La Fausse Maîtresse

La Fausse Maîtresse

d’ Honoré de Balzac

DEDIE A LA COMTESSE CLARA MAFFEI.

Au mois de septembre 1835, une des plus riches héritières du faubourg Saint-Germain, mademoiselle du Rouvre, fille unique du marquis du Rouvre, épousa le comte Adam Mitgislas Laginski, jeune polonais proscrit.

Qu’il soit permis d’écrire les noms comme ils se prononcent,pour épargner aux lecteurs l’aspect des fortifications de consonnes par lesquelles la langue slave protège ses voyelles, sans doute afin de ne pas les perdre, vu leur petit nombre.

Le marquis du Rouvre avait presque entièrement dissipé l’une des plus belles fortunes de la noblesse, et à laquelle il dut autre foisson alliance avec une demoiselle de Ronquerolles. Ainsi, du côté maternel, Clémentine du Rouvre avait pour oncle le marquis de Ronquerolles, et pour tante madame de Sérizy. Du côté paternel,elle jouissait d’un autre oncle dans la bizarre personne du chevalier du Rouvre, cadet de la maison, vieux garçon devenu riche en trafiquant sur les terres et sur les maisons. Le marquis de Ronquerolles eut le malheur de perdre ses deux enfants à l’invasion du choléra. Le fils unique de madame de Sérizy, jeune militaire de la plus haute espérance, périt en Afrique à l’affaire de la Macta.Aujourd’hui, les familles riches sont entre le danger de ruiner leurs enfants si elles en ont trop, ou celui de s’éteindre en s’en tenant à un ou deux, un singulier effet du Code civil auquel Napoléon n’a pas songé. Par un effet du hasard, malgré les dissipations insensées du marquis du Rouvre pour Florine, une des plus charmantes actrices de Paris, Clémentine devint donc une héritière. Le marquis de Ronquerolles, un des plus habiles diplomates de la nouvelle dynastie&|160;; sa sœur, madame de Sérizy, et le chevalier du Rouvre convinrent, pour sauver leursfortunes des griffes du marquis, d’en disposer en faveur de leurnièce, à laquelle ils promirent d’assurer, au jour de son mariage,chacun dix mille francs de rente.

