La Conspiration des milliardaires – Tome II – À coups de milliards

La Conspiration des milliardaires – Tome II – À coups de milliards

de Gustave Le Rouge

Chapitre 1 Le chemin de fer subatlantique

Depuis quelques jours, les journaux parisiens commentaient avec force détails le mariage qui venait d’avoir lieu entre Ned Hattison, le fils de l’inventeur américain connu du monde entier par ses merveilleuses applications de l’électricité, et Mlle Lucienne Golbert, fille d’un savant réputé,membre de l’Académie des sciences de Paris, dont la récente invention d’une locomotive sous-marine occupait encore l’opinion publique.

« Ce mariage – écrivait une feuille qui paraissait bien informée – ne s’est pas fait sans amener de graves dissentiments. Le père du jeune homme, l’ingénieur Hattison, s’y était formellement opposé.

« Nous savons, de source sûre, qu’un désaccord existait entre lui et son fils, au sujet de miss AuroraBoltyn, la fille du milliardaire américain, dont les fabriques de conserves de viande, à Chicago, sont les premières du monde entier.

« C’est afin de dissimuler son peu d’enthousiasme pour miss Boltyn, que le jeune homme avait entrepris un voyage en Europe.

« Il avait fait, à Paris, la connaissance de Mlle Lucienne Golbert, dont il s’était épris.Pour l’épouser, il n’avait pas hésité à braver la colère de sonpère. Celui-ci avait même franchi l’Atlantique, pour essayer dedissuader son fils de cette union.

« Mais ni les supplications ni lesmenaces n’avaient pu fléchir le jeune homme. Une rupture violentes’en était suivie. L’ingénieur Hattison était retourné en Amérique.On prétendait en outre que l’affaire se compliquait de raisonspolitiques.

« Fils unique du savant américain,l’éminent ingénieur qu’est maintenant M. Ned Hattison, fut unélève brillant de l’école de West Point. Sa compétence en matièrede balistique et de pyrotechnie est indiscutable. Sa mère, uneCanadienne d’origine française, mourut alors qu’il n’était encorequ’un enfant. Il semble avoir hérité d’elle son amour pour laFrance.

« Mlle Lucienne Golbertest une grande jeune fille sérieuse, instruite et d’une rarebeauté. Leur mariage est maintenant une chose faite. Parmi lestémoins, nous relevons le nom de M. Olivier Coronal,l’inventeur de la torpille terrestre. »

Pendant qu’à tort et à travers, les journauxpubliaient, sur le mariage, les informations les plus fantaisistes,Ned et Lucienne, tout à la joie de s’aimer, étaient partis enEspagne pour un court voyage de noces.

Et durant ce temps, sous les ordres deM. Golbert, Tom Punch, leur intendant, terminaitl’installation de la petite villa que le jeune Américain avaitlouée dans les environs de Paris.

Sur les bords de la Méditerranée, depuisBarcelone jusqu’à Malaga, leur voyage n’avait été qu’unenchantement.

Alors qu’en France, l’hiver commençait avec lachute des dernières feuilles, que les villes étaient enseveliessous la brume, que les forêts dénudées frémissaient sous la bise,là le ciel était beau, le soleil resplendissant, les plaines et lesvergers couverts de fruits.

Le bonheur de Ned l’avait transfiguré.

Il se sentait revivre vraiment depuis queLucienne était sa femme.

Sa nature aimante, si longtemps contenue parune éducation rigide sous la tutelle de son père, éclataitlibrement dans un débordement de tendresse.

Il aimait maintenant, comme on n’aime qu’unefois, la jeune fille qu’il avait choisie pour sa douceur et sonintelligence autant que pour sa beauté.

L’avenir lui paraissait moins sombre à présentqu’il avait à ses côtés sa chère Lucienne, qu’il était sûr de sonamour.

En même temps qu’une épouse, Lucienne savaitêtre une amie.

