La Duchesse de Palliano

La Duchesse de Palliano

de Stendhal

Palerme, le 22 juillet 1838.

Je ne suis point naturaliste, je ne sais le grec que fort médiocrement ; mon principal but, en venant voyager en Sicile,n’a pas été d’observer les phénomènes de l’Etna, ni de jeter quelque clarté, pour moi ou pour les autres, sur tout ce que les vieux auteurs grecs ont dit de la Sicile. Je cherchais d’abord le plaisir des yeux, qui est grand en ce pays singulier. Il ressemble,dit-on, à l’Afrique ; mais ce qui, pour moi, est de toute certitude, c’est qu’il ne ressemble à l’Italie que par les passions dévorantes. C’est bien des Siciliens que l’on peut dire que le mot impossible n’existe pas pour eux dès qu’ils sont enflammés par l’amour ou la haine, et la haine, en ce beau pays, ne provient jamais d’un intérêt d’argent.

Je remarque qu’en Angleterre, et surtout en France, on parle souvent de la passion italienne, de la passion effrénée que l’on trouvait en Italie aux seizième et dix-septième siècles. De nos jours, cette belle passion est morte, tout à fait morte, dans les classes qui ont été atteintes par l’imitation des mœurs françaises et des façons d’agir à la mode à Paris ou à Londres.

Je sais bien que l’on peut dire que, dès l’époque de Charles-Quint (1530), Naples, Florence, et même Rome, imitèrent un peu les mœurs espagnoles ; mais ces habitudes sociales si nobles n’étaient-elles pas fondées sur le respect infini que tout homme digne de ce nom doit avoir pour les mouvements de son âme ? Bien loin d’exclure l’énergie, elles l’exagéraient,tandis que la première maxime des fats qui imitaient le duc de Richelieu, vers 1760, était de ne sembler émus de rien. La maxime des dandies anglais, que l’on copie maintenant à Naples de préférence aux fats français, n’est-elle pas de sembler ennuyé de tout, supérieur à tout ?

Ainsi la passion italienne ne se trouve plus, depuis un siècle,dans la bonne compagnie de ce pays-là.

Pour me faire quelque idée de cette passion italienne, dont nosromanciers parlent avec tant d’assurance, j’ai été obligéd’interroger l’histoire ; et encore la grande histoire faitepar des gens à talent, et souvent trop majestueuse, ne dit presquerien de ces détails. Elle ne daigne tenir note des folies qu’autantqu’elles sont faites par des rois ou des princes. J’ai eu recours àl’histoire particulière de chaque ville ; mais j’ai étéeffrayé par l’abondance des matériaux. Telle petite ville vousprésente fièrement son histoire en trois ou quatre volumes in-4°imprimés, et sept ou huit volumes manuscrits ; ceux-ci presqueindéchiffrables, jonchés d’abréviations, donnant aux lettres uneforme singulière, et, dans les moments les plus intéressants,remplis de façons de parler en usage dans le pays, maisinintelligibles vingt lieues plus loin. Car dans toute cette belleItalie où l’amour a semé tant d’événements tragiques, trois villesseulement, Florence, Sienne et Rome, parlent à peu près comme ellesécrivent ; partout ailleurs la langue écrite est à cent lieuesde la langue parlée.

Ce qu’on appelle la passion italienne, c’est-à-dire, la passionqui cherche à se satisfaire, et non pas à donner au voisin une idéemagnifique de notre individu, commence à la renaissance de lasociété, au douzième siècle, et s’éteint du moins dans la bonnecompagnie vers l’an 1734. A cette époque, les Bourbons vinrentrégner à Naples dans la personne de don Carlos, fils d’une Farnèse,mariée, en secondes noces, à Philippe V, ce triste petit-fils deLouis XIV, si intrépide au milieu des boulets, si ennuyé, et sipassionné pour la musique. On sait que pendant vingt-quatre ans lesublime castrat Farinelli lui chanta tous les jours trois airsfavoris, toujours les mêmes.

Un esprit philosophique peut trouver curieux les détails d’unepassion sentie à Rome ou à Naples, mais j’avouerai que rien ne mesemble plus absurde que ces romans qui donnent des noms italiens àleurs personnages. Ne sommes-nous pas convenus que les passionsvarient toutes les fois qu’on avance de cent lieues vers leNord ? L’amour est-il le même à Marseille et à Paris ?Tout au plus peut-on dire que les pays soumis depuis longtemps aumême genre de gouvernement offrent dans les habitudes sociales unesorte de ressemblance extérieure.

Les paysages, comme les passions, comme la musique, changentaussi dès qu’on s’avance de trois ou quatre degrés vers le Nord. Unpaysage napolitain paraîtrait absurde à Venise, si l’on n’était pasconvenu, même en Italie, d’admirer la belle nature de Naples. AParis, nous faisons mieux, nous croyons que l’aspect des forêts etdes plaines cultivées est absolument le même à Naples et à Venise,et nous voudrions que le Canaletto, par exemple, eût absolument lamême couleur que Salvator Rosa.

Le comble du ridicule, n’est-ce pas une dame anglaise douée detoutes les perfections de son île, mais regardée comme hors d’étatde peindre la haine et l’amour, même dans cette île : madame AnneRadcliffe donnant des noms italiens et de grandes passions auxpersonnages de son célèbre roman : le Confessionnal des Pénitentsnoirs ?

Je ne chercherai point à donner des grâces à la simplicité, à larudesse parfois choquante du récit trop véritable que je soumets àl’indulgence du lecteur ; par exemple, je traduis exactementla réponse de la duchesse de Palliano à la déclaration d’amour deson cousin Marcel Capecce. Cette monographie d’une famille setrouve, je ne sais pourquoi, à la fin du second volume d’unehistoire manuscrite de Palerme, sur laquelle je ne puis donneraucun détail.

Ce récit, que j’abrège beaucoup, à mon grand regret (je supprimeune foule de circonstances caractéristiques), comprend lesdernières aventures de la malheureuse famille Carafa, plutôt quel’histoire intéressante d’une seule passion. La vanité littéraireme dit que peut-être il ne m’eût pas été impossible d’augmenterl’intérêt de plusieurs situations en développant davantage,c’est-à-dire en devinant et racontant au lecteur, avec détails, ceque sentaient les personnages. Mais moi, jeune Français, né au nordde Paris, suis-je bien sûr de deviner ce qu’éprouvaient ces âmesitaliennes de l’an 1559 ? Je puis tout au plus espérer dedeviner ce qui peut paraître élégant et piquant aux lecteursfrançais de 1838.

