La Dame de Monsoreau – Tome I

La Dame de Monsoreau – Tome I

d’ Alexandre Dumas
Chapitre 1 Les noces de Saint-Luc.

Le dimanche gras de l’année 1578, après la fête du populaire, et tandis que s’éteignaient dans les rues les rumeurs de la joyeuse journée, commençait une fête splendide dans le magnifique hôtel que venait de se faire bâtir, de l’autre côté de l’eau et presque en face du Louvre, cette illustre famille de Montmorency qui, alliée à la royauté de France, marchait l’égale des familles princières. Cette fête particulière, qui succédait à la fête publique, avait pour but de célébrer les noces de François d’Épinay de Saint-Luc, grand ami du roi Henri III et l’un de ses favoris les plus intimes, avec Jeanne de Cossé-Brissac, fille du maréchal de France de ce nom.

Le repas avait eu lieu au Louvre, et le roi,qui avait consenti à grand’peine au mariage, avait paru au festin avec un visage sévère qui n’avait rien d’approprié à la circonstance. Son costume, en outre, paraissait en harmonie avec son visage : c’était ce costume marron foncé sous lequel Clouet nous l’a montré assistant aux noces de Joyeuse, et cette espèce de spectre royal, sérieux jusqu’à la majesté, avait glacé d’effroi tout le monde, et surtout la jeune mariée, qu’il regardait fort de travers toutes les fois qu’il la regardait.

Cependant cette attitude sombre du roi, aumilieu de la joie de cette fête, ne semblait étrange àpersonne ; car la cause en était un de ces secrets de cœur quetout le monde côtoie avec précaution, comme ces écueils à fleurd’eau auxquels on est sûr de se briser en les touchant.

À peine le repas terminé, le roi s’était levébrusquement, et force avait été aussitôt à tout le monde, même àceux qui avouaient tout bas leur désir de rester à table, de suivrel’exemple du roi. Alors Saint-Luc avait jeté un long regard sur safemme, comme pour puiser du courage dans ses yeux, et, s’approchantdu roi :

– Sire, lui dit-il, Votre Majesté mefera-t-elle l’honneur d’accepter les violons que je veux lui donnerà l’hôtel de Montmorency ce soir ?

Henri III s’était alors retourné avec unmélange de colère et de chagrin, et, comme Saint-Luc, courbé devantlui, l’implorait avec une voix des plus douces et une mine des plusengageantes :

– Oui, monsieur, avait-il répondu, nousirons, quoique vous ne méritiez certainement pas cette preuved’amitié de notre part.

Alors mademoiselle de Brissac, devenue madamede Saint-Luc, avait remercié humblement le roi. Mais Henri avaittourné le dos sans répondre à ses remercîments.

– Qu’a donc le roi contre vous, monsieurde Saint-Luc ? avait alors demandé la jeune femme à sonmari.

– Belle amie, répondit Saint-Luc, je vousraconterai cela plus tard, quand cette grande colère seradissipée.

– Et se dissipera-t-elle ? demandaJeanne.

– Il le faudra bien, répondit le jeunehomme.

Mademoiselle de Brissac n’était point encoreassez madame de Saint-Luc pour insister ; elle renfonça sacuriosité au fond de son cœur, se promettant de trouver, pourdicter ses conditions, un moment où Saint-Luc serait bien obligé deles accepter.

On attendait donc Henri III à l’hôtel deMontmorency au moment où s’ouvre l’histoire que nous allonsraconter à nos lecteurs. Or il était onze heures déjà, et le roin’était pas encore arrivé.

Saint-Luc avait convié à ce bal tout ce que leroi et tout ce que lui-même comptait d’amis ; il avait comprisdans les invitations les princes et les favoris des princes,particulièrement ceux de notre ancienne connaissance, le ducd’Alençon, devenu duc d’Anjou à l’avènement de Henri III autrône ; mais M. le duc d’Anjou, qui ne s’était pas trouvéau festin du Louvre, semblait ne pas devoir se trouver davantage àla fête de l’hôtel Montmorency.

Quant au roi et à la reine de Navarre, ilss’étaient, comme nous l’avons dit dans un ouvrage précédent, sauvésdans le Béarn, et faisaient de l’opposition ouverte en guerroyant àla tête des huguenots.

M. le duc d’Anjou, selon son habitude,faisait aussi de l’opposition, mais de l’opposition sourde etténébreuse, dans laquelle il avait toujours soin de se tenir enarrière, tout en poussant en avant ceux de ses amis que n’avaitpoint guéris l’exemple de la Mole et de Coconnas, dont noslecteurs, sans doute, n’ont point encore oublié la terriblemort.

Il va sans dire que ses gentilshommes et ceuxdu roi vivaient dans une mauvaise intelligence qui amenait au moinsdeux ou trois fois par mois des rencontres, dans lesquelles ilétait bien rare que quelqu’un des combattants ne demeurât pointmort sur la place, ou tout au moins grièvement blessé.

Quant à Catherine, elle était arrivée aucomble de ses vœux. Son fils bien-aimé était parvenu à ce trônequ’elle ambitionnait tant pour lui, ou plutôt pour elle ; etelle régnait sous son nom, tout en ayant l’air de se détacher deschoses de ce monde et de n’avoir plus souci que de son salut.