Elle se promettait bien d’être toujours pourson mari une compagne dévouée et fidèle ; de l’encourager dansses travaux et dans ses luttes, de le consoler dans sesdéceptions.

Parfois, au milieu de leur tête-à-tête, Nedétait pris de tristesses brusques. Un pli amer barrait sonfront.

Il songeait aux dernières paroles de son père,aux violences dont le vieil inventeur était capable ; ilcraignait pour l’avenir.

Lucienne alors savait apaiser doucement sonesprit, et chasser par un baiser ses appréhensions.

À Barcelone, ville cosmopolite etindustrielle, premier port de l’Espagne, les jeunes mariés étaientdescendus à l’International Hôtel, au cœur de la ville, sur laRambla del Centra.

Cette avenue, qui sans égaler lesChamps-Élysées est cependant fort belle, prolonge jusqu’au quai sesarbres séculaires, parsemés de kiosques où l’on boit, en passant,une tasse de chocolat, une coupe d’aguardiente [1] que, suivant la coutume espagnole, onfait suivre d’un grand verre d’eau glacée.

À son extrémité, faisant face à la mer, setrouve la statue de Christophe Colomb.

L’élément étranger tient une placeconsidérable dans la population de Barcelone.

Le commerce du port y attire, en plus desFrançais, des Anglais, des Allemands, des Russes, toute unecollection d’Espagnols aux types les plus variés et les pluspittoresques.

À côté des Catalans coiffés de labarrettina [2] nationale,la face rasée, la veste courte, la ceinture de laine aux hanches etles jambes nerveuses enserrées jusqu’aux genoux par des bas blancs,les Valencianos, les Andalous promènent les couleurs claires desfoulards de soie qu’ils affectionnent particulièrement.

On rencontre dans les rues des marins detoutes les nations.

Les soldats, les gardes civils avec leurscostumes d’opérette : tricornes de toile cirée, buffletteriesjaunes, et guêtres aux mollets, coudoient le long des boutiques lesélégants caballeros drapés dans la cape nationale, les jeunesseñoritas aux grands yeux noirs, aux lèvres rouges, qu’uneduègne sévère accompagne à la promenade.

Lucienne était vivement intéressée par lespectacle nouveau pour elle de cette cohue bigarrée d’où montaient,avec des jurons mélodieux, d’étranges parfums.

Comme beaucoup de Parisiennes, elle n’avaitjamais voyagé.

L’idée de se trouver à l’étranger, à descentaines de lieues de Paris, l’amusait.

Elle voulut tout voir ; le port avec soncontinuel va-et-vient de navires et de barques de pêches, le jardinzoologique et ses belles collections de fauves, la cathédrale aucentre de laquelle se trouve un jardin.

Ned souriait de cette inlassablecuriosité ; et parlant fort bien l’espagnol, se faisait songuide.

Après huit jours de halte dans la capitale dela Catalogne ils continuèrent leur excursion en suivant le littoralde la Méditerranée.

Séparée par des mers et des montagnes du restede l’Europe, l’Espagne semble avoir dû à sa position géographique,d’être toujours restée rétrograde et hostile aux progrès effectuésdans les moyens de locomotion.

Les rares chemins de fer qu’elle possède n’ontqu’une seule voie et marchent avec une désespérante lenteur.

Dans ce pays, les mœurs américaines n’ont pasencore pénétré.

Bien plus soucieux de respecter les traditionsconsacrées que d’introduire dans son existence les tracas d’uneactivité démesurée, l’Espagnol est rarement pressé.

Catholique fervent, et même superstitieux, lepaysan vit semblablement depuis des siècles, de la culturenonchalante d’une terre qu’il n’essaie pas d’enrichir.

Il a les qualités de ses défauts ; ets’il est joueur, fanfaron, vaniteux, sa sobriété est exemplaire,son courage et son amour de la patrie sont classiques.

Du compartiment de première où ils voyageaientseuls, Ned et Lucienne regardaient, par les vitres baissées, ledélicieux paysage qui, sous un ciel clair et ensoleillé, s’étendaitjusqu’aux limites de l’horizon.