Il est parfaitement inutile de dire que le Polonais, quoiqueréfugié, ne coûtait absolument rien au gouvernement français. Lecomte Adam appartient à l’une des plus vieilles et des plusillustres familles de la Pologne, alliée à la plupart des maisonsprincières de l’Allemagne, aux Sapiéha, aux Radzivill, auxRzewuski, aux Cartoriski, aux Leczinski, aux Iablonoski, etc. Maisles connaissances héraldiques ne sont pas ce qui distingue laFrance sous Louis-Philippe, et cette noblesse ne pouvait être unerecommandation auprès de la bourgeoisie qui trônait alors.D’ailleurs, quand, en 1833, Adam se montra sur le boulevard desItaliens, à Frascati, au Jockey-Club, il mena la vie d’un jeunehomme qui, perdant ses espérances politiques, retrouvait ses viceset son amour pour le plaisir. On le prit pour un étudiant. Lanationalité polonaise, par l’effet d’une odieuse réactiongouvernementale, était alors tombée aussi bas que les républicainsla voulaient mettre haut. La lutte étrange du Mouvement contre laRésistance, deux mots qui seront inexplicables dans trente ans, fitun jouet de ce qui devait être si respectable : le nom d’une nationvaincue à qui la France accordait l’hospitalité, pour qui l’oninventait des fêtes, pour qui l’on chantait et l’on dansait parsouscription&|160;; enfin une nation qui, lors de la lutte entrel’Europe et la France, lui avait offert six mille hommes en 1796,et quels hommes&|160;! N’allez pas inférer de ceci que l’on veuilledonner tort à l’empereur Nicolas contre la Pologne, ou à la Polognecontre l’empereur Nicolas. Ce serait d’abord une assez sotte choseque de glisser des discussions politiques dans un récit qui doit ouamuser ou intéresser. Puis, la Russie et la Pologne avaientégalement raison, l’une de vouloir l’unité de son empire, l’autrede vouloir redevenir libre. Disons en passant que la Polognepouvait conquérir la Russie par l’influence de ses mœurs, au lieude la combattre par les armes, en imitant les Chinois, qui ont finipar chinoiser les Tartares, et qui chinoiseront les Anglais, ilfaut l’espérer. La Pologne devait poloniser la Russie : Poniatowskil’avait essayé dans la région la moins tempérée l’empire&|160;;mais ce gentilhomme fut un roi d’autant plus incompris quepeut-être ne se comprenait-il pas bien lui-même. Commentn’aurait-on pas haï de pauvres gens qui furent la cause del’horrible mensonge commis pendant la revue où tout Paris demandaità secourir la Pologne&|160;? On feignit de regarder les Polonaiscomme les alliés du parti républicain, sans songer que la Pologneétait une république aristocratique. Dès lors la bourgeoisieaccabla de ses ignobles dédains le Polonais que l’on déifiaitquelques jours auparavant. Le vent d’une émeute a toujours faitvarier les Parisiens du Nord au Midi sous tous les régimes. Il fautbien rappeler ces revirements de l’opinion parisienne pourexpliquer comment le mot Polonais était en 1835, un qualificatifdérisoire chez le peuple qui se croit le plus spirituel et le pluspoli du monde, au centre des lumières, dans une ville qui tientaujourd’hui le sceptre des arts et de la littérature. Il existe,hélas&|160;! deux sortes de Polonais réfugiés, le Polonaisrépublicain, fils de Lelewel et le noble polonais du parti à latête duquel se place le prince Cartoriski. Ces deux sortes dePolonais sont l’eau et le feu&|160;; mais pourquoi leur envouloir&|160;? Ces divisions ne se sont-elles pas toujoursremarquées chez les réfugiés, à quelque nation qu’ilsappartiennent, n’importe en quelles contrées ils aillent&|160;? Onporte son pays et ses haines avec soi. A Bruxelles, deux prêtresfrançais émigrés manifestaient une profonde horreur l’un contrel’autre, et quand on demanda pourquoi à l’un d’eux, il répondit enmontrant son compagnon de misère : « C’est un janséniste. » Danteeût volontiers poignardé dans son exil un adversaire des Blancs. Làgît la raison des attaques dirigées contre le vénérable prince AdamCartoriski par les radicaux français et celle de la défaveurrépandue sur une partie de l’émigration polonaise par les César deboutique et les Alexandre de la patente. En 1834, Adam Mitgislaseut donc contre lui les plaisanteries parisiennes.

– Il est gentil, quoique polonais, disait de lui Rastignac.

– Tous ces Polonais se prétendent grands seigneurs, disaitMaxime de Trailles, mais celui-ci paie ses dettes de jeu&|160;; jecommence à croire qu’il a eu des terres.

Sans vouloir offenser des bannis, il est permis de faireobserver que la légèreté, l’insouciance, l’inconsistance ducaractère sarmate autorisèrent les médisances des Parisiens quid’ailleurs ressembleraient parfaitement aux Polonais en semblableoccurrence. L’aristocratie française, si admirablement secourue parl’aristocratie polonaise pendant la révolution, n’a certes pasrendu la pareille à l’émigration forcée de 1832. Ayons le tristecourage de le dire, le faubourg Saint-Germain est encore débiteurde la Pologne.

Le comte Adam était-il riche, était-il pauvre, était-ce unaventurier&|160;? Ce problème resta pendant long-temps indécis. Lessalons de la diplomatie, fidèles à leurs instructions, imitèrent lesilence de l’empereur Nicolas, qui considérait alors comme morttout émigré polonais. Les Tuileries et la plupart de ceux qui yprennent leur mot d’ordre donnèrent une horrible preuve de cettequalité politique décorée du titre de sagesse. On y méconnut unprince russe avec qui l’on fumait des cigares pendant l’émigration,parce qu’il paraissait avoir encouru la disgrâce de l’empereurNicolas.