Cette façon passionnée de sentir ce qui régnait en Italie vers1559 voulait des actions et non des paroles. On trouvera donc fortpeu de conversations dans les récits suivants. C’est un désavantagepour cette traduction, accoutumés que nous sommes aux longuesconversations de nos personnages de roman ; pour eux, uneconversation est une bataille. L’histoire pour laquelle je réclametoute l’indulgence du lecteur montre une particularité singulièreintroduite par les Espagnols dans les mœurs d’Italie. Je ne suispoint sorti du rôle de traducteur. Le calque fidèle des façons desentir du seizième siècle, et même des façons de raconter del’historien, qui, suivant toute apparence, était un gentilhommeappartenant à la malheureuse duchesse de Palliano, fait, selon moi,le principal mérite de cette histoire tragique, si toutefois mériteil y a.

L’étiquette espagnole la plus sévère régnait à la cour du duc dePalliano. Remarquez que chaque cardinal, que chaque prince romainavait une cour semblable, et vous pourrez vous faire une idée duspectacle que présentait, en 1559, la civilisation de la ville deRome. N’oubliez pas que c’était le temps où le roi Philippe II,ayant besoin pour une de ses intrigues du suffrage de deuxcardinaux, donnait à chacun d’eux deux cent mille livres de renteen bénéfices ecclésiastiques. Rome, quoique sans armée redoutable,était la capitale du monde. Paris, en 1559, était une ville debarbares assez gentils.

TRADUCTION EXACTE D’UN VIEUX RECIT ÉCRIT VERS 1566

Jean-Pierre Carafa, quoique issu d’une des plus nobles famillesdu royaume de Naples, eut des façons d’agir âpres, rudes, violenteset dignes tout-à-fait d’un gardeur de troupeaux. Il prit l’habitlong (la soutane) et s’en alla jeune à Rome, où il fut aidé par lafaveur de son cousin Olivier Carafa, cardinal et archevêque deNaples. Alexandre VI, ce grand homme qui savait tout et pouvaittout, le fit son cameriere (à peu près ce que nous appellerions,dans nos mœurs, un officier d’ordonnance). Jules II le nommaarchevêque de Chieti ; le pape Paul le fit cardinal, et enfin,le 23 de mai 1555, après des brigues et des disputes terriblesparmi les cardinaux enfermés au conclave, il fut créé pape sous lenom de Paul IV ; il avait alors soixante-dix-huit ans. Ceuxmêmes qui venaient de l’appeler au trône de Saint-Pierre frémirentbientôt en pensant à la dureté et à la piété farouche, inexorable,du maître qu’ils venaient de se donner.

La nouvelle de cette nomination inattendue fit révolution àNaples et à Palerme. En peu de jours Rome vit arriver un grandnombre de membres de l’illustre famille Carafa. Tous furentplacés ; mais, comme il est naturel, le pape distinguaparticulièrement ses trois neveux, fils du comte de Montorio, sonfrère.

Don Juan, l’aîné, déjà marié, fut fait duc de Palliano. Ceduché, enlevé à Marc-Antoine Colonna, auquel il appartenait,comprenait un grand nombre de villages et de petites villes. DonCarlos, le second des neveux de Sa Sainteté, était chevalier deMalte et avait fait la guerre ; il fut créé cardinal, légat deBologne et premier ministre. C’était un homme plein derésolution ; fidèle aux traditions de sa famille, il osa haïrle roi le plus puissant du monde (Philippe II, roi d’Espagne et desIndes), et lui donna des preuves de sa haine. Quant au troisièmeneveu du nouveau pape, don Antonio Carafa, comme il était marié, lepape le fit marquis de Montebello. Enfin, il entreprit de donnerpour femme à François, Dauphin de France et fils du roi Henri II,une fille que son frère avait eue d’un second mariage ; PaulIV prétendait lui assigner pour dot le royaume de Naples, qu’onaurait enlevé à Philippe II, roi d’Espagne. La famille Carafahaïssait ce roi puissant, lequel, aidé des fautes de cette famille,parvint à l’exterminer, comme vous le verrez.

Depuis qu’il était monté sur le trône de saint Pierre, le pluspuissant du monde, et qui, à cette époque, éclipsait mêmel’illustre monarque des Espagnes, Paul IV, ainsi qu’on l’a vu chezla plupart de ses successeurs, donnait l’exemple de toutes lesvertus. Ce fut un grand pape et un grand saint ; ils’appliquait à réformer les abus dans l’Église et à éloigner par cemoyen le concile général, qu’on demandait de toutes parts à la courde Rome, et qu’une sage politique ne permettait pas d’accorder.

Suivant l’usage de ce temps trop oublié du nôtre, et qui nepermettait pas à un souverain d’avoir confiance en des gens quipouvaient avoir un autre intérêt que le sien, les États de SaSainteté étaient gouvernés despotiquement par ses trois neveux. Lecardinal était premier ministre et disposait des volontés de sononcle ; le duc de Palliano avait été créé général des troupesde la sainte Église ; et le marquis de Montebello, capitainedes gardes du palais, n’y laissait pénétrer que les personnes quilui convenaient. Bientôt ces jeunes gens commirent les plus grandsexcès ; ils commencèrent par s’approprier les biens desfamilles contraires à leur gouvernement. Les peuples ne savaient àqui avoir recours pour obtenir justice. Non seulement ils devaientcraindre pour leurs biens, mais, chose horrible à dire dans lapatrie de la chaste Lucrèce, l’honneur de leurs femmes et de leursfilles n’était pas en sûreté. Le duc de Palliano et ses frèresenlevaient les plus belles femmes ; il suffisait d’avoir lemalheur de leur plaire. On les vit, avec stupeur, n’avoir aucunégard pour la noblesse du sang, et, bien plus, ils ne furentnullement retenus par la clôture sacrée des saints monastères. Lespeuples, réduits au désespoir, ne savaient pas à qui faire parvenirleurs plaintes, tant était grande la terreur que les trois frèresavaient inspirée à tout ce qui approchait du pape : ils étaientinsolents même envers les ambassadeurs.

Le duc avait épousé, avant la grandeur de son oncle, Violante deCardone, d’une famille originaire d’Espagne, et qui, à Naples,appartenait à la première noblesse.

Elle comptait dans le Seggio di nido.

Violante, célèbre pour sa rare beauté et par les grâces qu’ellesavait se donner quand elle cherchait à plaire, l’était encoredavantage par son orgueil insensé. Mais il faut être juste, il eûtété difficile d’avoir un génie plus élevé, ce qu’elle montra bienau monde en n’avouant rien, avant de mourir, au frère capucin quila confessa. Elle savait par cœur et récitait avec une grâceinfinie l’admirable Orlando de messer Arioste, la plupart dessonnets du divin Pétrarque, les contes du Pecorone, etc. Mais elleétait encore plus séduisante quand elle daignait entretenir sacompagnie des idées singulières que lui suggérait son esprit.

