La Chartreuse de Parme

Chapitre 14

 

Cette conversation sérieuse eut lieu le lendemain du retour deFabrice au palais Sanseverina; la duchesse était encore sous lecoup de la joie qui éclatait dans toutes les actions deFabrice. »Ainsi, se disait-elle, cette petite dévote m’a trompée!Elle n’a pas su résister à son amant seulement pendant troismois. »

La certitude d’un dénouement heureux avait donné à cet être sipusillanime, le jeune prince, le courage d’aimer; il eut quelqueconnaissance des préparatifs de départ que l’on faisait au palaisSanseverina; et son valet de chambre français, qui croyait peu à lavertu des grandes dames, lui donna du courage à l’égard de laduchesse. Ernest V se permit une démarche qui fut sévèrement blâméepar la princesse et par tous les gens sensés de la cour; le peupley vit le sceau de la faveur étonnante dont jouissait la duchesse.Le prince vint la voir dans son palais.

– Vous partez, lui dit-il d’un ton sérieux qui parut odieux à laduchesse, vous partez; vous allez me trahir et manquer à vosserments! Et pourtant, si j’eusse tardé dix minutes à vous accorderla grâce de Fabrice, il était mort. Et vous me laissez malheureux!et sans vos serments je n’eusse jamais eu le courage de vous aimercomme je fais! Vous n’avez donc pas d’honneur!

– Réfléchissez mûrement, mon prince. Dans toute votre vie ya-t-il eu d’espace égal en bonheur aux quatre mois qui viennent des’écouler? Votre gloire comme souverain, et, j’ose le croire, votrebonheur comme homme aimable, ne se sont jamais élevés à ce point.Voici le traité que je vous propose: si vous daignez y consentir,je ne serai pas votre maîtresse pour un instant fugitif, et envertu d’un serment extorqué par la peur, mais je consacrerai tousles instants de ma vie à faire votre félicité, je serai toujours ceque j’ai été depuis quatre mois, et peut-être l’amour viendra-t-ilcouronner l’amitié. Je ne jurerais pas du contraire.

– Eh bien! dit le prince ravi, prenez un autre rôle, soyez plusencore, régnez à la fois sur moi et sur mes Etats, soyez monpremier ministre; je vous offre un mariage tel qu’il est permis parles tristes convenances de mon rang; nous en avons un exemple prèsde nous: le roi de Naples vient d’épouser la duchesse de Partana.Je vous offre tout ce que je puis faire, un mariage du même genre.Je vais ajouter une idée de triste politique pour vous montrer queje ne suis plus un enfant, et que j’ai réfléchi à tout. Je ne vousferai point valoir la condition que je m’impose d’être le derniersouverain de ma race, le chagrin de voir de mon vivant les grandespuissances disposer de ma succession; je bénis ces désagrémentsfort réels puisqu’ils m’offrent un moyen de plus de vous prouvermon estime et ma passion.

La duchesse n’hésita pas un instant; le prince l’ennuyait, et lecomte lui semblait parfaitement aimable; il n’y avait au mondequ’un homme qu’on pût lui préférer. D’ailleurs elle régnait sur lecomte, et le prince, dominé par les exigences de son rang, eût plusou moins régné sur elle. Et puis, il pouvait devenir inconstant etprendre des maîtresses; la différence d’âge semblerait, dans peud’années, lui en donner le droit.

Dès le premier instant, la perspective de s’ennuyer avait décidéde tout, toutefois la duchesse qui voulait être charmante, demandala permission de réfléchir.

Il serait trop long de rapporter ici les tournures de phrasespresque tendres et les termes infiniment gracieux dans lesquelselle sut envelopper son refus. Le prince se mit en colère; ilvoyait tout son bonheur lui échapper. Que devenir après que laduchesse aurait quitté sa cour? D’ailleurs quelle humiliationd’être refusé! »Enfin qu’est-ce que va me dire mon valet de chambrefrançais quand je lui conterai ma défaite? »

La duchesse eut l’art de calmer le prince, et de ramener peu àpeu la négociation à ses véritables termes.

