La Conspiration des milliardaires – Tome IV – La revanche du Vieux Monde

La Conspiration des milliardaires – Tome IV – La revanche du Vieux Monde

de Gustave Le Rouge

Chapitre 1 Des amis d’autrefois

En débarquant au Havre, après huit jours d’une traversée qui s’était effectuée dans d’excellentes conditions, l’ingénieur Olivier Coronal eut bien, tout d’abord, l’idée de sauter immédiatement dans le train express qui, en quelques heures, le mènerait à Paris.

Pourtant, malgré sa hâte de retrouver ses amis, l’ingénieur Golbert et sa fille Lucienne, ainsi que Ned Hattison, le mari de cette dernière, il se décida à rester tout au moins quelques jours au Havre.

Il prit une voiture, et se fit conduire dans un modeste hôtel où il retint une chambre.

Puis, débarrassé de ses bagages, gardant seulement sur lui la sacoche qui contenait sa petite fortune, il alla se promener par la ville.

Il se sentait joyeux et ému. Un bien-être s’emparait de lui rien qu’à se dire qu’il était en France, qu’il en avait fini avec l’Amérique et les Yankees.

« Deux ans, se disait-il, voilà deux ansque je vis avec ces hommes. Il me fallait ce temps pour être à mêmede les juger et d’apprécier la néfaste influence qu’exerce sur nousleur civilisation. »

Sur le port encombré et grouillant d’activité,dans les rues avoisinantes que parcouraient des bandes joyeuses demarins en permission, tout ce que voyait Olivier lui semblaitsurprenant et gai, et lui était un sujet de joie.

Il éprouvait une sensation de bonheurindéfinissable à se retrouver, après des années d’absence, aumilieu d’hommes qui étaient vraiment ses semblables, d’objets quilui étaient familiers.

Cette première journée passa comme dans unenchantement.

L’ingénieur se sentait renaître. Il oubliaittotalement ses ennuis, ses déceptions, même son foyer détruit, pourne plus penser qu’à l’avenir de travail et d’espérance quis’ouvrait devant lui.

Pendant toute la soirée, assis à la terrassed’un café sur le port, il s’abandonna à une rêverie consolante, etréfléchit à ce qu’il ferait par la suite.

« Il faut que je retrouve Léon Goupit, sedisait-il. À Chicago, sa situation était trop critique, les momentsétaient trop précieux, pour qu’il ait pu m’expliquer par le menu cequi s’est passé dans la réunion des milliardaires à laquelle il aassisté. J’ai besoin de causer longuement avec lui. Les Yankeessont gens à ne pas perdre leur temps en expériences d’hypnotisme.Le but que poursuit Harry Madge est bien évident. Il veut employercontre l’Europe la mystérieuse puissance de la suggestion, de lamagie et du spiritisme. Ah ! si je savais seulement à quelpoint en sont ses travaux. »

Olivier Coronal se promettait bien de mettrel’ingénieur Golbert, son maître et son vieil ami, au courant detout ce qu’il saurait, et de lui demander conseil.

Depuis deux mois seulement qu’il se livrait àl’étude des sciences psychiques, le jeune homme avait déjà poséquelques principes fondamentaux.

Il se croyait sur la trace d’importantesdécouvertes qui bouleverseraient complètement les donnéessuperficielles dont on s’était contenté jusqu’ici pour expliquerles phénomènes psychiques.

« À nous deux, M. Golbert et moi, sedisait-il, nous déjouerons les complots des milliardaires, nousleur opposerons armes contre armes, découvertes contre découvertes.Il y va de l’avenir de notre race. Il faudra bien que nousempêchions les Américains de réaliser leurs monstrueux projets despoliation de l’Europe. »

Le surlendemain de son arrivée au Havre,Olivier Coronal assista à l’arrivée d’un paquebot venant de NewYork.

C’est toujours un intéressant spectacle que devoir d’abord apparaître, au loin, un point noir, qui se confondpresque avec la mer, qui grossit peu à peu, se rapproche et,insensiblement, prend une forme distincte.

Sur la jetée, toutes les lorgnettes sontbraquées dans la direction du navire. On cherche à lereconnaître.

Des parents, des amis sont là, attendantfébrilement le débarquement des passagers.

En curieux, l’ingénieur s’était mêlé à lafoule accourue pour saluer le paquebot entrant dans lesbassins.