Saint-Luc, tout inquiet de ne voir arriveraucune personne royale, cherchait à rassurer son beau-père, fortému de cette menaçante absence. Convaincu, comme tout le monde, del’amitié que le roi Henri portait à Saint-Luc, il avait crus’allier à une faveur, et voilà que sa fille, au contraire,épousait quelque chose comme une disgrâce. Saint-Luc se donnaitmille peines pour lui inspirer une sécurité que lui-même n’avaitpas, et ses amis Maugiron, Schomberg et Quélus, vêtus de leurs plusmagnifiques costumes, tout roides dans leurs pourpoints splendides,et dont les fraises énormes semblaient des plats supportant leurtête, ajoutaient encore à ses transes par leurs ironiqueslamentations.

– Eh ! mon Dieu ! mon pauvreami, disait Jacques de Levis, comte de Quélus, je crois, en vérité,que pour cette fois tu es perdu. Le roi t’en veut de ce que tu t’esmoqué de ses avis, et M. d’Anjou t’en veut de ce que tu t’esmoqué de son nez.[1]

– Mais non, répondit Saint-Luc, tu tetrompes, Quélus, le roi ne vient pas parce qu’il a été faire unpèlerinage aux Minimes du bois de Vincennes, et le duc d’Anjou estabsent parce qu’il est amoureux de quelque femme que j’aurai oubliéd’inviter.

– Allons donc, dit Maugiron, as-tu vu lamine que faisait le roi à dîner ? Est-ce là la physionomiepaterne d’un homme qui va prendre le bourdon pour faire unpèlerinage ? Et quant au duc d’Anjou, son absence personnelle,motivée par la cause que tu dis, empêcherait-elle ses Angevins devenir ? En vois-tu un seul ici ? Regarde, éclipse totale,pas même ce tranche-montagne de Bussy.

– Heu ! messieurs, disait le duc deBrissac en secouant la tête d’une façon désespérée, ceci me faittout l’effet d’une disgrâce complète. En quoi donc, mon Dieu !notre maison, toujours si dévouée à la monarchie, a-t-elle pudéplaire à Sa Majesté ?

Et le vieux courtisan levait avec douleur sesdeux bras au ciel.

Les jeunes gens regardaient Saint-Luc avec degrands éclats de rire, qui, bien loin de rassurer le maréchal, ledésespéraient.

La jeune mariée, pensive et recueillie, sedemandait, comme son père, en quoi Saint-Luc avait pu déplaire auroi.

Saint-Luc le savait, lui, et, par suite decette science, était le moins tranquille de tous.

Tout à coup, à l’une des deux portes parlesquelles on entrait dans la salle, on annonça le roi.

– Ah ! s’écria le maréchal radieux,maintenant je ne crains plus rien, et, si j’entendais annoncer leduc d’Anjou, ma satisfaction serait complète.

– Et moi, murmura Saint-Luc, j’ai encoreplus peur du roi présent que du roi absent, car il ne vient quepour me jouer quelque mauvais tour, comme c’est aussi pour me jouerquelque mauvais tour que le duc d’Anjou ne vient pas.

Mais, malgré cette triste réflexion, il nes’en précipita pas moins au-devant du roi, qui avait enfin quittéson sombre costume marron, et qui s’avançait tout resplendissant desatin, de plumes et de pierreries.

Mais, au moment où apparaissait à l’une desportes le roi Henri III, un autre roi Henri III, exactement pareilau premier, vêtu, chaussé, coiffé, fraisé et goudronné de même,apparaissait par la porte en face. De sorte que les courtisans, uninstant emportés vers le premier, s’arrêtèrent comme le flot à lapile de l’arche, et refluèrent en tourbillonnant du premier ausecond roi.

Henri III remarqua le mouvement, et, ne voyantdevant lui que des bouches ouvertes, des yeux effarés et des corpspirouettant sur une jambe :

– Çà, messieurs, qu’y a-t-il donc ?demanda-t-il.

Un long éclat de rire lui répondit.

Le roi, peu patient de son naturel, et en cemoment surtout peu disposé à la patience, commençait de froncer lesourcil, quand Saint-Luc, s’approchant de lui :

– Sire, dit-il, c’est Chicot, votrebouffon, qui s’est habillé exactement comme Votre Majesté, et quidonne sa main à baiser aux dames.

Henri III se mit à rire. Chicot jouissait à lacour du dernier Valois d’une liberté pareille à celle dontjouissait, trente ans auparavant, Triboulet à la cour du roiFrançois 1er, et dont devait jouir, quarante ans plus tard, Langelyà la cour du roi Louis XIII.

C’est que Chicot n’était pas un fou ordinaire.Avant de s’appeler Chicot, il s’était appelé DE Chicot. C’était ungentilhomme gascon qui, maltraité, à ce qu’on assurait, parM. de Mayenne à la suite d’une rivalité amoureuse danslaquelle, tout simple gentilhomme qu’il était, il l’avait emportésur ce prince, s’était réfugié près de Henri III, et qui payait envérités quelquefois cruelles la protection que lui avait donnée lesuccesseur de Charles IX.

– Eh ! maître Chicot, dit Henri,deux rois ici, c’est beaucoup.

– En ce cas, continue à me laisser jouermon rôle de roi à ma guise, et joue le rôle du duc d’Anjou à latienne ; peut-être qu’on te prendra pour lui, et qu’on te dirades choses qui t’apprendront, non pas ce qu’il pense, mais ce qu’ilfait.

– En effet, dit le roi en regardant avechumeur autour de lui, mon frère d’Anjou n’est pas venu.

– Raison de plus pour que tu leremplaces. C’est dit : je suis Henri et tu es François. Jevais trôner, tu vas danser ; je ferai pour toi toutes lessingeries de la couronne, et toi, pendant ce temps, tu t’amuserasun peu, pauvre roi !

Le regard du roi s’arrêta sur Saint-Luc.

– Tu as raison, Chicot, je veux danser,dit-il.

– Décidément, pensa Brissac, je m’étaistrompé en croyant le roi irrité contre nous. Tout au contraire, leroi est de charmante humeur.

Et il courut à droite et à gauche, félicitantchacun, et surtout se félicitant lui-même d’avoir donné sa fille àun homme jouissant d’une si grande faveur près de Sa Majesté.

Cependant Saint-Luc s’était rapproché de safemme. Mademoiselle de Brissac n’était pas une beauté, mais elleavait de charmants yeux noirs, des dents blanches, une peauéblouissante ; tout cela lui composait ce qu’on peut appelerune figure d’esprit.

– Monsieur, dit-elle à son mari, toujourspréoccupée qu’elle était par une seule pensée, que me disait-on,que le roi m’en voulait ? Depuis qu’il est arrivé, il ne cessede me sourire.

– Ce n’est pas ce que vous me disiez auretour du dîner, chère Jeanne, car son regard, alors, vous faisaitpeur.

– Sa Majesté était sans doute maldisposée alors, dit la jeune femme ; maintenant….

– Maintenant, c’est bien pis, interrompitSaint-Luc, le roi rit les lèvres serrées. J’aimerais bien mieuxqu’il me montrât les dents ; Jeanne, ma pauvre amie, le roinous ménage quelque traître surprise… Oh ! ne me regardez passi tendrement, je vous prie, et même, tournez-moi le dos. Justementvoici Maugiron qui vient à nous ; retenez-le, accaparez-le,soyez aimable avec lui.

– Savez-vous, monsieur, dit Jeanne ensouriant, que voilà une étrange recommandation, et que, si je lasuivais à la lettre, on pourrait croire….

– Ah ! dit Saint-Luc avec un soupir,ce serait bien heureux qu’on le crût.

Et, tournant le dos à sa femme, dontl’étonnement était au comble, il s’en alla faire sa cour à Chicot,qui jouait son rôle de roi avec un entrain et une majesté des plusrisibles.

Cependant Henri, profitant du congé qui étaitdonné à Sa Grandeur, dansait ; mais, tout en dansant, neperdait pas de vue Saint-Luc.

Tantôt il l’appelait pour lui conter quelqueremarque plaisante qui, drôle ou non, avait le privilège de fairerire Saint-Luc aux éclats. Tantôt il lui offrait dans son drageoirdes pralines et des fruits glacés que Saint-Luc trouvait délicieux.Enfin, si Saint-Luc disparaissait un instant de la salle où étaitle roi, pour faire les honneurs des autres salles, le roil’envoyait chercher aussitôt par un de ses parents ou de sesofficiers, et Saint-Luc revenait sourire à son maître, qui neparaissait content que lorsqu’il le revoyait.

Tout à coup, un bruit assez fort pour êtreremarqué au milieu de ce tumulte frappa les oreilles de Henri.

– Eh ! eh ! dit-il, il mesemble que j’entends la voix de Chicot. Entends-tu, Saint-Luc, leroi se fâche.

– Oui, sire, dit Saint-Luc sans paraîtreremarquer l’allusion de Sa Majesté, il se querelle avec quelqu’un,ce me semble.

– Voyez ce que c’est, dit le roi, etrevenez incontinent me le dire.

Saint-Luc s’éloigna.

En effet, on entendait Chicot qui criait ennasillant, comme faisait le roi en certaines occasions.

– J’ai fait des ordonnances somptuaires,cependant ; mais, si celles que j’ai faites ne suffisent pas,j’en ferai encore, j’en ferai tant, qu’il y en aura assez ; sielles ne sont pas bonnes, elles seront nombreuses au moins. Par lacorne de Belzébuth, mon cousin, six pages, monsieur de Bussy, c’esttrop !

Et Chicot, enflant les joues, cambrant seshanches et mettant le poing sur le côté, jouait le roi à s’yméprendre.

– Que parle-t-il donc de Bussy ?demanda le roi en fronçant le sourcil.

Saint-Luc, de retour, allait répondre au roi,quand la foule, s’ouvrant, laissa voir six pages vêtus de drapd’or, couverts de colliers, et portant sur la poitrine lesarmoiries de leur maître, toutes chatoyantes de pierreries.Derrière eux venait un homme jeune, beau et fier, qui marchait lefront haut, l’œil insolent, la lèvre dédaigneusement retroussée, etdont le simple costume de velours noir tranchait avec les richeshabits de ses pages.

– Bussy ! disait-on, Bussyd’Amboise !

Et chacun courait au-devant du jeune homme quicausait cette rumeur, et se rangeait pour le laisser passer.

Maugiron, Schomberg et Quélus avaient prisplace aux côtés du roi, comme pour le défendre.

– Tiens, dit le premier, faisant allusionà la présence inattendue de Bussy et à l’absence continue du ducd’Alençon, auquel Bussy appartenait ; tiens, voici le valet,et l’on ne voit pas le maître.

– Patience, répondit Quélus, devant levalet il y avait les valets du valet, le maître du valet vientpeut-être derrière le maître des premiers valets.

– Vois donc, Saint-Luc, dit Schomberg, leplus jeune des mignons du roi Henri, et avec cela un des plusbraves, sais-tu que M. de Bussy ne te fait guèrehonneur ? Regarde donc ce pourpoint noir : mordieu !est-ce là un habit de noces ?

