La Double vie de Théophraste Longuet

La Double vie de Théophraste Longuet

de Gaston Leroux

PRÉFACE HISTORIQUE.

 

Certain soir de l’an dernier, je remarquai dans le salon d’attente du journal Le Matin un homme tout de noir vêtu, sur la figure duquel je m’arrêtai à lire le plus sombre désespoir. Il ne pleurait plus. Ses yeux desséchés et morts recevaient l’image des objets extérieurs, comme des glaces immobiles.

Il était assis et avait déposé sur ses genoux un coffret en bois des îles tout orné de ferrures. Ses deux mains étaient croisées sur le coffre. Un garçon de service me dit qu’il attendait là, depuis trois longues heures, mon arrivée sans un mouvement, sans le bruit d’un soupir.

Je priai cet homme en deuil de franchir le seuil de mon cabinet.

Je lui montrai un siège, mais il ne s’assit point, il vint droit à mon bureau et déposa le coffret en bois des îles tout orné de ferrures.

– Monsieur, me dit-il d’une voix éteinte et lointaine, ce coffret vous appartient. Mon ami, M. Théophraste Longuet, m’a donné la mission de vous l’apporter. Recevez-le,monsieur, et croyez-moi votre serviteur.

L’homme me salua et regagna la porte. Jel’arrêtai :

– Eh quoi ! lui dis-je, ne partez pasainsi. Je ne puis recevoir ce coffret sans savoir ce qu’ilcontient.

Il me répondit :

– Monsieur, je ne sais pas ce qu’il contient.Ce coffret est fermé à clef. La clef de ce coffret n’existe plus.Vous devez briser le coffret pour savoir ce qu’il contient.

Je repris :

– Je voudrais au moins savoir le nom de celuiqui me l’apporte.

– Mon ami, M. Théophraste Longuet,m’appelait : Adolphe, répliqua cet homme désespéré, d’une voixde plus en plus éteinte.

– M. Théophraste Longuet, s’il m’eût apportélui-même ce coffret, m’eût dit certainement ce qu’il renferme. Jeregrette que M. Théophraste Longuet…

– Moi aussi, monsieur, fit l’homme. Mais M.Théophraste Longuet est mort, et je suis son exécuteurtestamentaire.

Ayant dit ces mots, il ouvrit la porte et s’enalla. Je regardai le coffret, la porte, je courus à l’homme, maisil avait disparu.

Je fis ouvrir le coffret et y trouvai uneliasse de papiers, que je considérai d’abord avec ennui et quej’examinai ensuite, par le menu avec intérêt.

Au fur et à mesure que je pénétrai dans cesdocuments posthumes, l’aventure qui s’y révélait était siinattendue que je n’y voulus point croire ; cependant, commeil y avait là des preuves, je dus, après enquête, me rendre àsa réalité.

Tout d’abord, il importe de dire que le decujus, M. Théophraste Longuet, bourgeois de Paris, me faisaithéritier du coffret, de son contenu et des secrets qui s’ytrouvaient renfermés.

Quels étaient ces secrets ?

Les papiers du défunt, fort nombreux, et quirelataient dans les plus grands détails les derniers événementsd’une existence devenue exceptionnellement dramatique,m’apprenaient que M. Théophraste Longuet, par la découverte d’undocument vieux de deux siècles, avait acquis la preuve queLouis-Dominique Cartouche et lui, Théophraste Longuet, venu aumonde deux siècles plus tard, ne faisaient qu’UN.

Ce document l’avait mis également sur la tracedes trésors du fameux Cartouche.

Un trépas précoce et certaines terribleshistoires, qui seront narrées tout au long dans cette œuvreextraordinaire, n’avaient pas permis au défunt de les retrouver. Ilme les léguait ainsi que tous les détails et tout le secret deson incroyable vie ; et cela, quoiqu’il ne me connûtpoint, mais tout simplement parce que j’écrivais dans un journalqui avait été « son organe favori ». Enfin, s’il m’avaitchoisi parmi tant de rédacteurs de ce journal, c’est qu’il metrouvait, non pas plus d’esprit – ce qui m’eût rempli de confusion– mais une intelligence plus solide que celle desautres.

J’appris par la suite et vous apprendrez cequ’il entendait par le mot : solide.

Très perplexe, j’allai porter tout ce fatras àmon directeur, qui, lui, eut cette imagination de le faire servir,non seulement à la joie des lecteurs de son journal mais encore àleur intérêt. Il n’hésita pas à trouver les trésors deCartouche tout de suite, dans sa caisse. Vous savez de quellesorte pratique et tout à fait curieuse vingt-cinq mille francs,somme divisée en sept trésors, furent cachés à Paris et enprovince, et comment l’auteur de ces lignes fut chargé de glisser,dans l’histoire trouvée dans le coffret en bois des îles, histoirequi parut en feuilleton au mois d’octobre de l’an 1903[1], certaines indications qui devaientconduire à la découverte des trésors du Matin.

Aujourd’hui que les trésors du Matinsont trouvés, il ne s’agira donc plus en cette œuvre que destrésors de Cartouche qui ne sont, du reste, que le moindre incidentde cette prodigieuse aventure.

J’ai cru de mon devoir vis-à-vis du lecteur etaussi de la mémoire de Théophraste Longuet de publier en volumel’histoire vraie, l’histoire authentique de la réincarnation deCartouche, écrite uniquement avec les documents trouvés dans lecoffret en bois des îles, et débarrassée par conséquent de tout ceque, moi, pauvre journaliste, j’y avais ajouté, avec tant deplaisir du reste, pour la fortune des lecteurs de monjournal.

Le lecteur du livre, lui, ne trouvera iciqu’un trésor, mais il est considérable : c’est une pure œuvrelittéraire d’une valeur inestimable, si l’on songe à tout ceque nous prouvent les documents enfermés dans le coffret enbois des îles.

Certes, quelques esprits avancés sedoutaient bien de quelque chose, mais eussent-ils jamaisosé soupçonner la réelle aventure de ThéophrasteLonguet ? osé la soupçonner et lacomprendre ?

Le coffret en bois des îles contenait lesecret de la tombe.

Il contenait aussi l’Histoire du peupleTalpa due à la plume autorisée de M. le commissaire de policeMifroid qui fut retenu trois semaines avec M. Théophraste Longuetchez ces monstres souterrains aux groins roses. Disons tout desuite que cette dernière infernale déambulation eut certainementrencontré des incrédules, si le récit n’en avait été fait par leplus curieux, le plus noble, le plus charmant esprit – musicien,peintre, sculpteur, poète – des commissariats modernes, par ceProtée auquel on ne pourrait comparer que Léonard de Vinci siLéonard de Vinci avait été commissaire de police.

Enfin, je ne terminerai pas cette préface sansavertir le lecteur qu’il doit s’attendre à tout et qu’il estabsolument dangereux, pour sa santé intellectuelle et physique,d’aborder le secret de la vie de Théophraste, s’il n’a, selonl’expression de Théophraste lui-même, la tête solide.

GASTON LEROUX

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