À droite, les orangers épandaient dansl’atmosphère le parfum capiteux de leurs corolles blanches. Lesbranches au feuillage d’un vert sombre ployaient sous le poids desfruits dorés.

Des champs de maïs et des rizières mettaientçà et là leurs couleurs chaudes, leurs taches vertes.

Sur les routes, on voyait passer, en filesinterminables, les diligences attelées de six ou huit mules enposte, au milieu d’un nuage de poussière.

Les convois de mulets traînaient de ceslourdes voitures au moyen desquelles, plus encore qu’avec leschemins de fer, se font les transports en Espagne.

En tête, un petit âne dirige la caravane, defaçon à éviter les fondrières et les voitures venant en sensinverse ; cependant que, nonchalamment étendu, le conducteurse livre aux douceurs de la sieste.

Puis c’étaient des forêts de chênes-lièges,dont les troncs écorchés ressemblaient à des gibets sanguinolents,des caroubiers, des plantations d’oliviers, de massifs de figuiers,de grenadiers offrant la tentation de leurs fruits savoureux.

À gauche, la mer s’étendait jusqu’à l’infini,une mer d’un azur profond, comme scintillant de lamelles d’argent,et dont les flots venaient caresser doucement les grèves de sablefin où des filets de pêcheurs séchaient au soleil.

Des bandes de marmots à moitié nus sedisputaient le fretin d’une pêche que, plongés dans l’eau jusqu’àmi-corps, hommes et femmes faisant la chaîne, à chaque bout dufilet, venaient de ramener à terre dans un frétillementargenté.

Au large, gagnant Valence ou Alicante, desbricks, des goélettes, gonflaient leurs voiles sous la brise quifraîchissait. Des paquebots, empanachés de fumée, disparaissaient àl’horizon.

À Tarragone, les jeunes époux ne s’arrêtèrentpas.

Le long d’une voie bordée de platanes, letrain filait à petite vapeur, à travers un paysage délicieux.

Le soir même ils s’arrêtaient à Valence dontles maisons en terrasse s’étageaient, blanches sous une luned’argent bleu.

Valence, le pays classique des oranges, laville dont le nom seul évoque le printemps éternel, le soleiltoujours beau, la nature toujours en fête, est moins cosmopoliteque Barcelone, d’une couleur locale plus véritablementespagnole.

À quelques kilomètres de la mer, elle étend,sur les deux rives de son fleuve, ses maisons pittoresques auxpersiennes mi-closes, aux balcons ajourés, surmontés de terrassesoù des loques multicolores s’alignent sur des cordes, où des gaminsdépenaillés fument des cigarettes.

De longues promenades de palmiers, d’aloès, decactus, bordées de fondas somptueuses, s’emplissent, àl’heure de la promenade, d’une foule élégante qui cause, fume etfait de grands gestes.

C’était aux environs de la Noël. Chacunfaisait ses provisions de victuailles et de boissons, pour célébrerdignement la naissance du Christ.

Les rues avaient l’animation des jours degrande fête.

Sur la vaste place du marché couvert, un autremarché en plein air était installé.

Autour des boutiques brillamment éclairées,une foule réjouie s’entassait.

Les marchands ne pouvaient arriver àsatisfaire l’empressement de leur clientèle.

Au bras de Ned, Lucienne se promenait par laville.

– Et nos bons amis de France ?disait-elle. Et papa ? Et M. Coronal ? Et aussi cebrave Tom Punch ?… Avoue, Ned, que nous avons été un peuégoïstes de leur fausser compagnie. Il faut leur envoyer, d’ici,quelque chose, pour leur montrer que nous ne les oublions pas.

– Décidément, fit Ned, tu seras toujoursun ange de bonté. Voyons ce que nous pourrons bien acheter poureux.

Grâce à la sûreté de goût de Lucienne, ce nefut pas long.

