La Cour des miracles

La Cour des miracles

de Michel Zévaco

Chapitre 1 TRUANDS ET RIBAUDES

À l’époque dont nous essayons de donner une idée par le caractère des personnages et les aventures possibles, les choses publiques s’entouraient de moins de mystère qu’aujourd’hui.

De nos jours une opération de police, une rafle, par exemple,demeure un secret tant qu’elle n’a pas été opérée.

Les truands de la Cour des Miracles étaient tous au courant de l’expédition qui se préparait contre eux, sorte de rafle énorme imaginée par Monclar sous l’inspiration d’Ignace de Loyola.

La seule chose qu’on ignorât parmi les truands, c’était le jour où l’attaque aurait lieu.

En attendant, la Cour des Miracles s’était préparée à soutenir un véritable siège.

Le roi d’Argot – le mendiant Tricot – avait fort habilement répandu le bruit que l’expédition n’aurait pas lieu, mais grâce auxconseils de Manfred et de Lanthenay, on avait agi comme si les gensdu roi eussent été sur le point d’arriver.

C’est-à-dire qu’on avait entassé des provisions, et qu’on avaitfortement barricadé les ruelles qui aboutissaient à la Cour desMiracles.

Tricot, d’abord opposé à toute résistance, avait feint deprendre au sérieux son rôle de général d’armée.

Ce soir-là, comme d’habitude, il avait placé des sentinellesavancées dans les rues qui avoisinaient le vaste quadrilatère.Seulement, ces sentinelles étaient des créatures à lui, et àchacune il avait donné pour mot d’ordre :

– Ne rien dire, et laisser passer !

Ces quelques explications données, revenons à Ragastens.

Le chevalier et Spadacape s’étaient rapidement éloignés de larue Saint Denis, se dirigeant par le plus court vers la Cour desMiracles. Ragastens était soucieux.

Il fallait coûte que coûte arriver jusqu’à Manfred.

Or, il s’était heurté à de si étranges difficultés toutes lesfois qu’il avait voulu entrer sur le territoire de l’Argot qu’ildésespérait presque d’y pouvoir pénétrer.

– Monseigneur, dit Spadacape en souriant dans sa terriblemoustache, savez-vous à quoi je pensais quand nous étions enfermésdans le caveau de l’enclos des Tuileries ?

– Non, mais je serais content que tu me le dises.

– Je pensais que si, par hasard, un des soldats avait eusoif, et qu’il eût voulu boire du vin de notre futaille…

– Je devine le reste : nous étions obligés d’endécoudre. Mais pourquoi cette réminiscence ?

– Pour rien ; parce que je pensais que des gens quiont soif sont capables de tout, même d’oublier une consigne.

– Je vois ce que tu veux dire. Mauvais moyen ! J’en aiessayé… Non, j’ai une autre idée qui réussira peut-être.Allons…

Bientôt, ils se trouvèrent dans le dédale d’infectes et sombresruelles qui formait un inextricable réseau autour du domaine destruands.

L’idée de Ragastens était de raconter au premier truand quivoudrait l’empêcher de passer, ce qu’il venait d’apprendre de labouche du roi lui-même, c’est-à-dire qu’à minuit, l’empire d’Argotallait être attaqué par toutes les forces de Monclar.

À son grand étonnement, il avançait sans encombre.

Tout à coup, il se trouva dans une ruelle au milieu de laquellese dressait une barricade.

– Ah ! ah ! pensa-t-il paraît que nos gensétaient sur leurs gardes ! C’est ici que nous allons êtrearrêtés.

Un homme se dressa près de lui.

– Mon ami, dit Ragastens, il faut que je passe, il y va denotre vie à tous.

– Vous êtes de la cour ? fit l’homme, Passez.

C’était une des sentinelles de Tricot.

– De quelle cour veut-t-il parler ? se ditRagastens.

Et il enjamba rapidement les obstacles accumulés dans cetendroit.

Sans plus se demander ce que signifiait cette extraordinairefacilité qui lui était donnée, surtout en un moment où plus quejamais les défiances des truands devaient être éveillées, Ragastenspoursuivit son chemin.