– Si Votre Altesse daigne consentir à ne point presser l’effetd’une promesse fatale, et horrible à mes yeux, comme me faisantencourir mon propre mépris, je passerai ma vie à sa cour, et cettecour sera toujours ce qu’elle a été cet hiver, tous mes instantsseront consacrés à contribuer à son bonheur comme homme, et à sagloire comme souverain. Si elle exige que j’obéisse à mon sermentelle aura flétri le reste de ma vie, et à l’instant elle me verraquitter ses Etats pour n’y jamais rentrer. Le jour où j’aurai perdul’honneur sera aussi le dernier jour où je vous verrai.

Mais le prince était obstiné comme les êtres pusillanimes;d’ailleurs son orgueil d’homme et de souverain était irrité durefus de sa main; il pensait à toutes les difficultés qu’il eûteues à surmonter pour faire accepter ce mariage, et que pourtant ilétait résolu à vaincre.

Durant trois heures on se répéta de part et d’autre les mêmesarguments, souvent mêlés de mots fort vifs. Le prince s’écria:

– Vous voulez donc me faire croire, madame, que vous manquezd’honneur? Si j’eusse hésité aussi longtemps le jour où le généralFabio Conti donnait du poison à Fabrice, vous seriez occupéeaujourd’hui à lui élever un tombeau dans une des églises deParme.

– Non pas à Parme, certes, dans ce pays d’empoisonneurs.

– Eh bien! partez, madame la duchesse, reprit le prince aveccolère, et vous emporterez mon mépris.

Comme il s’en allait, la duchesse lui dit à voix basse:

– Eh bien! présentez-vous ici à dix heures du soir, dans le plusstrict incognito, et vous ferez un marché de dupe. Vous m’aurez vuepour la dernière fois, et j’eusse consacré ma vie à vous rendreaussi heureux qu’un prince absolu peut l’être dans ce siècle dejacobins. Et songez à ce que sera votre cour quand je n’y seraiplus pour la tirer par force de sa platitude et de sa méchanceténaturelles.

– De votre côté, vous refusez la couronne de Parme, et mieux quela couronne, car vous n’eussiez point été une princesse vulgaire,épousée par politique, et qu’on n’aime point; mon coeur est tout àvous, et vous vous fussiez vue à jamais la maîtresse absolue de mesactions comme de mon gouvernement.

– Oui, mais la princesse votre mère eût eu le droit de memépriser comme une vile intrigante.

– Eh bien! j’eusse exilé la princesse avec une pension.

Il y eut encore trois quarts d’heure de répliques incisives. Leprince, qui avait l’âme délicate, ne pouvait se résoudre ni à userde son droit, ni à laisser partir la duchesse. On lui avait ditqu’après le premier moment obtenu, n’importe comment, les femmesreviennent.

Chassé par la duchesse indignée, il osa reparaître touttremblant et fort malheureux à dix heures moins trois minutes. Adix heures et demie, la duchesse montait en voiture et partait pourBologne. Elle écrivit au comte dès qu’elle fut hors des Etats duprince:

Le sacrifice est fait. Ne me demandez pas d’être gaie pendant unmois. Je ne verrai plus Fabrice; je vous attends à Bologne, etquand vous voudrez je serai la comtesse Mosca. Je ne vous demandequ’une chose, ne me forcez jamais à reparaître dans le pays que jequitte, et songez toujours qu’au lieu de 150000 livres de rente,vous allez en avoir 30 ou 40 tout au plus. Tous les sets vousregardaient bouche béante, et vous ne serez plus considéréqu’autant que vous voudrez bien vous abaisser à comprendre toutesleurs petites idées. Tu l’as voulu, George Dandin!