Un peu à l’écart, il contemplait avec intérêtles évolutions de l’énorme bâtiment, sur le pont duquel tous lespassagers se tenaient, impatients d’atterrir.

Lorsqu’on eut jeté le double escalier, ilassista au défilé des voyageurs.

Rien n’était plus cosmopolite, plus remplid’imprévu.

Il y avait surtout des Américains, mais il yavait aussi des Anglais en bande, clients de quelque agenced’excursions, des Allemands en complet gris, des Belges blonds etindolents, des Italiens, des Espagnols et des Français. Cesderniers étaient reconnaissables à leur empressement, à leur hâtede quitter le paquebot et de se retrouver de nouveau sur le sol dela patrie.

Il y avait bien dix minutes qu’Olivier Coronalsuivait des yeux le défilé qui semblait interminable. Plus de cinqcents personnes étaient déjà descendues, et, sur le pont,l’animation n’avait pas sensiblement diminué.

Olivier allait reprendre le cours de sapromenade lorsque son attention fut attirée par l’apparition d’ungroupe d’une cinquantaine d’Américains qui, les uns après lesautres, s’engageaient sur la passerelle.

Quoiqu’ils fussent tous vêtus avec élégance,sanglés dans des redingotes, cravatés de rouge et coiffés demiroitants chapeaux, ils ne laissaient pas d’avoir une allureétrange et mystérieuse.

Sous la conduite de deux d’entre eux, quiparaissaient être les chefs, et qui se ressemblaient étonnammententre eux, ils se groupèrent sur le quai, dans un profondsilence.

Dans le visage décharné de ces hommes, lesyeux seuls semblaient vivre, grands ouverts et d’une fixitéinquiétante.

« Des yeux de fous ou d’hypnotiseurs,pensait Olivier Coronal en les observant attentivement. Quipeuvent-ils bien être ? »

Les gentlemen américains prirent place dansles wagons du train direct qui stationnait sur le quai ; et,quelques instants après, ils étaient emportés vers Paris.

Ce spectacle avait fort intrigué l’ingénieur.Il ne savait trop que penser.

Dans la courte entrevue qu’il avait eue àChicago avec Léon Goupit, celui-ci n’avait pas eu le temps de luiexpliquer en détail tout ce qu’il avait vu, ni de lui dépeindre lesdeux frères Altidor.

Il eût alors été fixé sur l’identité de ceshommes à la figure étrange.

« Ce sont les envoyés des milliardairesaméricains, les hypnotiseurs de Harry Madge, se fût-ilécrié. »

Mais, faute de renseignement précis, ilrestait dans le doute, et ce ne fut que bien plus tard, dans lasoirée du même jour, que cette pensée lui vint.

Il régla sur-le-champ la dépense de son hôtel,boucla sa valise et sauta dans l’express de nuit.

« Rien d’étonnant, après tout, sedisait-il, que les Yankees commencent de cette façon leur nouvellecampagne contre l’Europe. Ils comptent se rendre maîtres de tousnos secrets avant d’entamer la lutte. »

De plus en plus, cette idée prenait corps enson cerveau, que les hommes qu’il avait vus, l’après-midi même,descendre du paquebot de New York, étaient des hypnotiseurs, desespions au service des milliardaires yankees.

Sous l’influence de cette idée, il lui tardaitd’arriver à Meudon et de conférer avec ses amis, M. Golbert etNed Hattison.

Il connaissait bien la petite villa, et n’eutaucune peine à la retrouver, lorsque le train omnibus, qu’il avaitpris à Versailles, le déposa à la gare de la plus charmante desbourgades parisiennes.

Il était à peine huit heures du matin.

La nuit avait été froide ; les toits desmaisons étaient recouverts d’une couche de gelée blanche ; lesol durci résonnait comme du fer sous le talon.

Dans la campagne, Olivier se trouva bientôt àl’orée du bois de Meudon dont les arbres, poudrerizés de givre,agitaient au vent leurs branches dénudées.

À un détour du sentier, la petite villa desGolbert lui apparut, avec son jardin l’entourant complètement, etsa façade gaie garnie de plantes grimpantes.

Il s’arrêta un moment pour la contempler.

De légers flocons de fumée sortaient d’une descheminées. Les volets étaient ouverts.

