La Conspiration des milliardaires – Tome III – Le Régiment des hypnotiseurs

La Conspiration des milliardaires – Tome III – Le Régiment des hypnotiseurs

de Gustave Le Rouge

Chapitre 1 Le mariage d’une milliardaire

– Crois-tu que je puisse jamais accepter pour toi un tel mariage ? s’écria William Boltyn, en abattant son poing fermé sur la table du salon dans lequel il prenait le thé avec sa fille, miss Aurora… Un Européen ! continua-t-il, et le pire de tous, l’espion de Mercury’s Park ! Voilà l’homme que tu veux épouser !… Tes prétentions sont par trop insensées. Je crois avoir assez fait, vraiment, pour ce Coronal, en lui sauvant la vie, en lui rendant la liberté, alors que je pouvais le faire exécuter sommairement… Cette folie me coûtera cher sans doute… Mais je trouve que cela suffit.

Un silence glacial suivit les paroles du milliardaire yankee.

Miss Aurora ne semblait pas disposée à répondre.

Affaissée, plutôt qu’assise, dans un fauteuil de velours incarnadin, elle réfléchissait.

Un pli dur barrait son front.

Le léger frémissement de ses narines indiquait son trouble intérieur.

Quelques minutes se passèrent.

William Boltyn s’était levé, arpentaitmaintenant le salon avec des gestes saccadés.

– Vous savez bien, mon père, prononçaenfin la jeune fille, que M. Coronal m’a fait la promesse dene jamais dévoiler à personne le secret de l’existence de Mercury’sPark et de Skytown.

– C’est bien heureux, murmuraironiquement le Yankee. Et c’est en reconnaissance de cette bonneaction que tu veux l’épouser ?

– Vous êtes cruel, mon père, pour dessentiments que vous ne comprenez pas. J’aime Olivier Coronal. Monamour est partagé. C’est le seul motif qui me pousse à devenir safemme.

– Ah ! fit Boltyn amèrement,j’espérais mieux de toi. J’aurais attendu, ainsi que je te l’airépété bien des fois, autre chose de l’éducation que je t’aidonnée. Je te croyais plus pratique. Il paraît que les bellesparoles de ce Français, de cet espion devrais-je dire, t’ont faitoublier les sages préceptes que tu as suivis jusqu’à présent. Desphrases que tout cela ! Je les connais par cœur. L’amour del’humanité ! Est-ce que ça existe dans la vie ? Est-ceavec cela qu’on gagne des millions comme je le fais, moi !

« Tu devrais le comprendre, Aurora,insista-t-il, en s’animant de nouveau, et ne pas m’infligerl’humiliation de t’entendre parler de mariage avec unEuropéen ! Moi qui ai passé ma vie à combattre les barbaresd’Europe, qui suis à la veille de démolir leur édifice social, deleur imposer la loi du plus fort, crois-tu donc que je ne t’enveuille pas de me tenir un pareil langage ?

« Ce n’est pas en vain que j’ai, depuisdeux ans, dépensé plus de cent millions de dollars à bâtirMercury’s Park et Skytown, à créer, avec l’aide de l’ingénieurHattison, les plus formidables arsenaux du monde entier.

« Voyons, Aurora, cette entreprise net’enthousiasme donc plus ? Où sont tes beaux mouvementsd’autrefois ? Tu te décourages alors que notre œuvre estpresque terminée.

« Dans quelques mois peut-être, nousmettrons entre les mains du gouvernement américain les moyens dedestruction les plus foudroyants, les engins les plus terribles quela science humaine ait jamais créés. Une armée d’automatesinvincibles sera prête à se mettre en marche, à terroriser lesennemis, à les décimer sans merci et sans risques. Nos bateauxsous-marins, au premier signal, pourront détruire des flottesentières, avant que les équipages ennemis aient eu même le temps dese préparer à la défense.

« Par la voie des journaux, nousentraînerons l’opinion publique. Le peuple américain tout entiersera avec nous. Nous aurons notre guerre. C’en sera fait del’orgueilleuse Europe. Les États de l’Union prendront la premièreplace parmi les nations…

Le milliardaire avait parlé par phrasesentrecoupées.

D’une voix dont il essayait de modérer leséclats, il reprit :

– Mes fabriques de conserves, déjà aussivastes qu’une ville, s’agrandiront encore, lorsque nous auronsimposé nos tarifs commerciaux. Je doublerai ma fortune. Je ladécuplerai si je veux. Mais à quoi bon, si tes actes sont endésaccord avec les miens, s’il me faut voir passer mon or entre lesmains d’un Européen, d’un homme qui est mon ennemi, qui devraitêtre le tien. Cela, non, jamais.