Elle eut un fils appelé le duc de Cavi. Son frère, D. Ferrand,comte d’Aliffe, vint à Rome, attiré par la haute fortune de sesbeaux-frères.

Le duc de Palliano tenait une cour splendide ; les jeunesgens des premières familles de Naples briguaient l’honneur d’enfaire partie. Parmi ceux qui lui étaient les plus chers, Romedistingua, par son admiration, Marcel Capecce (du Seggio di nido),jeune cavalier célèbre à Naples par son esprit, non moins que parla beauté divine qu’il avait reçue du ciel.

La duchesse avait pour favorite Diane Brancaccio, âgée alors detrente ans, proche parente de la marquise de Montebello, sabelle-sœur. On disait dans Rome que, pour cette favorite, ellen’avait plus d’orgueil ; elle lui confiait tous ses secrets.Mais ces secrets n’avaient rapport qu’à la politique ; laduchesse faisait naître des passions, mais n’en partageaitaucune.

Par les conseils du cardinal Carafa, le pape fit la guerre auroi d’Espagne, et le roi de France envoya au secours du pape unearmée commandée par le duc de Guise.

Capecce était depuis longtemps comme fou ; on lui voyaitcommettre les actions les plus étranges ; le fait est que lepauvre jeune homme était devenu passionnément amoureux de laduchesse sa maîtresse, mais il n’osait se découvrir à elle.Toutefois il ne désespérait pas absolument de parvenir à son but,il voyait la duchesse profondément irritée contre un mari qui lanégligeait. Le duc de Palliano était tout-puissant dans Rome, et laduchesse savait, à n’en pas douter, que presque tous les jours lesdames romaines les plus célèbres par leur beauté venaient voir sonmari dans son propre palais, et c’était un affront auquel elle nepouvait s’accoutumer.

Parmi les chapelains du saint pape Paul IV se trouvait unrespectable religieux avec lequel il récitait son bréviaire. Cepersonnage, au risque de se perdre, et peut-être poussé parl’ambassadeur d’Espagne, osa bien un jour découvrir au pape toutesles scélératesses de ses neveux. Le saint pontife fut malade dechagrin ; il voulut douter ; mais les certitudesaccablantes arrivaient de tous côtés. Ce fut le premier jour del’an 1559 qu’eut lieu l’événement qui confirma le pape dans tousses soupçons, et peut-être décida Sa Sainteté. Ce fut donc lepropre jour de la Circoncision de Notre-Seigneur, circonstance quiaggrava beaucoup la faute aux yeux d’un souverain aussi pieux,qu’André Lanfranchi, secrétaire du duc de Palliano, donna un soupermagnifique au cardinal Carafa, et, voulant qu’aux excitations de lagourmandise ne manquassent pas celles de la luxure, il fit venir àce souper la Martuccia, l’une des plus belles, des plus célèbres etdes plus riches courtisanes de la noble ville de Rome. La fatalitévoulut que Capecce, le favori du duc, celui-là même qui en secretétait amoureux de la duchesse, et qui passait pour le plus belhomme de la capitale du monde, se fût attaché depuis quelque tempsà la Martuccia. Ce soir-là, il la chercha dans tous les lieux où ilpouvait espérer la rencontrer. Ne la trouvant nulle part, et ayantappris qu’il y avait un souper dans la maison Lanfranchi, il eutsoupçon de ce qui se passait, et sur le minuit se présenta chezLanfranchi, accompagné de beaucoup d’hommes armés.

La porte lui fut ouverte, on l’engagea à s’asseoir et à prendrepart au festin ; mais, après quelques paroles assezcontraintes, il fit signe à la Martuccia de se lever et de sortiravec lui. Pendant qu’elle hésitait, toute confuse et prévoyant cequi allait arriver, Capecce se leva du lieu où il était assis, et,s’approchant de la jeune fille, il la prit par la main, essayant del’entraîner avec lui. Le cardinal, en l’honneur duquel elle étaitvenue, s’opposa vivement à son départ ; Capecce persista,s’efforçant de l’entraîner hors de la salle.

Le cardinal premier ministre, qui, ce soir-là, avait pris unhabit tout différent de celui qui annonçait sa haute dignité, mitl’épée à la main, et s’opposa avec la vigueur et le courage queRome entière lui connaissait au départ de la jeune fille. Marcel,ivre de colère, fit entrer ses gens ; mais ils étaientNapolitains pour la plupart, et, quand ils reconnurent d’abord lesecrétaire du duc et ensuite le cardinal que le singulier habitqu’il portait leur avait d’abord caché, ils remirent leurs épéesdans le fourreau, ne voulurent point se battre, et s’interposèrentpour apaiser la querelle.

Pendant ce tumulte, Martuccia, qu’on entourait et que MarcelCapecce retenait de la main gauche, fut assez adroite pours’échapper. Dès que Marcel s’aperçut de son absence, il courutaprès elle, et tout son monde le suivit.

Mais l’obscurité de la nuit autorisait les récits les plusétranges, et dans la matinée du 2 janvier, la capitale fut inondéedes récits du combat périlleux qui aurait eu lieu, disait-on, entrele cardinal neveu et Marcel Capecce. Le duc de Palliano, général enchef de l’armée de l’Église, crut la chose bien plus grave qu’ellen’était, et comme il n’était pas en très bons termes avec son frèrele ministre, dans la nuit même il fit arrêter Lanfranchi, et, lelendemain, de bonne heure, Marcel lui-même fut mis en prison. Puison s’aperçut que personne n’avait perdu la vie, et que cesemprisonnements ne faisaient qu’augmenter le scandale, quiretombait tout entier sur le cardinal. On se hâta de mettre enliberté les prisonniers, et l’immense pouvoir des trois frères seréunit pour chercher à étouffer l’affaire. Ils espérèrent d’abord yréussir ; mais, le troisième jour, le récit du tout vint auxoreilles du pape. Il fit appeler ses deux neveux et leur parlacomme pouvait le faire un prince aussi pieux et profondémentoffensé.

Le cinquième jour de janvier, qui réunissait un grand nombre decardinaux dans la congrégation du Saint Office, le saint pape parlale premier de cette horrible affaire, il demanda aux cardinauxprésents comment ils avaient osé ne pas la porter à sa connaissance:

– Vous vous taisez ! et pourtant le scandale touche à ladignité suprême dont vous êtes revêtus ! Le cardinal Carafa aosé paraître sur la voie publique couvert d’un habit séculier etl’épée nue à la main. Et dans quel but ? Pour se saisir d’uneinfâme courtisane ?