– Non, dit Quélus, mais c’est un habitd’enterrement.

– Ah ! murmura Henri, que n’est-cele sien, et que ne porte-t-il d’avance son propre deuil ?

– Avec tout cela, Saint-Luc, ditMaugiron, M. d’Anjou ne suit pas Bussy. Serais-tuaussi en disgrâce de ce côté-là ?

Le aussi frappa Saint-Luc aucœur.

– Pourquoi donc suivrait-il Bussy ?répliqua Quélus. Ne vous rappelez-vous plus que lorsque Sa Majestéfit l’honneur de demander à M. de Bussy s’il voulait êtreà elle, M. de Bussy lui fit répondre que, étant de lamaison de Clermont, il n’avait besoin d’être à personne et secontenterait purement et simplement d’être à lui-même, certainqu’il se trouverait meilleur prince que qui que ce fût aumonde ?

Le roi fronça le sourcil et mordit samoustache.

– Cependant, quoi que tu dises, repritMaugiron, il est bien à M. d’Anjou, ce me semble.

– Alors, riposta flegmatiquement Quélus,c’est que M. d’Anjou est plus grand seigneur que notreroi.

Cette observation était la plus poignante quel’on pût faire devant Henri, lequel avait toujours fraternellementdétesté le duc d’Anjou.

Aussi, quoiqu’il ne répondît pas le moindremot, le vit-on pâlir.

– Allons, allons, messieurs, hasarda entremblant Saint-Luc, un peu de charité pour mes convives ; negâtez pas mon jour de noces.

Ces paroles de Saint-Luc ramenèrentprobablement Henri à un autre ordre de pensées.

– Oui, dit-il, ne gâtons pas le jour denoces à Saint-Luc, messieurs.

Et il prononça ces paroles en frisant samoustache avec un air narquois qui n’échappa point au pauvremarié.

– Tiens, s’écria Schomberg, Bussy estdonc allié des Brissac, à cette heure ?

– Pourquoi cela ? dit Maugiron.

– Puisque voilà Saint-Luc qui ledéfend ! Que diable ! dans ce pauvre monde où l’on aassez de se défendre soi-même, on ne défend, ce me semble, que sesparents, ses alliés et ses amis.

– Messieurs, dit Saint-Luc,M. de Bussy n’est ni mon allié, m mon ami, ni monparent : il est mon hôte.

Le roi lança un regard furieux àSaint-Luc.

– Et d’ailleurs, se hâta de direcelui-ci, foudroyé par le regard du roi, je ne le défends pas lemoins du monde.

Bussy s’était rapproché gravement derrière lespages et allait saluer le roi, quand Chicot, blessé qu’on donnât àd’autres qu’à lui la priorité du respect, s’écria :

– Eh là ! là !… Bussy, Bussyd’Amboise, Louis de Clermont, comte de Bussy ; puisqu’il fautabsolument te donner tous tes noms pour que tu reconnaisses quec’est à toi que l’on parle, ne vois-tu pas le vrai Henri, nedistingues-tu pas le roi du fou ? Celui à qui tu vas, c’estChicot, c’est mon fou, mon bouffon, celui qui fait tant desottises, que parfois j’en pâme de rire.

Bussy continuait son chemin, il se trouvait enface de Henri, devant lequel il allait s’incliner, lorsque Henrilui dit :

– N’entendez-vous pas, monsieur deBussy ? on vous appelle.

Et, au milieu des éclats de rire de sesmignons, il tourna le dos au jeune capitaine.

Bussy rougit de colère ; mais, réprimantson premier mouvement, il feignit de prendre au sérieuxl’observation du roi, et, sans paraître avoir entendu les éclats deQuélus, de Schomberg et de Maugiron, sans paraître avoir vu leurinsolent sourire, il se retourna vers Chicot :

– Ah ! pardon, sire, dit-il, il y ades rois qui ressemblent tellement à des bouffons, que vousm’excuserez, je l’espère, d’avoir pris votre bouffon pour unroi.

– Hein ! murmura Henri en seretournant, que dit-il donc ?

– Rien, sire, dit Saint-Luc, quisemblait, pendant toute cette soirée, avoir reçu du ciel la missionde pacificateur, rien, absolument rien.

– N’importe ! maître Bussy, ditChicot, se dressant sur la pointe du pied comme faisait le roilorsqu’il voulait se donner de la majesté, c’estimpardonnable !

– Sire, répliqua Bussy, pardonnez-moi,j’étais préoccupé.

– De vos pages, monsieur, dit Chicot avechumeur. Vous vous ruinez en pages, et par la mordieu ! c’estempiéter sur nos prérogatives.

– Comment cela ? dit Bussy, quicomprenait qu’en prêtant le collet au bouffon le mauvais rôleserait pour le roi. Je prie Votre Majesté de s’expliquer, et, sij’ai effectivement eu tort, eh bien, je l’avouerai en toutehumilité.

– Du drap d’or à ces maroufles, ditChicot en montrant du doigt les pages, tandis que vous, ungentilhomme, un colonel, un Clermont, presque un prince, enfin,vous êtes vêtu de simple velours noir !

– Sire, dit Bussy en se tournant vers lesmignons du roi, c’est que, quand on vit dans un temps où lesmaroufles sont vêtus comme les princes, je crois de bon goût auxprinces, pour se distinguer d’eux, de se vêtir comme desmaroufles.

Et il rendit aux jeunes mignons, étincelantsde parure, le sourire impertinent dont ils l’avaient gratifié uninstant auparavant.