Et ce lui fût une violente émotion que d’apercevoir au bout dela ruelle une vaste place éclairée par des feux.

Quelques secondes plus tard, il était dans la Cour des Miracles.Il s’arrêta d’abord pour s’orienter, s’il pouvait, et jeter un coupd’œil sur l’étrange spectacle qui se déroulait autour de lui.

Cinq ou six brasiers allumés de distance en distance brûlaientavec des flammes lourdes enveloppées de fumées ; par momentsun coup de vent chassait la fumée, et alors les flammes éclairaientde reflets rouges les maisons qui bordaient le vaste quadrilatère,maisons lézardées, lépreuses, dont les fenêtres noires semblaientdes yeux louches fixés sur la place.

Autour de chaque feu grouillait une vraie foule et autour degrandes tables, des hommes à figures sinistres, des femmes àphysionomies fatiguées chantaient d’une voix éraillée et vidaientleurs gobelets d’étain, qu’au fur et à mesure les ribaudesremplissaient de vin.

D’autres, assis sur le sol détrempé, fourbissaient des rapièresou aiguisaient des poignards.

Quelques-uns chargeaient des arquebuses.

Ragastens et Spadacape passèrent au milieu de ces groupes sansque personne parût faire attention à eux.

En effet, du moment qu’ils étaient là, c’est qu’ils avaient dûdonner de bonnes raisons aux sentinelles.

Ragastens examinait avec une avide attention ces groupesbizarres qui formaient, dans la lueur des brasiers un ensemblefantastique.

Il cherchait à reconnaître parmi ces sombres figures, parmi cesfarouches physionomies, la figure ouverte, riante et énergique dujeune homme qu’il avait tiré du charnier de Montfaucon.

Mais arriverait-il à le reconnaître, même s’il levoyait ?

Au centre de la place, un groupe plus nombreux et plusintéressant attira son attention. Là, on ne buvait pas, on nechantait pas. Et ce groupe, composé de deux à trois cents hommes,semblait, écouter avec attention quelqu’un qui parlait.

Ces hommes étaient tous armés solidement.

La plupart portaient des cuirasses.

Ils constituaient en somme la véritable armée de la Cour desMiracles.

Ragastens s’approcha, se faufila à travers les rangs serrés etparvint aux premières places.

Au centre de ce groupe, dans un assez large espace laissé vide,se dressait une sorte d’échafaud composé de planches posées sur destonneaux vides.

Sur cet échafaud, il y avait une chaise, et sur la chaise unhomme assis parlait à voix assez haute pour être entendu de tout legroupe. Ragastens le reconnut immédiatement. Cet homme, c’étaitTricot.

Au silence attentif qui régnait autour de lui, Ragastens devinade quelle autorité jouissait ce brigand.

Auprès de l’échafaud, quelques hommes attendaient, peut-êtrepour parler à leur tour à cette espèce d’assemblée denotables ; car, à la Cour des Miracles comme partout ailleurs,on retrouvait une hiérarchie sociale, atténuée il est vrai parl’indépendance dont chaque membre de la confrérie pouvait seréclamer.

– Je me résume, disait Tricot, achevant une haranguecommencée depuis quelques minutes. On ne nous attaquera pas ;on n’osera pas ! Nous avons des privilèges consacrés parl’usage de plusieurs siècles ; nous avons mieux encore, nousavons la force ! Donc, je dis que nous n’avons rien àcraindre. Mais s’il est impossible que le grand prévôt ait perdutoute prudence au point de risquer une attaque violente contre leroyaume d’Argot, comprenez aussi que vous ne devez pas vous livrerà des provocations dangereuses. Je propose donc que les barricades,qui sont une sorte d’insulte inutile adressée au grand prévôt,soient démolies à l’instant, et que chacun déposant ses armesrentre dormir tranquillement. J’ai dit.

Un murmure approbateur circula dans les rangs des truands, maistel que pouvait être le murmure de loups assemblés, c’est-à-direqu’on entendit un grondement qu’un profane eût pu prendre pourl’expression de la rage et non de la faveur.

Une voix jeune et forte domina tout à coup ce tumulte.