« Ils sont déjà levés, se dit le jeuneinventeur. Pauvres amis, qui travaillez en silence, comme jevoudrais n’avoir pas à vous apporter de mauvaises nouvelles. Vousignorez encore ce qui se trame contre l’Europe de l’autre côté del’Atlantique. Ned Hattison sait-il même la vérité sur la mort deson père ? »

À ce moment la porte du jardin s’ouvrit.

Une jeune femme apparut sur le seuil.

– Lucienne Golbert ! s’écriaOlivier, qui se sentit soudain ému jusqu’au plus profond de l’âme…Comme elle est changée.

Ce n’était plus, en effet, la jeune femmerieuse à l’allure sautillante de jadis. Elle parut plus grave àOlivier.

Son fin visage de Parisienne semblait avoirpris une expression plus sévère. On y lisait déjà la trace dessoucis de l’existence.

Le jeune homme s’était avancé.

Il rejoignit Lucienne qui, embarrassée d’ungrand carton à dessin qu’elle portait sous le bras, avait dû s’endécharger pour refermer la porte de la villa.

En entendant marcher derrière elle, elle seretourna.

Leurs regards se croisèrent.

– Olivier Coronal ! s’écria-t-ellela première, tandis qu’immobile et ne pouvant contenir son émotion,l’inventeur ne trouvait pas une parole.

– Vous sortiez ? finit-il parbalbutier.

– Oui. Mais je ne sors plus. La courseque j’allais faire peut être remise. Dépêchons-nous vite d’entrer,s’écria Lucienne en ouvrant de nouveau la porte… Quelle surprisevous m’avez faite ! Et Ned et mon père qui sont en train dedéjeuner… Il faut que je les prévienne ; ils seraient par tropétonnés. Papa surtout, s’il vous voyait entrer tout à coup.

À l’extrémité du petit jardin, long à peined’une cinquantaine de mètres, le perron de la villa s’élevait,entre deux massifs de rosiers dont les tiges grimpaient le long dela balustrade de fer, à peine à plus d’un mètre du sol.

– C’est l’hiver, fit Lucienne en montrantles plates-bandes dégarnies et les arbustes dépouillés de leursfeuilles. Notre jardin a perdu la gaieté que vous lui avezconnue…

– Attendez-moi là quelques minutes,dit-elle mystérieusement dans le vestibule.

Elle ouvrit une porte latérale, et Olivierl’entendit qui s’écriait :

– Devinez, messieurs, qui vient de nousarriver ?… Je vous le donne en mille !…

– Que veux-tu dire ? répliquèrent àla fois Golbert et Ned Hattison qui, comme l’avait annoncéLucienne, achevaient de prendre leur petit déjeuner dans la salle àmanger.

– Devinez ! C’est un de nos bonsamis qui était bien loin. Voyons si vous serez perspicaces.

Il y eut un moment de silence. Les deux hommess’étaient levés. Leurs visages exprimaient la plus vivesurprise.

– Ce n’est pas possible,s’exclamèrent-ils… Est-ce Olivier Coronal ?

Mais avant que Lucienne eût répondu,l’inventeur avait ouvert la porte de la salle à manger, et s’étaitprécipité dans les bras de ses amis.

– Mais si, c’est moi-même, s’écria-t-ilen les étreignant chaleureusement… Mon bon monsieur Golbert, commeje suis heureux de vous revoir ; et vous aussi Ned… Vous êtessurpris, n’est-ce pas ? C’est bien naturel. Je ne vous avaispas annoncé mon retour.

– Et rien dans votre lettre ne laissaitprévoir votre arrivée, dit Ned. Votre décision a été bien viteprise.

Quant à M. Golbert, assis dans sonfauteuil, il était incapable de prononcer une parole tant il étaitému.

Ses yeux exprimaient un contentement sansbornes. Son regard ne quittait pas Olivier Coronal un instant.

– Vous allez toujours déjeuner, monsieurOlivier, dit Lucienne qui rentrait, une tasse de chocolat à lamain. Vous devez être brisé de fatigue. Laissez le voyageur prendredes forces, messieurs, ajouta-t-elle en s’adressant à son père et àson mari. Vous aurez ensuite tout le temps possible pourcauser.

L’inventeur dut s’exécuter. Tout en prenantson chocolat il comprit, à voir la physionomie de ses amis, queceux-ci soupçonnaient de graves motifs à son départ, et qu’ilsallaient lui poser de nombreuses questions.

Il les prévint.

