La Dégringolade, Tome 1

La Dégringolade, Tome 1

d’ Émile Gaboriau
PREMIÈRE PARTIE – UN MYSTÈRE D’INIQUITÉ
I

C’est en vain que des Ternes à Belleville,tout le long des boulevards extérieurs, on eût cherché un café mieux achalandé et d’un meilleur renom que le café de Périclès.

Les plus fameux estaminets de ces parages,l’Épinette, la Nouvelle-Athènes et même leRat-Mort ne venaient que bien après.

D’un quart de lieue, le soir, on voyait resplendir ses becs de gaz au plus bel endroit du boulevard de Clichy, presqu’en face de la place Pigalle. C’est vers 1865 qu’il fut fondé, au rez-de-chaussée d’une maison neuve, par un certain Justus Putzenhofer, Prussien de naissance, qu’attiraient à Paris,prétendait-il, l’espérance de faire fortune et sa grande amitié pour les Français.

Sa femme, toute jeune encore, et un cousin,l’aidaient à qui mieux mieux dans son œuvre délicate d’achalandage.

Ce cousin, robuste Saxon d’une vingtaine d’années, laid à faire plaisir, mais d’une complaisance inaltérable, répondait au surnom d’Adonis.

Quant à Mme Justus, courte,rouge et dodue, elle pouvait passer pour appétissante, à la façon des sandwichs qu’elle étalait sur le comptoir et qu’elle servait avec la bière de Bavière.

Jamais gens ne se virent aussi prévenants queces gens placides pour les habitués de leur établissement.Contenter le public était leur devise.

Élevait-on la voix, on voyait aussitôt Justusabandonner sa grosse pipe de porcelaine, et accourir d’un airinquiet, en demandant d’un accent impossible :

– Qu’est-ce ? Qu’y a-t-il qui ne vapas ?

Ce n’est pas lui qui jamais eût eu l’affreuxcourage de congédier un consommateur, quand sonnait l’heure de lafermeture des cafés.

Pour peu qu’il y eût eu une partie engagée ouquelques moos encore à vider, sournoisement il fermait sa devantureet gardait ses clients tant qu’il leur plaisait de rester, aumépris de toutes les ordonnances de police.

En ces occasions, qui étaient fréquentes, lePrussien envoyait Adonis se coucher et veillait seul.

Il suffisait à tout, et il fallait le voir,partagé entre la jubilation d’un bénéfice assuré et les transesd’un procès-verbal possible.

Car enfin, il risquait d’être pris en flagrantdélit de contravention, il l’avait été déjà et condamné à uneamende. Aussi se tenait-il continuellement debout contre ses voletsclos, l’œil et l’oreille alternativement collés à une fente.

Et lorsqu’il croyait distinguer sur letrottoir le pas cadencé des sergents de ville de faction :

– Silence ! disait-il à ses clientsde contrebande, silence ! Voilà la police ; nous sommespincés…

C’est ainsi que, certaine nuit de février1870, Justus Putzenhofer faisait le guet, pendant que trois de sesclients continuaient paisiblement une partie de whist engagéedepuis le dîner.

L’un était un paisible rentier de la rue de laTour-d’Auvergne ; l’autre, un jeune journaliste nommé AristidePeyrolas, et le troisième un médecin d’une trentaine d’années,établi depuis peu à Montmartre, le docteur Valentin Legris.

La demie de une heure sonnait, et Justusvenait de bourrer son éternelle pipe et de remplir les bocks, quandtout à coup un cri terrible retentit au dehors.

D’un commun mouvement les joueurs jetèrent lescartes, et se dressant :

– Entendez-vous ? dirent-ils àJustus.

L’Allemand n’était pas homme à s’émouvoir desi peu.

– J’entends, répondit-il, quelqu’un deces mauvais gars comme il en rôde toutes les nuits sur lesboulevards extérieurs, et qui se battent entre eux comme des loupsenragés… Ah ! la police devrait bien leur donner la chasse, aulieu d’être toujours sur le dos des pauvres limonadiers.

Peyrolas haussa les épaules.

– La police ! interrompit-il d’unton d’amer sarcasme, est-ce que ces bagatelles laregardent !

Cependant, l’explication de Justus était siplausible, que déjà les trois joueurs reprenaient leur partie,quand un nouvel appel se fit entendre, plus déchirant, pluseffrayant encore que le premier :

– Au secours !… À moi !

Cette fois, il n’y avait pas à douter.

– On assassine quelqu’un, évidemment,cria le docteur Legris. Sortons, messieurs !… Justus, laporte, ouvrez vite la porte !