Dans une vieille boutique poussiéreuse, àproximité des fripiers chez lesquels on a pour deux pesetas[3] un habillement complet, ils firent latrouvaille de quelques objets d’art dont le vieux savant, amateurpassionné de bibelots anciens, serait certainement ravi : uneespingole en acier mauresque et curieusement damasquinée, unfauteuil aux bras et au dossier rectangulaires encore couvert devieux Cordoue.

Quant à Olivier Coronal, sa bibliothèques’enrichirait d’un merveilleux exemplaire du Don Quichotte dela Manche, illustré de gravures en taille-douce, etprobablement de la première édition.

Ned eut la chance de le découvrir chez unjuif, lequel vieillard à barbe blanche, coiffé d’un cafetancrasseux répondit en français à Lucienne, en anglais à Ned, etsemblait disposé à offrir ses occasions dans deux ou trois autreslangues, si les jeunes gens, heureux de leurs emplettes, nes’étaient éclipsés.

Tom Punch, lui, en sa qualité d’intendant,recevrait, avec la recette curieuse du lièvre au chocolat, unecargaison toute fraîche de dattes et de grenades, et de plus unecollection variée de ces piments et de ces épices sans lesquels iln’y a pas, pour les Espagnols, de cuisine possible.

– Ils doivent parler de nous là-bas,disait Ned. Qu’ils voient donc que nous pensons à eux.

Souvent ils parlaient d’Olivier Coronal commed’un ami sûr, d’un cœur noble et élevé.

– C’est à lui que j’ai demandé conseil,ma Lucienne, lorsque je me suis enfin senti libre. Lui aussit’aimait sans doute ; et pourtant il n’a pas hésité à nousmettre la main dans la main, à sacrifier l’affection qu’il teportait. Mais l’avenir lui prouvera que je ne suis pas uningrat.

Comme ils revenaient à leur hôtel, desprocessions parcouraient les rues.

La Noël, en Espagne, est la plus grande fêtede l’année. On distribue des aumônes. Dans certaines villes, onorganise de grands banquets où, par esprit d’humilité, de noblesdames viennent elles-mêmes servir les pauvres et les vagabonds.

Ces coutumes charitables sont séculaires.Elles ont résisté aux révolutions et aux guerres civiles.

Aux portes des églises, des mendiants, drapantleur fierté crasseuse sous des haillons passés de couleur, lespieds nus dans les espadrilles de chanvre, le geste large, font cejour-là une ample recette.

Des bandes de gamins, armés de bruyantescrécelles, parcourent les rues, installent leur orchestreassourdissant devant chaque boutique, jusqu’à ce que le patron leurait donné quelque pécule.

Tous les cœurs sont à la joie.

La fière et malheureuse Espagne oublie, cejour-là, sa misère, dans un hymne d’allégresse.

Quelques jours après, ayant poussé jusqu’àMalaga, dont les maisons blanches égaient nonchalamment tout lerivage, pays des jolies Andalouses, aux yeux trop grands et tropnoirs, aux lèvres ardemment carminées, aux pieds mignons et biencambrés, Ned et Lucienne reprenaient le chemin de Paris, emportantla vision des merveilleuses campagnes fleuries et parfumées.

Un intérieur coquet et confortable lesattendait.

M. Golbert avait tout prévu. Dans lesmoindres détails on sentait la touchante sollicitude duvieillard.

– Combien je suis heureux de vous voir deretour, mes enfants, s’écria-t-il. Vous savez que je suis égoïste.J’ai besoin de vous sentir à côté de moi.

– Eh bien, à présent, monsieur mon papa,nous ne vous quitterons plus, fit Lucienne en l’embrassanttendrement. Vous allez voir comme nous allons vous cajoler à nousdeux. À nous trois, ajouta-t-elle ; car j’espère bien queM. Coronal sera souvent notre hôte, n’est-ce pas,Ned ?

– J’y compte bien.

Dans la villa, l’existence prit son coursrégulier.

