La Chartreuse de Parme

Chapitre 15

 

Entraînés par les événements, nous n’avons pas eu le tempsd’esquisser la race comique de courtisans qui pullulent à la courde Parme et faisaient de drôles de commentaires sur les événementspar nous racontés. Ce qui rend en ce pays-là un petit noble, garnide ses trois ou quatre mille livres de rente, digne de figurer enbas noirs, aux levers du prince, c’est d’abord de n’avoir jamais luVoltaire et Rousseau: cette condition est peu difficile à remplir.Il fallait ensuite savoir parler avec attendrissement du rhume dusouverain, ou de la dernière caisse de minéralogie qu’il avaitreçue de Saxe. Si après cela on ne manquait pas à la messe un seuljour de l’année, si l’on pouvait compter au nombre de ses amisintimes deux ou trois gros moines, le prince daignait vous adresserune fois la parole tous les ans, quinze jours avant ou quinze joursaprès le 1er janvier, ce qui vous donnait un grand relief dansvotre paroisse, et le percepteur des contributions n’osait pas tropvous vexer si vous étiez en retard sur la somme annuelle de centfrancs à laquelle étaient imposées vos petites propriétés.

M. Gonzo était un pauvre hère de cette sorte, fort noble, qui,outre qu’il possédait quelque petit bien, avait obtenu par lecrédit du marquis Crescenzi une place magnifique, rapportant millecent cinquante francs par an. Cet homme eût pu dîner chez lui, maisil avait une passion: il n’était à son aise et heureux quelorsqu’il se trouvait dans le salon de quelque grand personnage quilui dît de temps à autre:

– Taisez-vous, Gonzo, vous n’êtes qu’un sot.

Ce jugement était dicté par l’humeur, car Gonzo avait presquetoujours plus d’esprit que le grand personnage. Il parlait à proposde tout et avec assez de grâce: de plus, il était prêt à changerd’opinion sur une grimace du maître de la maison. A vrai dire,quoique d’une adresse profonde pour ses intérêts, il n’avait pasune idée, et quand le prince n’était pas enrhumé, il étaitquelquefois embarrassé au moment d’entrer dans un salon.

Ce qui dans Parme avait valu une réputation à Gonzo, c’était unmagnifique chapeau à trois cornes, garni d’une plume noire un peudélabrée qu’il mettait, même en frac; mais il fallait voir là façondont il portait cette plume, soit sur la tête soit à la main; làétaient le talent et l’importance. Il s’informait avec une anxiétévéritable de l’état de santé du petit chien de la marquise, et sile feu eût pris au palais Crescenzi, il eût exposé sa vie poursauver un de ces beaux fauteuils de brocart d’or, qui depuis tantd’années accrochaient sa culotte de soie noire, quand par hasard ilosait s’y asseoir un instant.

Sept ou huit personnages de cette espèce arrivaient tous lessoirs à sept heures dans le salon de la marquise Crescenzi. A peineassis, un laquais magnifiquement vêtu d’une livrée jonquille toutecouverte de galons d’argent, ainsi que la veste rouge qui encomplétait la magnificence, venait prendre les chapeaux et lescannes des pauvres diables. Il était immédiatement suivi d’un valetde chambre apportant une tasse de café infiniment petite, soutenuepar un pied d’argent en filigrane; et toutes les demi-heures unmaître d’hôtel, portant épée et habit magnifique à la française,venait offrir des glaces.

Une demi-heure après les petits courtisans râpés, on voyaitarriver cinq ou six officiers parlant haut et d’un air toutmilitaire et discutant habituellement sur le nombre et l’espèce desboutons que doit porter l’habit du soldat pour que le général enchef puisse remporter des victoires. Il n’eût pas été prudent deciter dans ce salon un journal français; car, quand même lanouvelle se fût trouvée des plus agréables, par exemple cinquantelibéraux fusillés en Espagne, le narrateur n’en fût pas moins restéconvaincu d’avoir lu un journal français. Le chef-d’oeuvre del’habileté de tous ces gens-là était d’obtenir tous les dix ans uneaugmentation de pension de cent cinquante francs. C’est ainsi quele prince partage avec sa noblesse le plaisir de régner sur lespaysans et sur les bourgeois.

Le principal personnage, sans contredit, du salon Crescenziétait le chevalier Foscarini, parfaitement honnête homme; aussiavait-il été un peu en prison sous tous les régimes. Il étaitmembre de cette fameuse Chambre des députés qui, à Milan, rejeta laloi de l’enregistrement présentée par Napoléon, trait peu fréquentdans l’histoire. Le chevalier Foscarini, après avoir été vingt ansl’ami de la mère du marquis, était resté l’homme influent dans lamaison. Il avait toujours quelque conte plaisant à faire, mais rienn’échappait à sa finesse; et la jeune marquise, qui se sentaitcoupable au fond du coeur, tremblait devant lui.

