La Chartreuse de Parme

Chapitre 13

 

Les seuls instants pendant lesquels Fabrice eut quelque chancede sortir de sa profonde tristesse étaient ceux qu’il passait cachéderrière un carreau de, vitre, par lequel il avait fait remplacerun carreau de papier huilé à la fenêtre de son appartementvis-à-vis le palais Contarini, où, comme on sait, Clélia s’étaitréfugiée; le petit nombre de fois qu’il l’avait vue depuis qu’ilétait sorti de la citadelle, il avait été profondément affligé d’unchangement frappant, et qui lui semblait du plus mauvais augure.Depuis sa faute, la physionomie de Clélia avait pris un caractèrede noblesse et de sérieux vraiment remarquable; on eût dit qu’elleavait trente ans. Dans ce changement si extraordinaire, Fabriceaperçut le reflet de quelque ferme résolution. »A chaque instant dela journée, se disait-il, elle se jure à elle-même d’être fidèle auvoeu qu’elle a fait à la Madone, et de ne jamais me revoir. »

Fabrice ne devinait qu’en partie les malheurs de Clélia; ellesavait que son père tombé dans une profonde disgrâce, ne pouvaitrentrer à Parme et reparaître à la cour (chose sans laquelle la vieétait impossible pour lui) que le jour de son mariage avec lemarquis Crescenzi, elle écrivit à son père qu’elle désirait cemariage. Le général était alors réfugié à Turin, et malade dechagrin. A la vérité, le contrecoup de cette grande résolutionavait été de la vieillir de dix ans.

Elle avait fort bien découvert que Fabrice avait une fenêtrevis-à-vis le palais Contarini; mais elle n’avait eu le malheur dele regarder qu’une fois; dès qu’elle apercevait un air de tête ouune tournure d’homme ressemblant un peu à la sienne, elle fermaitles yeux à l’instant. Sa piété profonde et sa confiance dans lesecours de la Madone étaient désormais ses seules ressources. Elleavait la douleur de ne pas avoir d’estime pour son père; lecaractère de son futur mari lui semblait parfaitement plat et à lahauteur des façons de sentir du grand monde; enfin, elle adorait unhomme qu’elle ne devait jamais revoir, et qui pourtant avait desdroits sur elle. Cet ensemble de destinée lui semblait le malheurparfait, et nous avouerons qu’elle avait raison: Il eût fallu,après son mariage, aller vivre à deux cents lieues de Parme.

Fabrice connaissait la profonde modestie de Clélia; il savaitcombien toute entreprise extraordinaire, et pouvant faire anecdote,si elle était découverte, était assurée de lui déplaire. Toutefois,poussé à bout par l’excès de sa mélancolie et par ces regards deClélia qui constamment se détournaient de lui, il osa essayer degagner deux domestiques de Mme Contarini, sa tante. Un jour à latombée de la nuit, Fabrice, habillé comme un bourgeois de campagne,se présenta à la porte du palais, où l’attendait l’un desdomestiques gagnés par lui, il s’annonça comme arrivant de Turin,et ayant pour Clélia des lettres de son père. Le domestique allaporter le message, et le fit monter dans une immense antichambre,au premier étage du palais. C’est en ce lieu que Fabrice passapeut-être le quart d’heure de sa vie le plus rempli d’anxiété. SiClélia le repoussait, il n’y avait plus pour lui d’espoir detranquillité. »Afin de couper court aux soins importuns dontm’accable ma nouvelle dignité, j’ôterai à l’Eglise un mauvaisprêtre, et, sous un nom supposé, j’irai me réfugier dans quelquechartreuse’. »Enfin, le domestique vint lui annoncer que Mlle CléliaConti était disposée à le recevoir. Le courage manqua tout à fait ànotre héros; il fut sur le point de tomber de peur en montantl’escalier du second étage.

Clélia était assise devant une petite table qui portait uneseule bougie. A peine elle eut reconnu Fabrice sous sondéguisement, qu’elle prit la fuite et alla se cacher au fond dusalon.

– Voilà comment vous êtes soigneux de mon salut, luicria-t-elle, en se cachant la figure avec les mains. Vous le savezpourtant, lorsque mon père fut sur le point de périr par suite dupoison, je fis voeu à la Madone de ne jamais vous voir. Je n’aimanqué à ce voeu que ce jour, le plus malheureux de ma vie, où jecrus en conscience devoir vous soustraire à la mort. C’est déjàbeaucoup que, par une interprétation forcée et sans doutecriminelle, je consente à vous entendre.