M. Golbert avait assuré à sa fille unedot de cent mille francs.

Une vingtaine de milliers de dollars qui, pourNed, n’eussent rien été en Amérique, lui étaient restés fort àpropos, pour lui permettre d’attendre, quelques années, lasituation qu’il espérait bien se créer par son travail.

Bien que Tom Punch ne fût guère utile àpersonne, Ned n’avait pas voulu se séparer de lui.

L’ex-majordome de William Boltyn lui avaitdonné des preuves nombreuses d’attachement.

Mais, dans ce décor étroit, qui ne rappelaiten rien le somptueux hôtel de son ancien maître, dans cet intérieurbourgeois et rangé, Tom Punch était mal à son aise.

Il commençait à s’ennuyer, d’autant plus que,sans l’avouer à personne, il regrettait Paris et les brasseries deMontmartre, où ses talents de buveur et de joueur de banjo avaienteu tant de succès.

Ned était trop occupé pour faire attention àlui.

Dans un vaste bâtiment attenant à la villa, ilavait fait installer un laboratoire.

Les projets de son beau-père sur la locomotivesous-marine l’intéressaient vivement.

Le savant avait eu raison de toutes lesobjections.

Il avait mathématiquement démontré à songendre, qu’à part deux ou trois questions d’ordre secondaire, il nemanquait plus que des capitaux pour tenter l’entreprise.

– L’établissement d’une ligne sous-marineentre l’Europe et l’Amérique n’est pas du tout impossible,disait-il. Protégée par une estacade très solide, on commencerait àl’établir à partir du rivage. Là seulement les tempêtes sont àcraindre. À vingt-cinq mètres de profondeur, la mer est toujourscalme. Travailler sous l’eau n’est plus maintenant qu’un jeu. Enplus de l’ordinaire cloche à plongeur nous disposons du balloncaptif sous-marin, de l’ingénieur Pratti del Pozzo, qui nouspermettra de descendre à toutes les profondeurs. Mais, comme vousle savez, le plateau calcaire qui, sous l’Océan, relie les deuxcontinents, sauf quelques accidents de terrain, est à un niveau àpeu près constant.

– Mais, pour l’établissement desrails ? Pour la construction du train, quel métalemploierez-vous que l’eau de mer n’oxyde pas ?

– Vous avez touché le point faible, moncher Ned. Je ne peux pas encore vous répondre.

Huit jours après, en pénétrant dans lelaboratoire, M. Golbert apprit que Ned venait de résoudre laquestion.

– J’avais bien pensé, pour blinder toutesles parties immergées, à l’emploi du chrome, dit le jeune homme.Or, je viens de trouver le moyen d’obtenir ce métal en grandesmasses et à très bon marché. Voyez vous-même, fit le jeuneingénieur en lui mettant sous les yeux une formule chimique. Mais,chut ! ajouta-t-il en posant un doigt sur sa bouche, ceci doitêtre un secret pour tout le monde. Il ne faut pas qu’on nousdevance.

Peu de jours après, Olivier Coronal, qui toutd’abord n’était venu que de temps à autre à la villa, cédait auxsollicitations de ses amis et s’y installait tout à fait, amenantavec lui Léon Goupit, le Bellevillois, le grand ami de Tom Punchqui n’était pas fâché, au milieu de cette atmosphère de science etd’austérité, de retrouver un joyeux compagnon de la trempe duserviteur d’Olivier Coronal.

Pour fêter l’arrivée de celui-ci, on organisaune petite fête intime.

Ce jour là, Tom Punch s’ennuya moins.

Le champagne qui pétillait dans les coupes luirappela les somptueux dîners d’autrefois.

On but au succès de l’entreprise pour laquelleces trois hommes d’élite associaient leur intelligence, au triomphede la locomotive sous-marine.

Dans une pensée de patriotisme,M. Golbert avait tout d’abord offert au gouvernement françaisl’exploitation de son idée.

Sur les conclusions défavorables d’unecommission d’enquête, le ministère avait refusé de voter lescrédits nécessaires.