– Je ne suis pas seulement venu faire unvoyage en France, pour y passer quelque temps, dit-il. J’ai brisétous les liens qui me retenaient en Amérique ; je suisabsolument libre, et maintenant je ne quitterai plus la France. Ledivorce doit être à l’heure actuelle prononcé entre Aurora Boltynet moi. Je vous expliquerai plus tard ce qui s’est passé… Mais,ajouta-t-il, en suivant sa pensée, les journaux ont dû vous mettreau courant de beaucoup de choses…

Il se tut, attendant une réponse, unencouragement à continuer.

Au moment d’aborder la question du drame deSkytown, il hésitait, ne sachant comment s’y prendre.

N’avait-il pas en face de lui le fils del’homme qu’avait tué Léon Goupit ; et bien qu’il eût reniécomplètement les idées de son père, qu’il eût laissé leBellevillois poursuivre seul son œuvre de destruction, Nedaurait-il assez d’abnégation pour envisager cette mort comme unechose inévitable, et pour ne pas conserver de haine envers lemeurtrier de son père ?

– En effet, répondit le jeune Américain,je suis resté abonné à l’un des plus grands journaux d’informationde l’Union, le Chicago Life. Nous avons suivi la marchedes événements. Mais tous les renseignements que l’on a donnés surl’explosion de Skytown m’ont paru absolument invraisemblables. Jecompte sur vous pour me faire une opinion plus juste sur ce quis’est passé.

Ned Hattison avait prononcé ces paroles trèsposément, sans aucune apparence d’émotion ; mais pourtant lesinflexions de sa voix laissaient percer une infinie tristesse. Ondevinait le combat qui se livrait en lui, entre ses idéesd’autrefois, et ses aspirations de maintenant.

Malgré tout, il souffrait beaucoup de la morttragique de son père ; mais pour des raisons faciles àcomprendre il ne voulait pas le laisser paraître.

– Je vous sais gré, mon cher Olivier,dit-il, du sentiment qui vous fait hésiter à me parler desévénements de Skytown, mais je vous assure que ces faits, quoiquedouloureux, n’ont à mes yeux qu’un intérêt secondaire et que votrerécit, quel qu’il soit, n’éveillera en mon cœur aucune haine, nechangera en rien ma manière de voir. Vous pouvez donc me parlerfranchement. Je n’ai pas qualité pour juger les actes de LéonGoupit. Il a agi, je n’en doute pas, selon sa conscience. Unhonnête homme a toujours raison lorsqu’il prend ses convictionscomme seul critère de sa manière d’agir.

Assis à côté l’un de l’autre, M. Golbertet Lucienne écoutaient en silence.

Debout auprès d’eux, Olivier Coronal fixaitson regard sur le visage de Ned Hattison.

Il se sentait troublé.

Tant de grandeur d’âme, tant d’abnégationl’émouvaient au plus haut point.

– Est-il vrai, tout d’abord, que LéonGoupit se soit suicidé dans une caverne, ainsi que l’a raconté leChicago Life ? interrogea Ned Hattison, maîtrisant,lui aussi, son émotion.

– Non, fit Olivier ; il lui estarrivé d’incroyables aventures. Un matin, à Chicago, il est tombéchez moi, exténué de fatigue, hâve, la figure décomposée, et medemandant de faciliter sa fuite. Je l’ai fait changer de vêtementsà la hâte ; et après lui avoir donné mes soins, je l’aiconduit moi-même à la gare de l’Atlantic Railway. Le surlendemain,il m’annonçait par dépêche son départ pour l’Europe, à bord d’unnavire de commerce. Il doit être maintenant à Paris.

– Mais pourquoi n’est-il pas venu nousvoir ? s’écria Ned.

– Pourquoi ? Pour la même raison quime faisait hésiter tout à l’heure à vous entretenir de ces choses.Sous ses apparences d’insouciance et de gaminerie, Léon cache uncœur excellent et une grande délicatesse. Je sais qu’il vous aimebeaucoup. À Chicago, il me parlait souvent de vous ; mais il adû se dire que les événements qui se sont accomplis en Amérique luiinterdisaient de se présenter ici.

Ned Hattison ne répondit pas ; et d’uncommun accord, on ramena la conversation sur un sujet moinsdouloureux.

Olivier Coronal ne voulait pas, tout de suite,mettre ses amis au courant de l’imminent péril que courait denouveau la civilisation européenne.