– Vous êtes le maître de votre fortune,fit Aurora en se levant à son tour. Vous admettrez bien que je soislibre de mes actions et de ma personne. La loi ne vous donne pas ledroit d’empêcher mon union. Ma décision est prise. Je vais vousquitter. Ne m’avez-vous pas enseigné vous-même à considérerl’énergie comme la première des qualités ?

– Comment ! Tu vas me quitter !s’écria William Boltyn, le cœur serré d’une angoisse.

– C’est vous qui l’aurez voulu. Je nevois pas d’autre solution, fit-elle avec un calme glacial.J’épouserai Olivier Coronal. Ce n’est pas pour mes millions qu’ilm’aime. J’ai dû lui promettre que son traitement seul nousservirait à vivre. Chez l’ingénieur Strauss, dans l’usine duquel ilvient de rentrer de nouveau, il gagne environ trois cents dollarspar mois. Nous nous installerons dans une modeste maisonnette.

– Voyons, ce n’est pas sérieux,interrompit Boltyn, avec un gros rire qui dissimulait mal soninquiétude. Trois cents dollars par mois ! Rien que pour testoilettes tu en dépenses sept ou huit fois plus, au basmot !

– J’en conviens. C’est qu’aussi vousm’avez habituée à l’idée que rien n’était trop beau ni trop cher,du moment que cela me ferait plaisir. Vous me répétiez sans cesseque vous n’aviez qu’un but : assurer mon bonheur. J’auraiexpérimenté la valeur de votre affection… en dollars, je vaisdonner l’ordre de préparer mes malles, d’empaqueter les objets quim’appartiennent. Nous allons nous séparer.

Le visage du milliardaire s’était tout à faitdécomposé. Ses mains étaient agitées d’un tremblement nerveux. Lajeune fille se dirigeait vers la porte du salon.

Il la rejoignit, la prit dans ses brasrobustes, la porta comme un enfant.

– Tu veux donc me faire mourir,gronda-t-il. Nous séparer ! Tu sais bien que je ne pourraisvivre loin de toi.

Il l’avait déposée sur un grand sofa,l’entourait de ses bras, la berçait, couvrait son front debaisers.

– Aussi est-ce raisonnable, fit-il enadoucissant sa voix. Que diront de ce mariage Hattison et lesautres ? Je passerai pour n’avoir aucune volonté, pour être unmauvais Yankee, une girouette.

– Que vous importe l’opinion de cesgens ? Avez-vous besoin d’eux ? N’êtes-vous pas assezriche pour pouvoir donner à votre fille l’époux qu’elle achoisi ?

William Boltyn ne répondit pas tout desuite.

Il était désarmé.

Perdre sa fille, son idole, la seule créaturequ’il aimât !

– Fais donc selon ta volonté, finit-ilpar dire à mi-voix. La moitié de ma fortune me coûterait moins àdonner qu’un pareil consentement.

Le milliardaire sortit en faisant claquer laporte, et fut s’enfermer dans son cabinet de travail.

Restée seule, Aurora ouvrit un petitsecrétaire en bois des îles, et griffonna quelques lignes, qu’ellemit sous une enveloppe, à l’adresse d’Olivier Coronal.

– Portez cela tout de suite,commanda-t-elle à un lad qui était accouru à son coup detimbre.

Elle vint ensuite s’accouder à une desfenêtres du salon, donnant sur la Septième Avenue.

– Comme je l’aime, murmura-t-elle. Commeje vais être heureuse !…

*

**

Un mois après, le mariage d’Olivier,l’inventeur français de la torpille terrestre, et de miss AuroraBoltyn avait lieu, sans aucune pompe, dans la plus stricteintimité.

Il était inutile d’exciter la curiosité desAméricains.

Les deux jeunes gens s’étaient trouvésd’accord sur ce point.

Quant à William Boltyn, ilmaugréait :

– Moi qui comptais organiser unecérémonie comme on n’en aurait jamais vu, et dont on aurait parlédans toute l’Union !

Il ne disait pas toute sa pensée.

Mais son air bourru, les regards méprisantsqu’il jetait sur le modeste attelage qui les avait amenés devant lemagistrat indiquaient assez son mécontentement.

– Cela ne signifie rien, père, disaitAurora. Je suis très heureuse.

La jeune milliardaire avait revêtu une robe desoie blanche, garnie de dentelles.