Sans récriminer, M. Golbert avait reprisses plans.

Mais, à l’étranger, l’affaire avait faitbeaucoup de bruit.

Une compagnie anglaise avait envoyé un déléguéau savant pour lui offrir d’acheter sa découverte, de le mettre àla tête des travaux, et de l’intéresser aux bénéfices.

Avec leur instinct pratique, les industrielsanglais avaient vite compris quels avantages énormes on retireraitd’une ligne ferrée permettant d’envoyer d’un continent à l’autre entoute sécurité, et avec une vitesse bien supérieure à celle desexpress, des convois de voyageurs et de marchandises.

Mais M. Golbert avait refusé toutes lesavances des capitalistes britanniques.

Quoique fort perplexe au sujet des moyensqu’il emploierait pour réaliser son œuvre, il ne pouvait sedéterminer à signer un contrat qui le frustrerait de tout lebénéfice moral.

Tout cela préoccupait beaucoup le vieuxsavant.

Dédaigné par ses compatriotes, sollicité parl’étranger, sans capitaux suffisants pour agir de lui-même, il nesavait quel parti prendre.

Ned n’était pas moins soucieux.

Les plans définitifs étaient prêts.

De l’avis de tous, y compris Olivier Coronal,ils pouvaient soutenir toutes les critiques.

Restait à mettre ces plans à exécution.

Souvent, le soir, réunis autour de la lampe,en prenant le thé que Lucienne venait de servir, les trois hommescausaient.

– C’est bien le propre de notre époque,disait Olivier, le signe caractéristique de notre civilisation quede dépenser chaque année des centaines de millions en armements detoutes sortes, à fondre de nouveaux canons, à imaginer desexplosifs, à maintenir sous les armes des milliers de travailleurs.En revanche, une œuvre comme la nôtre, destinée à augmenter larichesse sociale, à hâter l’évolution humaine en facilitant lesrapports des peuples, ne trouve pas un homme d’État pour s’yintéresser, pas un capitaliste pour la seconder.

– Mais c’est tout naturel qu’on neveuille pas admettre notre idée, s’écriait Ned. Que deviendraientles puissantes compagnies de navigation, le jour où nous aurionsrendu inutile et dangereux leur matériel qui représente des sommesénormes. Ne nous y trompons pas, il nous faudra, pour arriver aubut, vaincre plus d’une résistance, déjouer plus d’un complot.

– Eh bien, mais nous sommes trois àlutter, faisait M. Golbert. Ayons confiance en l’avenir.N’est-ce pas, Lucienne, qu’il ne faut jamais désespérer ?

– Oh ! certes non, papa, il ne fautdésespérer de rien, même de voir notre brave Tom Punch redevenirgai. Je ne sais pas ce qu’il a depuis quelque temps. On diraitvraiment qu’il songe à se marier.

Tout le monde éclata de rire. On savait que lemariage était la terreur de l’ex-majordome.

Lucienne savait ainsi, par une parole joyeuse,ramener le sourire sur les visages, assombris par les soucis d’unesituation qui ne semblait pas vouloir se dénouer.

Dans toutes les revues scientifiques, onparlait beaucoup de M. Golbert et de son invention.

En Amérique, surtout, il ne se passait pas desemaines sans qu’une feuille hebdomadaire ne consacrât un article àla locomotive sous-marine.

Les journaux français, au contraire,semblaient avoir oublié qu’elle existât, qu’elle fût sur le pointd’être construite.

Ce silence était l’objet de vives critiques dela part de journalistes yankees.

Ils en profitaient pour démontrer une fois deplus l’infériorité des Français, leur manque d’initiative et desens pratique.

« Chez nous, écrivaient-ils, cettetentative hardie, d’établir une voie ferrée à travers l’Atlantique,eût rallié tous les suffrages. Les capitaux eussent afflué.L’exécution serait déjà commencée. »

Chaque fois que ces articles lui tombaientsous les yeux, M. Golbert restait songeur.