Cette dernière phrase étonna tellement Fabrice qu’il lui fallutquelques secondes pour s’en réjouir. Il s’était attendu à la plusvive colère, et à voir Clélia s’enfuir; enfin la présence d’espritlui revint et il éteignit la bougie unique. Quoiqu’il crût avoirbien compris les ordres de Clélia, il était tout tremblant enavançant vers le fond du salon où elle s’était réfugiée derrière uncanapé; il ne savait s’il ne l’offenserait pas en lui baisant lamain; elle était toute tremblante d’amour, et se jeta dans sesbras.

– Cher Fabrice, lui dit-elle, combien tu as tardé de temps àvenir! Je ne puis te parler qu’un instant, car c’est sans doute ungrand péché; et lorsque je promis de ne te voir jamais, sans doutej’entendais aussi promettre de ne te point parler. Mais commentas-tu pu poursuivre avec tant de barbarie l’idée de vengeance qu’aeue mon pauvre père? car enfin c’est lui d’abord qui a été presqueempoisonné pour faciliter ta faite. Ne devrais-tu pas faire quelquechose pour moi qui ai tant exposé ma bonne renommée afin de tesauver? Et d’ailleurs te voilà tout à fait lié aux ordres sacrés tune pourrais plus m’épouser quand même je trouverais un moyend’éloigner cet odieux marquis. Et puis comment as-tu osé, le soirde la procession, prétendre me voir en plein jour, et violer ainsi,de la façon la plus criante, la sainte promesse que j’ai faite à laMadone?

Fabrice la serrait dans ses bras, hors de lui de surprise et debonheur.

Un entretien qui commençait avec cette quantité de choses à sedire ne devait pas finir de longtemps. Fabrice lui raconta l’exactevérité sur l’exil de son père; la duchesse ne s’en était mêlée enaucune sorte, par la grande raison qu’elle n’avait pas cru un seulinstant que l’idée du poison appartînt au général Conti; elle avaittoujours pensé que c’était un trait d’esprit de la faction Raversiqui voulait chasser le comte Mosca. Cette vérité historiquelonguement développée rendit Clélia fort heureuse, elle étaitdésolée de devoir haïr quelqu’un qui appartenait à Fabrice.Maintenant elle ne voyait plus la duchesse d’un oeil jaloux. Lebonheur que cette soirée établit ne dura que quelques jours.

L’excellent don Cesare arriva de Turin; et, puisant de lahardiesse dans la parfaite honnêteté de son coeur, il osa se faireprésenter à la duchesse. Après lui avoir demandé sa parole de nepoint abuser de la confidence qu’il allait lui faire, il avoua queson frère, abusé par un faux point d’honneur, et qui s’était crubravé et perdu dans l’opinion par la fuite de Fabrice, avait crudevoir se venger.

Don Cesare n’avait pas parlé deux minutes, que son procès étaitgagné: sa vertu parfaite avait touché la duchesse, qui n’étaitpoint accoutumée à un tel spectacle. Il lui plut commenouveauté.

– Hâtez le mariage de la fille du général avec le marquisCrescenzi, et je vous donne ma parole que je ferai tout ce qui esten moi pour que le général soit reçu comme s’il revenait de voyage.Je l’inviterai à dîner; êtes-vous content? Sans doute il y aura dufroid dans les commencements, et le général ne devra point se hâterde demander sa place de gouverneur de la citadelle. Mais vous savezque j’ai de l’amitié pour le marquis, et je ne conserverai point derancune contre son beau-père.

Armé de ces paroles, don Cesare vint dire à sa nièce qu’elletenait en ses mains la vie de son père, malade de désespoir. Depuisplusieurs mois il n’avait paru à aucune cour.

Clélia voulut aller voir son père, réfugié, sous un nom supposé,dans un village près de Turin; car il s’était figuré que la cour deParme demandait son extradition à celle de Turin, pour le mettre enjugement. Elle le trouva malade et presque fou. Le soir même elleécrivit à Fabrice, une lettre d’éternelle rupture. En recevantcette lettre Fabrice, qui développait un caractère tout à faitsemblable à celui de sa maîtresse, alla se mettre en retraite aucouvent de Velleja, situé dans les montagnes, à dix lieues deParme. Clélia lui écrivait une lettre de dix pages: elle lui avaitjuré jadis de ne jamais épouser le marquis sans son consentement;maintenant elle le lui demandait et Fabrice le lui accorda du fondde sa retraite dé Velleja, par une lettre remplie de l’amitié laplus pure.

