La Deux Fois morte

La Deux Fois morte

de Jules Lermina

I

À peine eus-je posé le pied sur la terre de France – au retour de la longue mission qui m’avait retenu pendant près de trois années dans l’extrême Orient – que je me mis en route pour le coin de Sologne où s’étaient cloîtrés mes amis.

J’avais naguère trouvé assez étrange cette idée de s’aller enfermer avec une jeune femme, presque une enfant,dans une solitude morose, et cela dès le lendemain d’un mariage que j’avais d’ailleurs fort approuvé, en raison de la camaraderie qui avait unis enfants ceux qui devenaient époux.

Je les avais dès lors surnommés Paul et Virginie, et je continuerai à les désigner ainsi, estimant que l’impersonnalité convient aux faits singuliers dont je veux en ce récit conserver le souvenir.

De dix ans plus âgé que Paul, je m’étais toujours intéressé à son caractère. Sa nervosité excessive souvent m’avait effrayé, quoique en somme elle ne me parût exercer sur ses actes aucune influence mauvaise et ne se traduisît d’ordinaire que par une rare ténacité de volonté.

J’ai toujours eu grand goût pour les sciences naturelles, avant même que l’éducation et les circonstances aient fait de moi le très modeste savant que je suis. Mais je n’ai jamaisété doué que d’une mémoire très relative. Ce qui me fait surtoutdéfaut, c’est la mémoire dite visuelle. Par exemple, si jerencontre dans mes excursions de botaniste quelque fleur dontl’éclat ou l’originalité de structure m’enchantent, il m’estpresque impossible, une fois dans mon cabinet, de reconstituer enimage cérébrale la silhouette ou la couleur qui m’ont ravi tout àl’heure.

Il en allait tout autrement de Paul.S’était-il trouvé avec moi au moment de l’observation, le lendemainet même plusieurs jours après il me suffisait de lui rappeler lemoindre détail pour qu’aussitôt, du crayon et du pinceau, ilreproduisît avec une étonnante exactitude, en les plus minutieusesparticularités, la plante qui avait attiré mon attention. Bienplus, ses yeux, qui devenaient fixes et regardaient droit devantlui comme s’ils eussent percé la muraille pour retrouver le modèle,avaient, dans leur étonnante faculté de vision – rétrospective –visé, reconnu, conservé des accidents de tissus ou de teintes quim’avaient échappé. À ce point qu’il m’arrivait d’aller vérifier parmoi-même s’il n’obéissait pas à un jeu de sa fantaisie. En ce sens,jamais je ne le pris en défaut.

Aussi, lorsque je le conduisais au théâtre, àla ville voisine du château qu’habitait sa famille, pendantplusieurs jours, je le surprenais immobile, étranger à tout ce quil’entourait. À mes questions, il répondait qu’il était occupé àrevoir la pièce vue. Si je le pressais, alors il me peignait d’unevoix lente et recueillie toutes les péripéties théâtrales, leurrendant une vie que nous aurions qualifiée de factice, mais quipour lui, je l’ai compris depuis, était absolument réelle.

Ces facultés exceptionnelles ne firent que sedévelopper avec l’âge. Je pourrais dire qu’il vivait deux foischaque jour de sa vie, occupant son lendemain à revivre la veille.Peut-être plus exactement ne vivait-il que la moitié d’une vie,dépensant l’autre à se souvenir.

Oserai-je tout avouer ? En cesétrangetés, on craint toujours, quelles que soient sa conviction etsa sûreté d’intellect, de passer pour un imposteur ou une dupe. Cequi dépasse la limite de ce qu’on appelle le possible – comme si onen pouvait fixer la mesure – apparaît toujours au vulgaire comme leproduit d’une imagination malade ou imbécile !

Un jour – Paul avait alors quinze ans et cettefaculté de recommencement s’affirmait en lui de plus en plus – ilme rappela un mendiant que nous avions rencontré ensemble,tellement sordide et malingreux que jamais Callot ni Goya n’eussentdésiré modèle plus… réaliste.

Très affiné, poussant même la délicatessejusqu’à l’afféterie, il avait horreur de ces types dégradés par lamisère et l’ivrognerie. Celui-ci à qui il avait jeté une aumône luiavait causé un profond dégoût, et je puis dire que sa mémoire enétait hantée. Je m’en apercevais, et je m’efforçais de détourner lecours de ses méditations. Mais toujours il me répondait :

– Que veux-tu ? Je le vois… il estlà !

Et il ajouta, en me prenant brusquement lebras – nous nous trouvions alors dans un coin assez sombre duparc :

– Mais il est impossible que tu ne levoies pas toi-même !

En vérité, pendant un espace de temps qui futinfiniment court – je ne pourrais trouver de terme d’exactefixation – je vis, oui, je vis à quelques pas de nous le mendiantgibbeux, loqueteux, hirsute, je le vis positivement en sa forme, ensa couleur, apparition et disparition instantanées.

Très peu sentimental de ma nature et peudisposé à admettre l’inexplicable, je m’irritai contre moi-même,attribuant à ma complaisance pour ce névrosé l’influence presquefascinatrice qui m’avait dominé, et je me promis de ne plus prêtertant d’attention à des songeries morbides.

Sans grande fortune et ayant à me créer uneposition, il ne me seyait pas de jouer avec mon cerveau.

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