« Demain, pensait-il, je lesentretiendrai sérieusement. Ned connaît les projets desmilliardaires américains, puisqu’il a assisté à la fondation deMercury’s Park et de Skytown. Il ne sera pas étonné que je les aiesurpris. Puisque la mort de son père le rend complètement libre etsupprime le dernier lien qui l’attachait à son passé, il acceptera,sans nul doute, de nous aider, M. Golbert et moi, à sauverl’Europe du joug que les Yankees prétendent lui imposer. »

– Vous voyez, mon ami, disaitM. Golbert, nous vivons ici, loin du bruit, dans une solitudepropice aux travaux de l’esprit. Notre actuelle situation, simodeste qu’elle soit, suffit à notre bonheur. Chacun travaille deson côté ; et si nous ignorons le luxe, nous ignorons aussil’ennui.

En effet, la malheureuse tentatived’établissement du chemin de fer subatlantique avait presquetotalement ruiné la famille.

Lorsqu’ils s’étaient réinstallés,M. Golbert et Ned ne possédaient plus qu’environ deux centmille francs.

Courageusement, le jeune homme s’était mis autravail.

Pendant une année, il s’était occupé deperfectionner et d’inventer des moteurs pour des fabriquesd’automobiles, passant toute la journée à cette besogne, et neconsacrant que ses soirées à ses études personnelles.

M. Golbert, de son côté, malgré son grandâge, avait fait montre d’une incroyable activité.

Pour le compte d’une compagnie de chemins defer il avait fourni les plans d’un nouveau modèle de locomotiveélectrique. Aux premiers essais, la vitesse atteinte avait été dedeux cents kilomètres à l’heure.

Grâce à la persévérance des deux hommes, lebudget de la famille s’était bientôt accru d’une façonsensible ; et en moins de deux ans, Lucienne avait trouvé lemoyen d’économiser quelques billets de mille francs.

La jeune femme était la providence de cettemaison de labeur tranquille.

Toujours souriante et gracieuse, sa vies’écoulait entre son père et son mari.

Habile à prévenir leurs moindres désirs, elleétait pour l’un, la compagne aimante et dévouée, sachant donner unsage conseil en affectant de le solliciter ; pour son père,qu’elle n’avait jamais quitté, elle était pleine de délicatesattentions, d’enfantines et charmantes familiarités, en même tempsque de profond respect.

Le soir seulement, réunis autour de la lampe,dans la salle qui leur tenait lieu de cabinet de travail, pendantque Lucienne, fort habile, recopiait au net les plans des machineset des moteurs, les deux hommes se délassaient en travaillant poureux-mêmes, en échangeant leurs pensées, en se faisant part de leursaspirations.

Tous deux avaient le même amour pourl’humanité, le même idéal de bonheur et de fraternité.

Ce que M. Golbert appelait les grandesplaies sociales, c’est-à-dire la misère et ses dérivés,l’alcoolisme et la plupart des maladies épidémiques, attiraitsurtout leur attention.

Ils passaient de longues heures à discuter, àchercher des remèdes au mal général dont souffre toute lapopulation ouvrière. Loin de se laisser rebuter par les obstacles,par la mauvaise volonté, souvent flagrante, de ceux que devraientpréoccuper le plus la question du bien-être social, ils mettaient àcontribution tout leur savoir, toute leur soif de justice et debonheur, pour trouver un soulagement efficace, une solutionpratique à la terrible question sociale.

Après plusieurs mois d’un travailininterrompu, les deux hommes étaient arrivés à des résultats d’uneimportance réelle.

De déduction en déduction, d’essai en essai,ils étaient parvenus à trouver le vaccin de l’alcoolisme ; etdéjà une société s’était fondée pour le propager et l’introduirepartout.

Cette découverte rendait M. Golbert plusheureux et plus content de lui que tout ce qu’il avait faitjusqu’alors.

– Ce sont des milliers de vies humainesqu’elle sauvera chaque année, avait-il dit dans le rapport qu’ilavait présenté à l’Académie des sciences. L’alcoolisme, c’est lagrande plaie de notre société. Avant tout, il faut le combattre, ilimporte d’enrayer ses progrès effrayants. L’intelligence, la forcedes générations futures sont en jeu. Le terrible fléau menacel’avenir encore plus que le présent. C’est lui qui remplit leshôpitaux en vidant les ateliers. Il importe de ne pas perdre detemps. Luttons pour le salut de notre race et son génie propre. Ensupprimant l’alcoolisme, nous aurons détruit un des principauxfacteurs de la misère et de la dégénérescence.