En recevant cette lettre dont, il faut l’avouer, l’amitiél’irrita, Clélia fixa elle-même le jour de son mariage, dont lesfêtes vinrent encore augmenter l’éclat dont brilla cet hiver lacour de Parme.

Ranuce-Ernest V était avare au fond, mais il était éperdumentamoureux, et il espérait fixer la duchesse à sa cour; il pria samère d’accepter une somme fort considérable, et de donner des fêtes. La grande maîtresse sut tirer un admirable parti de cetteaugmentation de richesses; les fêtes de Parme, cet hiver-là,rappelèrent les beaux jours de la cour de Milan et de cet aimablePrince Eugène vice-roi d’Italie, dont la bonté laisse un si longsouvenir. Les devoirs du coadjuteur l’avaient rappelé à Parme; maisil déclara que, par des motifs de piété, il continuerait saretraite dans le petit appartement que son protecteur, MgrLandriani l’avait forcé de prendre à l’archevêché; et il alla s’yenfermer, suivi d’un seul domestique. Ainsi il n’assista à aucunedes fêtes si brillantes de la cour ce qui lui valut à Parme et dansson futur diocèse une immense réputation de sainteté. Par un effetinattendu de cette retraite qu’inspirait seule à Fabrice satristesse profonde et sans espoir, le bon archevêque Landriani, quil’avait toujours aimé, et qui, dans le fait, avait eu l’idée de lefaire coadjuteur, conçut contre lui un peu de jalousie.L’archevêque croyait avec raison devoir aller à toutes les fêtes dela cour, comme il est d’usage en Italie. Dans ces occasions, ilportait son costume de grande cérémonie, qui, à peu de chose près,est le même que celui qu’on lui voyait dans le choeur de sacathédrale. Les centaines de domestiques réunis dans l’antichambreen colonnade du palais ne manquaient pas de se lever et de demandersa bénédiction à Monseigneur, qui voulait bien s’arrêter et la leurdonner. Ce fut dans un de ces moments de silence solennel que MgrLandriani entendit une voix qui disait:

– Notre archevêque va au bal, et monsignore del Dongo ne sortpas de sa chambre!

De ce moment prit fin à l’archevêché l’immense faveur dontFabrice y avait joui, mais il pouvait voler de ses propres ailes.Toute cette conduite, qui n’avait été inspirée que par le désespoiroù le plongeait le mariage de Clélia, passa pour l’effet d’unepiété simple et sublime, et les dévotes lisaient, comme un livred’édification, la traduction de la généalogie de sa famille, oùperçait la vanité la plus folle. Les libraires firent une éditionlithographiée de son portrait, qui fut enlevée en quelques jours,et surtout par les gens du peuple; le graveur, par ignorance, avaitreproduit autour du portrait de Fabrice plusieurs des ornements quine doivent se trouver qu’aux portraits des évêques, et auxquels uncoadjuteur ne saurait prétendre. L’archevêque vit un de cesportraits, et sa fureur ne connut plus de bornes; il fit appelerFabrice, et lui adressa les choses les plus dures, et dans destermes que la passion rendit quelquefois fort grossiers. Fabricen’eut aucun effort à faire, comme on le pense bien, pour seconduire comme l’eût fait Fénelon en pareille occurrence; il écoutal’archevêque avec toute l’humilité et tout le respect possibles;et, lorsque ce prélat eut cessé de parler, il lui raconta toutel’histoire de la traduction de cette généalogie faite par lesordres du comte Mosca, à l’époque de sa première prison. Elle avaitété publiée dans des fins mondaines, et qui toujours lui avaientsemblé peu convenables pour un homme de son état. Quant auportrait, il avait été parfaitement étranger à la seconde édition,comme à la première; et le libraire lui ayant adressé àl’archevêché, pendant sa retraite, vingt-quatre exemplaires decette seconde édition, il avait envoyé son domestique en acheter unvingt-cinquième; et, ayant appris par ce moyen que ce portrait sevendait trente sous, il avait envoyé cent francs comme paiement desvingt-quatre exemplaires.