– Frères, disait-elle, le bon Tricot se trompe. Je jure quevous serez attaqués avant peu. Je propose au contraire de renforcernos barricades. Ragastens fut secoué d’un profond tressaillement.Il se haussa sur la pointe des pieds et vit un jeune homme qui aupied de l’échafaud, appuyé sur sa rapière, parlait.

C’était Manfred.

Le cœur du chevalier se mit à battre.

Non, il n’était pas possible que cette figure franche, ouverteet hardie fût la figure du bandit que Tricot avait dépeint chezMonclar.

Emporté par un irrésistible élan de sympathie, Ragastenss’élança dans l’espace laissé vide et s’arrêta devant Manfred.

Il y eut un instant de silence et de stupeur.

Manfred, voyant deux hommes armés s’élancer vers lui, avaitfroncé les sourcils. Il allait crier « Trahison ! »lorsque le chevalier lui dit rapidement :

– Souvenez-vous de Montfaucon et de son charnier !

– Le chevalier de Ragastens ! s’écria Manfred dans uneexplosion de joie. Enfin, je vous vois, monsieur ! Enfin, jepuis vous remercier !

Et il tendit les deux mains à Ragastens qui les serra avec uneindicible émotion.

Mille pensées se pressaient dans la tête du chevalier.

Mille paroles voulaient sortir à la fois.

Il voulait lui parler de Béatrix, de Gillette, de lui-même, del’Italie, lui poser les questions qu’il brûlait de luiadresser.

Mais il fallait avant tout sauver la situation.

– Monsieur, dit-il, avant toutes choses, faites changer àl’instant même toutes vos sentinelles.

– Pourquoi cela ?

– Si j’ai pu passer sans la moindre difficulté, c’est qued’autres pourront passer aussi…

– Vous avez raison. Nous sommes trahis !

Il dit quelques mots à Lanthenay qui s’élança aussitôt.

Cependant, cet incident avait provoqué une vive curiosité parmiles truands qui, d’abord tout prêts à se ruer sur les deuxétrangers, se rassurèrent en voyant l’attitude de Manfred.

Tricot, assis au milieu de l’échafaud, ne pouvait voir lechevalier.

Et, tandis que Ragastens et Manfred échangeaient avec vivacitéquelques paroles, le roi d’Argot recommençait à parler pourconvaincre les truands.

– C’est notre frère Manfred qui se trompe, dit-il : jesais positivement que le grand prévôt n’a aucune intention mauvaisecontre nous…

– C’est donc lui-même qui te l’a dit ! s’écriaManfred.

En même temps, il escalada l’échafaud et se dressa près deTricot.

Celui-ci avait eu un frémissement de fureur.

– Tu insultes le roi d’Argot ! dit-il ; tu vasêtre jugé à l’instant.

Un silence glacial tomba sur le groupe des truands.

– C’est toi qui va être jugé ! riposta Manfred.Frères, j’accuse Tricot de trahison. Je l’accuse de s’être vendu augrand prévôt. Je l’accuse d’être d’accord avec ceux qui veulentnotre destruction…

– C’est faux, hurla Tricot.

– Le jugement ! le jugement ! vociféra lafoule.

– Il faut qu’il s’explique.

– Si Manfred a menti, il mourra !

En quelques secondes, la scène que nous venons de décrire avaitchangé d’aspect.

La justice des truands était expéditive. Il n’y avait pointparmi eux de juge instructeur ni de tribunal régulier. Mais ledernier des piètres pouvait porter une accusation contre le plusredouté des massiers ou des suppôts, le massier ou le suppôt, leduc d’Égypte lui-même, et le roi d’Argot était tenu de s’expliquerséance tenante devant le tribunal.

Or, non loin de l’échafaud qui avait servi de trône à Tricot –trône sinistre et que par dérision philosophique on avait faitsemblable aux échafauds des condamnés à mort, – non loin de cetrône, donc, s’élevait une potence.

Elle se composait d’une poutre grossière plantée en terre.

Au sommet, une autre poutre transversale était clouée.

Cela formait un L renversé.

Du bout du petit jambage de l’L, descendait une corde qui seterminait par un nœud coulant.