Ce passage de son rapport, M. Golbert lefit lire à Olivier Coronal, dans une revue qui l’avaitreproduit.

– Combien je vous approuve, mon chermaître, dit le jeune homme. Vous avez plus fait pour l’humanité quetel inventeur d’un nouveau canon ou d’un puissant explosif. C’estavec de semblables découvertes qu’on accroît le bonheur des hommeset qu’on prépare la voie aux générations qui nous suivront.Ah ! si tous les savants pensaient comme vous, s’ils n’étaientpas, avant tout, guidés par l’intérêt et l’amour de la réclame,dans cinquante ans l’intelligence humaine aurait vaincu tous lesobstacles qui entravent sa marche. La question sociale, ce problèmeinsoluble en apparence, serait bien vite résolue, si la sciencepouvait assurer à l’homme ce dont il a besoin pour vivre, si ellele délivrait de l’impôt qu’il paie aux vices pour se consoler de samisère.

Lucienne avait fini par laisser les troishommes seuls, dans le cabinet de travail.

Pour fêter l’arrivée d’Olivier Coronal, elledonna des ordres à l’unique bonne qu’elle avait à son service pourpréparer un excellent déjeuner ; et elle-même l’accompagna aumarché de la petite ville.

Les inventeurs étaient encore à causer,lorsqu’elle pénétra de nouveau dans le cabinet de travail, pourannoncer que le dîner était servi.

– À table ! fit-elle joyeusement.Vous oublieriez bien, j’en suis sûre, l’heure du repas, si jen’étais pas là pour y veiller.

On la railla quelque peu de ses prétentions,et l’on passa dans la salle à manger, sans abandonner, du reste, ladiscussion.

Depuis deux années qu’ils ne s’étaient pasvus, M. Golbert et Olivier Coronal avaient bien des choses àse dire, bien des événements à se raconter.

Ned Hattison, lui, toujours un peu froid,écoutait le plus souvent, sans formuler d’observations.

Le jeune Américain, malgré tout, nes’abandonnait pas facilement à la gaieté. Peu causeur, paraissantmême taciturne à ceux qui ne le connaissaient pas, il possédait, enrevanche, le don de l’observation et de la logique.

– Une chose qui ne m’apparaît pasclairement, dit-il tout à coup, en profitant d’un moment de silencede ses deux amis, c’est la manière dont Léon Goupit a réussi àrecouvrer sa liberté. Vous m’avez dit vous-même, et je l’avais ludans le Chicago Life, qu’il avait été muré tout vivantdans une caverne. J’avoue ne plus comprendre.

– Je vais vous l’expliquer avec tous lesdétails que m’a donnés Léon lui-même, répondit Olivier Coronal.

Il fit donc le récit des aventures duBellevillois dans l’immense caverne antédiluvienne, racontacomment, après avoir échappé vingt fois à la mort, après avoir étéroulé par le courant furieux d’un torrent souterrain, il s’étaitretrouvé dans un parc, celui de Harry Madge, et le hasardprovidentiel qui l’avait fait assister, par la grille d’unsoupirail à une réunion des milliardaires.

Ned Hattison et M. Golbert écoutaientavec attention.

– Cela tient presque du miracle,firent-ils. Vous ne nous aviez pas encore dit cela. Mais ques’est-il passé dans cette réunion ?

– Des choses bien inquiétantes pour nous,dit Olivier. Je m’étais promis de ne point gâter cette journée, dene vous dire cela que demain ; mais puisque notre entretienrevient encore sur ce sujet, je me décide à vous remettre de suiteau courant de ce que j’ai appris… Saviez-vous qu’il s’est formé enAmérique une société des milliardaires, et cela dans le but deruiner l’Europe, de placer les États de l’Union à la tête del’univers civilisé ? Ce péril transatlantique, que nous avionsprévu bien à l’avance, dont nous parlions souvent entre nous,connaissez-vous son organisation ?

– Oui, mon ami, répondit le vieuxsavant ; et Ned ne m’a pas surpris en me la dévoilant. Mais oùvoulez-vous en venir ? Le danger n’est plus imminent depuisl’explosion de Skytown.

– Plus que jamais il nous menace. Il n’afait que changer de forme.