Toutes ces raisons, quoique exposées du ton le plus raisonnablepar un homme qui avait bien d’autres chagrins dans le coeur,portèrent jusqu’à l’égarement la colère de l’archevêque; il allajusqu’à accuser Fabrice d’hypocrisie.

« Voilà ce que c’est que les gens du commun, se dit Fabrice, mêmequand ils ont de l’esprit! »

Il avait alors un souci plus sérieux; c’étaient les lettres desa tante, qui exigeait absolument qu’il vînt reprendre sonappartement au palais Sanseverina, ou que du moins il vînt la voirquelquefois. Là Fabrice était certain d’entendre parler des fêtessplendides données par le marquis Crescenzi à l’occasion de sonmariage: or, c’est ce qu’il n’était pas sûr de pouvoir supportersans se donner en spectacle.

Lorsque la cérémonie du mariage eut lieu, il y avait huit joursentiers que Fabrice s’était voué au silence le plus complet, aprèsavoir ordonné à son domestique et aux gens de l’archevêché aveclesquels il avait des rapports de ne jamais lui adresser laparole.

Monsignore Landriani ayant appris cette nouvelle affectation,fit appeler Fabrice beaucoup plus souvent qu’à l’ordinaire, etvoulut avoir avec lui de fort longues conversations; il l’obligeamême à des conférences avec certains chanoines de campagne, quiprétendaient que l’archevêché avait agi contre leurs privilèges.Fabrice prit toutes ces choses avec l’indifférence parfaite d’unhomme qui a d’autres pensées. »Il vaudrait mieux pour moi,pensait-il, me faire chartreux; je souffrirais moins dans lesrochers de Velleja. »

Il alla voir sa tante, et ne put retenir ses larmes enl’embrassant. Elle le trouva tellement changé, ses yeux, encoreagrandis par l’extrême maigreur, avaient tellement l’air de luisortir de la tête, et lui-même avait une apparence tellementchétive et malheureuse, avec son petit habit noir et râpé de simpleprêtre, qu’à ce premier abord la duchesse, elle aussi, ne putretenir ses larmes; mais un instant après, lorsqu’elle se fut ditque tout ce changement dans l’apparence de ce beau jeune hommeétait causé par le mariage de Clélia, elle eut des sentimentspresque égaux en véhémence à ceux de l’archevêque, quoique plushabilement contenus. Elle eut la barbarie de parler longuement decertains détails pittoresques qui avaient signalé les fêtescharmantes données par le marquis Crescenzi. Fabrice ne répondaitpas; mais ses yeux se fermèrent un peu par un mouvement convulsif,et il devint encore plus pâle qu’il ne l’était, ce qui d’abord eûtsemblé impossible. Dans ces moments de vive douleur, sa pâleurprenait une teinte verte.

Le comte Mosca survint, et ce qu’il voyait, et qui lui semblaitincroyable, le guérit enfin tout à fait de la jalousie que jamaisFabrice n’avait cessé de lui inspirer. Cet homme habile employa lestournures les plus délicates et les plus ingénieuses pour chercherà redonner à Fabrice quelque intérêt pour les choses de ce monde.Le comte avait toujours eu pour lui beaucoup d’estime et assezd’amitié; cette amitié, n’étant plus contrebalancée par lajalousie, devint en ce moment presque dévouée. »En effet, il a bienacheté sa belle fortune », se disait-il, en récapitulant sesmalheurs. Sous prétexte de lui faire voir le tableau du Parmesanque le prince avait envoyé à la duchesse, le comte prit à partFabrice:

– Ah çà! mon ami, parlons en hommes : puis-je vous être bon àquelque chose? Vous ne devez point redouter de questions de mapart; mais enfin l’argent peut-il vous être utile, le pouvoirpeut-il vous servir? Parlez, je suis à vos ordres; si vous aimezmieux écrire, écrivez-moi.

Fabrice l’embrassa tendrement et parla du tableau.