Huit jours après, le mariage se célébrait à Pérouse, dans uneéglise où les ancêtres du comte ont leurs tombeaux. Le prince étaitau désespoir. La duchesse avait reçu de lui trois ou quatrecourriers, et n’avait pas manqué de lui renvoyer sous enveloppesses lettres non décachetées. Ernest V avait fait un traitementmagnifique au comte, et donné le grand cordon de son ordre àFabrice.

– C’est là surtout ce qui m’a plu de ses adieux. Nous noussommes séparés, disait le comte à la nouvelle comtesse Mosca dellaRovere, les meilleurs amis du monde; il m’a donné un grand cordonespagnol, et des diamants qui valent bien le grand cordon. Il m’adit qu’il me ferait duc, s’il ne voulait se réserver ce moyen pourvous rappeler dans ses Etats. Je suis donc chargé de vous déclarer,belle mission pour un mari, que si vous daignez revenir à Parme, nefût-ce que pour un mois, je serai fait duc, sous le nom que vouschoisirez et vous aurez une belle terre.

C’est ce que la duchesse refusa avec une sorte d’horreur.

Après la scène qui s’était passée au bal de la cour, et quisemblait assez décisive Clélia parut ne plus se souvenir de l’amourqu’elle avait semblé partager un instant; les remords les plusviolents s’étaient emparés de cette âme vertueuse et croyante.C’est ce que Fabrice comprenait fort bien, et malgré toutes lesespérances qu’il cherchait à se donner, un sombre malheur ne s’enétait pas moins emparé de son âme. Cette fois cependant le malheurne le conduisit point dans la retraite, comme à l’époque du mariagede Clélia.

Le comte avait prié son neveu de lui mander avec exactitude cequi se passait à la cour, et Fabrice, qui commençait à comprendretout ce qu’il lui devait, s’était promis de remplir cette missionen honnête homme.

Ainsi que la ville et la cour, Fabrice ne doutait pas que sonami n’eût le projet de revenir au ministère, et avec plus depouvoir qu’il n’en avait jamais eu. Les prévisions du comte netardèrent pas à se vérifier: moins de six semaines après sondépart, Rassi était premier ministre; Fabio Conti, ministre de laguerre, et les prisons, que le comte avait presque vidées, seremplissaient de nouveau. Le prince, en appelant ces gens-là aupouvoir, crut se venger de la duchesse; il était fou d’amour ethaïssait surtout le comte Mosca comme un rival.

Fabrice avait bien des affaires; monseigneur Landriani, âgé desoixante-douze ans, étant tombé dans un grand état de langueur etne sortant presque plus de son palais, c’était au coadjuteur às’acquitter de presque toutes ses fonctions.

La marquise Crescenzi, accablée de remords, et effrayée par ledirecteur de sa conscience, avait trouvé un excellent moyen pour sesoustraire aux regards de Fabrice. Prenant prétexte de la fin d’unepremière grossesse, elle s’était donné pour prison son proprepalais; mais ce palais avait un immense jardin. Fabrice sut ypénétrer et plaça dans l’allée que Clélia affectionnait le plus desfleurs arrangées en bouquets, et disposées dans un ordre qui leurdonnait un langage, comme jadis elle lui en faisait parvenir tousles soirs dans les derniers jours de sa prison à la tourFarnèse.

La marquise fut très irritée de cette tentative; les mouvementsde son âme étaient dirigés tantôt par les remords, tantôt par lapassion. Durant plusieurs mois elle ne se permit pas de descendreune seule fois dans le jardin de son palais; elle se faisait mêmescrupule dry jeter un regard.

Fabrice commençait à croire qu’il était séparé d’elle pourtoujours, et le désespoir commençait aussi à s’emparer de son âme.Le monde où il passait sa vie lui déplaisait mortellement, et s’iln’eût été intimement persuadé que le comte ne pouvait trouver lapaix de l’âme hors du ministère, il se fût mis en retraite dans sonpetit appartement de l’archevêché. Il lui eût été doux de vivretout à ses pensées, et de n’entendre plus la voix humaine que dansl’exercice officiel de ses fonctions.