Grande, svelte, la masse de ses cheveux blondsdorés encadrant son visage d’un ovale parfait, ses grands yeuxlimpides éclairés par une joie intense, elle était vraiment belle,au bras d’Olivier Coronal, grand aussi et bien découplé, dans sonhabit d’une élégance sobre et discrète, le regard énergique,l’attitude calme et sérieuse.

Aurora avait eu raison en disant à son pèreque le jeune Français ne l’épousait pas pour ses millions.

Un amour sincère emplissait le cœur des deuxjeunes gens.

Ils s’abandonnaient à la joie d’aimer, segrisaient d’illusions.

C’était toute leur jeunesse à laquelle ilsdonnaient libre cours.

Aurora surtout se laissait aller à la violencede sa nature volontaire et indisciplinée.

Lorsque ses regards se croisaient avec ceuxd’Olivier, une flamme comme sauvage, un éclair métallique lesilluminaient.

C’était au charme étrange de ces regards que,dès le premier jour qu’il avait vu la jeune fille, s’était trouvépris l’inventeur.

La froide et mesquine cérémonie du mariageterminée, tout le monde avait regagné l’hôtel Boltyn, où un lunchattendait les nouveaux époux et leurs témoins, parmi lesquelsl’ingénieur Strauss.

Le repas fut morne.

Chacun se trouvait gêné.

L’ingénieur Strauss lui-même, doux vieillardaffable et souriant, ne réussit pas à dérider les visages soucieuxdes convives.

Le maître de la maison, William Boltyn,donnait du reste l’exemple de la morosité.

De temps à autre, il lançait, sur celui qui,depuis quelques instants, était son gendre, des regards de colèreet de haine.

Les deux hommes étaient mal à l’aise enprésence l’un de l’autre.

La scène violente de Mercury’s Park n’étaitpas encore effacée de leur mémoire.

Ils avaient hâte de se séparer.

De race, d’opinions, ils étaient tropdifférents pour pouvoir s’entendre, s’accoutumer l’un àl’autre.

Malgré toute sa diplomatie et son instinctféminin, Aurora n’était pas entre eux un trait d’unionsuffisant.

Le lunch ne se prolongea pas.

Les deux époux se retirèrent.

Le milliardaire, malgré tout, avait mis sonpoint d’honneur à fournir à sa fille une dot somptueuse ; etç’avait été un sujet de discussion entre Olivier Coronal et WilliamBoltyn, dans la seule entrevue qu’ils avaient eue relativement aumariage.

Tous deux, au cours de cette entrevue,s’étaient bornés à parler d’affaires.

Aucune autre question n’avait étésoulevée.

– Ma fille aime le luxe, avait ditbrutalement le milliardaire. Elle est habituée à dépenser sanscompter. Ce n’est pas avec vos trois cents dollars mensuels qu’ellepourra le faire. J’exige absolument qu’elle accepte la dotation decinquante millions que je lui fais. Au surplus, ma bourse lui seratoujours ouverte.

Il n’avait pas voulu en démordre.

Après une longue discussion, Olivier Coronalavait dû céder.

Aurora lui en était reconnaissante.

Pendant le mois qui avait précédé le mariage,la jeune fille avait dépensé une activité incroyable.

Sur la Septième Avenue, presque en face duluxueux palais de son père, elle avait fait construire un petithôtel, d’après les indications de son fiancé.

Tout d’abord, Olivier s’était insurgé contrele goût déplorable des constructions américaines, contre cet excèsqui consiste à surcharger les plafonds et les boiseries dedorures.

Il avait réclamé plus de discrétion et plusd’art.

Aurora, hélas ! semblable en cela à laplupart de ses compatriotes, n’avait aucun sens artistique.

Pourvu qu’un objet ou un meuble coûtât cher,fût voyant, attirât l’attention, elle le trouvait à son goût.

Cette science qui consiste à meubler unappartement en établissant une harmonie entre les couleurs desétoffes, des tentures, lui était inconnue.

Malgré tout cela, elle eut vite conscience deson infériorité sur ce point. Après quelques révoltes, elle selaissa guider, en tout, par Olivier.

Cependant elle n’avait pu cacher l’étonnementque lui causait la manière dont le jeune Français comprenait leschoses de la vie.

– Il y a une façon intelligente dedépenser l’argent, lui disait-il en la grondant amicalement de sesachats inconsidérés. La beauté d’un objet n’est pas dans le prixqu’il coûte. La simplicité est encore ce qu’il y a depréférable.