– Votre conduite est le chef-d’oeuvre de la plus fine politique,lui dit le comte en revenant au ton léger de la conversation, vousvous ménagez un avenir fort agréable, le prince vous respecte, lepeuple vous vénère, votre petit habit noir râpé fait passer demauvaises nuits à monsignore Landriani. J’ai quelque habitude desaffaires, et je puis vous jurer que je ne saurais quel conseil vousdonner pour perfectionner ce que je vois. Votre premier pas dans lemonde à vingt-cinq ans vous fait atteindre à la perfection. Onparle beaucoup de vous à la cour; et savez-vous à quoi vous devezcette distinction unique à votre âge? au petit habit noir râpé. Laduchesse et moi nous disposons, comme vous le savez, de l’anciennemaison de Pétrarque sur cette belle colline au milieu de la forêt,aux environs du Pô’: si jamais vous êtes las des petits mauvaisprocédés de l’envie, j’ai pensé que vous pourriez être lesuccesseur de Pétrarque, dont le renom augmentera le vôtre.

Le comte se mettait l’esprit à la torture pour faire naître unsourire sur cette figure d’anachorète, mais il n’y put parvenir. Cequi rendait le changement plus frappant c’est qu’avant ces dernierstemps, si la figuré de Fabrice avait un défaut, c’était deprésenter quelquefois, hors de propos, l’expression de la voluptéet de la gaieté.

Le comte ne le laissa point partir sans lui dire que, malgré sonétat de retraite, il y aurait peut-être de l’affectation à ne pasparaître à la cour le samedi suivant, c’était le jour de naissancede la princesse. Ce mot fut un coup de poignard pour Fabrice. »GrandDieu! pensa-t-il, que suis-je venu faire dans ce palais! »Il nepouvait penser sans frémir à la rencontre qu’il pouvait faire à lacour. Cette idée absorba toutes les autres; il pensa que l’uniqueressource qui lui restât était d’arriver au palais au moment précisoù l’on ouvrirait les portes des salons.

En effet, le nom de monsignore del Dongo fut un des premiersannoncés à la soirée de grand gala, et la princesse le reçut avectoute la distinction possible. Les yeux de Fabrice étaient fixéssur la pendule, et, à l’instant où elle marqua la vingtième minutede sa présence dans ce salon, il se levait pour prendre congé,lorsque le prince entra chez sa mère. Après lui avoir fait la courquelques instants, Fabrice se rapprochait de la porte par unesavante manoeuvre, lorsque vint éclater à ses dépens un de cespetits riens de coeur que la grande maîtresse savait si bienménager: le chambellan de service lui courut après pour lui direqu’il avait été désigné pour faire le whist du prince. A Parme,c’est un honneur. insigne et bien au-dessus du rang que lecoadjuteur occupait dans le monde. Faire le whist était un honneurmarqué même pour l’archevêque. A la parole du chambellan, Fabricese sentit percer le coeur, et quoique ennemi mortel de toute scènepublique, il fut sur le point d’aller lui dire qu’il avait étésaisi d’un étourdissement subit; mais il pensa qu’il serait enbutte à des questions et à des compliments de condoléances, plusintolérables encore que le jeu. Ce jour-là il avait horreur deparler.

Heureusement le général des frères mineurs se trouvait au nombredes grands personnages qui étaient venus faire leur cour à laprincesse. Ce moine, fort savant, digne émule des Fontana et desDuvoisin, s’était placé dans un coin reculé du salon; Fabrice pritposte debout devant lui de façon à ne point apercevoir la ported’entrée, et lui parla théologie. Mais il ne put faire que sonoreille n’entendît pas annoncer M. le marquis et Mme la marquiseCrescenzi. Fabrice, contre son attente, éprouva un violentmouvement de colère.

« Si j’étais Borso Valserra, se dit-il (c’était un des générauxdu premier Sforce), j’irais poignarder ce lourd marquis,précisément avec ce petit poignard à manche d’ivoire que Clélia medonna ce jour heureux, et je lui apprendrais s’il doit avoirl’insolence de se présenter avec cette marquise dans un lieu où jesuis! »

Sa physionomie changea tellement, que le général des frèresmineurs lui dit:

– Est-ce que Votre Excellence se trouve incommodée?

– J’ai un mal à la tête fou… ces lumières me font mal… et je nereste que parce que j’ai été nommé pour la partie de whist duprince.

A ce mot, le général des frères mineurs, qui était un bourgeois,fut tellement déconcerté, que ne sachant plus que faire, il se mità saluer Fabrice, lequel, de son côté, bien autrement troublé quele général des mineurs, se prit à parler avec une volubilitéétrange; il entendait qu’il se faisait un grand silence derrièrelui et ne voulait pas regarder. Tout à coup un archet frappa unpupitre; on joua une ritournelle, et la célèbre Mme P… ‘ chanta cetair de Cimarosa autrefois si célèbre:

Quelle pupille tenere!