« Mais, se disait-il, dans l’intérêt du comte et de la comtesseMosca, personne ne peut me remplacer. »

Le prince continuait à le traiter avec une distinction qui leplaçait au premier rang dans cette cour, et cette faveur il ladevait en grande partie à lui-même. L’extrême réserve qui, chezFabrice, provenait d’une indifférence allant jusqu’au dégoût pourtoutes les affectations ou les petites passions qui remplissent lavie des hommes, avait piqué la vanité du jeune prince; il disaitsouvent que Fabrice avait autant d’esprit que sa tante. L’âmecandide du prince s’apercevait à demi d’une vérité: c’est quepersonne n’approchait de lui avec les mêmes dispositions de coeurque Fabrice. Ce qui ne pouvait échapper, même au vulgaire descourtisans, c’est que la considération obtenue par Fabrice n’étaitpoint celle d’un simple coadjuteur, mais l’emportait même sur leségards que le souverain montrait à l’archevêque. Fabrice écrivaitau comte que si jamais le prince avait assez d’esprit pours’apercevoir du gâchis dans lequel les ministres Rassi, FabioConti, Zurla et autres de même force avaient jeté ses affaires,lui, Fabrice, serait le canal naturel par lequel il ferait unedémarche, sans trop compromettre son amour-propre.

Sans le souvenir du mot fatal, cet enfant, disait-il à lacomtesse Mosca, appliqué par un homme de génie à une augustepersonne, l’auguste personne se serait déjà écriée: Revenez bienvite et chassez-moi tous ces va-nu-pieds. Dès aujourd’hui, si lafemme de l’homme de génie daignait faire une démarche, si peusignificative qu’elle fût, on rappellerait le comte avec transport;mais il rentrera par une bien plus belle porte, s’il veut attendreque le fruit soit mûr. Du reste, on s’ennuie à ravir dans lessalons de la princesse, on n’y a pour se divertir que la folie duRassi, qui, depuis qu’il est comte, est devenu maniaque denoblesse. On vient de donner des ordres sévères pour que toutepersonne qui ne peut pas prouver huit quartiers de noblesse n’oseplus se présenter aux soirées de la princesse (ce sont les termesdu rescrit). Tous les hommes qui sont en possession d’entrer lematin dans la grande galerie, et de se trouver sur le passage dusouverain lorsqu’il se rend à la messe, continueront à jouir de ceprivilège; mais les nouveaux arrivants devront faire preuve de huitquartiers. Sur quoi l’on a dit qu’on voit bien que Rassi est sansquartier.

On pense que de telles lettres n’étaient point confiées à laposte. La comtesse Mosca répondait de Naples:

Nous avons un concert tous les jeudis, et conversation tous lesdimanches; on ne peut pas se remuer dans nos salons. Le comte estenchanté de ses fouilles, il y consacre mille francs par mois etvient de faire venir des ouvriers des montagnes de l’Abruzze, quine lui coûtent que vingt-trois sous par jour. Tu devrais bien venirnous voir. Voici plus de vingt fois, monsieur l’ingrat, que je vousfais cette sommation.

Fabrice n’avait garde d’obéir: la simple lettre qu’il écrivaittous les jours au comte ou à la comtesse lui semblait une corvéepresque insupportable. On lui pardonnera quand on saura qu’uneannée entière se passe ainsi, sans qu’il put adresser une parole àla marquise. Toutes ses tentatives pour établir quelquecorrespondance avaient été repoussées avec horreur. Le silencehabituel que par ennui de la vie, Fabrice gardait partout, exceptedans l’exercice de ses fonctions et à la cour, joint à la puretéparfaite de ses moeurs, l’avait mis dans une vénération siextraordinaire qu’il se décide enfin à obéir aux conseils de satante.