Mais, bien loin d’obéir, le prudent limonadiers’était jeté devant ses volets clos et il étendait les bras commepour en défendre l’accès.

– Devenez-vous fous, chersmessieurs ? gémissait-il… Oubliez-vous que nous sommes encontravention ?… Non, je ne souffrirai pas que vous vousexposiez à recevoir quelque mauvais coup…

Sans plus l’écouter, ses clients l’écartèrentviolemment. Vivement ils retirèrent les barres de la devanture ets’élancèrent dehors.

Rien !… Personne !… Le boulevardétait silencieux et désert.

À grand’peine, en prêtant bien l’oreille,entendait-on dans la direction de Belleville le bruit lointain dela course précipitée de plusieurs personnes…

– Je vous disais bien que vous en seriezpour vos peines, chers messieurs, geignait Justus.

Tel n’était pas l’avis du docteur.

– Des gens fuient, déclara-t-il, donc ily a eu quelque mauvais coup de fait… Explorons les environs.

C’était plus aisé à décider qu’à exécuter. Lanuit était noire à ce point que, le bras étendu, on ne voyait passa main… Du sol, détrempé par les pluies des jours précédents, unbrouillard épais et nauséabond montait, où se noyaient les lueursdu gaz.

N’importe : les trois habitués du café dePériclès traversèrent la chaussée et s’avancèrent sur leterre-plein planté d’arbres du boulevard.

Ils n’y avaient pas fait dix pas, chacun deson côté, quand le père Rivet laissa échapper une exclamationétouffée.

– Ah ! mon Dieu !

Ses deux compagnons coururent à lui, et letrouvèrent affaissé sur un banc.

– Qu’avez-vous…qu’arrive-t-il ?…

Le bonhomme étendit le bras et d’une voixétranglée :

– Là, fit-il, là !… En m’avançant àtâtons, j’ai butté contre…

Le docteur et Peyrolas se penchèrent.

À l’endroit indiqué par le digne rentier, àterre, la face dans la boue, un homme gisait inanimé…

– Et voilà, ricana Peyrolas, voilà Parisen 1870 ! On y assassine aussi impunément qu’autrefois enpleine forêt de Bondy. Où sont les sergents de ville pendant cetemps ? Je demande à voir un sergent de ville…

Le docteur n’avait pas les emportements dujournaliste. S’étant agenouillé près de l’homme, il le retournaavec précaution, et lorsqu’il lui eût palpé la poitrine :

– Il n’est pas mort, prononça-t-il,peut-être peut-on encore le sauver…

Et, sans se soucier des transes du patron del’estaminet de Périclès :

– Holà, Justus ! cria-t-il à pleinevoix, venez nous aider à transporter ce pauvre diable chezvous !…

L’Allemand était de ceux qui savent fairecontre fortune bon cœur, et qui se bâtissent des maisons avec lestuiles qui leur tombent sur la tête.

Il accourut. Il souleva le blessé entre sesbras robustes, et à lui seul le porta dans le café, et il l’étenditsur un billard.

Alors, les joueurs de whist purent examinercelui qu’ils venaient de sauver.

C’était un beau garçon de vingt-cinq à trenteans. Il portait toute sa barbe, longue et d’un noir de jais. Lalumière crue des lampes du billard tombant d’aplomb sur son visage,en faisait ressortir la pâleur mortelle, mais en accentuait aussila mâle énergie.

Ses habits, bien que souillés de boue et desang, trahissaient des habitudes d’irréprochable élégance, et sonlinge était d’une finesse et d’une blancheur remarquables.

Détail singulier : sous ses lèvresentrouvertes, on discernait de légers fragments de papier, commesi, au moment de perdre connaissance, il eût eu le temps et lesang-froid de détruire, en l’avalant, quelque lettredangereuse.

Mais le docteur fut le seul à remarquer cettecirconstance, dont il se garda bien de souffler mot.

Il avait retroussé ses manches, et tout endépouillant le blessé de ses vêtements avec une dextérité toutechirurgicale :

– De l’eau, disait-il au maître du caféde Périclès, vite de l’eau, une éponge, du linge…Eh ! sacrebleu ! réveillez votre femme, pour qu’elle mefasse un peu de charpie…

Inutile !… Le bruit avait troublé lesommeil de Mme Justus et au moment où on prononçaitson nom, elle apparaissait, grelottant sous un peignoir à grandsramages.