Il finissait par croire que, plus facilementque partout ailleurs, il aurait, en Amérique, des chances sérieusesde trouver des commanditaires.

Depuis plus d’un mois, cette pensée letravaillait sans relâche.

Il résolut de s’en ouvrir à Ned et à OlivierCoronal, de leur demander leur opinion.

– Lisez-vous les journaux de New York,mon cher Ned ? fit-il un soir.

Les trois hommes achevaient de dîner.Au-dehors, la bise fouettait les vitres.

– Mais certainement, répondit Ned.

– Et que pensez-vous de leurs articlessur notre locomotive ? Ils affirment que, chez eux, lescapitaux n’auraient pas manqué, que la chose serait déjà faite.

– Il y a du vrai dans ce qu’ilsdisent.

– Alors vous croyez que nous aurions deschances de réussite ?

– C’est à peu près certain.

M. Golbert semblait réfléchir.

– Je ne sais vraiment quel parti prendre.J’aurais préféré ne pas porter ma découverte à l’étranger.Pourtant, si j’attends ici qu’un ministère se décide à prendre nosprojets en considération, je risque d’attendre longtemps.

– Me permettez-vous de vous donner monopinion ? fit Olivier Coronal.

– Mais sans doute, mon cher ami.

– Eh bien, je considère que, dans unesemblable question, votre patriotisme, pour si louable qu’il soit,n’a pas à intervenir. Vous voulez doter l’humanité d’une richessenouvelle. De toutes les forces naturelles, l’Océan est celle quel’homme a su le moins dompter. En réduisant à moins de trois joursla durée du voyage entre l’Europe et New York, en supprimant lecontinuel danger des tempêtes et des naufrages, vous favorisez lesrelations des peuples entre eux. Que l’argent qui vous estnécessaire vous vienne de France ou d’Amérique, je considère celacomme sans importance.

– M. Olivier a raison, dit Lucienne.Après plus de dix ans d’études et de veilles, il vous est bien dûd’obtenir la compensation d’un succès.

Le savant n’avait pas de raison valable àinvoquer. Il se laissa convaincre.

On décida, ce soir-là, de partir pour New Yorkdans le plus bref délai.

L’hiver s’achevait, un hiver glacial etbrumeux. Les arbres du jardin se couvraient de bourgeons ;quelques moineaux recommençaient à pépier.

Déjà, parmi l’herbe et la mousse, lespremières violettes annonçaient le renouveau.

Pendant les jours qui suivirent, la maison futen rumeur.

En apprenant qu’il était question d’aller àNew York, Tom Punch avait fait la grimace.

– Décidément, pensait Ned, l’Amérique nelui dit plus rien.

Léon Goupit, au contraire, était pleind’enthousiasme.

Franchir l’Atlantique avait toujours été sonrêve.

Peut-être bien, qu’au fond de lui-même, leBellevillois gardait l’espoir caché de devenir, un jour, roi d’unetribu sauvage, tout comme ses héros favoris desromans-feuilletons.

Les préparatifs du départ ne furent pas biencompliqués. Les meubles, les collections scientifiques resteraientdans la villa. On n’emporterait que l’indispensable, et les planset les devis de la ligne dont on allait tenter l’exécution.

L’œil morne, et la poitrine gonflée par dessoupirs énormes, Tom Punch, aidé de Léon, empilaitmélancoliquement, dans de grandes malles, le linge, les vêtementset les appareils du laboratoire.

– Eh bien, nous allons revoirl’Amérique ! fit Ned qui passait.

– Oui, vous allez revoir l’Amérique,répéta le majordome avec un regard désolé.

– Comment, vous ! Je pense bien quetu nous accompagnes ! Eh bien, mais qu’as-tu donc ? Ondirait, ma parole, que tes yeux sont humides.

En effet, une grosse larme perlait au bord descils de Tom Punch, de ses bons yeux ronds, qui regardaientl’ingénieur avec une expression contrite.