Placés entre la prudence de la cour et celle de la diplomatie,les Polonais de distinction vivaient dans la solitude biblique deSuper flumina Babylonis, ou hantaient certains salons qui serventde terrain neutre à toutes les opinions. Dans une ville de plaisircomme Paris, où les distractions abondent à tous les étages,l’étourderie polonaise trouva deux fois plus de motifs qu’il ne luien fallait pour mener la vie dissipée des garçons. Enfin,disons-le, Adam eut d’abord contre lui sa tournure et ses manières.Il y a deux Polonais comme il y a deux Anglaises. Quand uneAnglaise n’est pas très-belle, elle est horriblement laide, et lecomte Adam appartient à la seconde catégorie. Sa petite figure,assez aigre de ton, semble avoir été pressée dans un étau. Son nezcourt, ses cheveux blonds, ses moustaches et sa barbe rousses luidonnent d’autant plus l’air d’une chèvre qu’il est petit, maigre,et que ses yeux d’un jaune sale vous saisissent par ce regardoblique si célèbre par le vers de Virgile. Comment, malgré tant deconditions défavorables, possède-t-il des manières et un tonexquis&|160;? La solution de ce problème s’explique et par unetenue de dandy et par l’éducation due à sa mère, une Radzivill. Sison courage va jusqu’à la témérité, son esprit ne dépasse point lesplaisanteries courantes et éphémères de la conversationparisienne&|160;; mais il ne rencontre pas souvent parmi les jeunesgens à la mode un garçon qui lui soit supérieur. Les gens du mondecausent aujourd’hui beaucoup trop chevaux, revenus, impôts, députéspour que la conversation française reste ce qu’elle fut. L’espritveut du loisir et certaines inégalités de position. On causepeut-être mieux à Pétersbourg et à Vienne qu’à Paris. Des égauxn’ont plus besoin de finesses, ils se disent alors tout bêtementles choses comme elles sont. Les moqueurs de Paris retrouvèrentdonc difficilement un grand seigneur dans une espèce d’étudiantléger qui, dans le discours, passait avec insouciance d’un sujet àun autre, qui courait après les amusements avec d’autant plus defureur qu’il venait d’échapper à de grands périls, et que, sorti deson pays où sa famille était connue, il se crut libre de mener unevie décousue sans courir les risques de la déconsidération.

Un beau jour, en 1834, Adam acheta, rue la Pépinière, un hôtel.Six mois après cette acquisition, sa tenue égala celle des plusriches maisons de Paris. Au moment où Laginski commençait à sefaire prendre au sérieux, il vit Clémentine aux Italiens et devintamoureux d’elle. Un an après, le mariage eut lieu. Le salon demadame d’Espard donna le signal des louanges. Les mères de familleapprirent trop tard que, dès l’an neuf cent, les Laginski secomptaient parmi les familles illustres du Nord. Par un trait deprudence anti-polonaise, la mère du jeune comte avait, au moment del’insurrection, hypothéqué ses biens d’une somme immense prêtée pardeux maisons juives et placée dans les fonds français. Le comteAdam Laginski possédait quatre-vingt mille francs de rente. On nes’étonna plus de l’imprudence avec laquelle, selon beaucoup desalons, madame de Sérizy, le vieux diplomate Ronquerolles et lechevalier du Rouvre cédaient à la folle passion de leur nièce. Onpassa, comme toujours, d’un extrême à l’autre. Pendant l’hiver de1836 le comte Adam fut à la mode, et Clémentine Laginska devint unedes reines de Paris. Madame de Laginska fait aujourd’hui partie dece charmant groupe de jeunes femmes où brillent mesdames del’Estorade, de Portenduère, Marie de Vandenesse, du Guénic et deMaufrigneuse, les fleurs du Paris actuel, qui vivent à une grandedistance des parvenus, des bourgeois et des faiseurs de la nouvellepolitique.