Comme Gonzo avait une véritable passion pour le grand seigneur,qui lui disait des grossièretés et le faisait pleurer une ou deuxfois par an, sa manie était de chercher à lui rendre de petitsservices; et, s’il n’eût été paralysé par les habitudes d’uneextrême pauvreté, il eût pu réussir quelquefois, car il n’était passans une certaine dose de finesse et une beaucoup plus granded’effronterie.

Le Gonzo, tel que nous le connaissons, méprisait assez lamarquise Crescenzi, car de sa vie elle ne lui avait adresse uneparole peu polie; mais enfin elle était la femme de ce fameuxmarquis Crescenzi, chevalier d’honneur de la princesse, et qui uneou deux fois par mois, disait à Gonzo:

– Tais-toi, Gonzo, tu n’es qu’une bête.

Le Gonzo remarqua que tout ce qu’on disait de la petite AnettaMarini faisait sortir la marquise pour un instant, de l’état derêverie et d’incurie où elle restait habituellement plongéejusqu’au moment où onze heures sonnaient, alors elle faisait lethé, et en offrait à chaque homme présent, en l’appelant par sonnom. Après quoi, au moment de rentrer chez elle, elle semblaittrouver un moment de gaieté, c’était l’instant qu’on choisissaitpour lui réciter les sonnets satiriques.

On en fait d’excellents en Italie: c’est le seul genre delittérature qui ait encore un peu de vie; à la vérité il n’est passoumis à la censure, et les courtisans de la casa Crescenziannonçaient toujours leur sonnet par ces mots:

– Madame la marquise veut-elle permettre que l’on récite devantelle un bien mauvais sonnet?

Et quand le sonnet avait fait rire et avait été répété deux outrois fois, l’un des officiers ne manquait pas de s’écrier:

– M. le ministre de la police devrait bien s’occuper de faire unpeu pendre les auteurs de telles infamies.

Les sociétés bourgeoises, au contraire, accueillent ces sonnetsavec l’admiration la plus franche, et les clercs de procureurs envendent des copies.

D’après la sorte de curiosité montrée par la marquise, Gonzo sefigura qu’on avait trop vanté devant elle la beauté de la petiteMarini, qui d’ailleurs avait un million de fortune, et qu’elle enétait jalouse. Comme avec son sourire continu et son effronteriecomplète envers tout ce qui n’était pas noble, Gonzo pénétraitpartout, dès le lendemain il arriva dans le salon de la marquise,portant son chapeau à plumes d’une certaine façon triomphante etqu’on ne lui voyait guère qu’une fois ou deux chaque année, lorsquele prince lui avait dit:

– Adieu, Gonzo.

Après avoir salué respectueusement la marquise, Gonzo nes’éloigna point comme de coutume pour aller prendre place sur lefauteuil qu’on venait de lui avancer. Il se plaça au milieu ducercle, et s’écria brutalement:

– J’ai vu le portrait de Mgr del Dongo.

Clélia fut tellement surprise qu’elle fut obligée de s’appuyersur le bras de son fauteuil; elle essaya de faire tête à l’orage,mais bientôt fut obligée de déserter le salon.

– Il faut en convenir, mon pauvre Gonzo, que vous êtes d’unemaladresse rare, s’écria avec hauteur l’un des officiers quifinissait sa quatrième glace. Comment ne savez-vous pas que lecoadjuteur, qui a été l’un des plus braves colonels de l’armée deNapoléon, a joué jadis un tour pendable au père de la marquise, ensortant de la citadelle où le général Conti commandait, comme ilfût sorti de la Steccata (la principale église de Parme)? -J’ignore en effet bien des choses, mon cher capitaine, et je suisun pauvre imbécile qui fais des bévues toute la journée.

Cette réplique, tout à fait dans le goût italien, fit rire auxdépens du brillant officier. La marquise rentra bientôt; elles’était armée de courage, et n’était pas sans quelque vagueespérance de pouvoir elle-même admirer ce portrait de Fabrice, quel’on disait excellent. Elle parla avec éloge du talent de Hayez,qui l’avait fait. Sans le savoir elle adressait des sourirescharmants au Gonzo qui regardait l’officier d’un air malin. Commetous les autres courtisans de la maison se livraient au mêmeplaisir, l’officier prit la fuite, non sans vouer une hainemortelle au Gonzo; celui-ci triomphait, et, le soir, en prenantcongé, fut engagé à dîner pour le lendemain.