Juste au-dessous du nœud coulant, il y avait un escabeau à troispieds.

Cette potence et ce trône étaient là l’un près de l’autre, enpermanence. On se contentait seulement de renouveler la corde, detemps à autre.

Lorsque le tribunal avait condamné à mort un truand, un associécoupable de quelque méfait contre la confrérie, on le faisaitmonter sur l’escabeau, on lui passait le nœud autour du cou.

Puis l’un des assistants donnait un coup de pied dans l’escabeauqui se renversait, et le patient tombant dans le vide se trouvaitpendu dans toutes les règles de l’art et selon les formules de lajustice la plus expéditive.

En quelques secondes, disons-nous, la foule qui d’abord avaitentouré le trône de Tricot entoura la potence.

Tricot vint de lui-même se placer devant ses juges.

Manfred, en sa qualité d’accusateur, se plaça près deTricot.

À ce moment, onze heures sonnèrent à Saint-Eustache.

Tricot tressaillit.

– Que je gagne seulement une demi-heure, pensa-t-il, et queje puisse donner le signal, je suis sauvé.

Il jeta les yeux autour de lui.

Près de la potence, des arquebuses toutes chargées avaient étédéposées pour servir en cas d’attaque.

Tricot les vit et eut un sourire.

On se rappelle qu’il devait tirer trois coups d’arquebuse pourdire à Monclar que les truands dormaient et qu’on pouvait envahirla Cour des Miracles.

– Parle ! dit rudement l’un des juges en s’adressant àManfred, Tricot te répondra ensuite.

– Je répète ce que j’ai avancé. Tricot vous trahit. Lessentinelles qu’il avait posées lui-même étaient de connivence aveclui.

– La preuve ? hurla Tricot.

Lanthenay apparut.

– Je viens de faire remplacer toutes les sentinelles,dit-il ; j’ai fait lier celles que Tricot avait postées ;toutes ont avoué qu’elles avaient reçu pour mot d’ordre : Nerien dire et laisser passer.

– Qu’as-tu à dire ? fit l’un des juges.

– Que les sentinelles ont été payées pour m’accuser, ouqu’elles n’ont pas compris l’ordre que j’avais donné.

– J’accuse Tricot d’avoir eu des entretiens avec le grandprévôt, dit fortement Manfred.

– Réponds ! dit un juge.

– Je réponds que c’est faux ! Si cela est vrai, c’estque quelqu’un m’aurait vu ?… Qui est ce quelqu’un ?

– Moi ! dit Ragastens.

Tricot devint livide. Il fixa sur le chevalier un regard hébété.Puis, faisant un effort, il murmura :

– Je ne vous connais pas…

– Qui est cet étranger ? Comment est-il parminous ? demanda un juge.

– Oui ! oui ! s’écria Tricot en reprenant toutson aplomb… Qu’il dise comment il a pu entrer parmi nous !

– C’est bien simple, répondit tranquillement lechevalier ; vos sentinelles m’ont laissé passer parce qu’ellesavaient reçu l’ordre de laisser passer tout ce qui viendrait de lacour. On m’a pris pour un seigneur du roi…

À ces mots, il s’éleva une furieuse clameur, et Tricot vit setendre vers lui les poings énormes des truands.

Mais tel était l’instinct de discipline chez ces naturesprimitives que pas un ne fit un pas : le tribunal n’avait pasencore statué.

– C’est un étranger ! hurla Tricot pour dominer letumulte. Aurez-vous plus de confiance en cet homme, espionprobable, qu’en moi que vous connaissez et aimez depuis vingtans ?

Ragastens fit un pas et saisit le poignet de Tricot.

– Tu m’as appelé espion, dit-il de cette voix qui, chezlui, était l’indice d’une confiance illimitée en lui-même, tu vasdemander pardon…

Tricot poussa un cri de douleur et essaya de se débattre.

La foule des truands, muette, attentive, regardaitavidement.

Ragastens, immobile, presque souriant, tendit ses nerfs dans uneffort prodigieux. Le brigand se débattit une seconde encore, puis,pantelant, blême de rage, tomba à genoux et râla :

– Pardon…

Il y eut des trépignements de joie terrible dans cette cohue quele spectacle de la force opposée à la force faisait palpiter.