Ce préambule était nécessaire pour déterminer la sphère danslaquelle s’est passée une de ces actions sublimes, moins rares queles détracteurs du temps présent ne le croient, qui sont, comme lesbelles perles, le fruit d’une souffrance ou d’une douleur, et qui,semblables aux perles, sont cachées sous de rudes écailles, perduesenfin au fond de ce gouffre, de cette mer, de cette ondeincessamment remuée, nommée le monde, le siècle, Paris, Londres ouPétersbourg, comme vous voudrez&|160;!

Si jamais cette vérité, que l’architecture est l’expression desmœurs, fut démontrée, n’est-ce pas depuis l’insurrection de 1830,sous le règne de la maison d’Orléans&|160;? Toutes les fortunes serétrécissant en France, les majestueux hôtels de nos pères sontincessamment démolis et remplacés par des espèces de phalanstèresoù le pair de France de Juillet habite un troisième étage au-dessusd’un empirique enrichi. Les styles sont confusément employés. Commeil n’existe plus de cour, ni de noblesse pour donner le ton, on nevoit aucun ensemble dans les productions de l’art. De son côté,jamais l’architecture n’a découvert plus de moyens économiques poursinger le vrai, le solide, et n’a déployé plus de ressources, plusde génie dans les distributions. Proposez à un artiste la lisièredu jardin d’un vieil hôtel abattu, il vous y bâtit un petit Louvreécrasé d’ornements&|160;; il y trouve une cour, des écuries, et sivous y tenez, un jardin&|160;; à l’intérieur, il accumule tant depetites pièces et de dégagements, il sait si bien tromper l’oeil,qu’on s’y croit à l’aise&|160;; enfin, il y foisonne tant delogements, qu’une famille ducale fait ses évolutions dans l’ancienfournil d’un président à mortier.

L’hôtel de la comtesse Laginska, rue de la Pépinière, une de cescréations modernes, est entre cour et jardin. A droite, dans lacour, s’étendent les communs, auxquels répondent à gauche lesremises et les écuries. La loge du concierge s’élève entre deuxcharmantes portes cochères. Le grand luxe de cette maison consisteen une charmante serre agencée à la suite d’un boudoir aurez-de-chaussée, où se déploient d’admirables appartements deréception. Un philanthrope chassé d’Angleterre avait bâti cettebijouterie architecturale, construit la serre, dessiné le jardin,verni les portes, briqueté les communs, verdi les fenêtres, etréalisé l’un de ces rêves pareils, toute proportion gardée, à celuide Georges IV à Brigthon. Le fécond, l’industrieux, le rapideouvrier de Paris lui avait sculpté ses portes et ses fenêtres. Onlui avait imité les plafonds du moyen-âge ou ceux des palaisvénitiens, et prodigué les placages de marbre en tableauxextérieurs. Elschoët et Klagmann travaillèrent les dessus de porteset les cheminées. Boulanger avait magistralement peint lesplafonds. Les merveilles de l’escalier, blanc comme le bras d’unefemme, défiaient celles de l’hôtel Rothschild. A cause des émeutes,le prix de cette folie ne monta pas à plus de onze cent millefrancs. Pour un Anglais ce fut donné. Tout ce luxe, dit princierpar des gens qui ne savent plus ce qu’est un vrai prince, tenaitdans l’ancien jardin de l’hôtel d’un fournisseur, un des Crésus dela révolution, mort à Bruxelles en faillite après un cendessus-dessous de Bourse. L’Anglais mourut à Paris de Paris, carpour bien des gens Paris est une maladie&|160;; il est quelquefoisplusieurs maladies. Sa veuve, une méthodiste, manifesta la plusprofonde horreur pour la petite maison du nabab. Ce philanthropeétait un marchand d’opium. La pudique veuve ordonna de vendre lescandaleux immeuble au moment où les émeutes mettaient en questionla paix à tout prix. Le comte Adam profita de cette occasion, voussaurez comment, car rien n’était moins dans ses habitudes de grandseigneur.