Fabrice tint bon aux premières mesures, mais bientôt sa colères’évanouit, et il éprouva un besoin extrême de répandre deslarmes. »Grand Dieu! se dit-il, quelle scène ridicule! et avec monhabit encore! »Il crut plus sage de parler de lui.

– Ces maux de tête excessifs, quand je les contrarie, comme cesoir, dit-il au général des frères mineurs, finissent par des accèsde larmes qui pourraient donner pâture à la médisance dans un hommede notre état; ainsi, je prie Votre Révérence Illustrissime depermettre que je pleure en la regardant, et de n’y pas faireautrement attention.

– Notre père provincial de Catanzara est atteint de la mêmeincommodité, dit le général des mineurs.

Et il commença à voix basse une histoire infinie.

Le ridicule de cette histoire, qui avait amené le détail desrepas du soir de ce père provincial, fit sourire Fabrice, ce qui nelui était pas arrivé depuis longtemps; mais bientôt il cessad’écouter le général des mineurs. Mme P… chantait, avec un talentdivin, un air de Pergolèse (la princesse aimait la musiquesurannée). Il se fit un petit bruit à trois pas de Fabrice; pour lapremière fois de la soirée il détourna les yeux. Le fauteuil quivenait d’occasionner ce petit craquement sur le parquet étaitoccupé par la marquise Crescenzi, dont les yeux remplis de larmesrencontrèrent en plein ceux de Fabrice, qui n’étaient guère enmeilleur état. La marquise baissa la tête Fabrice continua à laregarder quelques secondés: il faisait connaissance avec cette têtechargée de diamants; mais son regard exprimait la colère et ledédain. Puis, se disant: « Et mes yeux ne te regarderont jamais », ilse retourna vers son père général, et lui dit:

– Voici mon incommodité qui me prend plus fort que jamais.

En effet, Fabrice pleura à chaudes larmes pendant plus d’unedemi-heure. Par bonheur, une symphonie de Mozart, horriblementécorchée, comme c’est l’usage en Italie, vint à son secours, etl’aida à sécher ses larmes.

Il tint ferme et ne tourna pas les yeux vers la marquiseCrescenzi; mais Mme P… chanta de nouveau, et l’âme de Fabrice,soulagée par les larmes, arriva à cet état de repos parfait. Alorsla vie lui apparut sous un nouveau jour. »Est-ce que je prétends, sedit-il, pouvoir l’oublier entièrement dès les premiers moments?cela me serait-il possible? »Il arriva à cette idée: « Puis-je êtreplus malheureux que je ne le suis depuis deux mois? et si rien nepeut augmenter mon angoisse, pourquoi résister au plaisir de lavoir. Elle a oublié ses serments; elle est légère : toutes lesfemmes ne le sont-elles pas? Mais qui pourrait lui refuser unebeauté céleste? Elle a un regard qui me ravit en extase, tandis queje suis obligé de faire effort sur moi-même pour regarder lesfemmes qui passent pour les plus belles! eh bien! pourquoi ne pasme laisser ravir? ce sera du moins un moment de répit. »

Fabrice avait quelque connaissance des hommes, mais aucuneexpérience des passions, sans quoi il se fût dit que ce plaisird’un moment auquel il allait céder, rendrait inutiles tous lesefforts qu’il faisait depuis deux mois pour oublier Clélia.

Cette pauvre femme n’était venue à cette fête que forcée par sonmari; elle voulait du moins se retirer après une demi-heure, sousprétexte de santé, mais le marquis lui déclara que, faire avancersa voiture pour partir, quand beaucoup de voitures arrivaientencore, serait une chose tout à fait hors d’usage, et qui pourraitmême être interprétée comme une critique indirecte de la fêtedonnée par la princesse.

– En ma qualité de chevalier d’honneur, ajouta le marquis, jedois me tenir dans le salon aux ordres de la princesse, jusqu’à ceque tout le monde soit sorti: il peut y avoir et il y aura sansdoute des ordres à donner aux gens, ils sont si négligents! Etvoulez-vous qu’un simple écuyer de la princesse usurpe cethonneur?