– Noël ! Noël ! vociférèrent les ribaudesenthousiasmées.

Mais Manfred fit un geste.

Le silence se rétablit. Il parla :

– Frères, un jour j’ai été pris comme jeune loup par lesrenards du grand prévôt. Acculé au gibet de Montfaucon, je me suisréfugié dans le charnier. Savez-vous ce qu’a fait M. deMonclar ? Il a fermé la porte de fer et a placé douze gardesdevant cette porte en ordonnant de me laisser mourir de faim…

Il nous serait difficile de donner une idée de la tempête queces mots soulevèrent. Toutes les imprécations connues dans toutesles langues d’Europe se croisèrent et se heurtèrent à l’adresse dugrand prévôt !…

– Je lui mangerai les tripes !…

– Je veux que son crâne me serve de gobelet !…

– Il faut le rôtir à petit feu !

Ces exclamations roulèrent furieusement au-dessus de ces milletêtes convulsées et féroces.

– Frères, reprit Manfred, un homme est alors arrivé. Il amis en fuite les douze gardes du grand prévôt ; il a défoncéla porte de fer et m’a dit : « Tu es libre ! »Cet homme, le voici !

Il désignait Ragastens.

Les cris reprirent, mais le plus vieux des juges étendit lesdeux bras, et le silence se fit avec la brusquerie instantanée detous les mouvements qui agitaient ces hommes.

– Honneur à ce noble étranger, s’écria le vieux truand,farouche et curieuse physionomie, avec sa grande barbe grise, sescheveux épars ; glorifié soit-il ! Chez nous, chez nosenfants, et les enfants de nos enfants, jusqu’aux générations lesplus reculées, le souvenir de sa hardiesse et de son couragedemeurera en exemple. Qu’il parle ! Il nous fait honneur, envenant parmi nous.

Ragastens, embarrassé, se tourna vers Tricot :

– Avoue donc, maître fourbe…

– Avouer, c’est mourir, dit Tricot à voix basse.Monseigneur, sauvez-moi, par pitié !…

Ragastens se tourna alors vers l’étrange tribunal et voulutparler pour demander la grâce du roi d’Argot.

Malheureusement pour celui-ci, ses paroles avaient été entenduespar quelques-uns des plus rapprochés.

– Il a avoué ! hurlèrent-ils À mort ! Àmort !

En un instant, Tricot fut saisi et placé sur l’escabeau.Ragastens s’apprêta à défendre l’infortuné. Mais au moment où ilallait tirer sa rapière, il se sentit saisi par le bras.

– Laissez faire, monsieur, dit Manfred. Autant vaudraitessayer d’arrêter un torrent… Voyez !… Et puis, le personnagen’en vaut pas la peine…

Or, tandis que Manfred parlait ainsi, une scène inouïe,affreuse, commençait à se dérouler. Une dizaine de truands,avons-nous dit, avaient saisi Tricot, l’avaient entraîné à lapotence, l’avaient placé sur l’escabeau – sinistre marchepied de lamort – et s’apprêtaient à lui passer autour du cou le nœudcoulant.

– Grâce ! Laissez-moi vivre ! râlait lemalheureux.

À ce moment, une centaine de ribaudes se précipitèrent vers lapotence en hurlant :

– Il ne faut pas qu’il meure de la mort desbraves !

Elles saisirent l’ancien roi d’Argot et l’entraînèrent vers l’undes coins les plus obscurs de la Cour des Miracles.

Quel acte de justice sommaire, fruste et primitive, accomplirentces Euménides aux cheveux flottants, impudiques avec leurs seinsnus, hideuses et superbes ?

On entendit les clameurs d’épouvante de Tricot et les clameursde rage des ribaudes…

Puis, la voix du roi d’Argot s’éteignit, sombra, pourrait-ondire.

Et quelques moments plus tard, on vit cinq ou six ribaudessanglantes jeter au loin les membres d’un cadavre.

L’avaient-elles donc écartelé ?

S’étaient-elles attelées à ses quatre membres comme des jumentsqu’affolent les coups de fouet du bourreau ?

L’avaient-elles haché en quartiers ?

On ne sut jamais au juste.

Mais un truand, sorte de brute monstrueux, géant d’autant plussemblable à quelque antique cyclope qu’il était borgne, revinttranquillement vers la potence.

Il s’appelait Noël le Borgne.

À deux pas de la potence, l’étendard des truands était fiché enterre. Cet étendard se composait d’une lance au fer de laquelleétait planté un quartier de charogne, quartier de cheval abattu oude chien tué…

Or, Noël le Borgne saisit la lance, enleva le quartier, leremplaça par quelque chose qu’il cachait dans son manteau, puisremit l’étendard à sa place.

Un immense et féroce hurlement des ribaudes et des truands saluale nouvel étendard.

Ce quelque chose que Noël le Borgne avait planté au fer de lalance, c’était la tête de Tricot, roi d’Argot…

Ragastens avait pâli.

– Il est onze heures et demie, dit-il, venez, il est grandtemps.

Manfred secoua la tête.

– Je reste, dit-il.

– Mais toutes les forces du grand prévôt vont attaquer…

– C’est pour cela que je reste.

– Vous êtes donc réellement des leurs ? Vous êtes doncbien vraiment un truand ?

– Je ne suis pas truand, répondit tranquillement Manfred,mais j’ai été élevé parmi ces malheureux ; je n’ai jamais vuque des sourires pour moi dans leurs yeux, et leurs mains violentesont pris pour moi, lorsque j’étais enfant, l’habitude descaresses…

– Parlez ! parlez encore ! fit Ragastens.

– Ce sont des malheureux, continua le jeune homme, et jeles aime comme ils m’ont aimé. Ils ont besoin de moi ce soir. Jemourrai avec eux, s’il le faut… Merci, monsieur, de votre bonavertissement… Je vous suis deux fois reconnaissant, s’il estpossible… mais je reste…

– En ce cas, je reste aussi, dit Ragastens.

Manfred poussa un cri de joie.

– Avec une épée comme la vôtre, nous sommes sauvés,s’écria-t-il.

Et il appela Lanthenay.

– Frère, voici l’homme généreux dont je t’ai si souventparlé…

Lanthenay jeta un regard d’admiration et de reconnaissance surle chevalier auquel il tendit la main.

– Monsieur, dit-il, Vous êtes un héros. Grâce à vous, monfrère vit encore…

– Votre frère ? demanda vivement Ragastens.

– Oui, nous nous donnons ce nom, Manfred et moi, bien quenous ne soyons pas du même sang, au moins selon toutesprobabilités.

Ragastens, d’un coup d’œil, avait étudié et jugé Lanthenay,c’est-à-dire l’homme que Tricot lui avait dépeint comme capable detous les crimes.

Et l’impression de cet examen était que Tricot avait mentieffrontément. Dans quel but ?

Les derniers mots de Lanthenay le firent tressaillir.

– Vous dites « selon toutes probabilités »,fit-il ; excusez ma curiosité et ne l’attribuez qu’à lasympathie que vous m’inspirez tous les deux…

– Je parle ainsi, répondit Lanthenay, parce que ni Manfred,ni moi ne connaissons nos origines… Nous avons été élevés ensemblepar une bohémienne de la Cour des Miracles, et voilà tout ce quenous savons de notre enfance.

Ragastens devint très pâle et son regard ardent s’attacha surManfred avec une curiosité passionnée.

– Et cette bohémienne ? demandait-il.

– Elle est parmi nous…

– Pourrai-je la voir… lui parler ?

– Sans doute, fit Manfred étonné. Mais, monsieur, ne medisiez-vous pas que nous serions attaqués à minuit ?

– Oui, oui, dit Ragastens.

Il essuya la sueur qui inondait son front, et fit effort pours’arracher à ses pensées.

– Vous avez raison, reprit-il d’un ton ferme. Occupons-nousde la défense.

Manfred appela d’un geste quelques-uns des chefs les plusestimés pour leur courage et leur sang-froid.

Entouré de truands, de gens de sac et de corde, Ragastenséprouvait une gêne inexprimable à là pensée de tirer l’épée enl’honneur de ces brigands.

Mais cette gêne disparaissait dès que son regard s’arrêtait surManfred. Si ce jeune homme était son fils !

Et il se rappelait avec terreur les paroles de FrançoisIer. L’expédition avait surtout pour but de s’emparer deLanthenay et de Manfred.

Au point du jour, Manfred devait être pendu à la Croix duTrahoir.

Et si Manfred était bien son fils !

Un flot de sang vint battre les tempes de Ragastens. À cemoment, il se fût battu seul contre une armée pour sauver le jeunehomme. Il n’y eut plus autour de lui ni truands ni ribaudes. Il n’yeut que son fils – peut-être ! – et il résolut de brûler Parisplutôt que de laisser Manfred tomber aux mains du roi et du grandprévôt.

Son regard perçant embrassa d’un coup la Cour des Miracles.

Trois ruelles s’y déversaient.

Elles étaient barricadées toutes les trois.

– Avez-vous des armes ? demanda-t-il.

– Près de trois cents arquebuses et autant depistolets.

– Des munitions ?

– Une quantité.

– Des tireurs ?

– Tous ces hommes sont habitués à tirer l’arquebuse.

– Que peuvent faire les femmes ?

– Tout ce qu’on voudra.

– Bien, dit alors Ragastens. Cent hommes à cette rue (ildésignait la ruelle Saint-Sauveur). Cent hommes à cet endroit (ilmontrait la ruelle de Montorgueil). Cent hommes devant cette rue(la ruelle aux Piètres)… En arrière de chaque groupe de tireurs,faites placer, de façon qu’elles soient à l’abri, une vingtaine defemmes avec des munitions. Elles rechargeront les arquebuses…

À mesure que Ragastens donnait ces indications, elles étaientaussitôt exécutées.

À ce moment même, on entendit sonner minuit àSaint-Eustache.

– Maintenant, continua Ragastens, derrière chaque grouped’arquebusiers, faites placer cent hommes armés de pistolets. Siles arquebusiers sont obligés de céder, les pistolets entrerontdans la mêlée.

Ces nouvelles dispositions furent prises en deux minutes.

– Enfin, acheva Ragastens, ici, au centre de la place,tout, ce que vous avez d’hommes disponibles… Ce sera ici uneréserve de forces qui pourra se porter sur le point le plusmenacé.

Le chevalier avait pris le seul dispositif qui présentât quelquechance de succès. Les chefs rassemblés autour de lui s’en rendirentcompte, et adoptèrent sans contestation le plan de l’étranger.

– Maintenant, dit enfin Ragastens, écoutez-moi bien :le pauvre diable qui vient d’être si affreusement traité devaittirer trois coups d’arquebuse pour prévenir le grand prévôt que laCour des Miracles était tranquille. Si ces trois coups ne sont pastirés, il est très possible que l’attaque soit remise. Décidez ceque vous avez à faire.

– Je comprends, monsieur, votre légitime embarras, ditManfred. Je parlerai donc en votre lieu et place. Frères, si nousne tirons pas les trois coups de feu, nous serons surpris une nuitprochaine. Si nous donnons, au contraire, le signal, les gens duroi ne s’attendront à aucune résistance. Est-ce votreavis ?

Les chefs opinèrent gravement de la tête.

– Votre avis, monsieur ?’demanda Manfred àRagastens.

– Mon enfant, dit celui-ci violemment ému, si j’étais àvotre place, c’est ainsi que j’aurais parlé.

À ce mot « mon enfant », Manfred regardaRagastens avec étonnement. Mais il l’attribua à un excès depolitesse.

– Le sort en est donc jeté, dit-il d’une voix ferme.Lanthenay, place-toi à la ruelle Montorgueil. Moi, à la ruelleSaint-Sauveur. Toi, Cocardère, à la ruelle aux Piètres… Monsieur lechevalier, voulez-vous nous faire l’honneur de diriger d’ici lesopérations ?

– Je préfère vous suivre, répondit Ragastens en s’efforçantde dominer son émotion.

– Venez donc ! Je vais donner le signal…

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