– En voici bien d’une autre! s’écria Gonzo, le lendemain, aprèsle dîner, quand les domestiques furent sortis; n’arrive-t-il pasque notre coadjuteur est tombé amoureux de la petite Marini!…

On peut juger du trouble qui s’éleva dans le coeur de Clélia enentendant un mot aussi extraordinaire. Le marquis lui-même futému.

– Mais Gonzo, mon ami, vous battez la campagne comme àl’ordinaire! et vous devriez parler avec un peu plus de retenued’un personnage qui a eu l’honneur de faire onze fois la partie dewhist de Son Altesse!

– Eh bien! monsieur le marquis, répondit le Gonzo avec lagrossièreté des gens de cette espèce, je puis vous jurer qu’ilvoudrait bien aussi faire la partie de la petite Marini. Mais ilsuffit que ces détails vous déplaisent; ils n’existent plus pourmoi, qui veux avant tout ne pas choquer mon adorable marquis.

Toujours, après le dîner, le marquis se retirait pour faire lasieste. Il n’eut garde, ce jour-là; mais le Gonzo se serait plutôtcoupé la langue que d’ajouter un mot sur la petite Marini; et, àchaque instant, il commençait un discours, calculé de façon à ceque le marquis pût espérer qu’il allait revenir aux amours de lapetite-bourgeoise. Le Gonzo avait supérieurement cet esprit italienqui consiste à différer avec délices de lancer le mot désiré. Lepauvre marquis, mourant de curiosité fut obligé de faire desavances: il dit à Gonzo que, quand il avait le plaisir de dîneravec lui, il mangeait deux fois davantage. Gonzo ne comprit pas, etse mit à décrire une magnifique galerie de tableaux que formait lamarquise Balbi, la maîtresse du feu prince; trois ou quatre fois ilparla de Hayez, avec l’accent plein de lenteur de l’admiration laplus profonde. Le marquis se disait: « Bon! il va arriver enfin auportrait commandé par la petite Marini! »Mais c’est ce que Gonzon’avait garde de faire. Cinq heures sonnèrent, ce qui donnabeaucoup d’humeur au marquis, qui était accoutumé à monter envoiture à cinq heures et demie, après la sieste, pour aller auCorso.

– Voilà comment vous êtes, avec vos bêtises! dit-ilgrossièrement au Gonzo; vous me ferez arriver au Corso après laprincesse, dont je suis le chevalier d’honneur, et qui peut avoirdes ordres à me donner. Allons! dépêchez-vous! dites-moi en peu deparoles, si vous le pouvez, ce que c’est que ces prétendues amoursde Mgr le coadjuteur?

Mais le Gonzo voulait réserver ce récit pour l’oreille de lamarquise, qui l’avait invité à dîner; il dépêcha donc, en fort peude mots, l’histoire réclamée, et le marquis, à moitié endormi,courut faire la sieste. Le Gonzo prit une tout autre manière avecla pauvre marquise. Elle était restée tellement jeune et naïve aumilieu de sa haute fortune, qu’elle crut devoir réparer lagrossièreté avec laquelle le marquis venait d’adresser la parole auGonzo. Charmé de ce succès, celui-ci retrouva toute son éloquence,et se fit un plaisir, non moins qu’un devoir, d’entrer avec elledans des détails infinis.

La petite Anetta Marini donnait jusqu’à un sequin par placequ’on lui retenait au sermon; elle arrivait toujours avec deux deses tantes et l’ancien caissier de son père. Ces places, qu’ellefaisait garder dès la veille, étaient choisies en général presquevis-à-vis la chaire, mais un peu du côté du grand autel, car elleavait remarqué que le coadjuteur se tournait souvent vers l’autel.Or, ce que le public avait remarqué aussi, c’est que non rarementles yeux si parlants du jeune prédicateur s’arrêtaient aveccomplaisance sur la jeune héritière, cette beauté si piquante; etapparemment avec quelque attention, car, dès qu’il avait les yeuxfixés sur elle, son sermon devenait savant; les citations yabondaient, l’on n’y trouvait plus de ces mouvements qui partent ducoeur; et les dames, pour qui l’intérêt cessait presque aussitôt,se mettaient à regarder la Marini et à en médire.