Derrière cette maison, bâtie en pierre brodée comme melon,s’étale le velours vert d’une pelouse anglaise, ombragée au fondpar un élégant massif d’arbres exotiques, d’où s’élance un pavillonchinois avec ses clochettes muettes et ses œufs dorés immobiles. Laserre et ses constructions fantastiques déguisent le mur de clôtureau midi. L’autre mur qui fait face à la serre est caché par desplantes grimpantes, façonnées en portiques à l’aide de mâts peintsen vert et réunis par des traverses. Cette prairie, ce monde defleurs, ces allées sablées, ce simulacre de forêt, ces palissadesaériennes se développent dans vingt-cinq perches carrées, quivalent aujourd’hui quatre cent mille francs, la valeur d’une vraieforêt. Au milieu de ce silence obtenu dans Paris, les oiseauxchantent : il y a des merles, des rossignols, des bouvreuils, desfauvettes, et beaucoup de moineaux. La serre est une immensejardinière où l’air est chargé de parfums, où l’on se promène enhiver comme si l’été brillait de tous ses feux. Les moyens parlesquels on compose une atmosphère à sa guise, la Torride, la Chineou l’Italie, sont habilement dérobés aux regards. Les tubes oùcirculent l’eau bouillante, la vapeur, un calorique quelconque,sont enveloppés de terre et se produisent aux regards comme desguirlandes de fleurs vivantes. Vaste est le boudoir. Sur un terrainrestreint, le miracle de cette fée parisienne, appeléel’Architecture, est de rendre tout grand. Le boudoir de la jeunecomtesse fut la coquetterie de l’artiste, à qui le comte Adam livral’hôtel à décorer de nouveau. Une faute y est impossible : il y atrop de jolis riens. L’amour ne saurait où se poser parmi destravailleuses sculptées en Chine, où l’oeil aperçoit des milliersde figures bizarres fouillées dans l’ivoire et dont la génération ausé deux familles chinoises&|160;; des coupes de topaze brûléemontées sur un pied de filigrane&|160;; des mosaïques qui inspirentle vol&|160;; des tableaux hollandais comme en refaitMeissonnier&|160;; des anges conçus comme les exécute Gérard-Séguinqui ne veut pas vendre les siens&|160;; des statuettes sculptéespar des génies poursuivis par leurs créanciers (véritableexplication des mythes arabes)&|160;; les sublimes ébauches de nospremiers artistes&|160;; des devants de bahut pour boiseries etdont les panneaux alternent avec les fantaisies de la soierieindienne&|160;; des portières qui s’échappent en flots dorés dedessous une traverse en chêne noir où grouille une chasseentière&|160;; des meubles dignes de madame de Pompadour&|160;; untapis de Perse, etc. Enfin, dernière grâce, ces richesses éclairéespar un demi-jour qui filtre à travers deux rideaux de dentelle, enparaissaient encore plus charmantes. Sur une console, parmi desantiquités, une cravache dont le bout fut sculpté par mademoisellede Fauveau, disait que la comtesse aimait à monter à cheval.

Tel est un boudoir en 1837, un étalage de marchandises quidivertissent les regards, comme si l’ennui menaçait la société laplus remueuse et la plus remuée du monde. Pourquoi rien d’intime,rien qui porte à la rêverie, au calme&|160;? Pourquoi&|160;?personne n’est sûr de son lendemain, et chacun jouit de la vie enusufruitier prodigue.