Clélia se résigna; elle n’avait pas vu Fabrice; elle espéraitencore qu’il ne serait pas venu à cette fête. Mais au moment où leconcert allait commencer, la princesse ayant permis aux dames des’asseoir, Clélia fort peu alerte pour ces sortes de choses, selaissa ravir les meilleures places auprès de la princesse, et futobligée de venir chercher un fauteuil au fond de la salle, jusquedans le coin reculé où Fabrice s’était réfugié. En arrivant à sonfauteuil, le costume singulier en un tel lieu du général des frèresmineurs arrêta ses yeux, et d’abord elle ne remarqua pas l’hommemince et revêtu d’un simple habit noir qui lui parlait; toutefoisun certain mouvement secret arrêtait ses yeux sur cet homme. »Toutle monde ici a des uniformes ou des habits richement brodés: quelpeut être ce jeune homme en habit noir si simple? »Elle le regardaitprofondément attentive, lorsqu’une dame, en venant se placer, fitfaire un mouvement à son fauteuil. Fabrice tourna la tête: elle nele reconnut pas tant il était changé. D’abord elle se dit: « Voilàquelqu’un qui lui ressemble, ce sera son frère aîné; mais je ne lecroyais que de quelques années plus âgé que lui, et celui-ci est unhomme de quarante ans. »Tout à coup elle le reconnut à un mouvementde la bouche. »Le malheureux, qu’il a souffert! »se dit-elle; et ellebaissa la tête accablée par la douleur, et non pour être fidèle àson voeu. Son coeur était bouleversé par la pitié. »Qu’il était loind avoir cet air après neuf mois de prison! »Elle ne le regarda plus;mais, sans tourner précisément les yeux de son côté, elle voyaittous ses mouvements.

Après le concert, elle le vit se rapprocher de la table de jeudu prince, placée à quelques pas du trône; elle respira quandFabrice fut ainsi fort loin d’elle.

Mais le marquis Crescenzi avait été fort piqué de voir sa femmereléguée aussi loin du trône; toute la soirée il avait été occupé àpersuader à une dame assise à trois fauteuils de la princesse, etdont le mari lui avait des obligations d’argent, qu’elle feraitbien de changer de place avec la marquise. La pauvre femmerésistant, comme il était naturel, il alla chercher le maridébiteur, qui fit entendre à sa moitié la triste voix de la raison,et enfin le marquis eut le plaisir de consommer l’échange, il allachercher sa femme.

– Vous serez toujours trop modeste, lui dit-il; pourquoi marcherainsi les yeux baissés? on vous prendra pour une de ces bourgeoisestout étonnées de se trouver ici et que tout le monde est étonné d’yvoir. Cette folle de grande maîtresse n’en fait jamais d’autres! Etl’on parle de retarder les progrès du jacobinisme! Songez que votremari occupe la première place mâle de la cour de la princesse; etquand même les républicains parviendraient à supprimer la cour etmême la noblesse, votre mari serait encore l’homme le plus riche decet Etat. C’est là une idée que vous ne vous mettez point assezdans la tête.

Le fauteuil où le marquis eut le plaisir d’installer sa femmen’était qu’à six pas de la table de jeu du prince; elle ne voyaitFabrice qu’en profil, mais elle le trouva tellement maigri, ilavait surtout l’air tellement au-dessus de tout ce qu’il pouvaitarriver en ce monde, lui qui autrefois ne laissait passer aucunincident sans dire son mot, qu’elle finit par arriver à cetteaffreuse conclusion: Fabrice était tout à fait changé; il l’avaitoubliée; s’il était tellement maigri, c’était l’effet des jeûnessévères auxquels sa piété se soumettait. Clélia fut confirmée danscette triste idée par la conversation de tous ses voisins: le nomdu coadjuteur était dans toutes les bouches; on cherchait la causede l’insigne faveur dont on le voyait l’objet: lui, si jeune, êtreadmis au jeu du prince! On admirait l’indifférence polie et lesairs de hauteur avec lesquels il jetait ses cartes, même quand ilcoupait Son Altesse.

– Mais cela est incroyable, s’écriaient de vieux courtisans; lafaveur de sa tante lui tourne tout à fait la tête… mais, grâce auciel, cela ne durera pas; notre souveraine n’aime pas que l’onprenne de ces petits airs de supériorité.