Clélia se fit répéter jusqu’à trois fois tous ces détailssinguliers. A la troisième, elle devint fort rêveuse; ellecalculait qu’il y avait justement quatorze mois qu’elle n’avait vuFabrice. »Y aurait-il un bien grand mal, se disait-elle, à passerune heure dans une église, non pour voir Fabrice, mais pourentendre un prédicateur célèbre? D’ailleurs, je me placerai loin dela chaire, et je ne regarderai Fabrice qu’une fois en entrant etune autre fois à la fin du sermon… Non, se disait Clélia, ce n’estpas Fabrice que je vais voir, je vais entendre le prédicateurétonnant! »Au milieu de tous ces raisonnements, la marquise avaitdes remords; sa conduite avait été si belle depuis quatorzemois! »Enfin, se dit-elle, pour trouver quelque paix avec elle-même,si la première femme qui viendra ce soir a été entendre prêchermonsignore del Dongo, j’irai aussi; si elle n’y est point allée, jem’abstiendrai. »

Une fois ce parti pris, la marquise fit le bonheur du Gonzo enlui disant:

– Tâchez de savoir quel jour le coadjuteur prêchera, et dansquelle église. Ce soir, avant que vous ne sortiez, j’auraipeut-être une commission à vous donner.

A peine Gonzo parti pour le Corso, Clélia alla prendre l’airdans le jardin de son palais. Elle ne se fit pas l’objection quedepuis dix mois elle n’y avait pas mis les pieds. Elle était vive,animée; elle avait des couleurs. Le soir, à chaque ennuyeux quientrait dans le salon, son coeur palpitait d’émotion. Enfin onannonça le Gonzo, qui, du premier coup d’oeil, vit qu’il allaitêtre l’homme nécessaire pendant huit jours. »La marquise est jalousede la petite Marini, et ce serait, ma foi, une comédie bien montée,se dit-il, que celle dans laquelle la marquise jouerait le premierrôle, la petite Anetta la soubrette, et monsignore del Dongol’amoureux! Ma foi, le billet d’entrée ne serait pas trop payé àdeux francs. »Il ne se sentait pas de joie, et pendant toute lasoirée, il coupait la parole à tout le monde et racontait lesanecdotes les plus saugrenues (par exemple, la célèbre actrice etle marquis de Pequigny, qu’il avait apprise la veille d’un voyageurfrançais). La marquise, de son côté, ne pouvait tenir en place;elle se promenait dans le salon, elle passait dans une galerievoisine du salon, où le marquis n’avait admis que des tableauxcoûtant chacun plus de vingt mille francs. Ces tableaux avaient unlangage si clair ce soir-là qu’ils fatiguaient le coeur de lamarquise à force d’émotion. Enfin, elle entendit ouvrir les deuxbattants, elle courut au salon; c’était la marquise Raversi! Maisen lui adressant les compliments d’usage, Clélia sentait que lavoix lui manquait. La marquise lui fit répéter deux fois laquestion: « Que dites-vous du prédicateur à la mode? »qu’elle n’avaitpoint entendu d’abord.

– Je le regardais comme un petit intrigant, très digne neveu del’illustre comtesse Mosca; mais à la dernière fois qu’il a prêché,tenez, à l’église de la Visitation, vis-à-vis de chez vous, il aété tellement sublime, que, toute haine cessante, je le regardecomme l’homme le plus éloquent que j’aie jamais entendu.

– Ainsi vous avez assisté à un de ses sermons? dit Clélia toutetremblante de bonheur.

– Mais, comment, dit la marquise en riant, vous ne m’écoutiezdonc pas? Je n’y manquerais pas pour tout au monde. On dit qu’ilest attaqué de la poitrine, et que bientôt il ne prêchera plus!

A peine la marquise sortie, Clélia appela le Gonzo dans lagalerie.

– Je suis presque résolue, lui dit-elle, à entendre ceprédicateur si vanté. Quand prêchera-t-il?

– Lundi prochain, c’est-à-dire dans trois jours et l’on diraitqu’il a deviné le projet de Votre Excellence, car il vient prêcherà l’église de la Visitation.

Tout n’était pas expliqué; mais Clélia ne trouvait plus de voixpour parler; elle fit cinq ou six tours dans la galerie, sansajouter une parole. Gonzo se disait: « Voilà la vengeance qui latravaille. Comment peut-on être assez insolent pour se sauver d’uneprison, surtout quand on a l’honneur d’être gardé par un héros telque le général Fabio Conti! »

– Au reste, il faut se presser, ajouta-t-il avec une fineironie; il est touché à la poitrine. J’ai entendu le docteur Rambodire qu’il n’a pas un an de vie; Dieu le punit d’avoir rompu sonban en se sauvant traîtreusement de la citadelle.