Et quand elle aperçut, sur le billard, cethomme à demi nu, raide comme un cadavre et couvert de sang, elle semit à pousser des cris lamentables…

– C’est un gaillard que j’ai tiré desmains des assassins, lui dit son mari, qui déjà entrevoyait leparti qu’il pourrait tirer de l’aventure… Et il en réchappera,n’est-ce-pas, monsieur Legris ?

Ayant achevé son examen, le docteur procédaitau pansement du blessé.

– Oui, il en reviendra,répondit-il ; et même, à vrai dire, il n’a pas grand’chose.Ah ! il doit une fière chandelle à son patron. Si aussi bienil eût reçu sur la nuque le coup d’assommoir dont vous voyez latrace, là sur le col, c’était fini. De plus, on lui a allongé entreles deux épaules un coup de couteau à tuer un bœuf, et, par unesorte de miracle, la lame a dévié et glissé le long d’un os. Avantquinze jours, il sera sur pieds.

Cependant, Justus et sa femme étaient seuls àécouter le médecin.

Le journaliste Peyrolas s’était emparé du pèreRivet, encore mal remis de son effroi, il le tenait au collet, etd’un air inspiré :

– Voilà, lui disait-il, le sujet d’unarticle que je vais écrire en rentrant, d’un de ces articles quiremuent les masses… Ah ! votre gouvernement emploie la policeà organiser des émeutes pendant qu’on nous assassine !… Uninstant ! Je lui dirai son fait, moi, à votre gouvernement,monsieur Rivet…

– Ah çà ! vous tairez-vous !interrompit le docteur impatienté.

C’est que le blessé revenait à lui.

Grâce à un violent effort et en s’appuyant surl’épaule du cabaretier, il s’était dressé sur son séant, et ilpromenait autour de lui un regard surpris et anxieux, interrogeanttour à tour l’endroit où il se trouvait et la physionomie desinconnus qui l’entouraient.

La conscience de soi lui revenait, et bientôtil fut évident qu’il pensait s’être rendu compte de ce qui s’étaitpassé.

– Comment vous remercier jamais,messieurs, commença-t-il d’une voix faible, d’avoir exposé votrevie pour sauver la mienne…

D’un geste, le docteur l’arrêta :

– Oh ! permettez, monsieur, notremérite n’est pas si grand que vous le dites. Quand nous sommesarrivés près de vous, vos assassins avaient fui.

Un immense étonnement se peignit sur lestraits du blessé.

– Ils avaient fui ! murmura-t-il,sans m’achever !…

Et une soudaine réflexionl’éclairant :

– Aurais-je donc été volé ?demanda-t-il.

On lui présenta ses vêtements : sa montreet son porte-monnaie avaient disparu.

– C’étaient donc des voleurs !fit-il, comme si cette certitude eût complètement dérouté toutesses prévisions.

Ni le digne père Rivet, ni le fougueuxPeyrolas ne remarquaient l’étrange préoccupation du blessé.

Mais il n’en était pas de même du docteurLegris.

– Parbleu ! pensa-t-il, voici unsingulier sire, qui s’étonne qu’on ne l’ait pas achevé et quis’émerveille d’avoir été volé. Pourquoi donc l’eût-on assailli surles boulevards extérieurs, à une heure du matin, sinon pour ledépouiller ?…

Et flairant quelque mystère :

– Savez-vous, du moins, monsieur,interrogea-t-il, à quelle espèce de gens vous avez euaffaire ?

– Aucunement.

– Les reconnaîtriez-vous si on vous lesprésentait ?

– Je ne les ai même pas vus.

– La nuit est fort obscure, eneffet ; cependant…

– Eh ! monsieur, j’étais à terreavant de soupçonner seulement que j’étais entouréd’assassins !… s’écria le blessé. Est-ce que sans cela je neme serais pas défendu… et bien défendu, vous pouvez mecroire ?

Et, en effet, tout en lui trahissait une rareénergie servie par une force peu commune.

– C’est que le guet-apens étaithabilement tendu, continua-t-il. Je rentrais chez moi, lorsquepassant ici devant, tout à coup, il me semble entendre desgémissements. Surpris, je m’arrête, prêtant l’oreille. Les plaintesredoublent… Je cherche des yeux d’où elles partent, et à terre,devant un des bancs du terre-plein je distingue comme une formehumaine qui s’agite… Ému, je me penche, mais je m’étais à peineincliné qu’un coup terrible sur la tête, un coup de bâton, à ce queje suppose, m’envoyait rouler à dix pas dans la boue…

– Évidemment, objecta le père Rivet, lesassassins étaient cachés derrière le banc…

– Je n’étais cependant qu’étourdi,continua le blessé, et la preuve, c’est que pendant trois secondesau moins j’ai eu la perception très nette de ma situation… Mais, aumoment où je me relevais, j’ai ressenti une douleur épouvantableentre les deux épaules. J’ai dû pousser un cri terrible… et de cemoment je ne me rappelle plus rien…

Indifférent en apparence, le docteur guettaitson blessé du coin de l’œil.