On peut juger du silence de mort qui régnait parmi tous cescourtisans durant cette sortie contre le premier ministre. C’étaitun vieillard de quatre-vingts ans qui se fâchait contre un neveuchéri maître jusque-là de toutes ses volontés. Dans sonindignation, le pape parla d’ôter le chapeau à son neveu.

La colère du pape fut entretenue par l’ambassadeur du grand-ducde Toscane, qui alla se plaindre à lui d’une insolence récente ducardinal premier ministre. Ce cardinal, naguère si puissant, seprésenta chez Sa Sainteté pour son travail accoutumé. Le pape lelaissa quatre heures entières dans l’antichambre, attendant auxyeux de tous, puis le renvoya sans vouloir l’admettre à l’audience.On peut juger de ce qu’eut à souffrir l’orgueil immodéré duministre. Le cardinal était irrité, mais non soumis ; ilpensait qu’un vieillard accablé par l’âge, dominé toute sa vie parl’amour qu’il portait à sa famille, et qui enfin était peu habituéà l’expédition des affaires temporelles, serait obligé d’avoirrecours à son activité. La vertu du saint pape l’emporta ; ilconvoqua les cardinaux, et, les ayant longtemps regardés sansparler, à la fin il fondit en larmes et n’hésita point à faire unesorte d’amende honorable :

– La faiblesse de l’âge, leur dit-il, et les soins que je donneaux choses de la religion, dans lesquelles, comme vous savez, jeprétends détruire tous les abus, m’ont porté à confier mon autoritétemporelle à mes trois neveux ; ils en ont abusé, et je leschasse à jamais.

On lut ensuite un bref par lequel les neveux étaient dépouillésde toutes leurs dignités et confinés dans de misérables villages.Le cardinal premier ministre fut exilé à Civita Lavinia, le duc dePalliano à Soriano, et le marquis à Montebello ; par ce bref,le duc était dépouillé de ses appointements réguliers, quis’élevaient à soixante-douze mille piastres (plus d’un million de1838).

Il ne pouvait pas être question de désobéir à ces ordres sévères: les Carafa avaient pour ennemis et pour surveillants le peuple deRome tout entier qui les détestait.

Le duc de Palliano, suivi du comte d’Aliffe, son beau-frère, etde Léonard del Cardine, alla s’établir au village de Soriano,tandis que la duchesse et sa belle-mère vinrent habiter Gallese,misérable hameau à deux petites lieues de Soriano.

Ces localités sont charmantes ; mais c’est un exil, et l’onétait chassé de Rome où naguère on régnait avec insolence.

Marcel Capecce avait suivi sa maîtresse avec les autrescourtisans dans le pauvre village où elle était exilée. Au lieu deshommages de Rome entière, cette femme, si puissante quelques joursauparavant, et qui jouissait de son rang avec tout l’emportement del’orgueil, ne se voyait plus environnée que de simples paysans dontl’étonnement même lui rappelait sa chute. Elle n’avait aucuneconsolation ; son oncle était si âgé que probablement ilserait surpris par la mort avant de rappeler ses neveux, et, pourcomble de misère, les frères se détestaient entre eux. On allaitjusqu’à dire que le duc et le marquis qui ne partageaient point lespassions fougueuses du cardinal, effrayés par ses excès, étaientallés jusqu’à le dénoncer au pape leur oncle.

Au milieu de l’horreur de cette profonde disgrâce, il arriva unechose qui, pour le malheur de la duchesse et de Capecce lui-même,montra bien que, dans Rome, ce n’était pas une passion véritablequi l’avait entraîné sur les pas de la Martuccia.

Un jour que la duchesse l’avait fait appeler pour lui donner unordre, il se trouva seul avec elle, chose qui n’arrivait peut-êtrepas deux fois dans toute une année. Quand il vit qu’il n’y avaitpersonne dans la salle où la duchesse le recevait, Capecce restaimmobile et silencieux. Il alla vers la porte pour voir s’il yavait quelqu’un qui pût les écouter dans la salle voisine, puis ilosa parler ainsi :

– Madame, ne vous troublez point et ne prenez pas avec colèreles paroles étranges que je vais avoir la témérité de prononcer.Depuis longtemps je vous aime plus que la vie. Si, avec tropd’imprudence, j’ai osé regarder comme amant vos divines beautés,vous ne devez pas en imputer la faute à moi mais à la forcesurnaturelle qui me pousse et m’agite. Je suis au supplice, jebrûle ; je ne demande pas du soulagement pour la flamme qui meconsume, mais seulement que votre générosité ait pitié d’unserviteur rempli de déférence et d’humilité.

La duchesse parut surprise et surtout irritée :

– Marcel, qu’as-tu donc vu en moi, lui dit-elle, qui te donne lahardiesse de me requérir d’amour ? Est-ce que ma vie, est-ceque ma conversation se sont tellement éloignées des règles de ladécence, que tu aies pu t’en autoriser une telle insolence ?Comment as-tu pu avoir la hardiesse de croire que je pouvais medonner à toi ou à tout autre homme, mon mari et seigneurexcepté ? Je te pardonne ce que tu m’as dit, parce que jepense que tu es un frénétique ; mais garde-toi de tomber denouveau dans une pareille faute, ou je te jure que je te feraipunir à la fois pour la première et pour la seconde insolence.

La duchesse s’éloigna transportée de colère, et réellementCapecce avait manqué aux lois de la prudence : il fallait fairedeviner et non pas dire. Il resta confondu, craignant beaucoup quela duchesse ne racontât la chose à son mari.

Mais la suite fut bien différente de ce qu’il appréhendait. Dansla solitude de ce village, la fière duchesse de Palliano ne puts’empêcher de faire confidence de ce qu’on avait osé lui dire à sadame d’honneur favorite, Diane Brancaccio. Celle-ci était une femmede trente ans, dévorée par des passions ardentes. Elle avait lescheveux rouges (l’historien revient plusieurs fois sur cettecirconstance qui lui semble expliquer toutes les folies de DianeBrancaccio). Elle aimait avec fureur Domitien Fornari, gentilhommeattaché au marquis de Montebello. Elle voulait le prendre pourépoux ; mais le marquis et sa femme, auxquels elle avaitl’honneur d’appartenir par les liens du sang, consentiraient-ilsjamais à la voir épouser un homme actuellement à leurservice ? Cet obstacle était insurmontable, du moins enapparence.