La marquise s’assit sur le divan de la galerie, et fit signe àGonzo de l’imiter. Après quelques instants, elle lui remit unepetite bourse où elle avait préparé quelques sequins.

– Faites-moi retenir quatre places.

– Sera-t-il permis au pauvre Gonzo de se glisser à la suite deVotre Excellence?

– Sans doute; faites retenir cinq places… Je ne tiens nullement,ajouta-t-elle, à être près de la chaire; mais j’aimerais à voirMlle Marini, que l’on dit si jolie.

La marquise ne vécut pas pendant les trois jours qui laséparaient du fameux lundi, jour du sermon. Le Gonzo, pour quic’était un insigne honneur d’être vu en public à la suite d’uneaussi grande dame, avait arboré son habit français avec l’épée; cen’est pas tout, profitant du voisinage du palais, il fit porterdans l’église un fauteuil doré magnifique destiné à la marquise, cequi fut trouvé de la dernière insolence par les bourgeois. On peutpenser ce que devint la pauvre marquise, lorsqu’elle aperçut cefauteuil, et qu’on l’avait placé précisément vis-à-vis la chaire.Clélia était si confuse, baissant les yeux, et réfugiée dans uncoin de cet immense fauteuil, qu’elle n’eut pas même le courage deregarder la petite Marini, que le Gonzo lui indiquait de la main,avec une effronterie dont elle ne pouvait revenir. Tous les êtresnon nobles n’étaient absolument rien aux yeux du courtisan.

Fabrice parut dans la chaire il était si maigre, si pâle,tellement consumé, que les yeux de Clélia se remplirent de larmes àl’instant. Fabrice dit quelques paroles, puis s’arrêta, comme si lavoix lui manquait tout à coup; il essaya vainement de commencerquelques phrases; il se retourna, et prit un papier écrit.

– Mes frères, dit-il, une âme malheureuse et bien digne de toutevotre pitié vous engage, par ma voix, à prier pour la fin de sestourments, qui ne cesseront qu’avec sa vie.

Fabrice lut la suite de son papier fort lentement; maisl’expression de sa voix était telle, qu’avant le milieu de laprière tout le monde pleurait, même le Gonzo. »Au moins on ne meremarquera pas, se disait la marquise en fondant en larmes. »

Tout en lisant le papier écrit, Fabrice trouva deux ou troisidées sur l’état de l’homme malheureux pour lequel il venaitsolliciter les prières des fidèles. Bientôt les pensées luiarrivèrent en foule. En ayant l’air de s’adresser au public, il neparlait qu’à la marquise. Il termina son discours un peu plus tôtque de coutume, parce que, quoi qu’il pût faire, les larmes legagnaient à un tel point qu’il ne pouvait plus prononcer d’unemanière intelligible. Les bons juges trouvèrent ce sermonsingulier, mais égal au moins, pour le pathétique, au fameux sermonprêché aux lumières. Quant à Clélia, à peine eut-elle entendu lesdix premières lignes de la prière lue par Fabrice, qu’elle regardacomme un crime atroce d’avoir pu passer quatorze mois sans le voir.En rentrant chez elle, elle se mit au lit pour pouvoir penser àFabrice en toute liberté; et le lendemain, d’assez bonne heure,Fabrice reçut un billet ainsi conçu:

On compte sur votre honneur; cherchez quatre braves de ladiscrétion desquels vous soyez sûr, et demain au moment où minuitsonnera à la Steccata, trouvez-vous près d’une petite porte quiporte le numéro 19, dans la rue Saint-Paul’. Songez que vous pouvezêtre attaqué, ne venez pas seul.

En reconnaissant ces caractères divins, Fabrice tomba à genouxet fondit en larmes.

– Enfin! s’écria-t-il, après quatorze mois et huit jours! Adieules prédications.

Il serait bien long de décrire tous les genres de foliesauxquels furent en proie, ce jour-là, les cours de Fabrice et deClélia. La petite porte indiquée dans le billet n’était autre quecelle de l’orangerie du palais Crescenzi, et, dix fois dans lajournée, Fabrice trouva le moyen de la voir. Il prit des armes, etseul, un peu avant minuit, d’un pas rapide, il passait près decette porte, lorsque à son inexprimable joie, il entendit une voixbien connue, lui dire d’un ton très bas:

– Entre ici, ami de mon coeur.

Fabrice entra avec précaution, et se trouva à la vérité dansl’orangerie, mais vis-à-vis une fenêtre fortement grillée etélevée, au-dessus du sol, de trois ou quatre pieds. L’obscuritéétait profonde, Fabrice avait entendu quelque bruit dans cettefenêtre, et il en reconnaissait la grille avec la main, lorsqu’ilsentit une main, passée à travers les barreaux, prendre la sienneet la porter à des lèvres qui lui donnèrent un baiser.