En moins de deux mois, le petit hôtel avaitété terminé. On y avait travaillé nuit et jour.

Les tapissiers se mirent ensuite àl’œuvre.

Toujours d’après les conseils d’OlivierCoronal, le mobilier des chambres à coucher fut de laqueblanche.

– C’est bien plus joli, disait le jeunehomme, que tous ces meubles incrustés d’or, et même de pierresprécieuses dont vous avez le goût ici.

Pendant une semaine, ils avaient couruensemble les magasins de Chicago, heureux d’être libres, dediscuter l’organisation de leur home, de prévoir les mille petiteschoses indispensables qui concourent au charme et au confortabled’un intérieur.

Le jeune homme avait glané, chez quelquesantiquaires, une collection d’art dont il orna le salon.

– Regarde donc, Aurora, s’écriait-il, enposant une coupe de vieux saxe sur une console. Avec quelquesfleurs, ne sera-ce pas charmant ?

Une autre fois, ce fut un service entier envieux sèvres qu’il découvrit.

– C’est une famille française qui me l’avendu, lui dit le marchand.

Les précieuses porcelaines furent mises à laplace d’honneur dans la salle à manger.

Aurora avait manifesté à son père le désird’avoir une galerie de tableaux.

– Choisis ici ceux qui te plairont, luiavait dit son père. Mais laisse-moi l’Apothéose del’Amérique. C’est le seul auquel je tienne.

Cette Apothéose était une vastecomposition, mesurant au moins quatre mètres de hauteur.

En costume de vestale, l’Amérique, symboliséepar une jeune femme un peu forte, tenait les rênes d’un char quiavait la prétention de représenter, toujours symboliquement, lamarche en avant du Progrès.

La Fortune sur sa roue, la Gloire, embouchantune trompette, lui faisaient cortège.

Le tout de couleurs criardes, et dessiné avecune désinvolture toute américaine.

William Boltyn n’aurait cependant pas donnécette toile pour le plus beau tableau de Raphaël.

Un jour donc, Aurora avait prié son fiancé del’accompagner pour faire son choix.

Il y avait là des Téniers, des Van Dyck, desGreuze, des Nicolas Poussin, à côté de Corrège, de Primatice, deVéronèse, et même d’un Léonard de Vinci.

Tant de noms illustres rassemblés là côte àcôte, cela avait bien un peu excité la méfiance d’OlivierCoronal.

Ce fut bien autre chose lorsqu’il eut examinéd’un peu près les tableaux que William Boltyn avait uniformémentdotés de cadres en aluminium doré.

Les Van Dyck, les Véronèse et autres étaientsimplement de mauvaises copies, des croûtes, comme on dit en jargond’atelier, exécutées probablement par des élèves de la rue de Seineou de la rue des Beaux-Arts, et que des industriels peu scrupuleuxavaient baptisés chefs-d’œuvre authentiques pour les exporter enAmérique.

Olivier en avait ri de bon cœur, aux dépens dela crédulité du milliardaire.

Il s’était contenté de décorer très simplementles appartements de leur hôtel avec des eaux-fortes modernes.

Au rez-de-chaussée, il s’était installé uncabinet de travail et un petit laboratoire dont les fenêtresdonnaient sur un jardin couvert entourant la maison d’une ceintureverdoyante.

Il continuerait là ses travaux pourl’ingénieur Strauss, en même temps qu’il se livrerait à sesrecherches personnelles.

Lorsqu’ils se retrouvèrent seuls dans le logissouriant et parfumé, Olivier et Aurora se contemplèrentfervemment.

Ils allaient être l’un à l’autre unis pourl’existence.

Des paroles d’amour leur montaient auxlèvres.

– Aurora ! prononça le jeune homme,en posant un tendre baiser sur le front de celle qu’il pouvaitappeler maintenant sa femme.

– Olivier ! fit-elle, la voixtremblante d’émotion, ses grands yeux pers rayonnants debonheur.

Ils restèrent de longues minutes sansparler.

Mais, dans le regard dont ils s’enveloppaientmutuellement, il y avait toute la profondeur de leur amour.

Ils ne doutaient plus alors de l’avenir.

La route à parcourir leur semblait belle,puisqu’ils allaient y marcher côte à côte, la main dans lamain.

Pendant ce temps, dans son cabinet de travail,William Boltyn, le père de la jeune épouse d’Olivier Coronal,donnait libre cours à sa mauvaise humeur, et prononçait contrel’Europe et les Européens, les plus redoutables menaces.

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