– Eh bien ! lui dit-il, voilà cequ’il faudra, demain, répéter au commissaire de police…

Mais l’autre, à ces mots,tressaillit :

– Pour cela, non ! s’écria-t-il,non, à aucun prix !

C’était plus que de la répugnance, c’était del’effroi que manifestait le blessé.

À ce point que tous, le docteur excepté, endemeurèrent stupéfaits, et que même le père Rivet s’oublia jusqu’àmurmurer à l’oreille de Peyrolas :

– Par ma foi ! le nom seul ducommissaire lui fait un drôle d’effet.

Lui vit bien l’impression produite :

– Je ne puis porter plainte,déclara-t-il. Et tenez, messieurs, si après le grand service quevous m’avez rendu, vous vouliez m’en rendre un plus grand encore,vous n’ébruiteriez pas l’accident dont je viens d’être victime.

Il attendait une réponse avec une si évidenteanxiété, que M. Legris en eut pitié.

– Nous vous garderons le secret,monsieur, dit-il, vous avez notre parole.

– Soit ! soupira Peyrolas. Etpourtant, quel article !…

Dès lors, le blessé parut recouvrer toute saliberté d’esprit. Mme Justus lui avait préparé unetasse de feuilles d’oranger, il la but et annonça que, se sentantmieux, il allait regagner son logis.

Puis, tandis qu’on l’aidait à revêtir seshabits :

– Je me nomme Raymond Delorge, messieurs,dit-il, et je demeure rue Blanche… J’espère, une fois rétabli, voustémoigner toute ma gratitude…

Cependant il avait trop présumé de sesforces ; lorsqu’il essaya de faire un pas, il chancela.

– Diable ! fit-il avec un sourireinquiet, la tête me tourne et j’ai les jambes comme du coton…

– Mais moi, j’avais prévu ce qui arrive,monsieur, interrompit le docteur. Adonis vient de sortir pourtâcher de nous trouver une voiture, et pour plus de sûreté je vousaccompagnerai.

Toute la nuit, il passe sur le boulevard deClichy des voitures attardées qui regagnent le dépôt, le garçon ducafé de Périclès ne tarda pas à reparaître, annonçantqu’il ramenait un fiacre.

On aida le blessé à y monter, le docteur s’yinstalla près de lui, et le cocher fouetta son cheval.

Rarement M. Legris avait été aussiintrigué, et il cherchait dans sa tête quelqu’une de ces questionsinsidieuses qui forcent la réponse.

Raymond Delorge ne lui laissa pas le temps dela trouver.

– Ainsi, docteur, commença-t-il, je vaisêtre obligé de garder le lit ?

– Pendant quelques jours, oui.

– En ce moment, ce peut être pour moi unirréparable malheur…

– Oh !…

– Et ce n’est pas tout. Je ne sais ce queje donnerais pour qu’on ne s’aperçût pas chez moi de mon accident.J’ai perdu mon père, docteur, je vis avec ma mère et ma sœur, dontla tendresse n’est déjà que trop facile à s’alarmer.

– Ne dites rien alors. Cachez vosvêtements qui vous trahiraient et restez couché sous prétexte d’uneindisposition…

– C’est bien à quoi je pense ;seulement il faudrait un médecin…

– Qui fût votre complice, n’est-cepas ? Eh bien ! j’irai vous voir, fit le docteur avec uneprécipitation qu’il regretta.

Mais il était trop tard pour rienajouter ; la voiture s’arrêtait rue Blanche. Le blessé endescendit seul et quand il fut sur le trottoir :

– Allons, dit-il, l’air m’a fait du bien,et je me sens de force à gravir l’escalier en me tenant à la rampe…Vous m’excuserez, docteur, de ne pas vous prier de monter, mais jesuis certain que moi n’étant pas rentré, ma pauvre mère n’est pasencore endormie, et un autre pas que le mien l’inquièterait… Etenfin, pour abuser de vous jusqu’au bout, je vais vous demander depayer le cocher, car on m’a pris jusqu’à mon dernier sou…

– Bien ! bien ! ne voustourmentez pas… Allons, rentrez, voici votre porte ouverte. Et pasd’imprudence !… Je serai chez vous à midi.