– C’est moi, lui dit une voix chérie, qui suis venue ici pour tedire que je t’aime, et pour te demander si tu veux m’obéir.

On peut juger de la réponse, de la joie, de l’étonnement deFabrice; après les premiers transports, Clélia lui dit:

– J’ai fait voeu à la Madone, comme tu sais, de ne jamais tevoir; c’est pourquoi je te reçois dans cette obscurité profonde. Jeveux bien que tu saches que, si jamais tu me forçais à te regarderen plein jour, tout serait fini entre nous. Mais d’abord, je neveux pas que tu prêches devant Anetta Marini, et ne va pas croireque c’est moi qui ai eu la sottise de faire porter un fauteuil dansla maison de Dieu.

– Mon cher ange, je ne prêcherai plus devant qui que ce soit; jen’ai prêché que dans l’espoir qu’un jour je te verrais.

– Ne parle pas ainsi, songe qu’il ne m’est pas permis à moi dete voir.

Ici, nous demandons la permission de passer, sans en dire unseul mot, sur un espace de trois années.

A l’époque où reprend notre récit, il y avait déjà longtemps quele comte Mosca était de retour à Parme, comme premier ministre,plus puissant que jamais.

Après ces trois années de bonheur divin, l’âme de Fabrice eut uncaprice de tendresse qui vint tout changer. La marquise avait uncharmant petit garçon de deux ans Sandrino, qui faisait la joie desa mère’; il était toujours avec elle ou sur les genoux du marquisCrescenzi; Fabrice, au contraire, ne le voyait presque jamais; ilne voulut pas qu’il s’accoutumât à chérir un autre père. Il conçutle dessein d’enlever l’enfant avant que ses souvenirs fussent biendistincts.

Dans les longues heures de chaque journée où la marquise nepouvait voir son ami, la présence de Sandrino la consolait, carnous avons à avouer une chose qui semblera bizarre au nord desAlpes, malgré ses erreurs elle était restée fidèle à son voeu; elleavait promis à la Madone, l’on se le rappelle peut-être, de nejamais voir Fabrice: telles avaient été ses paroles précises: enconséquence elle ne le recevait que de nuit, et jamais il n’y avaitde lumière dans l’appartement.

Mais tous les soirs, il était reçu par son amie; et, ce qui estadmirable, au milieu d’une cour dévorée par la curiosité et parl’ennui, les précautions de Fabrice avaient été si habilementcalculées, que jamais cette amicizia, comme on dit en Lombardie, nefut même soupçonnée. Cet amour était trop vif pour qu’il n’y eûtpas des brouilles; Clélia était fort sujette à la jalousie, maispresque toujours les querelles venaient d’une autre cause. Fabriceavait abusé de quelque cérémonie publique pour se trouver dans lemême lieu que la marquise et la regarder, elle saisissait alors unprétexte pour sortir bien vite, et pour longtemps exilait sonami.

On était étonné à la cour de Parme de ne connaître aucuneintrigue à une femme aussi remarquable par sa beauté et l’élévationde son esprit; elle fit naître des passions qui inspirèrent biendes folies, et souvent Fabrice aussi fut jaloux.

Le bon archevêque Landriani était mort depuis longtemps; lapiété, les moeurs exemplaires, l’éloquence de Fabrice l’avaientfait oublier, son frère aîné était mort, et tous les biens de lafamille lui étaient arrivés. A partir de cette époque il distribuachaque année aux vicaires et aux curés de son diocèse les cent etquelque mille francs que rapportait l’archevêché de Parme.

Il eût été difficile de rêver une vie plus honorée plushonorable et plus utile que celle que Fabrice s’était faite,lorsque tout fut troublé par ce malheureux caprice detendresse.

– D’après ce voeu que je respecte et qui fait pourtant lemalheur de ma vie puisque tu ne veux pas me voir de jour, dit-il unjour à Clélia, je suis obligé de vivre constamment seul, n’ayantd’autre distraction que le travail; et encore le travail me manque.Au milieu de cette façon sévère et triste de passer les longuesheures de chaque journée, une idée s’est présentée, qui fait montourment et que je combats en vain depuis six mois: mon fils nem’aimera point; il ne m’entend jamais nommer. Elevé au milieu duluxe aimable du palais Crescenzi, à peine s’il me connaît. Le petitnombre de fois que je le vois, je songe à sa mère, dont il merappelle la beauté céleste et que je ne puis regarder, et il doitme trouver une figure sérieuse, ce qui, pour les enfants, veut diretriste.