Et brièvement, sans s’arrêter aux détails,Olivier Coronal exposa ce qu’avait entendu Léon Goupit, et le planqu’avaient adopté les milliardaires.

– Nous ne sommes plus menacés par descanons et des torpilles, dit-il. Harry Madge, le président du clubspirite de Chicago, a pris la direction de l’entreprise. Il adémontré à ses collègues le néant des sciences matérielles, les afait assister à une série d’expériences concluantes surl’hypnotisme, la lecture à distance et autres phénomènespsychiques. Les dollars des Yankees ne serviront plus à construiredes arsenaux. Une somme énorme a été consacrée par eux à lafondation d’une sorte de collège des sciences psychiques, où HarryMadge travaille à former des hypnotiseurs de première force.

« Le moment venu, ces liseurs de penséeset de documents se jetteront sur l’Europe comme sur une proiefacile. Ils s’attaqueront à tous les secrets qui font notre force,et s’approprieront nos armes.

« Voilà où en sont les événements,conclut Olivier avec amertume. Les hypnotiseurs menacent decommencer leur espionnage. Leur force est redoutable, invisible etsûre. Les secrets de nos arsenaux, de notre diplomatie, ne sontplus en sécurité ; les plans de nos forteresses, les dossiersde notre état-major seront peut-être en leur possession. Et cen’est là que la première partie du programme que se sont fixé nosadversaires. Après, lorsqu’ils connaîtront exactement toutes nosressources, qu’ils auront utilisé à leur profit toutes nosinventions, ils entameront la lutte, et nous serons désarmés contreeux, si nous n’avons pas, d’ici là, réussi à les vaincre avec leurspropres armes.

Olivier ne disait pas tout. Il taisait ledébarquement auquel il avait assisté au Havre, de ces Américainsqui lui avaient semblé être des hypnotiseurs.

– Vous êtes certain de ce que vous venezde dire ? demanda M. Golbert.

– Je dois être encore au-dessous de lavérité, dit Olivier. Mais, demain, j’aurai les renseignementscomplémentaires qui me font encore défaut. J’irai voir Léon Goupitet je m’entretiendrai avec lui.

– Ce serait terrible, murmura levieillard en s’absorbant dans ses réflexions. Les sciencespsychiques auraient-elles vraiment cette importance ?

– Les expériences auxquelles je me suislivré moi-même m’en ont convaincu. Nous sommes en présence d’uneforce très énergique presque totalement inconnue. Dans la guerreprochaine, la victoire appartiendra à celui qui réussira le mieux àcapter les âmes, à celui qui découvrira le premier la grande loi dela volonté toute-puissante.

Ces paroles produisirent une impressionprofonde sur M. Golbert et sur Ned.

Tout entiers à leurs méditations, ils enétaient venus à oublier qu’ils étaient à table, et ils netouchaient guère aux plats.

Lucienne dut intervenir.

Sous l’influence de la jeune femme, laconversation prit une tournure moins sévère ; et le déjeuners’acheva au milieu des éclats de la plus franche gaieté, car celuidont on parlait à présent n’était autre que Tom Punch.

Comme on ne pouvait guère sortir par ce tempsfroid, les trois hommes s’attardèrent à causer dans le petit salonde la villa, où Lucienne leur avait servi le café.

Mais Ned, prétextant bientôt une occupationurgente, un travail qu’il devait livrer le lendemain, laissa seulsson beau-père et Olivier Coronal.

Quelques heures après, malgré les instances deses amis qui voulaient à toute force le retenir chez eux, Olivierreprenait le train pour Paris.

– Je reviendrai demain, dit-il àM. Golbert ; et j’aurai vu Léon Goupit. Nous continueronsnotre conversation de cet après-midi.

– C’est cela, fit le vieillard. Prenonspatience. Tout n’est peut-être pas perdu, nous devons l’espérer. Ilfaut que nous soyons vainqueurs des hommes égoïstes et ambitieux duNouveau Monde ; et je crois que les sciences psychiques,qu’ils comptent faire servir à l’anéantissement de l’Europe, nousfourniront l’arme de notre salut. Ayons confiance en l’avenir, monami. Le génie de notre race ne saurait être étouffé par la jeunecivilisation américaine. Il y a autre chose dans la vie que de l’oret des bank-notes ; et le rêve criminel de quelqueshommes assoiffés de domination ne saurait prévaloir contre la forceintelligente de notre race.

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