La duchesse s’approcha du prince; les courtisans qui se tenaientà distance fort respectueuse de la table de jeu, de façon à nepouvoir entendre de la conversation du prince que quelques mots auhasard, remarquèrent que Fabrice rougissait beaucoup. »Sa tante luiaura fait la leçon, se dirent-ils, sur ses grands airsd’indifférence. »Fabrice venait d’entendre la voix de Clélia, ellerépondait à la princesse qui, en faisant son tour dans le bal,avait adressé la parole à la femme de son chevalier d’honneur.Arriva le moment où Fabrice dut changer de place au whist; alors ilse trouva précisément en face de Clélia, et se livra plusieurs foisau plaisir de la contempler. La pauvre marquise, se sentantregardée par lui, perdait tout à fait contenance. Plusieurs foiselle oublia ce qu’elle devait à son voeu: dans son désir de devinerce qui se passait dans le coeur de Fabrice, elle fixait les yeuxsur lui.

Le jeu du prince terminé, les dames se levèrent pour passer dansla salle du souper. Il y eut un peu de désordre. Fabrice se trouvatout près de Clélia; il était encore très résolu, mais il vint àreconnaître un parfum très faible qu’elle mettait dans ses robes;cette sensation renversa tout ce qu’il s’était promis. Ils’approcha d’elle et prononça à demi-voix et comme se parlant àsoi-même, deux vers de ce sonnet de Pétrarque, qu’il lui avaitenvoyé du lac Majeur, imprimé sur un mouchoir de soie:

– Quel n’était pas mon bonheur quand le vulgaire me croyaitmalheureux, et maintenant que mon sort est changé!

« Non, il ne m’a point oubliée, se dit Clélia avec un transportde joie. Cette belle âme n’est point inconstante! »

Non, vous ne me verrez jamais changer, Beaux yeux qui m’avezappris à aimer.

Clélia osa se répéter à elle-même ces deux vers dePétrarque’.

La princesse se retira aussitôt après le souper; le princel’avait suivie jusque chez elle, et ne reparut point dans lessalles de réception. Dès que cette nouvelle fut connue, tout lemonde voulut partir à la fois; il y eut un désordre complet dansles antichambres, Clélia se trouva tout près de Fabrice; le profondmalheur peint dans ses traits lui fit pitié.

– Oublions le passé, lui dit-elle, et gardez ce souvenird’amitié.

En disant ces mots, elle plaçait son éventail de façon à cequ’il pût le prendre.

Tout changea aux yeux de Fabrice; en un instant il fut un autrehomme; dès le lendemain il déclara que sa retraite était terminée,et revint prendre son magnifique appartement au palais Sanseverina.L’archevêque dit et crut que la faveur que le prince lui avaitfaite en l’admettant à son jeu avait fait perdre entièrement latête à ce nouveau saint; la duchesse vit qu’il était d’accord avecClélia. Cette pensée, venant redoubler le malheur que donnait lesouvenir d’une promesse fatale, acheva de la déterminer à faire uneabsence. On admira sa folie. Quoi! s’éloigner de la cour au momentoù la faveur dont elle était l’objet paraissait sans bornes! Lecomte, parfaitement heureux depuis qu’il voyait qu’il n’y avaitpoint d’amour entre Fabrice et la duchesse, disait à son amie:

– Ce nouveau prince est la vertu incarnée, mais je l’ai appelécet enfant: me pardonnera-t-il jamais? Je ne vois qu’un moyen de meremettre réellement bien avec lui, c’est l’absence. Je vais memontrer parfait de grâces et de respects, après quoi je suis maladeet je demande mon congé. Vous me le permettrez, puisque la fortunede Fabrice est assurée. Mais me ferez-vous le sacrifice immense,ajouta-t-il en riant, de changer le titre sublime de duchessecontre un autre bien inférieur? Pour m’amuser, je laisse toutes lesaffaires ici dans un désordre inextricable; j’avais quatre ou cinqtravailleurs dans mes divers ministères, je les ai fait mettre à lapension depuis deux mois, parce qu’ils lisent les journaux enfrançais; et je les ai remplacés par des nigauds incroyables.

« Après notre départ, le prince se trouvera dans un tel embarras,que, malgré l’horreur qu’il a pour le caractère de Rassi je nedoute pas qu’il soit obligé de le rappeler, et moi je n’attendsqu’un ordre du tyran qui dispose de mon sort, pour écrire unelettre de tendre amitié à mon ami Rassi, et lui dire que j’ai toutlieu d’espérer que bientôt on rendra justice à son mérite. »

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