Il n’y avait qu’une chance de succès : il aurait fallu obtenirun effort de crédit de la part du duc de Palliano, frère aîné dumarquis, et Diane n’était pas sans espoir de ce côté. Le duc latraitait en parente plus qu’en domestique. C’était un homme quiavait de la simplicité dans le cœur et de la bonté, et il tenaitinfiniment moins que ses frères aux choses de pure étiquette.Quoique le duc profitât en vrai jeune homme de tous les avantagesde sa haute position, et ne fût rien moins que fidèle à sa femme,il l’aimait tendrement, et, suivant les apparences, ne pourrait luirefuser une grâce si celle-ci la lui demandait avec une certainepersistance.

L’aveu que Capecce avait osé faire à la duchesse parut unbonheur inespéré à la sombre Diane. Sa maîtresse avait étéjusque-là d’une sagesse désespérante ; si elle pouvaitressentir une passion, si elle commettait une faute, à chaqueinstant elle aurait besoin de Diane, et celle-ci pourrait toutespérer d’une femme dont elle connaîtrait les secrets.

Loin d’entretenir la duchesse d’abord de ce qu’elle se devait àelle-même, et ensuite des dangers effroyables auxquels elles’exposerait au milieu d’une cour aussi clairvoyante, Diane,entraînée par la fougue de sa passion, parla de Marcel Capecce à samaîtresse, comme elle se parlait à elle-même de Domitien Fornari.Dans les longs entretiens de cette solitude, elle trouvait moyen,chaque jour, de rappeler au souvenir de la duchesse les grâces etla beauté de ce pauvre Marcel qui semblait si triste ; ilappartenait, comme la duchesse, aux premières familles de Naples,ses manières étaient aussi nobles que son sang, et il ne luimanquait que ces biens d’un caprice de la fortune pouvait luidonner chaque jour, pour être sous tous les rapports l’égal de lafemme qu’il osait aimer.

Diane s’aperçut avec joie que le premier effet de ces discoursétait de redoubler la confiance que la duchesse lui accordait.

Elle ne manqua pas de donner avis de ce qui se passait à MarcelCapecce. Durant les chaleurs brûlantes de cet été, la duchesse sepromenait souvent dans les bois qui entourent Gallese. A la chutedu jour, elle venait attendre la brise de mer sur les collinescharmantes qui s’élèvent au milieu de ces bois et du sommetdesquelles on aperçoit la mer à moins de deux lieues dedistance.

Sans s’écarter des lois sévères de l’étiquette, Marcel pouvaitse trouver dans ces bois ; il s’y cachait, dit-on, et avaitsoin de ne se montrer aux regards de la duchesse que lorsqu’elleétait bien disposée par les discours de Diane Brancaccio. Celle-cifaisait un signal à Marcel.

Diane, voyant sa maîtresse sur le point d’écouter la passionfatale qu’elle avait fait naître dans son cœur, céda elle-même àl’amour voilent que Domitien Fornari lui avait inspiré. Désormaiselle se tenait sûre de pouvoir l’épouser. Mais Domitien était unjeune homme sage, d’un caractère froid et réservé ; lesemportements de sa fougueuse maîtresse, loin de l’attacher, luisemblèrent bientôt désagréables. Diane Brancaccio était procheparente des Carafa ; il se tenait sûr d’être poignardé aumoindre rapport qui parviendrait sur ses amours au terriblecardinal Carafa qui, bien que cadet du duc de Palliano, était, dansle fait, le véritable chef de la famille.

La duchesse avait cédé depuis quelque temps à la passion deCapecce, lorsqu’un beau jour on ne trouva plus Domitien Fornaridans le village où était relégué la cour du marquis de Montebello.Il avait disparu : on sut plus tard qu’il s’était embarqué dans lepetit port de Nettuno ; sans doute il avait changé de nom, etjamais depuis on n’eut de ses nouvelles.

Qui pourrait peindre le désespoir de Diane ? Après avoirécouté avec bonté ses plaintes contre le destin, un jour laduchesse de Palliano lui laissa deviner que ce sujet de discourslui semblait épuisé. Diane se voyait méprisée par son amant ;son cœur était en proie aux mouvements les plus cruels ; elletira la plus étrange conséquence de l’instant d’ennui que laduchesse avait éprouvé en entendant la répétition de ses plaintes.Diane se persuada que c’était la duchesse qui avait engagé DomitienFornari à la quitter pour toujours, et qui, de plus, lui avaitfourni les moyens de voyager. Cette idée folle n’était appuyée quesur quelques remontrances que jadis la duchesse lui avaitadressées. Le soupçon fut bientôt suivi de la vengeance. Elledemanda une audience au duc et lui raconta tout ce qui se passaitentre sa femme et Marcel. Le duc refusa d’y ajouter foi.

– Songez, lui dit-il, que depuis quinze ans je n’ai pas eu lemoindre reproche à faire à la duchesse ; elle a résisté auxséductions de la cour et à l’entraînement de la position brillanteque nous avions à Rome : les princes les plus aimables, et le ducde Guise lui-même, général de l’armée française, y ont perdu leurspas, et vous voulez qu’elle cède à un simple écuyer ?

Le malheur voulut que le duc s’ennuyant beaucoup à Soriano,village où il était relégué, et qui n’était qu’à deux petiteslieues de celui qu’habitait sa femme, Diane put en obtenir un grandnombre d’audiences, sans que celles-ci vinssent à la connaissancede la duchesse. Diane avait un génie étonnant ; la passion larendait éloquente. Elle donnait au duc une foule de détails ;la vengeance était devenue son seul plaisir. Elle lui répétait que,presque tous les soirs, Capecce s’introduisait dans la chambre dela duchesse sur les onze heures, et n’en sortait qu’à deux ou troisheures du matin. Ces discours firent d’abord si peu d’impressionsur le duc, qu’il ne voulut pas se donner la peine de faire deuxlieues à minuit pour venir à Gallese et entrer à l’improviste dansla chambre de sa femme.

Mais un soir qu’il se trouvait à Gallese, le soleil étaitcouché, et pourtant il faisait encore jour, Diane pénétra toutéchevelée dans le salon où était le duc. Tout le monde s’éloigna,elle lui dit que Marcel Capecce venait de s’introduire dans lachambre de la duchesse. Le duc, sans doute mal disposé en cemoment, prit son poignard et courut à la chambre de sa femme, où ilentra par une porte dérobée. Il y trouva Marcel Capecce. A lavérité, les deux amants changèrent de couleur en le voyantentrer ; mais du reste, il n’y avait rien de répréhensibledans la position où ils se trouvaient. La duchesse était dans sonlit occupée à noter une petite dépense qu’elle venait defaire ; une camériste était dans la chambre ; Marcel setrouvait debout à trois pas du lit.