Le prince a pour toi une vénération telle, lui écrivait-elle,qu’il faut t’attendre bientôt à une disgrâce; il te prodiguera lesmarques d’inattention, et les mépris atroces des courtisanssuivront les siens. Ces petite despotes, si honnêtes qu’ils soient,sont changeants comme la mode et par la même raison: l’ennui. Tu nepeux trouver de forces contre le caprice du souverain que dans laprédication. Tu improvises si bien en vers! essaye de parler unedemi-heure sur la religion, tu diras des hérésies dans lescommencements; mais paye un théologien savant et discret quiassistera à tes sermons, et t’avertira de tes fautes, tu lesrépareras le lendemain.

Le genre de malheur que porte dans l’âme un amour contrarie,fait que toute chose demandant de l’attention et de l’actiondevient une atroce corvée. Mais Fabrice se dit que son crédit surle peuple, stil en acquérait, pourrait un jour être utile à satante et au comte, pour lequel sa vénération augmentait tous lesjours, à mesure que les affaires lui apprenaient à connaître laméchanceté des hommes. Il se détermine à prêcher, et son succès,prépare par sa maigreur et son habit râpé, fut sans exemple. Ontrouvait dans ses discours un parfum de tristesse profonde, qui,réuni à sa charmante figure et aux récits de la haute faveur dontil jouissait à la cour, enleva tous les coeurs de femmes. Ellesinventèrent qu’il avait été un des plus braves capitaines del’armée de Napoléon. Bientôt ce fait absurde fut hors de doute. Onfaisait garder des places dans les églises où il devait prêcher;les pauvres s’y établissaient par spéculation des cinq heures dumatin.

Le succès fut tel que Fabrice eut enfin l’idée, qui changea toutdans son âme que, ne fût-ce que par simple curiosité, la marquiseCrescenzi pourrait bien un jour venir assister à l’un de sessermons. Tout à coup le public ravi s’aperçut que son talentredoublait; il se permettait, quand il était ému, des images dontla hardiesse eût fait frémir les orateurs les plus exercés;quelquefois, s’oubliant soi-même, il se livrait à des momentsd’inspiration passionnée, et tout l’auditoire fondait en larmes.Mais c’était en vain que son oeil aggrottato cherchait parmi tantde figures tournées vers la chaire celle dont la présence eût étépour lui un si grand événement.

« Mais si jamais j’ai ce bonheur, se dit-il, ou je me trouveraimal, ou je resterai absolument court. »Pour parer à ce dernierinconvénient, il avait compose une sorte de prière tendre etpassionnée qu’il plaçait toujours dans sa chaire, sur un tabouret;il avait le projet de se mettre à lire ce morceau, si jamais laprésence de la marquise venait le mettre hors d’état de trouver unmot.

Il apprit un jour, par ceux des domestiques du marquis quiétaient à sa solde, que des ordres avaient été donnes afin que l’onpréparât pour le lendemain la loge de la Casa Crescenzi au grandthéâtre. Il y avait une année que la marquise n’avait paru à aucunspectacle, et c’était un ténor qui faisait fureur et remplissait lasalle tous les soirs qui la faisait déroger à ses habitudes. Lepremier mouvement de Fabrice fut une joie extrême. »Enfin je pourraila voir toute une soirée! On dit qu’elle est bien pale. »Et ilcherchait à se figurer ce que pouvait être cette tête charmante,avec des couleurs à demi effacées par les combats de l’âme.