– Eh bien! dit la marquise, où tend tout ce discours quim’effraye?

– A ravoir mon fils; je veux qu’il habite avec moi; je veux levoir tous les jours, je veux qu’il s’accoutume à m’aimer; je veuxl’aimer moi-même à loisir. Puisqu’une fatalité unique au monde veutque je sois privé de ce bonheur dont jouissent tant d’âmes tendres,et que je ne passe pas ma vie avec tout ce que j adore, je veux dumoins avoir auprès de moi un être qui te rappelle à mon coeur, quite remplace en quelque sorte. Les affaires et les hommes me sont àcharge dans ma solitude forcée; tu sais que l’ambition a toujoursété un mot vide pour moi, depuis l’instant où j’eus le bonheurd’être écroué par Barbone, et tout ce qui n’est pas sensation del’âme me semble ridicule dans la mélancolie qui loin de toim’accable.

On peut comprendre la vive douleur dont le chagrin de son amiremplit l’âme de la pauvre Clélia; sa tristesse fut d’autant plusprofonde qu’elle sentait que Fabrice avait une sorte de raison.Elle alla jusqu’à mettre en doute si elle ne devait pas tenter derompre son voeu. Alors elle eût reçu Fabrice de jour comme toutautre personnage de la société, et sa réputation de sagesse étaittrop bien établie pour qu’on en médît. Elle se disait qu’avecbeaucoup d’argent elle pouvait se faire relever de son voeu; maiselle sentait aussi que cet arrangement tout mondain netranquilliserait pas sa conscience, et peut-être le ciel irrité lapunirait de ce nouveau crime.

D’un autre côté, si elle consentait à céder au désir si naturelde Fabrice, si elle cherchait à ne pas faire le malheur de cetteâme tendre qu’elle connaissait si bien, et dont son voeu sisingulier compromettait si étrangement la tranquillité quelleapparence d’enlever le fils unique d’un des plus grands seigneursd’Italie sans que la fraude fût découverte? Le marquis Crescenziprodiguerait des sommes énormes, se mettrait lui-même à la tête desrecherches, et tôt ou tard l’enlèvement serait connu. Il n’y avaitqu’un moyen de parer à ce danger, il fallait envoyer l’enfant auloin, à Edimbourg, par exemple, ou à Paris; mais c’est à quoi latendresse d’une mère ne pouvait se résoudre. L’autre moyen proposépar Fabrice, et en effet le plus raisonnable, avait quelque chosede sinistre augure et de presque encore plus affreux aux yeux decette mère éperdue il fallait, disait Fabrice, feindre une maladie;l’enfant serait de plus en plus mal enfin il viendrait à mourirpendant une absence du marquis Crcscenzi.

Une répugnance qui, chez Clélia, allait jusqu’à la terreur,causa une rupture qui ne put durer.

Clélia prétendait qu’il ne fallait pas tenter Dieu que ce filssi chéri était le fruit d’un crime, et que, si encore l’on irritaitla colère céleste, Dieu ne manquerait pas de le retirer à lui.Fabrice reparlait de sa destinée singulière:

– L’état que le hasard m’a donné, disait-il à Clélia, et monamour m’obligent à une solitude éternelle, je ne puis, comme laplupart de mes confrères, avoir les douceurs d’une société intime,puisque vous ne voulez me recevoir que dans l’obscurité, ce quiréduit à des instants, pour ainsi dire, la partie de ma vie que jepuis passer avec vous.

Il y eut bien des larmes répandues. Clélia tomba malade, maiselle aimait trop Fabrice pour se refuser constamment au sacrificeterrible qu’il lui demandait. En apparence, Sandrino tomba malade;le marquis se hâta de faire appeler les médecins les plus célèbres,et Clélia rencontra dès cet instant un embarras terrible qu’ellen’avait pas prévu; il fallait empêcher cet enfant adoré de prendreaucun des remèdes ordonnés par les médecins, ce n’était pas unepetite affaire.

L’enfant, retenu au lit plus qu’il ne fallait pour sa santé,devint réellement malade. Comment dire au médecin la cause de cemal? Déchirée par deux intérêts contraires et si chers, Clélia futsur le point de perdre la raison. Fallait-il consentir à uneguérison apparente et sacrifier ainsi tout le fruit d’une feinte silongue et si pénible? Fabrice, de son côté, ne pouvait ni separdonner la violence qu’il exerçait sur le coeur de son amie, nirenoncer à son projet. Il avait trouvé le moyen d’être introduittoutes les nuits auprès de l’enfant malade, ce qui avait amené uneautre complication. La marquise venait soigner son fils, etquelquefois Fabrice était obligé de la voir à la clarté desbougies, ce qui semblait au pauvre coeur malade de Clélia un péchéhorrible et qui présageait la mort de Sandrino. C’était en vain queles casuistes les plus célèbres, consultés sur l’obéissance à unvoeu, dans le cas où l’accomplissement en serait évidemmentnuisible, avaient répondu que le voeu ne pouvait être considérécomme rompu d’une façon criminelle, tant que la personne engagéepar une promesse envers la Divinité s’abstenait non pour un vainplaisir des sens, mais pour ne pas causer un mal évident. Lamarquise n’en fut pas moins au désespoir, et Fabrice vit le momentoù son idée bizarre allait amener la mort de Clélia et celle de sonfils.

Il eut recours à son ami intime, le comte Mosca, qui tout vieuxministre qu’il était, fut attendri de cette histoire d’amour qu’ilignorait en grande partie.

– Je vous procurerai l’absence du marquis pendant cinq ou sixjours au moins: quand la voulez-vous?

A quelque temps de là, Fabrice vint dire au comte que tout étaitpréparé pour que l’on pût profiter de l’absence.

Deux jours après, comme le marquis revenait d’une de ses terresaux environs de Mantoue, des brigands, soldés apparemment par unevengeance particulière, l’enlevèrent, sans le maltraiter en aucunefaçon, et le placèrent dans une barque, qui employa trois jours àdescendre le Pô et à faire le même voyage que Fabrice avait exécutéautrefois après la fameuse affaire Giletti. Le quatrième jour, lesbrigands déposèrent le marquis dans une île déserte du Pô, aprèsavoir eu le soin de le voler complètement, et de ne lui laisser niargent ni aucun effet ayant la moindre valeur. Le marquis fut deuxjours entiers avant de pouvoir regagner son palais à Parme; il letrouva tendu de noir et tout le monde dans la désolation.

Cet enlèvement, fort adroitement exécuté, eut un résultat bienfuneste: Sandrino, établi en secret dans une grande et belle maisonoù la marquise venait le voir presque tous les jours, mourut aubout de quelques mois. Clélia se figura qu’elle était frappée parune juste punition, pour avoir été infidèle à son voeu à la Madone:elle avait vu si souvent Fabrice aux lumières, et même deux fois enplein jour et avec des transports si tendres, durant la maladie deSandrino! Elle ne survécut que de quelques mois à ce fils si chéri,mais elle eut la douceur de mourir dans les bras de son ami.

Fabrice était trop amoureux et trop croyant pour avoir recoursau suicide; il espérait retrouver Clélia dans un meilleur monde,mais il avait trop d’esprit pour ne pas sentir qu’il avait beaucoupà réparer.

Peu de jours après la mort de Clélia, il signa plusieurs actespar lesquels il assurait une pension de mille francs à chacun deses domestiques, et se réservait, pour lui-même, une pension égale;il donnait des terres, valant cent mille livres de rente à peuprès, à la comtesse Mosca; pareille somme à la marquise del Dongo,sa mère, et ce qui pouvait rester de la fortune paternelle, à l’unede ses soeurs mal mariée. Le lendemain, après avoir adressé à quide droit la démission de son archevêché et de toutes les placesdont l’avaient successivement comblé la faveur d’Ernest V etl’amitié du premier ministre, il se retira à la chartreuse deParme, située dans les bois voisins du Pô, à deux lieues deSacca.

La comtesse Mosca avait fort approuvé, dans le temps, que sonmari reprit le ministère, mais jamais elle n’avait voulu consentirà rentrer dans les Etats d’Ernest V. Elle tenait sa cour à Vignano,à un quart de lieue de Casal Maggiore, sur la rive gauche du Pô, etpar conséquent dans les Etats de l’Autriche. Dans ce magnifiquepalais de Vignano, que le comte lui avait fait bâtir, elle recevaitles jeudis toute la haute société de Parme, et tous les jours sesnombreux amis. Fabrice n’eût pas manqué un jour de venir à Vignano.La comtesse en un mot réunissait toutes les apparences du bonheur,mais elle ne survécut que fort peu de temps à Fabrice, qu’elleadorait, et qui ne passa qu’une année dans sa chartreuse.

Les prisons de Parme étaient vides, le comte immensément riche,Ernest V adoré de ses sujets qui comparaient son gouvernement àcelui des grands-ducs de Toscane.

 

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