Le duc furieux saisit Marcel à la gorge, l’entraîna dans uncabinet voisin, où il lui commanda de jeter à terre la dague et lepoignard dont il était armé. Après quoi le duc appela des hommes desa garde, par lesquels Marcel fut immédiatement conduit dans lesprisons de Soriano.

La duchesse fut laissée dans son palais, mais étroitementgardée.

Le duc n’était point cruel ; il paraît qu’il eut la penséede cacher l’ignominie de la chose, pour n’être pas obligé d’envenir aux mesures extrêmes que l’honneur exigerait de lui. Ilvoulut faire croire que Marcel était retenu en prison pour une toutautre cause, et prenant prétexte de quelques crapauds énormes queMarcel avait achetés à grand prix deux ou trois mois auparavant, ilfit dire que ce jeune homme avait tenté de l’empoisonner. Mais levéritable crime était bien trop connu, et le cardinal, son frère,lui fit demander quand il songerait à laver dans le sang descoupables l’affront qu’on avait osé faire à leur famille.

Le duc s’adjoignit le comte d’Aliffe, frère de sa femme, etAntoine Torando, ami de la maison. Tous trois, formant comme unesorte de tribunal, mirent en jugement Marcel Capecce, accuséd’adultère avec la duchesse.

L’instabilité des choses humaines voulut que le pape Pie IV, quisuccéda à Paul IV, appartînt à la faction d’Espagne. Il n’avaitrien à refuser au roi Philippe II, qui exigea de lui la mort ducardinal et du duc de Palliano. Les deux frères furent accusésdevant les tribunaux du pays, et les minutes du procès qu’ilseurent à subir nous apprennent toutes les circonstances de la mortde Marcel Capecce.

Un des nombreux témoins entendus dépose en ces termes :

– Nous étions à Soriano ; le duc, mon maître, eut un longentretien avec le comte d’Aliffe… Le soir, fort tard, on descenditdans un cellier au rez-de-chaussée, où le duc avait fait prépareles cordes nécessaires pour donner la question au coupable. Là setrouvaient le duc, le comte d’Aliffe, le seigneur Antoine Torandoet moi.

Le premier témoin appelé fut le capitaine Camille Grifone, amiintime et confident de Capecce. Le duc lui parla ainsi :

– Dis la vérité, mon ami. Que sais-tu de ce que Marcel a faitdans la chambre de la duchesse ?

– Je ne sais rien ; depuis plus de vingt jours je suisbrouillé avec Marcel.

Comme il s’obstinait à ne rien dire de plus, le seigneur ducappela du dehors quelques-uns de ses gardes. Grifone fut lié à lacorde par le podestat de Soriano. Les gardes tirèrent les cordes,et, par ce moyen, enlevèrent le coupable à quatre doigts de terre.Après que le capitaine eut été ainsi suspendu un bon quart d’heure,il dit :

– Descendez-moi, je vais dire ce que je sais.

Quand on l’eut remis à terre, les gardes s’éloignèrent et nousrestâmes seuls avec lui.

– Il est vrai que plusieurs fois j’ai accompagné Marcel jusqu’àla chambre de la duchesse, dit le capitaine, mais je ne sais riende plus, parce que je l’attendais dans une cour voisine jusque versles une heure du matin.

Aussitôt on rappela les gardes, qui, sur l’ordre du duc,l’enlevèrent de nouveau, de façon que ses pieds ne touchaient pasla terre. Bientôt le capitaine s’écria :

– Descendez-moi, je veux dire la vérité. Il est vrai,continua-t-il, que, depuis plusieurs mois, je me suis aperçu queMarcel fait l’amour avec la duchesse, et je voulais en donner avisà Votre Excellence ou à D. Léonard. La duchesse envoyait tous lesmatins savoir des nouvelles de Marcel ; elle lui faisait tenirde petits cadeaux, et, entre autres choses, des confiturespréparées avec beaucoup de soin et fort chères ; j’ai vu àMarcel de petites chaînes d’or d’un travail merveilleux qu’iltenait évidemment de la duchesse.

Après cette déposition, le capitaine fut renvoyé en prison. Onamena le portier de la duchesse, qui dit ne rien savoir ; onle lia à la corde, et il fut élevé en l’air. Après une demi-heure,il dit :

– Descendez-moi, je dirai ce que je sais.

Une fois à terre, il prétendit ne rien savoir ; on l’élevade nouveau. Après une demi-heure on le descendit ; il expliquaqu’il y avait peu de temps qu’il était attaché au serviceparticulier de la duchesse. Comme il était possible que cet hommene sût rien, on le renvoya en prison. Toutes ces choses avaientpris beaucoup de temps à cause des gardes que l’on faisait sortir àchaque fois. On voulait que les gardes crussent qu’il s’agissaitd’une tentative d’empoisonnement avec le venin extrait descrapauds.

La nuit était déjà fort avancée quand le duc fit venir MarcelCapecce. Les gardes sortis et la porte dûment fermée à clef :

– Qu’avez-vous à faire, lui dit-il, dans la chambre de laduchesse, que vous y restez jusqu’à une heure, deux heures, etquelquefois quatre heures du matin ?

Marcel nia tout ; on appela les gardes, et il futsuspendu ; la corde lui disloquait les bras ; ne pouvantsupporter la douleur, il demanda à être descendu ; on le plaçasur une chaise ; mais une fois là, il s’embarrassa dans sondiscours, et proprement ne savait ce qu’il disait. On appela lesgardes qui le suspendirent de nouveau ; après un long temps,il demanda à être descendu.

– Il est vrai, dit-il, que je suis entré dans l’appartement dela duchesse à des heures indues ; mais je faisais l’amour avecla signora Diane Brancaccio, une des dames de Son Excellence, aveclaquelle j’avais donné la foi de mariage, et qui m’a tout accordé,excepté les choses contre l’honneur.

Marcel fut reconduit à sa prison, où on le confronta avec lecapitaine et avec Diane, qui nia tout.

Ensuite on ramena Marcel dans la salle basse ; quand nousfûmes près de la porte :

– Monsieur le duc, dit Marcel, Votre Excellence se rappelleraqu’elle m’a promis la vie sauve si je dis toute la vérité. Il n’estpas nécessaire de me donner la corde de nouveau ; je vais toutvous dire.