– Écoutez, monsieur Ned, vous aveztoujours été bon pour moi ; mais je ne puis plus rester avecvous.

– Et pourquoi donc, grands dieux ?Aurais-tu à te plaindre de moi ?

– Oh ! non, bien au contraire. Mais,voyez-vous, je m’ennuie. Et puis…

– Allons, parle. Qu’y a-t-il ? Sansdoute une nouvelle idée te tracasse. Je te connais assez pourcroire qu’elle ne te réussira pas mieux que les précédentes.

Les aventures bouffonnes du majordome, entreautres la prétention qu’il avait eue, un jour, de confectionner dusirop de tortues, dans un but philanthropique – cette liqueur,disait-il, étant un remède souverain contre toutes les maladies –lui avait fait une réputation méritée de fantaisiste, qui luiattirait souvent des quolibets.

D’ordinaire, il se fâchait tout rouge. Cettefois, il ne releva pas la raillerie.

– Non, fit-il, j’avoue que je n’ai pastoujours été heureux dans le choix de mes idées. Aujourd’hui, c’estsérieux… Lisez, ajouta-t-il en sortant une lettre de sa poche. Ledirecteur des Folies-Montmartroises, l’une des plus grandes scènesde Paris, me propose un engagement brillant : cinquante francspar soirée, comme joueur de banjo. Il est vrai qu’on ferait duchemin pour trouver mon pareil. Mais enfin, c’est joli. Vouscomprenez qu’après avoir été longtemps à votre charge, je ne peuxrefuser cette proposition.

– Deviendrais-tu fou, par hasard ?T’a-t-on jamais parlé de cela ? Tu vas me faire le plaisir delaisser là ton directeur, et de nous accompagner.

Pas plus que Ned, M. Golbert ni OlivierCoronal ne purent lui faire entendre raison. Il voulait à touteforce rester à Paris.

Le Bellevillois lui-même avait beau invoquerleur amitié, lui rappeler leurs communes équipées et lui dépeindrel’avenir sous de riantes couleurs, ils ne pouvaient pas fléchir sonobstination.

– Voyons, mon vieux, disait-il ;c’est-y qu’tu s’rais maintenant plus Parisien qu’moi, pour nepouvoir lâcher Paris d’un’semelle. Puisqu’on t’dit qu’on yr’viendra !

Mais, entre autres qualités, Tom Punch étaitplus entêté qu’une mule.

C’était du moins l’avis de Léon qui finissait,devant son obstination, par lui tourner les talons en le traitantamicalement de sabot, de vieille baderne et autres expressionsaussi distinguées.

Le jour même du départ, Ned était vraimentcontrarié de se séparer ainsi de son intendant.

Malgré ses nombreux travers, depuis plus d’uneannée qu’il vivait avec lui, Tom Punch avait souvent fait montred’attachement à son égard.

Le jeune homme fit une nouvelle tentative pourlui persuader de l’accompagner à New York.

Peine inutile.

L’ex-majordome de William Boltyn avait sonidée fixe : il voulait débuter aux Folies Montmartroises.

Il promit à son maître de lui écrire, etaccompagna tout le monde jusqu’à la gare.

En costume de voyage, Lucienne était adorabled’élégance et de beauté.

Olivier Coronal surveillait le transport desmalles et des colis.

Quant à M. Golbert, un peu ému, sa figureexprimait une joie intense.

Pour la première fois, il est vrai, ilquittait l’Europe ; mais il emmenait avec lui sa fille,maintenant Mme Hattison ; et secondé par deshommes de la valeur de Ned et d’Olivier Coronal, il allait jeterles bases de son œuvre gigantesque, réaliser ses projets les pluschers.

– En avant pour New York, mes enfants,s’écria-t-il en prenant place dans le wagon qui les emmenait auHavre. Espérons que lorsque nous reviendrons…

– Ce sera, interrompit Lucienne, dansnotre locomotive sous-marine.

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