Resté seul, le docteur renvoya le fiacre,préférant rentrer à pied.

– Drôle d’histoire ! grommelait-il,singulier garçon !… Qu’est-ce que cette lettre qu’il aavalée ? Pourquoi ne veut-il pas porter plainte ? Maisbast ! j’aurai sans doute le mot de l’énigme demain.

Il disait cela, seulement il ne pouvaitempêcher sa cervelle de trotter.

Et le lendemain, il dut presque se faireviolence pour attendre onze heures avant de se présenter rueBlanche.

Un vieux serviteur en qui tout trahissaitl’ancien soldat vint ouvrir, et il avait été prévenu, car dès qu’ilaperçut le docteur :

– M. Raymond attend monsieur,déclara-t-il, et si monsieur veut me suivre…

Le docteur trouva son malade beaucoup mieuxqu’il ne l’espérait.

Et quand il eut examiné la blessure et indiquéle régime à garder, il s’assit, espérant vaguement quelqueséclaircissements en échange de ses soins.

Il n’en recueillit aucun. Le blessé semblaitavoir oublié son aventure. Il dit simplement que sa mère n’avaitaucun soupçon, et se mit à causer de tout autre chose. Et il en futde même pendant une semaine, où M. Legris vint tous lesjours.

Raymond le recevait affectueusement et commes’il eût eu la volonté de conserver ces relations que le hasardavait nouées, mais il évitait avec une sorte d’affectation deparler de soi, de ses affaires, de sa famille.

Après dix visites, le docteur n’avait entrevuni madame ni mademoiselle Delorge.

Aussi, quand, au café de Périclès,Peyrolas ou le père Rivet lui demandaient des nouvelles de sonmalade, et aussi quelques renseignements :

– Il est autant dire guéri, répondait-il,et vous le verrez un de ces soirs… C’est un brave et loyal garçon,bien qu’un peu froid et d’une réserve excessive… Ancien élève del’École polytechnique, il était ingénieur des ponts et chausséesquand il a donné sa démission pour s’occuper de chimieindustrielle…

C’était tout ce qu’il savait, et c’était,pensait-il, tout ce qu’il saurait jamais ; quand un dimanche –c’était le 27 février 1870, le dimanche gras – sur les cinq heuresdu soir, il se présenta rue Blanche.

À sa vue, Raymond bondit sur son fauteuil, etd’une voix émue :

– Ah ! docteur, s’écria-t-il, jetremblais que vous ne vinssiez pas !

Son impassibilité habituelle sedémentait ; l’éclat de ses yeux et un tremblement fébriletrahissaient ses angoisses.

– Il vous arrive quelque chose ?demanda M. Legris.

Pour toute réponse, Raymond prit une lettresur son bureau, et la tendant au docteur :

– Voici ce que je reçois, dit-il ;lisez.

Cette lettre, non signée, était écrite àl’encre bleue sur d’horrible papier.

Elle disait :

« Cette nuit, une scène aura lieu, dontIL FAUT que M. Delorge soit témoin.

« Qu’il se trouve à minuit au bal de laReine-Blanc he. Un homme s’approchera de lui et luidira : « Je viens du jardin de l’Élysée. » Qu’ilsuive hardiment cet homme partout, je dis bien partout, oùil le conduira.

« Qu’il vienne, pour elle, sinon pourlui. Et qu’il ne craigne rien, celui qui lui écrit est sonami. »

Ayant lu, le docteur n’eut pas l’ombre d’unehésitation.

– Je pense, mon cher monsieur Delorge,prononça-t-il, que ceux qui vous ont manqué une première foisveulent prendre leur revanche.

Raymond hochait la tête.

– Peut-être avez-vous raison, fit-il, etcependant il est de mon devoir de me rendre à ce rendez-vous.

Sa détermination était si évidente, que ledocteur n’eut pas même l’idée de la combattre.

– Au moins, conseilla-t-il, faites-vousaccompagner…

On eût dit que Raymond attendait cet avis.Fixant M. Legris :

– Par qui ? demanda-t-il. Je suismalheureux, je vis seul. J’ai deux amis, deux frères, mais ils sontloin de Paris. Où trouver un homme qui consente à braver pour moiun péril inconnu, et qui me jure, quoi qu’il arrive, un inviolablesilence ?

Le docteur n’hésita pas.

– Je serai cet homme, monsieur Delorge,dit-il d’une voix ferme.

Et quelques heures plus tard, en effet, ledocteur Legris et Raymond Delorge remontaient la rue Fontaine, serendant au rendez-vous de la lettre anonyme.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer