partagerais cette pauvreté! Mais,hélas! nous ne devons jamais nous revoir. »

Clélia n’eut pas la force d’employer les alphabets: en regardantFabrice elle se trouva mal et tomba sur une chaise à côté de lafenêtre. Sa figure reposait sur l’appui de cette fenêtre; et, commeelle avait voulu le voir jusqu’au dernier moment, son visage étaittourné vers Fabrice, qui pouvait l’apercevoir en entier. Lorsqueaprès quelques instants elle rouvrit les yeux, son premier regardfut pour Fabrice: elle vit des larmes dans ses yeux; mais ceslarmes étaient l’effet de l’extrême bonheur, il voyait quel’absence ne l’avait point fait oublier. Les deux pauvres jeunesgens restèrent quelque temps comme enchantés dans la vue l’un del’autre. Fabrice osa chanter, comme s’il s’accompagnait de laguitare, quelques mots improvisés et qui disaient: C’est pour vousrevoir que je suis revenu en prison; on va me juger.

Ces mots semblèrent réveiller toute la vertu de Clélia: elle seleva rapidement, se cacha les yeux et, par les gestes les plusvifs, chercha à lui exprimer qu’elle ne devait jamais le revoir;elle l’avait promis à la Madone, et venait de le regarder paroubli. Fabrice osant encore exprimer son amour, Clélia s’enfuitindignée et se jurant à elle-même que jamais elle ne le reverrait,car tels étaient les termes précis de son voeu à la Madone: Mesyeux ne le reverront jamais. Elle les avait inscrits dans un petitpapier que son oncle Cesare lui avait permis de brûler sur l’autelau moment de l’offrande tandis qu’il disait la messe.

Mais, malgré tous les serments, la présence de Fabrice dans latour Farnèse avait rendu à Clélia toutes ses anciennes façonsd’agir. Elle passait ordinairement toutes ses journées seule, danssa chambre. A peine remise du trouble imprévu où l’avait jetée lavue de Fabrice, elle se mit à parcourir le palais, et pour ainsidire à renouveler connaissance avec tous ses amis subalternes. Unevieille femme très bavarde employée à la cuisine lui dit d’un airde mystère:

– Cette fois-ci, le seigneur Fabrice ne sortira pas de lacitadelle.

– Il ne commettra plus la faute de passer pardessus les murs,dit Clélia; mais il sortira par la porte, s’il est acquitté.

– Je dis et je puis dire à Votre Excellence qu’il ne sortira queles pieds les premiers de la citadelle.

Clélia pâlit extrêmement, ce qui fut remarqué de la vieillefemme, et arrêta tout court son éloquence. Elle se dit qu’elleavait commis une imprudence en parlant ainsi devant la fille dugouverneur, dont le devoir allait être de dire à tout le monde queFabrice était mort de maladie. En remontant chez elle, Cléliarencontra le médecin de la prison, sorte d’honnête homme timide quilui dit d’un air tout effaré que Fabrice était bien malade. Cléliapouvait à peine se soutenir; elle chercha partout son oncle, le bonabbé don Cesare, et enfin le trouva à la chapelle, où il priaitavec ferveur; il avait la figure renversée. Le dîner sonna. Atable, il n’y eut pas une parole d’échangée entre les deux frères;seulement, vers la fin du repas, le général adressa quelques motsfort aigres à son frère. Celui-ci regarda les domestiques, quisortirent.

– Mon général, dit don Cesare au gouverneur, j’ai l’honneur devous prévenir que je vais quitter la citadelle: je donne madémission.

– Bravo! bravissimo! pour me rendre suspect!… Et la raison, s’ilvous plaît?

– Ma conscience.

– Allez, vous n’êtes qu’un calotin! vous ne connaissez rien àl’honneur.

« Fabrice est mort, se dit Clélia; on l’a empoisonné à dîner ouc’est pour demain. »Elle courut à la volière, résolue de chanter ens’accompagnant avec le piano. »Je me confesserai, se dit-elle, etl’on me pardonnera d’avoir violé mon voeu pour sauver la vie d’unhomme. »Quelle ne fut pas sa consternation lorsque, arrivée à lavolière, elle vit que les abat-jour venaient d’être remplacés pardes planches attachées aux barreaux de fer! Eperdue, elle essaya dedonner un avis au prisonnier par quelques mots plutôt criés quechantés. Il n’y eut de réponse d’aucune sorte; un silence de mortrégnait déjà dans la tour Farnèse. »Tout est consommé », se dit-elle.Elle descendit hors d’elle-même, puis remonta afin de se munir dupeu d’argent qu’elle avait et de petites boucles d’oreilles endiamants; elle prit aussi, en passant, le pain qui restait dudîner, et qui avait été placé dans un buffet. »S’il vit encore, mondevoir est de le sauver. »Elle s’avança d’un air hautain vers lapetite porte de la tour; cette porte était ouverte, et l’on venaitseulement de placer huit soldats dans la pièce aux colonnes durez-de-chaussée. Elle regarda hardiment ces soldats; Cléliacomptait adresser la parole au sergent qui devait les commander:cet homme était absent. Clélia s’élança sur le petit escalier defer qui tournait en spirale autour d’une colonne; les soldats laregardèrent d’un air fort ébahi, mais, apparemment à cause de sonchâle de dentelle et de son chapeau, n’osèrent rien lui dire. Aupremier étage il n’y avait personne; mais, en arrivant au second, àl’entrée du corridor qui, si le lecteur s’en souvient, était fermépar trois portes en barreaux de fer et conduisait à la chambre deFabrice, elle trouva un guichetier à elle inconnu, et qui lui ditd’un air effaré:

– Il n’a pas encore dîné.

– Je le sais bien, dit Clélia avec hauteur.

Cet homme n’osa l’arrêter. Vingt pas plus loin, Clélia trouvaassis sur la première des six marches en bois qui conduisaient à lachambre de Fabrice un autre guichetier fort âgé et fort rouge quilui dit résolument:

– Mademoiselle, avez-vous un ordre du gouverneur?

– Est-ce que vous ne me connaissez pas?

Clélia, en ce moment, était animée d’une force surnaturelle,elle était hors d’elle-même. »Je vais sauver mon mari », sedisait-elle.

Pendant que le vieux guichetier s’écriait: a Mais mon devoir neme permet pas… « Clélia montait rapidement les six marches; elle seprécipita contre la porte: une clef énorme était dans la serrure,elle eut besoin de toutes ses forces pour la faire tourner. A cemoment, le vieux guichetier à demi ivre saisissait le bas de sarobe; elle entra vivement dans la chambre, referma la porte endéchirant sa robe, et, comme le guichetier la poussait pour entreraprès elle, elle la ferma avec un verrou qui se trouvait sous samain. Elle regarda dans la chambre et vit Fabrice assis devant unefort petite table où était son dîner. Elle se précipita sur latable, la renversa, et, saisissant le bras de Fabrice. lui dit:

– As-tu mangé?

Ce tutoiement ravit Fabrice. Dans son trouble, Clélia oubliaitpour la première fois la retenue féminine, et laissait voir sonamour.

Fabrice allait commencer ce fatal repas: il la prit dans sesbras et la couvrit de baisers. »Ce dîner était empoisonné,pensa-t-il: si je lui dis que je n’y ai pas touché, la religionreprend ses droits et Clélia s’enfuit. Si elle me regarde aucontraire comme un mourant, j’obtiendrai d’elle qu’elle ne mequitte point. Elle désire trouver un moyen de rompre son exécrablemariage, le hasard nous le présente: les geôliers vont s’assembler,ils enfonceront la porte, et voici un esclandre tel que peut-êtrele marquis Crescenzi en sera effrayé, et le mariage rompu. »

Pendant l’instant de silence occupé par ces réflexions, Fabricesentit que déjà Clélia cherchait à se dégager de sesembrassements.

– Je ne sens point encore de douleurs, lui dit-il, mais bientôtelles me renverseront à tes pieds; aide-moi à mourir.

– O mon unique ami! lui dit-elle, je mourrai avec toi.

Elle le serrait dans ses bras, comme par un mouvementconvulsif.

Elle était si belle, à demi vêtue et dans cet état d’extrêmepassion, que Fabrice ne put résister à un mouvement presqueinvolontaire. Aucune résistance ne fut opposée’.

Dans l’enthousiasme de passion et de générosité qui suit unbonheur extrême, il lui dit étourdiment:

– Il ne faut pas qu’un indigne mensonge vienne souiller lespremiers instants de notre bonheur: sans ton courage je ne seraisplus qu’un cadavre, ou je me débattrais contre d’atroces douleurs;mais j’allais commencer à dîner lorsque tu es entrée, et je n’aipoint touché à ces plats.

Fabrice s’étendait sur ces images atroces pour conjurerl’indignation qu’il lisait déjà dans les yeux de Clélia. Elle leregarda quelques instants, combattue par deux sentiments violentset opposés, puis elle se jeta dans ses bras. On entendit un grandbruit dans le corridor, on ouvrait et on fermait avec violence lestrois portes de fer, on parlait en criant.

– Ah! si j’avais des armes! s’écria Fabrice; on me les a faitrendre pour me permettre d’entrer. Sans doute ils viennent pourm’achever! Adieu ma Clélia, je bénis ma mort puisqu’elle a étél’occasion de mon bonheur.

Clélia l’embrassa et lui donna un petit poignard à manched’ivoire, dont la lame n’était guère plus longue que celle d’uncanif.

– Ne te laisse pas tuer, lui dit-elle, et défends-toi jusqu’audernier moment; si mon oncle l’abbé entend le bruit, il a ducourage et de la vertu, il te sauvera; je vais leur parler.

En disant ces mots elle se précipita vers la porte.

