La divine comédie – Tome 3 – Le Paradis
La gloire de Celui qui met le monde en branle
remplit tout l’univers, mais son éclat est tel
qu’il resplendit plus fort ou moins, selon les lieu.
Je montai jusqu’au ciel qui prend de sa splendeur
la plus grande partie, et j’ai connu des choses
qu’on ne peut ni sait dire en rentrant delà-haut,
car en se rapprochant de l’objet de ses vœux
l’intelligence y court et s’avance si loin
qu’on ne saurait la suivre avec notre mémoire.
Mais tout ce que j’ai vu pendant ce saintvoyage,
tout ce que j’ai pu mettre au trésor del’esprit
servira maintenant de matière à mon chant.
Rends-moi, doux Apollon, pour ce dernierlabeur
un vase bien rempli de ta propre vertu,
que je sois digne enfin de ton laurieraimé.
J’ai pu me contenter jusqu’à présent d’unseul
des sommets du Parnasse : il me fautmaintenant
monter sur tous les deux, pour ce dernierparcours[2].
Pénètre dans mon sein, partage-moi tonsouffle,
comme au jour d’autrefois où ton chant eut ledon
de tirer Marsyas du fourreau de sesmembres[3] !
Ô divine vertu, livre-toi, que je puisse
raconter pour le moins l’ombre du règneheureux,
tel que je l’emportai gravé dans mamémoire ;
tu me verras monter vers l’arbrebien-aimé[4]
et faire couronner mon front de sonfeuillage,
le thème et ton concours m’en ayant rendudigne.
Nous pouvons le cueillir si peu souvent, ôpère,
pour fêter d’un César, d’un poète lagloire
(c’est là des passions l’opprobre et larançon),
que l’arbre pénéen et ses feuillesdevraient
inonder de plaisir le cœur du dieu deDelphes,
chaque fois que nous point le soin de lesgagner[5].
La petite étincelle allume le grandfeu ;
et peut-être quelqu’un, d’une voix plushabile,
va prier après moi, pour que Cyrrha[6] réponde.
L’astre du jour se lève aux regards desmortels
sur plus d’un horizon ; mais il en est unseul
auquel on voit trois croix sortant des quatrecercles[7],
où son éclat reluit sous de meilleursauspices,
suivant un cours meilleur, qui dispose etmodèle
plus à sa volonté la matière du monde.
C’est à peu près ce point qui, faisant là lejour,
portait chez nous la nuit ; et dans cethémisphère
tout s’habillait de blanc, et de noir dans lenôtre,
quand je vis qu’ayant fait un demi-tour àgauche
Béatrice rivait son regard au soleil,
bien plus intensément que ne le peut unaigle.
Comme l’on voit jaillir d’un rayon delumière
un rayon réfléchi qui monte vers le haut,
semblable au pèlerin qui retourne chezlui,
de même, mon maintien reproduisant lesien,
tel que dans mon esprit il entrait par lavue,
je fixai le soleil d’un regard plusqu’humain.
Bien des choses, là-haut, qui ne sont paspermises
à notre faculté, deviennent naturelles
par la vertu du lieu conçu pour notrebien.
J’en souffrais mal l’aspect, mais assezcependant
pour voir étinceler les éclats qu’iljetait
comme le fer ardent qu’on sort de lafournaise.
On eût dit que le jour multipliait lejour,
comme si tout à coup Celui qui peut toutfaire
avait mis sur le ciel deux soleils à lafois.
Béatrice restait tout entière attachée
par son regard intense aux sphèreséternelles,
et moi, l’en détachant, je le posais surelle
et en la contemplant je devins en moi-même
tel que devint Glaucus, lorsqu’il eut goûtél’herbe
qui le rendait égal aux autres dieux desmers[8].
Traduire per verba cettemétamorphose
ne serait pas possible ; et l’exempledoit seul
suffire à qui la grâce un jourl’enseignera.
Amour, toi qui régis le ciel et qui m’asfait
monter par ton effet, tu sais s’il merestait
autre chose de moi, que le don de lafin[9].
Lorsque la sphère enfin qui se meut le plusvite
par le désir de toi[10], rappelamon regard
avec tous ses accords que tu conduis etrègles,
j’y vis incendier de si vastes surfaces
par le feu du soleil, qu’il n’est pas dedéluge
ou de fleuve qui pût faire un lac aussigrand.
Ces accents surprenants, cette immensesplendeur
m’enflammaient du désir de connaître leurcause,
tel que jamais avant je n’en eus de plusvif ;
et elle, qui voyait en moi comme moi-même,
pour apaiser la soif de l’âme, ouvrit labouche
plus vite encor que moi pour le luidemander
et elle commença : « Tu t’étourdistout seul
par des pensers trompeurs, qui t’empêchent devoir
ce qui serait très clair, si tu t’ensecouais.
Tu n’es pas sur la terre, ainsi que tusupposes[11] ;
mais l’éclair qui descend du lieu de sademeure
est moins prompt à le fuir, que toi tu n’yreviens. »
Si je me vis alors libre du premier doute,
par ces propos si brefs, dits avec unsourire,
un autre embarrassait davantage l’esprit.
« De mon étonnement, lui dis-je, jereviens.
Me voici satisfait ; mais ma surprise estgrande,
de me voir traverser ces élémentslégers[12]. »
Elle poussa d’abord un soupir de pitié,
me regardant ensuite avec l’expression
de la mère veillant sur son fils quidélire,
puis elle me parla : « Tous lesobjets du monde
ont un ordre commun : et cet ordre est laforme
qui fait de l’univers une image de Dieu.
Les êtres de là-haut y retrouventl’empreinte
du pouvoir éternel, qui fait la finsuprême
où tend la loi de tous, dont je viens deparler.
Bien que tous les objets qui sont dans lanature
dépendent de ces lois, la façon en diffère
selon qu’ils sont plus loin ou plus près deleur source.
Ils naviguent ainsi vers des portsdifférents
sur l’océan de l’être, et chacun d’euxpossède
un instinct qui le guide et dont on lui fitdon.
C’est lui qui fait monter le feu jusqu’à lalune[13] ;
c’est lui, du cœur mortel le premier desmoteurs ;
c’est lui qui tient ensemble et compose laterre ;
c’est lui qui, comme un arc, lance dansl’existence
avec tous les objets privés d’intelligence
tous les êtres doués d’intellect etd’amour.
La Providence donc, qui gouverne le monde,
porte par son éclat le repos éternel
aux cieux au sein desquels roule le plusrapide ;
et c’est là maintenant, comme à l’endroitprévu,
que nous sommes lancés par la force del’arc
qui tire droit au but les flèches qu’ildécoche.
Il est vrai cependant que, comme biensouvent
la forme reste sourde aux propos del’artiste,
qui ne peut pas plier la matière à sesfins,
de même l’être peut s’écarter quelquefois
du cours ainsi tracé, puisqu’il a lepouvoir,
tout en étant guidé, de s’inclinerailleurs
(comme au lieu de monter, le feu tombe desnues),
si l’on vient dévier l’impulsion première
par quelque faux plaisir qui pousse vers lesol[14].
Si tu comprends cela, le fait qu’ainsi tumontes
n’est pas plus étonnant que le cours d’unruisseau
qui descend des sommets au creux d’unevallée.
Le surprenant serait que, libre desentraves,
tu puisses demeurer prisonnier de laterre,
ou que l’on puisse voir une flammeimmobile. »
Ensuite elle tourna son regard vers lessphères.