Henri regarda ses favoris pâlissants defureur, qui semblaient n’attendre qu’un mot de leur maître pour sejeter sur Bussy. Quélus, le plus animé de tous contre cegentilhomme, avec lequel il se fût déjà rencontré sans la défenseexpresse du roi, avait la main à la garde de son épée.

– Est-ce pour moi et les miens que vousdites cela ? s’écria Chicot, qui, ayant usurpé la place duroi, répondit ce que Henri eût dû répondre.

Et le bouffon prit, en disant ces paroles, unepose de matamore si outrée, que la moitié de la salle éclata derire. L’autre moitié ne rit pas, et c’était tout simple : lamoitié qui riait, riait de l’autre moitié.

Cependant trois amis de Bussy, supposant qu’ilallait peut-être y avoir rixe, étaient venus se ranger près de lui.C’étaient Charles Balzac d’Entragues, que l’on nommait pluscommunément Antraguet, François d’Audie, vicomte de Ribeirac, etLivarot.

En voyant ces préliminaires d’hostilités,Saint-Luc devina que Bussy était venu de la part de Monsieur, pouramener quelque scandale ou adresser quelque défi. Il trembla plusfort que jamais, car il se sentait pris entre les colères ardentesde deux puissants ennemis, qui choisissaient sa maison pour champde bataille.

Il courut à Quélus, qui paraissait le plusanimé de tous, et, posant la main sur la garde de l’épée du jeunehomme :

– Au nom du ciel ! lui dit-il, ami,modère-toi et attendons.

– Eh ! parbleu ! modère-toitoi-même ! s’écria-t-il. Le coup de poing de ce butort’atteint aussi bien que moi : qui dit quelque chose contrel’un de nous dit quelque chose contre tous, et qui dit quelquechose contre nous tous touche au roi.

– Quélus, Quélus, dit Saint-Luc, songe auduc d’Anjou, qui est derrière Bussy, d’autant plus aux aguets qu’ilest absent, d’autant plus à craindre qu’il est invisible. Tu ne mefais pas l’affront de croire, je le présume, que j’ai peur duvalet, mais du maître.

– Eh ! mordieu ! s’écriaQuélus, qu’a-t-on à craindre quand on appartient au roi deFrance ? Si nous nous mettons en péril pour lui, le roi deFrance nous défendra.

– Toi, oui ; mais moi ! ditpiteusement Saint-Luc.

– Ah dame ! dit Quélus, pourquoidiable aussi te maries-tu, sachant combien le roi est jaloux dansses amitiés ?

– Bon ! dit Saint-Luc en lui-même,chacun songe à soi ; ne nous oublions donc pas, et, puisque jeveux vivre tranquille au moins pendant les quinze premiers jours demon mariage, tâchons de nous faire un ami de M. d’Anjou.

Et, sur cette réflexion, il quitta Quélus ets’avança au-devant de Bussy.

Après son impertinente apostrophe, Bussy avaitrelevé la tête et promené ses regards par toute la salle, dressantl’oreille pour recueillir quelque impertinence en échange de cellequ’il avait lancée. Mais tous les fronts s’étaient détournés,toutes les bouches étaient demeurées muettes. Les uns avaient peurd’approuver devant le roi, les autres d’improuver devant Bussy.

Ce dernier, voyant Saint-Luc s’approcher, crutenfin avoir trouvé ce qu’il cherchait.

– Monsieur, dit Bussy, est-ce à ce que jeviens de dire que je dois l’honneur de l’entretien que vousparaissez désirer ?

– À ce que vous venez de dire ?demanda Saint-Luc de son air le plus gracieux. Que venez-vous doncde dire ? Je n’ai rien entendu, moi. Non, je vous avais vu, etje désirais avoir le plaisir de vous saluer et de vous remercier,en vous saluant, de l’honneur que fait votre présence à mamaison.

Bussy était un homme supérieur en touteschoses ; brave jusqu’à la folie, mais lettré, spirituel et debonne compagnie. Il connaissait le courage de Saint-Luc, et compritque le devoir du maître de maison l’emportait en ce moment sur lasusceptibilité du raffiné. À tout autre, il eût répété sa phrase,c’est-à-dire sa provocation ; mais il se contenta de saluerpoliment Saint-Luc, et de répondre quelques mots gracieux à soncompliment.

– Oh ! oh ! dit Henri voyantSaint-Luc près de Bussy, je crois que mon jeune coq a été chanterpouilles au capitan. Il a bien fait, mais je ne veux pas qu’on mele tue. Allez donc voir, Quélus… Non, pas vous, Quélus, vous aveztrop mauvaise tête. Allez donc voir, Maugiron.

Maugiron partit comme un trait ; maisSaint-Luc, aux aguets, ne le laissa point arriver jusqu’àBussy ; et, revenant vers le roi, il lui ramena Maugiron.

– Que lui as-tu dit, à ce fat deBussy ? demanda le roi.

– Moi, sire ?

– Oui, toi.

– Je lui ai dit bonsoir, fitSaint-Luc.

– Ah ! ah ! voilà tout ?maugréa le roi.

Saint-Luc s’aperçut qu’il avait fait unesottise.

– Je lui ai dit bonsoir, reprit-il, enajoutant que j’aurais l’honneur de lui dire bonjour demainmatin.

– Bon ! fit Henri ; je m’endoutais, mauvaise tête !

– Mais veuille Votre gracieuse Majesté megarder le secret, ajouta Saint-Luc en affectant de parler bas.

– Oh ! pardieu ! fit Henri III,ce n’est pas pour te gêner, ce que j’en dis. Il est certain que situ pouvais m’en défaire sans qu’il en résultât pour toi quelqueégratignure….

Les mignons échangèrent entre eux un rapideregard, que Henri III fit semblant de ne pas avoir remarqué.

– Car enfin, continua le roi, le drôleest d’une insolence….

– Oui, oui, dit Saint-Luc. Cependant, unjour ou l’autre, soyez tranquille, sire, il trouvera sonmaître.

– Heu ! fit le roi, secouant la têtede bas en haut, il tire rudement l’épée ! Que ne se fait-ilmordre par quelque chien enragé ! cela nous en débarrasseraitbien plus commodément.

Et il jeta un regard de travers sur Bussy,qui, accompagné de ses trois amis, allait et venait, heurtant etraillant tous ceux qu’il savait être les plus hostiles au ducd’Anjou, et qui, par conséquent, étaient les plus grands amis duroi.

– Corbleu ! s’écria Chicot, nerudoyez donc pas ainsi mes mignons gentilshommes, maîtreBussy ! car je tire l’épée, tout roi que je suis, ni plus nimoins que si j’étais un bouffon.

– Ah ! le drôle ! murmuraHenri ; sur ma parole, il voit juste.

– S’il continue de pareillesplaisanteries, je châtierai Chicot, sire, dit Maugiron.

– Ne t’y frotte pas, Maugiron ;Chicot est gentilhomme et fort chatouilleux sur le point d’honneur.D’ailleurs, ce n’est point lui qui mérite le plus d’être châtié,car ce n’est pas lui le plus insolent.

Cette fois il n’y avait plus à s’yméprendre : Quélus fit signe à d’O et à d’Épernon, qui,occupés ailleurs, n’avaient point pris part à tout ce qui venait dese passer.

– Messieurs, dit Quélus en les menant àl’écart, venez au conseil ; toi, Saint-Luc, cause avec le roiet achève ta paix, qui me paraît heureusement commencée.

Saint-Luc préféra ce dernier rôle, ets’approcha du roi et de Chicot, qui étaient aux prises.

Pendant ce temps, Quélus emmenait ses quatreamis dans l’embrasure d’une fenêtre.

– Eh bien, demanda d’Épernon, voyons, queveux-tu dire ? J’étais en train de faire la cour à la femme deJoyeuse, et je te préviens que si ton récit n’est pas des plusintéressants, je ne te pardonne pas.

– Je veux vous dire, messieurs, réponditQuélus, qu’après le bal je pars immédiatement pour la chasse.

– Bon, dit d’O, pour quellechasse ?

– Pour la chasse au sanglier.

– Quelle lubie te passe par la têted’aller, du froid qui court, te faire éventrer dans quelquetaillis ?

– N’importe ! j’y vais.

– Seul ?

– Non pas, avec Maugiron et Schomberg.Nous chassons pour le roi.

– Ah ! oui, je comprends, direntensemble Schomberg et Maugiron.

– Le roi veut qu’on lui serve demain unehure de sanglier à son déjeuner.

– Avec un collet renversé à l’italienne,dit Maugiron, faisant allusion au simple col rabattu qu’enopposition avec les fraises des mignons portait Bussy.

– Ah ! ah ! dit d’Épernon,bon ! j’en suis alors.

– De quoi donc s’agit-il ? demandad’O ; je n’y suis pas du tout, moi.

– Eh ! regarde autour de toi, monmignon.

– Bon ! je regarde.

– Y a-t-il quelqu’un qui t’ait ri aunez ?

– Bussy, ce me semble.

– Eh bien ! ne te paraît-il pas quec’est là un sanglier dont la hure serait agréable au roi ?

– Tu crois que le roi… dit d’O.

– C’est lui qui la demande, répondisQuélus.

– Eh bien, soit, en chasse ; maiscomment chasserons-nous ?

– À l’affût, c’est plus sûr.

Bussy remarqua la conférence, et, ne doutantpas qu’il ne fût question de lui, il s’approcha en ricanant avecses amis.

– Regarde donc, Entraguet, regarde donc,Ribeirac, dit-il, comme les voilà groupés ; c’esttouchant : on dirait Euryale et Nisus, Damon et Pithias,Castor et… Mais où est donc Pollux ?

– Pollux se marie, dit Antraguet, desorte que voilà Castor dépareillé.

– Que peuvent-ils faire là ? demandaBussy en les regardant insolemment.

– Gageons, dit Ribeirac, qu’ilscomplotent quelque nouvel amidon.

– Non, messieurs, dit en souriant Quélus,nous parlons chasse.

– Vraiment, seigneur Cupidon, ditBussy ; il fait bien froid pour chasser. Cela vous gercera lapeau.

– Monsieur, répondit Maugiron avec lamême politesse, nous avons des gants très chauds et des pourpointsdoublés de fourrures.

– Ah ! cela me rassure, ditBussy ; est-ce bientôt que vous chassez ?

– Mais, cette nuit, peut-être, ditSchomberg.

– Il n’y a pas de peut-être ; cettenuit sûrement, ajouta Maugiron.

– En ce cas, je vais prévenir le roi, ditBussy ; que dirait Sa Majesté si demain, à son réveil, elleallait trouver ses amis enrhumés ?

– Ne vous donnez pas la peine de prévenirle roi, monsieur, dit Quélus ; Sa Majesté sait que nouschassons.

– L’alouette ? fit Bussy avec unemine interrogatrice des plus impertinentes.

– Non, monsieur, dit Quélus, nouschassons le sanglier. Il nous faut absolument une hure.

– Et l’animal ?… demandaAntraguet.

– Est détourné, dit Schomberg.

– Mais encore faut-il savoir où ilpassera, demanda Livarot.

– Nous tâcherons de nous renseigner, ditd’O. Chassez-vous avec nous, monsieur de Bussy ?

– Non, répondit celui-ci, continuant laconversation sur le même mode. Non, en vérité, je suis empêché.Demain il faut que je sois chez M. d’Anjou pour la réceptionde M. de Monsoreau, à qui Monseigneur, comme vous lesavez, a fait accorder la place de grand veneur.

– Mais cette nuit ? demandaQuélus.

– Ah ! cette nuit, je ne puisencore : j’ai un rendez-vous dans une mystérieuse maison dufaubourg Saint-Antoine.

– Ah ! ah ! fit d’Épernon,est-ce que la reine Margot serait incognito à Paris, monsieur deBussy ? car nous avons appris que vous aviez hérité de laMole.

– Oui ; mais depuis quelque tempsj’ai renoncé à l’héritage, et c’est d’une autre personne qu’ils’agit.

– Et cette personne vous attend rue dufaubourg Saint-Antoine ? demanda d’O.

– Justement ; je vous demanderaimême un conseil, monsieur de Quélus.

– Dites ; quoique je ne sois pointavocat, je me pique de ne pas les donner mauvais, surtout à mesamis.

– On dit les rues de Paris peusûres ; le faubourg Saint-Antoine est un quartier fort isolé.Quel chemin me conseillez-vous de prendre ?

– Dame ! dit Quélus, comme lebatelier du Louvre passera sans doute la nuit à nous attendre, àvotre place, monsieur, je prendrais le petit bac du Pré-aux-Clercs,je me ferais descendre à la tour du coin, je suivrais le quaijusqu’au Grand-Châtelet, et par la rue de la Tixeranderie, jegagnerais le faubourg Saint-Antoine. Une fois au bout de la rueSaint-Antoine, si vous passez l’hôtel des Tournelles sans accident,il est probable que vous arriverez sain et sauf à la mystérieusemaison dont vous nous parliez tout à l’heure.

– Merci de l’itinéraire, monsieur deQuélus, dit Bussy. Vous dites le bac au Pré-aux-Clercs, la tour ducoin, le quai jusqu’au Grand-Châtelet, la rue de la Tixeranderie etla rue Saint-Antoine. On ne s’en écartera pas d’une ligne, soyeztranquille.

Et, saluant les cinq amis, il se retira endisant tout haut à Balzac d’Entragues :

– Décidément, Antraguet, il n’y a rien àfaire avec ces gens-là, allons-nous-en.

Livarot et Ribeirac se mirent à rire, suivantBussy et d’Entragues, qui s’éloignèrent, mais qui, en s’éloignant,se retournèrent plusieurs fois.

Les mignons demeurèrent calmes ; ilsparaissaient décidés à ne rien comprendre.

Comme Bussy allait franchir le dernier salonoù se trouvait madame de Saint-Luc, qui ne perdait pas des yeux sonmari, Saint-Luc lui fit un signe, montrant de l’œil le favori duduc d’Anjou, qui s’éloignait. Jeanne comprit avec cetteperspicacité qui est le privilège des femmes, et, courant augentilhomme, elle lui barra le passage.

– Oh ! monsieur de Bussy, dit elle,il n’est bruit que d’un sonnet que vous avez fait, à ce qu’onassure.

– Contre le roi, madame ? demandaBussy.

– Non ; mais en honneur de la reine.Oh ! dites-le-moi.

– Volontiers, madame, dit Bussy.

Et, offrant son bras à madame de Saint-Luc, ils’éloigna en récitant le sonnet demandé.

Pendant ce temps, Saint-Luc s’en revint toutdoucement du côté des mignons, et il entendit Quélus quidisait :

– L’animal ne sera pas difficile à suivreavec de pareilles brisées ; ainsi donc, à l’angle de l’hôteldes Tournelles, près la porte Saint-Antoine, en face l’hôtelSaint-Pol.

– Avec chacun un laquais ? demandad’Épernon.

– Non pas, Nogaret, non pas, dit Quélus,soyons seuls, sachons seuls notre secret, faisons seuls notrebesogne. Je le hais, mais j’aurais honte que le bâton d’un laquaisle touchât ; il est trop bon gentilhomme.

– Sortirons-nous tous six ensemble ?demanda Maugiron.

– Tous cinq, et non pas tous six, ditSaint-Luc.

– Ah ! c’est vrai, nous avionsoublié que tu avais pris femme. Nous te traitions encore en garçon,dit Schomberg.

– En effet, reprit d’O, c’est bien lemoins que le pauvre Saint-Luc reste avec sa femme la première nuitde ses noces.

– Vous n’y êtes pas, messieurs, ditSaint-Luc ; ce n’est pas ma femme qui me retient, quoique,vous en conviendrez, elle en vaille bien la peine ; c’est leroi.

– Comment, le roi ?

– -Oui, Sa Majesté veut que je lareconduise au Louvre.

Les jeunes gens le regardèrent avec un sourireque Saint-Luc chercha vainement à interpréter.

– Que veux-tu ? dit Quélus, le roite porte une si merveilleuse amitié, qu’il ne peut se passer detoi. D’ailleurs, nous n’avons pas besoin de Saint-Luc, ditSchomberg. Laissons-le donc à son roi et à sa dame.