Alors il s’approcha du duc, et, d’une voix tremblante et à peinearticulée, il lui dit qu’il était vrai qu’il avait obtenu lesfaveurs de la duchesse. A ces paroles, le duc se jeta sur Marcel etle mordit à la joue ; puis il tira son poignard et je visqu’il allait en donner des coups au coupable. Je dis alors qu’ilétait bien que Marcel écrivît de sa main ce qu’il venait d’avouer,et que cette pièce servirait à justifier Son Excellence. On entradans la salle basse, où se trouvait ce qu’il fallait pourécrire ; mais la corde avait tellement blessé Marcel au braset à la main, qu’il ne put écrire que ce peu de mots : Oui, j’aitrahi mon seigneur ; oui, je lui ai ôté l’honneur !

Le duc lisait à mesure que Marcel écrivait. A ce moment il sejeta sur Marcel et il lui donna trois coups de poignard qui luiôtèrent la vie. Diane Brancaccio était là, à trois pas, plus morteque vive, et qui, sans doute, se repentait mille et mille fois dece qu’elle avait fait.

– Femme indigne d’être née d’une noble famille ! s’écria leduc, et cause unique de mon déshonneur, auquel tu as travaillé pourservir à tes plaisirs déshonnêtes, il faut que je te donne larécompense de toutes tes trahisons.

En disant ces paroles, il la prit par les cheveux et lui scia lecou avec un couteau. Cette malheureuse répandit un déluge de sang,et enfin tomba morte.

Le duc fit jeter les deux cadavres dans un cloaque voisin de laprison.

Le jeune cardinal Alphonse Carafa, fils du marquis deMontebello, le seul de toute la famille que Paul IV eût gardéauprès de lui, crut devoir lui raconter cet événement. Le pape nerépondit que par ces paroles :

– Et de la duchesse, qu’en a-t-on fait ?

On pensa généralement, dans Rome, que ces paroles devaientamener la mort de cette malheureuse femme. Mais le duc ne pouvaitse résoudre à ce grand sacrifice, soit parce qu’elle étaitenceinte, soit à cause de l’extrême tendresse que jadis il avaiteue pour elle.

Trois mois après le grand acte de vertu qu’avait accompli lesaint pape Paul IV en se séparant de toute sa famille, il tombamalade, et, après trois autres mois de maladie, il expira le 18août 1559.

Le cardinal écrivait lettres sur lettres au duc de Palliano, luirépétant sans cesse que leur honneur exigeait la mort de laduchesse. Voyant leur oncle mort, et ne sachant pas quelle pourraitêtre la pensée du pape qui serait élu, il voulait que tout fût finidans le plus bref délai.

Le duc, homme simple, bon et beaucoup moins scrupuleux que lecardinal sur les choses qui tenaient au point d’honneur, ne pouvaitse résoudre à la terrible extrémité qu’on exigeait de lui. Il sedisait que lui-même avait fait de nombreuses infidélités à laduchesse, et sans se donner la moindre peine pour les lui cacher,et que ces infidélités pouvaient avoir porté à la vengeance unefemme aussi hautaine. Au moment même d’entrer au conclave, aprèsavoir entendu la messe et reçu la sainte communion, le cardinal luiécrivit encore qu’il se sentait bourrelé par ces remisescontinuelles, et que, si le duc ne se résolvait pas enfin à cequ’exigeait l’honneur de leur maison, il protestait qu’il ne semêlerait plus de ses affaires, et ne chercherait jamais à lui êtreutile, soit dans le conclave, soit auprès du nouveau pape. Uneraison étrangère au point d’honneur put contribuer à déterminer leduc. Quoique la duchesse fut sévèrement gardée, elle trouva,dit-on, le moyen de faire dire à Marc-Antoine Colonna, ennemicapital du duc à cause de son duché de Palliano, que celui-cis’était fait donner, que si Marc-Antoine trouvait moyen de luisauver la vie et de la délivrer, elle, de son côté, le mettrait enpossession de la forteresse de Palliano, où commandait un homme quilui était dévoué.

Le 28 août 1559, le duc envoya à Gallese deux compagnies desoldats. Le 30, D. Léonard del Cardine, parent du duc, et D.Ferrant, comte d’Aliffe, frère de la duchesse, arrivèrent àGallese, et vinrent dans les appartements de la duchesse pour luiôter la vie. Ils lui annoncèrent la mort, elle apprit cettenouvelle sans la moindre altération. Elle voulut d’abord seconfesser et entendre la sainte messe. Puis, ces deux seigneurss’approchant d’elle, elle remarqua qu’ils n’étaient pas d’accordentre eux. Elle demanda s’il y avait un ordre du duc son mari pourla faire mourir.

– Oui, madame, répondit D. Léonard.

La duchesse demanda à le voir ; D. Ferrant le luimontra.

(Je trouve dans le procès du duc de Palliano la déposition desmoines qui assistèrent à ce terrible événement. Ces dépositionssont très supérieures à celles des autres témoins, ce qui provient,ce me semble, de ce que les moines étaient exempts de crainte enparlant devant la justice, tandis que tous les autres témoinsavaient été plus ou moins complices de leur maître.)

Le frère Antoine de Pavie, capucin, déposa en ces termes :

– Après la messe où elle avait reçu dévotement la saintecommunion, et tandis que nous la confortions, le comte d’Aliffe,frère de madame la duchesse, entra dans la chambre avec une cordeet une baguette de coudrier grosse comme le pouce et qui pouvaitavoir une demi-aune de longueur. Il couvrit les yeux de la duchessed’un mouchoir, et elle, d’un grand sang-froid, le faisait descendredavantage sur ses yeux, pour ne pas le voir. Le comte lui mit lacorde au cou ; mais, comme elle n’allait pas bien, le comte lalui ôta et s’éloigna de quelques pas ; la duchesse,l’entendant marcher, s’ôta le mouchoir de dessus les yeux, et dit:

– Eh bien donc ! que faisons-nous ?

Le comte répondit :

– La corde n’allait pas bien, je vais en prendre une autre pourne pas vous faire souffrir.

Disant ces paroles, il sortit ; peu après il rentra dans lachambre avec une autre corde, il lui arrangea de nouveau lemouchoir sur les yeux, il lui remit la corde au cou, et, faisantpénétrer la baguette dans le nœud, il la fit tourner et l’étrangla.La chose se passa, de la part de la duchesse, absolument sur le tond’une conversation ordinaire.

Le frère Antoine de Salazar, autre capucin, termine sadéposition par ces paroles :

– Je voulais me retirer du pavillon par scrupule de conscience,pour ne pas la voir mourir ; mais la duchesse me dit :

– Ne t’éloigne pas d’ici, pour l’amour de Dieu.