Son ami Ludovic, tout consterne de ce qu’il appelait la folie deson maître, trouva, mais avec beaucoup de peine, une loge auquatrième rang, presque en face de celle de la marquise. Une idéese présenta à Fabrice: « J’espère lui donner l’idée de venir ausermon, et je choisirai une église fort petite, afin d’être en étatde la bien voir. »Fabrice prêchait ordinairement à trots heures. Desle matin du jour où la marquise devait aller au spectacle, il fitannoncer qu’un devoir de son état le retenant à l’archevêchépendant toute la journée, il prêcherait par extraordinaire à huitheures et demie du soir, dans la petite église de Sainte-Marie dela Visitation, située précisément en face d’une des ailes du palaisCrescenzi. Ludovic présenta de sa part une quantité énorme decierges aux religieuses de la Visitation, avec prière d’illuminer àjour leur église. Il eut toute une compagnie de grenadiers de lagarde, et l’on plaça une sentinelle, la baïonnette au bout dufusil, devant chaque chapelle, pour empêcher les vols.

Le sermon n’était annonce que pour huit heures et demie, et àdeux heures l’église étant entièrement remplie, l’on peut sefigurer le tapage qu’il y eut dans la rue solitaire que dominait lanoble architecture du palais Crescenzi. Fabrice avait fait annoncerqu’en l’honneur de Notre-Dame de Pitié, il prêcherait sur la pitiéqu’une âme généreuse doit avoir pour un malheureux, même quand ilserait coupable.

Déguisé avec tout le soin possible, Fabrice gagna sa loge authéâtre au moment de l’ouverture des portes, et quand rien n’étaitencore allumé. Le spectacle commença vers huit heures, et quelquesminutes après il eut cette joie qu’aucun esprit ne peut concevoirs’il ne l’a pas éprouvée, il vit la porte de la loge Crescenzis’ouvrir; peu après, la marquise entra, il ne l’avait pas vue aussibien depuis le jour où elle lui avait donné son éventail. Fabricecrut qu’il suffoquerait de joie; il sentait des mouvements siextraordinaires, qu’il se dit : « Peut-être je vais mourir! Quellefaçon charmante de finir cette vie si triste! Peut-être je vaissombrer dans cette loge; les fidèles réunis à la Visitation ne meverront point arriver et demain, ils apprendront que leur futurarchevêque s’est oublié dans une loge de l’Opéra, et encore,déguisé en domestique et couvert d’une livrée! Adieu toute maréputation! Et que me fait ma réputation! »

Toutefois, vers les huit heures trois quarts Fabrice fit effortsur lui-même; il quitta sa loge des quatrièmes et eut toutes lespeines du monde à gagner, à pied, le lieu où il devait quitter sonhabit de demi-livrée et prendre un vêtement plus convenable. Ce nefut que vers les neuf heures qu’il arrive à la Visitation, dans unétat de pâleur et de faiblesse tel que le bruit se répandit dansl’église que M. le coadjuteur ne pourrait pas prêcher ce soir-là.On peut juger des soins que lui prodiguèrent les religieuses, à lagrille de leur parloir intérieur où il s’était réfugié. Ces damesparlaient beaucoup; Fabrice demanda à être seul quelques instants,puis il courut à sa chaire. Un de ses aides de camp lui avaitannoncé, vers les trots heures, que l’église de la Visitation étaitentièrement remplie, mais de gens appartenant à la dernière classeet attirés apparemment par le spectacle de l’illumination. Enentrant en chaire, Fabrice fut agréablement surpris de trouvertoutes les chaises occupées par les jeunes gens à la mode et parles personnages de la plus haute distinction.

Quelques phrases d’excuse commencèrent son sermon et furentreçues avec des cris comprimes d’admiration. Ensuite vint ladescription passionnée du malheureux dont il faut avoir pitié pourhonorer dignement la Madone de Pitié, qui, elle-même, a tantsouffert sur la terre. L’orateur était fort ému; il y avait desmoments où il pouvait à peine prononcer les mots de façon à êtreentendu dans toutes les parties de cette petite église. Aux yeux detoutes les femmes et de bon nombre des hommes, il avait l’airlui-même du malheureux dont il fallait prendre pitié, tant sapâleur était extrême. Quelques minutes après les phrases d’excusespar lesquelles il avait commencé son discours, on s’aperçut qu’ilétait hors de son assiette ordinaire: on le trouvait ce soir-làd’une tristesse plus profonde et plus tendre que de coutume. Unefois on lui vit les larmes aux yeux: à l’instant il s’éleva dansl’auditoire un sanglot général et si bruyant, que le sermon en futtout à fait interrompu.

Cette première interruption fut suivie de dix autres; onpoussait des cris d’admiration, il y avait des éclats de larmes; onentendait à chaque instant des cris tels que: Ah! sainte Madone!Ah! grand Dieu! L’émotion était si générale et si invincible dansce public d’élite, que personne n’avait honte de pousser des cris,et les gens qui y étaient entraînés ne semblaient point ridicules àleurs voisins.

Au repos qu’il est d’usage de prendre au milieu du sermon, ondit à Fabrice qu’il n’était resté absolument personne au spectacle;une seule dame se voyait encore dans sa loge, la marquiseCrescenzi. Pendant ce moment de repos on entendit tout à coupbeaucoup de bruit dans la salle: c’étaient les fidèles qui votaientune statue à M. le coadjuteur. Son succès dans la seconde partie dudiscours fut tellement fou et mondain, les élans de contributionchrétienne furent tellement remplacés par des cris d’admirationtout à fait profanes, qu’il crut devoir adresser, en quittant lachaire, une sorte de réprimande aux auditeurs. Sur quoi toussortirent à la fois avec un mouvement qui avait quelque chose desingulier et de compassé; et, en arrivant à la rue, tous semettaient à applaudir avec fureur et à crier:

– E viva del Dongo!

Fabrice consulta sa montre avec précipitation et courut à unepetite fenêtre grillée qui éclairait l’étroit passage de l’orgue àl’intérieur du couvent. Par politesse envers la foule incroyable etinsolite qui remplissait la rue, le suisse du palais Crescenziavait placé une douzaine de torches dans ces mains de fer que l’onvoit sortir des murs de face des palais bâtis au Moyen Age. Aprèsquelques minutes, et longtemps avant que les cris eussent cessé,l’événement que Fabrice attendait avec tant d’anxiété arriva, lavoiture de la marquise, revenant du spectacle, parut dans la rue;le cocher fut obligé de s’arrêter, et ce ne fut qu’au plus petitpas, et à force de cris, que la voiture put gagner la porte. Lamarquise avait été touchée de la musique sublime comme le sont lescours malheureux, mais bien plus encore de la solitude parfaite duspectacle lorsqu’elle en apprit la cause. Au milieu du second acte,et le ténor admirable étant en scène, les gens même du parterreavaient tout à coup déserté leurs places pour aller tenter fortuneet essayer de pénétrer dans l’église de la Visitation. La marquise,se voyant arrêtée par la foule devant sa porte, fondit enlarmes. »Je n’avais pas fait un mauvais choix! »se dit-elle.

Mais précisément à cause de ce moment d’attendrissement ellerésista avec fermeté aux instances du marquis et de tous les amisde la maison, qui ne concevaient pas qu’elle n’allât point voir unprédicateur aussi étonnant. »Enfin, disait-on, il l’emporte même surle meilleur ténor de l’Italie! » »Si je le vois, je suis perdue! »sedisait la marquise.

Ce fut en vain que Fabrice, dont le talent semblait plusbrillant chaque jour, prêcha encore plusieurs fois dans cettepetite église, voisine du palais Crescenzi, jamais il n’aperçutClélia, qui même à la fin prit de l’humeur de cette affectation àvenir troubler sa rue solitaire, après l’avoir déjà chassée de sonjardin.

En parcourant les figures de femmes qui l’écoutaient, Fabriceremarquait depuis assez longtemps une petite figure brune fortjolie, et dont les veux jetaient des flammes. Ces yeux magnifiquesétaient ordinairement baignés de larmes dès la huitième ou dixièmephrase du sermon. Quand Fabrice était obligé de dire des choseslongues et ennuyeuses pour lui-même, il reposait assez volontiersses regards sur cette tête dont la jeunesse lui plaisait. Il appritque cette jeune personne s’appelait Anetta Marini, fille unique ethéritière du plus riche marchand drapier de Parme, mort quelquesmois auparavant.

Bientôt le nom de cette Anetta Marini’ fille du drapier, futdans toutes les bouches; elle était devenue éperdument amoureuse deFabrice. Lorsque les fameux sermons commencèrent, son mariage étaitarrêté avec Giacomo Rassi, fils aîné du ministre de la justice,lequel ne lui déplaisait point; mais à peine eut-elle entendu deuxfois monsignore Fabrice, qu’elle déclara qu’elle ne voulait plus semarier; et, comme on lui demandait la cause d’un si singulierchangement, elle répondit qu’il n’était pas digne d’une honnêtefille d’épouser un homme en se sentant éperdument éprise d’unautre. Sa famille chercha d’abord sans succès quel pouvait être cetautre.

Mais les larmes brûlantes qu’Anetta versait au sermon mirent surla voie de la vérité; sa mère et ses oncles lui ayant demandé sielle aimait monsignore Fabrice, elle répondit avec hardiesse que,puisqu’on avait découvert la vérité, elle ne s’avilirait point parun mensonge; elle ajouta que, n’ayant aucun espoir d’épouserl’homme qu’elle adorait, elle voulait du moins n’avoir plus lesyeux offensés par la figure ridicule du contino Rassi. Ce ridiculedonné au fils d’un homme que poursuivait l’envie de toute labourgeoisie devint, en deux jours, l’entretien de toute la ville.La réponse d’Anetta Marini parut charmante, et tout le monde larépéta. On en parla au palais Crescenzi comme on en parlaitpartout.

Clélia se garda bien d’ouvrir la bouche sur un tel sujet dansson salon; mais elle fit des questions à sa femme de chambre, et,le dimanche suivant, après avoir entendu la messe à la chapelle deson palais, elle fit monter sa femme de chambre dans sa voiture, etalla chercher une seconde messe à la paroisse de Mlle Marini. Elley trouva réunis tous les beaux de la ville attirés par le mêmemotif; ces messieurs se tenaient debout près de la porte. Bientôt,au grand mouvement qui se fit parmi eux, la marquise comprit quecette Mlle Marini entrait dans l’église; elle se trouva fort bienplacée pour la voir, et, malgré sa piété, ne donna guèred’attention à la messe. Clélia trouva à cette beauté bourgeoise unpetit air décidé qui, suivant elle, eût pu convenir tout au plus àune femme mariée depuis plusieurs années. Du reste elle étaitadmirablement bien prise dans sa petite taille, et ses yeux, commel’on dit en Lombardie, semblaient faire la conversation avec leschoses qu’ils regardaient. La marquise s’enfuit avant la fin de lamesse.

Dès le lendemain, les amis de la maison Crescenzi, lesquelsvenaient tous les soirs passer la soirée, racontèrent un nouveautrait ridicule de l’Anetta Marini. Comme sa mère, craignant quelquefolie de sa part, ne laissait que peu d’argent à sa disposition,Anetta était allée offrir une magnifique bague en diamants, cadeaude son père, au célèbre Hayez, alors à Parme pour les salons dupalais Crescenzi, et lui demander le portrait de M. del Dongo;mais, elle voulut que ce portrait fût vêtu simplement de noir, etnon point en habit de prêtre. Or, la veille, la mère de la petiteAnetta avait été bien surprise, et encore plus scandalisée detrouver dans la chambre de sa fille un magnifique portrait deFabrice del Dongo, entouré du plus beau cadre que l’on eût doré àParme depuis vingt ans.

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