– Heu ! la bête est lourde, fitd’Épernon.

– Bah ! dit Quélus, qu’on me metteen face d’elle ; qu’on me donne un épieu, j’en fais monaffaire.

On entendit la voix de Henri qui appelaitSaint-Luc.

– Messieurs, dit-il, vous l’entendez, leroi m’appelle ; bonne chasse, au revoir.

Et il les quitta aussitôt. Mais, au lieud’aller au roi, il se glissa le long des murailles encore garniesde spectateurs et de danseurs, et gagna la porte que touchait déjàBussy, retenu par la belle mariée, qui faisait de son mieux pour nepas le laisser sortir.

– Ah ! bonsoir, monsieur deSaint-Luc, dit le jeune homme. Mais comme vous avez l’aireffaré ! Est-ce que, par hasard, vous seriez de la grandechasse qui se prépare ? Ce serait une preuve de votre courage,mais ce n’en serait pas une de votre galanterie.

– Monsieur, répondit Saint-Luc, j’avaisl’air effaré parce que je vous cherchais.

– Ah ! vraiment ?

– Et que j’avais peur que vous ne fussiezparti. Chère Jeanne, ajouta-t-il, dites à votre père qu’il tâched’arrêter le roi ; il faut que je dise deux mots entête-à-tête à M. de Bussy.

Jeanne s’éloigna rapidement ; elle necomprenait rien à toutes ces nécessités ; mais elle s’ysoumettait, parce qu’elle les sentait importantes.

– Que voulez-vous me dire, monsieur deSaint-Luc ? demanda Bussy.

– Je voulais vous dire, monsieur lecomte, répondit Saint-Luc, que si vous aviez quelque rendez-vous cesoir, vous feriez bien de le remettre à demain, attendu que lesrues de Paris sont mauvaises, et que si ce rendez-vous, par hasard,devait vous conduire du côté de la Bastille, vous ferez biend’éviter l’hôtel des Tournelles, où il y a un enfoncement danslequel plusieurs hommes peuvent se cacher. Voilà ce que j’avais àvous dire, monsieur de Bussy. Dieu me garde de penser qu’un hommecomme vous puisse avoir peur. Cependant réfléchissez.

En ce moment on entendait la voix de Chicot,qui criait :

– Saint-Luc, mon petit Saint-Luc, voyons,ne te cache pas comme tu fais. Tu vois bien que je t’attends pourrentrer au Louvre.

– Sire, me voici, répondit Saint-Luc ens’élançant dans la direction de la voix de Chicot.

Près du bouffon était Henri III, auquel unpage tendait déjà le lourd manteau fourré d’hermine, tandis qu’unautre lui présentait de gros gants montant jusqu’aux coudes, et untroisième le masque de velours doublé de satin.

– Sire, dit Saint-Luc en s’adressant à lafois aux deux Henri, je vais avoir l’honneur de porter le flambeaujusqu’à vos litières.

– Point du tout, dit Henri, Chicot va deson côté, moi du mien. Mes amis sont tous des vauriens qui melaissent retourner seul au Louvre tandis qu’ils courent le carêmeprenant. J’avais compté sur eux, et les voilà qui memanquent ; or tu comprends que tu ne peux me laisser partirainsi. Tu es un homme grave et marié, tu dois me ramener à lareine. Viens, mon ami, viens. Holà ! un cheval pourM. Saint-Luc. Non pas ; c’est inutile, ajouta-t-il en sereprenant, ma litière est large ; il y a place pour deux.

Jeanne de Brissac n’avait pas perdu un mot decet entretien, elle voulut parler, dire un mot à son mari, prévenirson père que le roi enlevait Saint-Luc ; mais Saint-Luc,plaçant un doigt sur sa bouche, l’invita au silence et à lacirconspection.

– Peste ! dit-il tout bas,maintenant que je me suis ménagé François d’Anjou, n’allons pasnous brouiller avec Henri de Valois.– Sire, ajouta-t-il tout haut,me voici. Je suis si dévoué à Votre Majesté, que, si ellel’ordonnait, je la suivrais jusqu’au bout du monde.

Il y eut un grand tumulte, puis grandesgénuflexions, puis grand silence pour ouïr les adieux du roi àmademoiselle de Brissac et à son père. Ils furent charmants.

Puis les chevaux piaffèrent dans la cour, lesflambeaux jetèrent sur les vitraux leurs rouges reflets. Enfin,moitié riant, moitié grelottant, s’enfuirent, dans l’ombre et labrume, tous les courtisans de la royauté et tous les conviés de lanoce.

Jeanne, demeurée seule avec ses femmes, entradans sa chambre et s’agenouilla devant l’image d’une sainte enlaquelle elle avait beaucoup de dévotion. Puis elle ordonna qu’onla laissât seule, et qu’une collation fût prête pour le retour deson mari.

M. de Brissac fit plus, il envoyasix gardes attendre le jeune marié à la porte du Louvre, afin delui faire escorte lorsqu’il reviendrait. Mais, au bout de deuxheures d’attente, les gardes envoyèrent un de leurs compagnonsprévenir le maréchal que toutes les portes étaient closes auLouvre, et qu’avant de fermer la dernière, le capitaine du guichetavait répondu :

– N’attendez point davantage, c’estinutile ; personne ne sortira plus du Louvre cette nuit. SaMajesté est couchée, et tout le monde dort.

Le maréchal avait été porter cette nouvelle àsa fille, qui avait déclaré qu’elle était trop inquiète pour secoucher, et qu’elle veillerait en attendant son mari.

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