(Ici le moine raconte les circonstances de la mort, absolumentcomme nous venons de les rapporter.) Il ajoute :

– Elle mourut comme une bonne chrétienne, répétant souvent : Jecrois, je crois.

Les deux moines, qui apparemment avaient obtenu de leurssupérieurs l’autorisation nécessaire, répètent dans leursdépositions que la duchesse a toujours protesté de son innocenceparfaite, dans tous ses entretiens avec eux, dans toutes sesconfessions, et particulièrement dans celle qui précéda la messe oùelle reçut la sainte communion. Si elle était coupable, par cetrait d’orgueil elle se précipitait en enfer.

Dans la confrontation du frère Antoine de Pavie, capucin, avecD. Léonard de Cardine, le frère dit :

– Mon compagnon dit au comte qu’il serait bien d’attendre que laduchesse accouchât ; elle est grosse de six mois, ajouta-t-il,il ne faut pas perdre l’âme du pauvre petit malheureux qu’elleporte dans son sein, il faut pouvoir le baptiser.

A quoi le comte d’Aliffe répondit :

– Vous savez que je dois aller à Rome, et je ne veux pas yparaître avec ce masque sur le visage (avec cet affront nonvengé).

A peine la duchesse fut-elle morte, que les deux capucinsinsistèrent pour qu’on l’ouvrît sans retard, afin de pouvoir donnerle baptême à l’enfant ; mais le comte et D. Léonardn’écoutèrent pas leurs prières.

Le lendemain la duchesse fut enterrée dans l’église du lieu,avec une sorte de pompe (j’ai lu le procès-verbal). Cet événement,dont la nouvelle se répandit aussitôt, fit peu d’impression, on s’yattendait depuis longtemps ; on avait plusieurs fois annoncéla nouvelle de cette mort à Gallese et à Rome, et d’ailleurs unassassinat hors de la ville et dans un moment de siège vacantn’avait rien d’extraordinaire. Le conclave qui suivit la mort dePaul IV fut très orageux, il ne dura pas moins de quatre mois.

Le 26 décembre 1559, le pauvre cardinal Carlo Carafa fut obligéde concourir à l’élection d’un cardinal porté par l’Espagne et quipar conséquent ne pourrait se refuser à aucune des rigueurs quePhilippe II demanderait contre lui cardinal Carafa. Le nouvel éluprit le nom de Pie IV.

Si le cardinal n’avait pas été exilé au moment de la mort de sononcle, il eût été maître de l’élection, ou du moins aurait été enmesure d’empêcher la nomination d’un ennemi.

Peu après, on arrêta le cardinal ainsi que le duc ; l’ordrede Philippe II était évidemment de les faire périr. Ils eurent àrépondre sur quatorze chefs d’accusation. On interrogea tous ceuxqui pouvaient donner des lumières sur ces quatorze chefs. Ceprocès, fort bien fait, se compose de deux volumes in-folio, quej’ai lus avec beaucoup d’intérêt, parce qu’on y rencontre à chaquepage des détails de mœurs que les historiens n’ont point trouvésdignes de la majesté de l’histoire. J’y ai remarqué des détailsfort pittoresques sur une tentative d’assassinat dirigée par leparti espagnol contre le cardinal Carafa, alors ministretout-puissant.

Du reste, lui et son frère furent condamnés pour des crimes quin’en auraient pas été pour tout autre, par exemple, avoir donné lamort à l’amant d’une femme infidèle et à cette femme elle-même.Quelques années plus tard, le prince Orsini épousa la sœur dugrand-duc de Toscane, il la crut infidèle et la fit empoisonner enToscane même, du consentement du grand-duc son frère, et jamais lachose ne lui a été imputée à crime. Plusieurs princesses de lamaison de Médicis sont mortes ainsi.

Quand le procès des deux Carafa fut terminé, on en fit un longsommaire, qui, à diverses reprises fut examiné par descongrégations de cardinaux. Il est trop évident qu’une fois qu’onétait convenu de punir de mort le meurtre qui vengeait l’adultère,genre de crime dont la justice ne s’occupait jamais, le cardinalétait coupable d’avoir persécuté son frère pour que le cime fûtcommis, comme le duc était coupable de l’avoir fait exécuter.

Le 3 de mars 1561, le pape Pie IV tint un consistoire qui durahuit heures, et à la fin duquel il prononça la sentence des Carafaen ces termes : Prout in schedula (Qu’il en soit fait comme il estrequis.)

La nuit du jour suivant, le fiscal envoya au château Saint-Angele barigel pour faire exécuter la sentence de mort sur les deuxfrères, Charles, cardinal Carafa, et Jean, duc de Palliano ;ainsi fut fait. On s’occupa d’abord du duc. Il fut transféré duchâteau Saint-Ange aux prisons de Todinone, où tout étaitpréparé ; ce fut là que le duc, le comte d’Aliffe et D.Léonard del Cardine eurent la tête tranchée.

Le duc soutint ce terrible moment non seulement comme uncavalier de haute naissance, mais encore comme un chrétien prêt àtout endurer pour l’amour de Dieu. Il adressa de belles paroles àses deux compagnons pour les exhorter à la mort ; puis écrività son fils.

Le barigel revint au château Saint-Ange, il annonça la mort aucardinal Carafa, ne lui donnant qu’une heure pour se préparer. Lecardinal montra une grandeur d’âme supérieure à celle de son frère,d’autant qu’il dit moins de paroles ; les paroles sonttoujours une force que l’on cherche hors de soi. On ne lui entenditprononcer à voix basse que ces mots, à l’annonce de la terriblenouvelle :

– Moi mourir ! O pape Pie ! ô roi Philippe !

Il se confessa ; il récita les sept psaumes de lapénitence, puis il s’assit sur une chaise, et dit au bourreau :

– Faites.

Le bourreau l’étrangla avec un cordon de soie qui serompit ; il fallut y revenir à deux fois. Le cardinal regardale bourreau sans daigner prononcer un mot.

(Note ajoutée.)

Peu d’années après, le saint pape Pie V fit revoir le procès,qui fut cassé ; le cardinal et son frère furent rétablis danstous leurs honneurs, et le procureur général, qui avait le pluscontribué à leur mort, fut pendu. Pie V ordonna la suppression duprocès ; toutes les copies qui existaient dans lesbibliothèques furent brûlées ; il fut défendu d’en conserversous peine d’excommunication ; mais le pape ne pensa pas qu’ilavait une copie du procès dans sa propre bibliothèque, et c’est surcette copie qu’ont été faites toutes celles que l’on voitaujourd’hui.

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