– Si tu n’es pas tué, dit-elle avec exaltation, en tenant leverrou de la porte, et tournant la tête de son côté, laisse-toimourir de faim plutôt que de toucher à quoi que ce soit. Porte cepain toujours sur toi.

Le bruit s’approchait, Fabrice la saisit à bras le corps, pritsa place auprès de la porte, et ouvrant cette porte avec fureur, ilse précipita sur l’escalier de bois de six marches. Il avait à lamain le petit poignard à manche d’ivoire, et fut sur le point d’enpercer le gilet du général Fontana, aide de camp du prince, quirecula bien vite, en s’écriant tout effrayé:

– Mais je viens vous sauver, monsieur del Dongo.

Fabrice remonta les six marches, dit dans la chambre:

– Fontana vient me sauver.

Puis, revenant près du général sur les marches de bois,s’expliqua froidement avec lui. Il le pria fort longuement de luipardonner un premier mouvement de colère.

– On voulait m’empoisonner; ce dîner qui est là devant moi, estempoisonné; j’ai eu l’esprit de ne pas y toucher, mais je vousavouerai que ce procédé m’a choqué. En vous entendant monter j’aicru qu’on venait m’achever à coups de dague… Monsieur le général,je vous requiers d ordonner que personne n’entre dans ma chambre:on ôterait le poison et notre bon prince doit tout savoir.

Le général, fort pâle et tout interdit, transmit les ordresindiqués par Fabrice aux geôliers d’élite qui le suivaient: cesgens, tout penauds de voir le poison découvert, se hâtèrent dedescendre; ils prenaient les devants, en apparence pour ne pasarrêter dans l’escalier si étroit l’aide de camp du prince, et eneffet pour se sauver et disparaître. Au grand étonnement du généralFontana, Fabrice s’arrêta un gros quart d’heure au petit escalierde fer au tour de la colon ne du rez-de-chaussée; il voulait donnerle temps à Clélia de se cacher au premier étage.

C’était la duchesse qui, après plusieurs démarches folles, étaitparvenue à faire envoyer le général Fontana à la citadelle; elle yréussit par hasard. En quittant le comte Mosca aussi alarméqu’elle, elle avait couru au palais. La princesse, qui avait unerépugnance marquée pour l’énergie, qui lui semblait vulgaire, lacrut folle, et ne parut pas du tout disposée à tenter en sa faveurquelque démarche insolite. La duchesse, hors d’elle-même, pleuraità chaudes larmes, elle ne savait que répéter à chaque instant:

– Mais, madame, dans un quart d’heure Fabrice sera mort par lepoison!

En voyant le sang-froid parfait de la princesse, la duchessedevint folle de douleur. Elle ne fit point cette réflexion morale,qui n’eût pas échappé à une femme élevée dans une de ces religionsdu Nord qui admettent l’examen personnel: « J’ai employé le poisonla première, et je péris par le poison. »En Italie, ces sortes deréflexions, dans les moments passionnés, paraissent de l’espritfort plat, comme ferait à Paris un calembour en pareillecirconstance.

La duchesse, au désespoir, hasarda d’aller dans le salon où setenait le marquis Crescenzi, de service ce jour-là. Au retour de laduchesse à Parme il l’avait remerciée avec effusion de la place déchevalier d’honneur à laquelle, sans elle, il n’eût jamais puprétendre. Les protestations de dévouement sans bornes n’avaientpas manqué de sa part. La duchesse l’aborda par ces mots:

– Rassi va faire empoisonner Fabrice qui est à la citadelle.Prenez dans votre poche du chocolat et une bouteille d’eau que jevais vous donner. Montez à la citadelle, et donnez-moi la vie endisant au général Fabio Conti que vous rompez avec sa fille s’il nevous permet pas de remettre vous-même à Fabrice cette eau et cechocolat.

Le marquis pâlit, et sa physionomie, loin d’être animée par cesmots, peignit l’embarras le plus plat; il ne pouvait croire à uncrime si épouvantable dans une ville aussi morale que Parme, et oùrégnait un si grand prince, etc.; et encore, ces platitudes, il lesdisait lentement. En un mot la duchesse trouva un homme honnête,mais faible au possible et ne pouvant se déterminer à agir. Aprèsvingt phrases semblables interrompues par les cris d’impatience deMme Sanseverina, il tomba sur une idée excellente: le serment qu’ilavait prêté comme chevalier d’honneur lui défendait de se mêler demanoeuvres contre le gouvernement. Qui pourrait se figurerl’anxiété et le désespoir de la duchesse, qui sentait que le tempsvolait?

– Mais, du moins, voyez le gouverneur, dites-lui que jepoursuivrai jusqu’aux enfers les assassins de Fabrice!…

Le désespoir augmentait l’éloquence naturelle de la duchesse,mais tout ce feu ne faisait qu’effrayer davantage le marquis etredoubler son irrésolution; au bout d’une heure, il était moinsdisposé à agir qu’au premier moment.

Cette femme malheureuse, parvenue aux dernières limites dudésespoir, et sentant bien que le gouverneur ne refuserait rien àun gendre aussi riche, alla jusqu’à se jeter à ses genoux: alors lapusillanimité du marquis Crescenzi sembla augmenter encore;lui-même, à la vue de ce spectacle étrange, craignit d’êtrecompromis sans le savoir; mais il arriva une chose singulière: lemarquis, bon homme au fond, fut touché des larmes et de laposition, à ses pieds, d’une femme aussi belle et surtoutpuissante.

« Moi-même, si noble et si riche, se dit-il, peut-être un jour jeserai aussi aux genoux de quelque républicain! »Le marquis se mit àpleurer, et enfin il fut convenu que la duchesse, en sa qualité degrande maîtresse, le présenterait à la princesse, qui lui donneraitla permission de remettre à Fabrice un petit panier dont ildéclarerait ignorer le contenu.

La veille au soir, avant que la duchesse sût la folie faite parFabrice d’aller à la citadelle, on avait joué à la cour une comédiedell’arte; et le prince, qui se réservait toujours les rôlesd’amoureux à jouer avec la duchesse, avait été tellement passionnéen lui parlant de sa tendresse, qu’il eût été ridicule, si, enItalie, un homme passionné ou un prince pouvait l’être!

Le prince, fort timide, mais toujours prenant fort au sérieuxles choses d’amour, rencontra dans l’un des corridors du château laduchesse qui entraînait le marquis Crescenzi, tout troublé, chez laprincesse. Il fut tellement surpris et ébloui par la beauté pleined’émotion que le désespoir donnait à la grande maîtresse, que, pourla première fois de sa vie, il eut du caractère. D’un geste plusqu’impérieux il renvoya le marquis et se mit à faire unedéclaration d’amour dans toutes les règles à la duchesse. Le princel’avait sans doute arrangée longtemps à l’avance, car il y avaitdes choses assez raisonnables.

– Puisque les convenances de mon rang me défendent de me donnerle suprême bonheur de vous épouser, je vous jurerai sur la saintehostie consacrée, de ne jamais me marier sans votre permission parécrit. Je sens bien, ajoutait-il, que je vous fais perdre la maind’un premier ministre, homme d’esprit et fort aimable; mais enfinil a cinquante-six ans, et moi je n’en ai pas encore vingt-deux. Jecroirais vous faire injure et mériter vos refus si je vous parlaisdes avantages étrangers à l’amour; mais tout ce qui tient àl’argent dans ma cour parle avec admiration de la preuve d’amourque le comte vous donne, en vous laissant la dépositaire de tout cequi lui appartient. Je serai trop heureux de l’imiter en ce point.Vous ferez un meilleur usage de ma fortune que moi-même, et vousaurez l’entière disposition de la somme annuelle que mes ministresremettent à l’intendant général de ma couronne; de façon que cesera vous, madame la duchesse, qui déciderez des sommes que jepourrai dépenser chaque mois.

La duchesse trouvait tous ces détails bien longs; les dangers deFabrice lui perçaient le coeur.

– Mais vous ne savez donc pas, mon prince, s’écria-t-elle, qu’ence moment, on empoisonne Fabrice dans votre citadelle! Sauvez-le!je crois tout.

L’arrangement de cette phrase était d’une maladresse complète.Au seul mot de poison, tout l’abandon, toute la bonne foi que cepauvre prince moral apportait dans cette conversation disparurenten un clin d’oeil; la duchesse ne s’aperçut de cette maladresse quelorsqu’il n’était plus temps d’y remédier, et son désespoir futaugmenté, chose qu’elle croyait impossible. »Si je n’eusse pas parléde poison, se dit-elle, il m’accordait la liberté de Fabrice. _cher Fabrice! ajouta-t-elle, il est donc écrit que c’est moi quidois te percer le coeur par mes sottises! »

La duchesse eut besoin de beaucoup de temps et de coquetteriespour faire revenir le prince à ses propos d’amour passionné; maisil resta profondément effarouché. C’était son esprit seul quiparlait; son âme avait été glacée par l’idée du poison d’abord, etensuite par cette autre idée, aussi désobligeante que la premièreétait terrible: on administre du poison dans mes Etats, et celasans me le dire! Rassi veut donc me déshonorer aux yeux del’Europe! Et Dieu sait ce que je lirai le mois prochain dans lesjournaux de Paris!

Tout à coup l’âme de ce jeune homme si timide se taisant, sonesprit arriva à une idée.

– Chère duchesse! vous savez si je vous suis attaché. Vos idéesatroces sur le poison ne sont pas fondées, j’aime à le croire; maisenfin elles me donnent aussi à penser, elles me font presqueoublier pour un instant la passion que j’ai pour vous, et qui estla seule que de ma vie j’ai éprouvée. Je sens que je ne suis pasaimable; je ne suis qu’un enfant bien amoureux; mais enfinmettez-moi à l’épreuve.

Le prince s’animait assez en tenant ce langage.

– Sauvez Fabrice, et je crois tout! Sans doute je suis entraînéepar les craintes folles d’une âme de mère, mais envoyez à l’instantchercher Fabrice à la citadelle, que je le voie. S’il vit encoreenvoyez-le du palais à la prison de la ville, où ii restera desmois entiers, si Votre Altesse l’exige, et jusqu’à sonjugement.

La duchesse vit avec désespoir que le prince, au lieu d’accorderd’un mot une chose aussi simple, était devenu sombre; il était fortrouge, il regardait la duchesse, puis baissait les yeux et sesjoues pâlissaient. L’idée de poison, mal à propos mise en avant,lui avait suggéré une idée digne de son père ou de Philippe II:mais il n’osait l’exprimer.

– Tenez, madame, lui dit-il enfin comme se faisant violence, etd’un ton fort peu gracieux, vous me méprisez comme un enfant, et deplus, comme un être sans grâces: eh bien! je vais vous dire unechose horrible, mais qui m’est suggérée à l’instant par la passionprofonde et vraie que j’ai pour vous. Si je croyais le moins dumonde au poison, j’aurais déjà agi, mon devoir m’en faisait uneloi; mais je ne vois dans votre demande qu’une fantaisiepassionnée, et dont peut-être, je vous demande la permission de ledire, je ne vois pas toute la portée. Vous voulez que j’agisse sansconsulter mes ministres, moi qui règne depuis trois mois à peine!vous me demandez une grande exception à ma façon d’agir ordinaire,et que je crois fort raisonnable, je l’avoue. C’est vous, madame,qui êtes ici en ce moment le souverain absolu, vous me donnez desespérances pour l’intérêt qui est tout pour moi; mais, dans uneheure, lorsque cette imagination de poison, lorsque ce cauchemaraura disparu, ma présence vous deviendra importune, vous medisgracierez, madame. Eh bien! il me faut un serment: jurez,madame, que si Fabrice vous est rendu sain et sauf, j’obtiendrai devous, d’ici à trois mois, tout ce que mon amour peut désirer deplus heureux; vous assurerez le bonheur de ma vie entière enmettant à ma disposition une heure de la vôtre, et vous serez touteà moi!

En cet instant, l’horloge du château sonna deux heures. »Ah! iln’est plus temps peut-être », se dit la duchesse.

– Je le jure, s’écria-t-elle avec des yeux égarés.

Aussitôt le prince devint un autre homme; il courut àl’extrémité de la galerie où se trouvait le salon des aides decamp.

– Général Fontana, courez à la citadelle ventre à terre, montezaussi vite que possible à la chambre où l’on garde M. del Dongo etamenez-le-moi, il faut que je lui parle dans vingt minutes, et dansquinze s’il est possible.

– Ah! général, s’écria la duchesse qui avait suivi le prince,une minute peut décider de ma vie. Un rapport faux sans doute mefait craindre le poison pour Fabrice: criez-lui dès que vous serezà portée de la voix, de ne pas manger. S’il a touché à son repas,faites-le vomir, dites-lui que c’est moi qui le veux, employez laforce s’il le faut; dites-lui que je vous suis de bien près, etcroyez-moi votre obligée pour la vie.

– Madame la duchesse, mon cheval est sellé, je passe pour savoirmanier un cheval, et je cours ventre à terre, je serai à lacitadelle huit minutes avant vous…

– Et moi, madame la duchesse, s’écria le prince, je vous demandequatre de ces huit minutes.

L’aide de camp avait disparu, c’était un homme qui n’avait pasd’autre mérite que celui de monter à cheval. A peine eut-il referméla porte, que le jeune prince, qui semblait avoir du caractère,saisit la main de la duchesse.

– Daignez, madame, lui dit-il avec passion, venir avec moi à lachapelle.

La duchesse, interdite pour la première fois de sa vie, lesuivit sans mot dire. Le prince et elle parcoururent en couranttoute la longueur de la grande galerie du palais, la chapelle setrouvant à l’autre extrémité. Entré dans la chapelle, le prince semit à genoux, presque autant devant la duchesse que devantl’autel.

– Répétez le serment, dit-il avec passion; si vous aviez étéjuste, si cette malheureuse qualité de prince ne m’eût pas nui,vous m’eussiez accordé par pitié pour mon amour ce que vous medevez maintenant parce que vous l’avez juré.

– Si je revois Fabrice non empoisonné, s’il vit encore dans huitjours, si Son Altesse le nomme coadjuteur avec future succession del’archevêque Landriani, mon honneur, ma dignité de femme, tout parmoi sera foulé aux pieds, et je serai à Son Altesse.

– Mais, chère amie, dit le prince avec une timide anxiété et unetendresse mélangées et bien plaisantes, je crains quelque embûcheque je ne comprends pas, et qui pourrait détruire mon bonheur, j’enmourrais. Si l’archevêque m’oppose quelqu’une de ces raisonsecclésiastiques qui font durer les affaires des années entières,qu’est-ce que je deviens? Vous voyez que j’agis avec une entièrebonne foi; allez-vous être avec moi un petit jésuite?

– Non: de bonne foi, si Fabrice est sauvé, si, de tout votrepouvoir, vous le faites coadjuteur et futur archevêque, je medéshonore et je suis à vous.

« Votre Altesse s’engage à mettre approuvé en marge d’une demandeque Mgr l’archevêque vous présentera d’ici à huit jours. »

– Je vous signe un papier en blanc, régnez sur moi et sur mesEtats, s’écria le prince rougissant de bonheur et réellement horsde lui.

Il exigea un second serment. Il était tellement ému, qu’il enoubliait la timidité qui lui était si naturelle, et, dans cettechapelle du palais où ils étaient seuls, il dit à voix basse à laduchesse des choses qui, dites trois jours auparavant, auraientchangé l’opinion qu’elle avait de lui. Mais chez elle le désespoirque lui causait le danger de Fabrice avait fait place à l’horreurde la promesse qu’on lui avait arrachée.

La duchesse était bouleversée de ce qu’elle venait de faire. Sielle ne sentait pas encore toute l’affreuse amertume du motprononcé, c’est que son attention était occupée à savoir si legénéral Fontana pourrait arriver à temps à la citadelle.

Pour se délivrer des propos follement tendres de cet enfant etchanger un peu le discours, elle loua un tableau célèbre duParmesan, qui était au maître-autel de cette chapelle.

– Soyez assez bonne pour me permettre de vous l’envoyer, dit leprince.

– J’accepte, reprit la duchesse; mais souffrez que je coureau-devant de Fabrice.

D’un air égaré, elle dit à son cocher de mettre ses chevaux augalop. Elle trouva sur le pont du fossé de la citadelle le généralFontana et Fabrice qui sortaient à pied.

– As-tu mangé?

– Non, par miracle.

La duchesse se jeta au cou de Fabrice et tomba dans unévanouissement qui dura une heure et donna des craintes d’abordpour sa vie, et ensuite pour sa raison.

Le gouverneur Fabio Conti avait pâli de colère à la vue dugénéral Fontana: il avait apporté de telles lenteurs à obéir àl’ordre du prince, que l’aide de camp, qui supposait que laduchesse allait occuper la place de maîtresse régnante, avait finipar se fâcher. Le gouverneur comptait faire durer la maladie deFabrice deux ou trois jours, »et voilà, se disait-il, que legénéral, un homme de la cour, va trouver cet insolent se débattantdans les douleurs qui me vengent de sa faite ».

Fabio Conti, tout pensif, s’arrêta dans le corps de garde durez-de-chaussée de la tour Farnèse d’où il se hâta de renvoyer lessoldats; il ne voulait pas de témoins à la scène qui se préparait.Cinq minutes après il fut pétrifié d’étonnement en entendant parlerFabrice, et le voyant vif et alerte, faire au général Fontana ladescription de la prison. Il disparut.

Fabrice se montra un parfait gentleman dans son entrevue avec leprince. D’abord il ne voulut point avoir l’air d’un enfant quis’effraie à propos de rien. Le prince lui demandant avec bontécomment il se trouvait:

– Comme un homme, Altesse Sérénissime, qui meurt de faim,n’ayant par bonheur ni déjeuné, ni dîné.

Après avoir eu l’honneur de remercier le prince, il sollicita lapermission de voir l’archevêque avant de se rendre à la prison dela ville. Le prince était devenu prodigieusement pâle, lorsquearriva dans sa tête d’enfant l’idée que le poison n’était pointtout à fait une chimère de l’imagination de la duchesse. Absorbédans cette cruelle pensée, il ne répondit pas d’abord à la demandede voir l’archevêque, que Fabrice lui adressait, puis il se crutobligé de réparer sa distraction par beaucoup de grâces.

– Sortez seul, monsieur, allez dans les rues de ma capitale sansaucune garde. Vers les dix ou onze heures vous vous rendrez enprison, où j’ai l’espoir que vous ne resterez pas longtemps.

Le lendemain de cette grande journée, la plus remarquable de savie, le prince se croyait un petit Napoléon; il avait lu que cegrand homme avait été bien traité par plusieurs des jolies femmesde sa cour. Une fois Napoléon par les bonnes fortunes, il serappela qu’il l’avait été devant les balles. Son coeur était encoretout transporté de la fermeté de sa conduite avec la duchesse. Laconscience d’avoir fait quelque chose de difficile en fit un toutautre homme pendant quinze jours; il devint sensible auxraisonnements généraux; il eut quelque caractère.

Il débuta ce jour-là par brûler la patente de comte dressée enfaveur de Rassi, qui était sur son bureau depuis un mois. Ildestitua le général Fabio Conti, et demanda au colonel Lange’, sonsuccesseur, la vérité sur le poison. Lange, brave militairepolonais, fit peur aux geôliers, et dit au prince qu’on avait vouluempoisonner le déjeuner de M. del Dongo; mais il eût fallu mettredans la confidence un trop grand nombre de personnes. Les mesuresfurent mieux prises pour le dîner; et, sans l’arrivée du généralFontana, M. del Dongo était perdu. Le prince fut consterné; mais,comme il était réellement fort amoureux, ce fut une consolationpour lui de pouvoir se dire: « Il se trouve que j’ai réellementsauvé la vie à M. del Dongo, et la duchesse n’osera pas manquer àla parole qu’elle m’a donnée. »Il arriva à une autre idée: « Monmétier est bien plus difficile que je ne le pensais; tout le mondeconvient que la duchesse a infiniment d’esprit, la politique estici d’accord avec mon coeur. Il serait divin pour moi qu’ellevoulût être mon premier ministre. »

Le soir, le prince était tellement irrité des horreurs qu’ilavait découvertes, qu’il ne voulut pas se mêler de la comédie.

– Je serais trop heureux, dit-il à la duchesse, si vous vouliezrégner sur mes Etats comme vous régnez sur mon coeur. Pourcommencer, je vais vous dire l’emploi de ma journée.

Alors il lui conta tout fort exactement: la brûlure de lapatente de comte de Rassi, la nomination de Lange, son rapport surl’empoisonnement, etc.

– Je me trouve bien peu d’expérience pour régner. Le comtem’humilie par ses plaisanteries, il plaisante même au conseil, et,dans le monde, il tient des propos dont vous allez contester lavérité; il dit que je suis un enfant qu’il mène où il veut. Pourêtre prince, madame, on n’en est pas moins homme, et ces choses-làfâchent. Afin de donner de l’invraisemblance aux histoires que peutfaire M. Mosca, l’on m’a fait appeler au ministère ce dangereuxcoquin Rassi, et voilà ce général Conti qui le croit encoretellement puissant, qu’il n’ose avouer que c’est lui ou la Raversiqui l’ont engagé à faire périr votre neveu; j’ai bonne envie derenvoyer tout simplement par-devant les tribunaux le général FabioConti; les juges verront s’il est coupable de tentatived’empoisonnement.

– Mais, mon prince, avez-vous des juges?

– Comment! dit le prince étonné.

– Vous avez des jurisconsultes savants et qui marchent dans larue d’un air grave; du reste, ils jugeront toujours comme il plairaau parti dominant dans votre coeur.

Pendant que le jeune prince, scandalisé, prononçait des phrasesqui montraient sa candeur bien plus que sa sagacité, la duchesse sedisait: a Me convient-il bien de laisser déshonorer Conti? Non,certainement, car alors le mariage de sa fille avec ce plat honnêtehomme de marquis Crescenzi devient impossible? »

Sur ce sujet, il y eut un dialogue infini entre la duchesse etle prince. Le prince fut ébloui d’admiration. En faveur du mariagede Clélia Conti avec le marquis Crescenzi, mais avec cettecondition expresse, par lui déclarée avec colère à l’ex-gouverneur,il lui fit grâce sur sa tentative d’empoisonnement; mais, parl’avis de la duchesse, il l’exila jusqu’à l’époque du mariage de safille. La duchesse croyait n’aimer plus Fabrice d’amour, mais elledésirait encore passionnément le mariage de Clélia Conti avec lemarquis; il y avait là le vague espoir que peu à peu elle verraitdisparaître la préoccupation de Fabrice.

Le prince, transporté de bonheur, voulait, ce soir-là, destitueravec scandale le ministre Rassi. La duchesse lui dit en riant:

– Savez-vous un mot de Napoléon? Un homme placé dans un lieuélevé, et que tout le monde regarde, ne doit point se permettre demouvements violents. Mais ce soir il est trop tard, renvoyons lesaffaires à demain.

Elle voulait se donner le temps de consulter le comte, auquelelle raconta fort exactement tout le dialogue de la soirée, ensupprimant, toutefois, les fréquentes allusions faites par leprince à une promesse qui empoisonnait sa vie. La duchesse seflattait de se rendre tellement nécessaire qu’elle pourrait obtenirun ajournement indéfini en disant au prince: « Si vous avez labarbarie de vouloir me soumettre à cette humiliation, que je nevous pardonnerais point, le lendemain je quitte vos Etats. »Consulté par la duchesse sur le sort de Rassi, le comte se montratrès philosophe. Le général Fabio Conti et lui allèrent voyager enPiémont.

Une singulière difficulté s’éleva pour le procès de Fabrice: lesjuges voulaient l’acquitter par acclamation, et dès la premièreséance. Le comte eut besoin d’employer la menace pour que le procèsdurât au moins huit Jours, et que les Juges se donnassent la peined’entendre tous les témoins. »Ces gens sont toujours les mêmes », sedit-il.

Le lendemain de son acquittement, Fabrice del Dongo prit enfinpossession de la place de grand vicaire du bon archevêqueLandriani. Le même jour, le prince signa les dépêches nécessairespour obtenir que Fabrice fût nommé coadjuteur avec futuresuccession, et, moins de deux mois après, il fut installé danscette place.

Tout le monde faisait compliment à la duchesse sur l’air gravede son neveu; le fait est qu’il était au désespoir. Dès lelendemain de sa délivrance, suivie de la destitution et de l’exildu général Fabio Conti, et de la haute faveur de la duchesse,Clélia avait pris refuge chez la comtesse Contarini, sa tante,femme fort riche, fort âgée, et uniquement occupée des soins de sasanté. Clélia eût pu voir Fabrice: mais quelqu’un qui eût connu sesengagements antérieurs, et qui l’eût vue agir maintenant, eût pupenser qu’avec les dangers de son amant son amour pour lui avaitcessé. Non seulement Fabrice passait le plus souvent qu’il lepouvait décemment devant le palais Contarini mais encore il avaitréussi, après des peines infinies, à louer un petit appartementvis-à-vis les fenêtres du premier étage. Une fois, Clélia s’étantmise à la fenêtre à l’étourdie, pour voir passer une procession, seretira à l’instant, et comme frappée de terreur; elle avait aperçuFabrice, vêtu de noir mais comme un ouvrier fort pauvre, qui laregardait d’une des fenêtres de ce taudis qui avait des vitres depapier huilé, comme sa chambre à la tour Farnèse. Fabrice eût bienvoulu pouvoir se persuader que Clélia le fuyait par suite de ladisgrâce de son père, que la voix publique attribuait à laduchesse; mais il connaissait trop une autre cause à cetéloignement, et rien ne pouvait le distraire de sa mélancolie.

Il n’avait été sensible ni à son acquittement, ni à soninstallation dans de belles fonctions les premières qu’il eût euesà remplir dans sa vie, ni à sa belle position dans le monde, nienfin à la cour assidue que lui faisaient tous les ecclésiastiqueset tous les dévots du diocèse. Le charmant appartement qu’il avaitau palais Sanseverina ne se trouva plus suffisant. A son extrêmeplaisir, la duchesse fut obligée de lui céder tout le second étagede son palais et deux beaux salons au premier, lesquels étaienttoujours remplis de personnages attendant l’instant de faire leurcour au jeune coadjuteur. La clause de future succession avaitproduit un effet surprenant dans le pays; on faisait maintenant desvertus à Fabrice de toutes ces qualités fermes de son caractère,qui autrefois scandalisaient si fort les courtisans pauvres etnigauds.

Ce fut une grande leçon de philosophie pour Fabrice que de setrouver parfaitement insensible à tous ces honneurs, et beaucoupplus malheureux dans cet appartement magnifique, avec dix laquaisportant sa livrée, qu’il n’avait été dans sa chambre de bois de latour Farnèse, environné de hideux geôliers, et craignant toujourspour sa vie. Sa mère et sa soeur, la duchesse V… , qui vinrent àParme pour le voir dans sa gloire, furent frappées de sa profondetristesse. La marquise del Dongo, maintenant la moins romanesquedes femmes, en fut si profondément alarmée, qu’elle crut qu’à latour Farnèse on lui avait fait prendre quelque poison lent. Malgréson extrême discrétion elle crut devoir lui parler de cettetristesse si extraordinaire, et Fabrice ne répondit que par deslarmes.

Une foule d’avantages, conséquence de sa brillante position, neproduisaient chez lui d’autre effet que de lui donner de l’humeur.Son frère cette âme vaniteuse et gangrenée par le plus vii égoïsme,lui écrivit une lettre de congratulation presque officielle, et àcette lettre était joint un mandat de 50000 francs, afin qu’il pût,disait le nouveau marquis, acheter des chevaux et une voituredignes de son nom. Fabrice envoya cette somme à sa soeur cadette,mal mariée.

Le comte Mosca avait fait faire une belle traduction, enitalien, de la généalogie de la famille Valserra del Dongo, publiéejadis en latin par l’archevêque de Parme, Fabrice. Il la fitimprimer magnifiquement avec le texte latin en regard; les gravuresavaient été traduites par de superbes lithographies faites à Paris.La duchesse avait voulu qu’un beau portrait de Fabrice fût placévis-à-vis celui de l’ancien archevêque. Cette traduction futpubliée comme étant l’ouvrage de Fabrice pendant sa premièredétention. Mais tout était anéanti chez notre héros, même la vanitési naturelle à l’homme; il ne daigna pas lire une seule page de cetouvrage qui lui était attribué. Sa position dans le monde lui fitune obligation d’en présenter un exemplaire magnifiquement relié auprince, qui crut lui devoir un dédommagement pour la mort cruelledont il avait été si près, et lui accorda les grandes entrées de sachambre, faveur qui donne l’excellence.

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