Par une matinée, Clémentine se donnait l’air de réfléchir,étalée sur une de ces méridiennes merveilleuses d’où l’on ne peutpas se lever, tant le tapissier qui les inventa sut saisir lesrondeurs de la paresse et les aises du far niente. Les portes de laserre ouvertes laissaient pénétrer les odeurs de la végétation etles parfums du tropique. La jeune femme regardait Adam fumantdevant elle un élégant narguilé, la seule manière de fumer qu’elleeût permise dans cet appartement. Les portières, pincées pard’élégantes embrasses, ouvraient au regard deux magnifiques salons,l’un blanc et or, comparable à celui de l’hôtel Forbin-Janson,l’autre en style de la renaissance. La salle à manger, qui n’a derivale à Paris que celle du marquis de Custine, se trouve au boutd’une petite galerie plafonnée et décorée dans le genre moyen-âge.La galerie est précédée, du côté de la cour, par une grandeantichambre d’où l’on aperçoit à travers les portes en glaces lesmerveilles de l’escalier.

Le comte et la comtesse venaient de déjeuner, le ciel offraitune nappe d’azur sans le moindre nuage, le mois d’avril finissait.Ce ménage comptait deux ans de bonheur, et Clémentine avait depuisdeux jours seulement découvert dans sa maison quelque chose quiressemblait à un secret, à un mystère. Le Polonais, disons-leencore à sa gloire, est généralement faible devant la femme&|160;;il est si plein de tendresse pour elle, qu’il lui devient inférieuren Pologne&|160;; et quoique les Polonaises soient d’admirablesfemmes, le Polonais est encore plus promptement mis en déroute parune Parisienne. Aussi le comte Adam, pressé de questions, n’eut-ilpas l’innocente rouerie de vendre le secret à sa femme. Avec unefemme, il faut toujours tirer parti d’un secret&|160;; elle vous ensait gré, comme un fripon accorde son respect à l’honnête hommequ’il n’a pas pu jouer. Plus brave que parleur, le comte avaitseulement stipulé de ne répondre qu’après avoir fini son narguiléplein de tombaki.

– En voyage, disait-elle, à toute difficulté tu me répondais par: « Paz arrangera cela&|160;! » tu n’écrivais qu’à Paz&|160;! Deretour ici, tout le monde me dit : « le capitaine&|160;! » Je veuxsortir&|160;?… le capitaine&|160;! S’agit-il d’acquitter unmémoire, le capitaine&|160;! Mon cheval a-t-il le trot dur, on enparle au capitaine Paz. Enfin, ici, c’est pour moi comme au jeu dedomino : il y a Paz partout. Je n’entends parler que de Paz, et jene peux pas voir Paz. Qu’est-ce que c’est que Paz&|160;? Qu’onm’apporte notre Paz.

– Tout ne va donc pas bien&|160;? dit le comte en quittant lebocchettino de son narguilé.

– Tout va si bien, qu’avec deux cent mille francs de rente on seruinerait à mener le train que nous avons avec cent dix millefrancs, dit-elle.

Elle tira le riche cordon de sonnette fait au petit point, unemerveille. Un valet de chambre habillé comme un ministre vintaussitôt.

– Dites à monsieur le capitaine Paz que je désire luiparler.

– Si vous croyez apprendre quelque chose ainsi&|160;!… dit ensouriant le comte Adam.

Il n’est pas inutile de faire observer qu’Adam et Clémentine,mariés au mois de décembre 1835, étaient allés, après avoir passél’hiver à Paris, en Italie, en Suisse et en Allemagne pendantl’année 1836. Revenue au mois de novembre, la comtesse reçut pourla première fois pendant l’hiver qui venait de finir, et s’aperçutalors de l’existence quasi muette, effacée, mais salutaire d’unfactotum dont la personne paraissait invisible, ce capitaine Paz,(Paç) dont le nom se prononce comme il est écrit.

– Monsieur le capitaine Paz prie madame la comtesse del’excuser, il est aux écuries, et dans un costume qui ne lui permetpas de venir à l’instant&|160;; mais une fois habillé, le comte Pazse présentera, dit le valet de chambre.

– Que faisait-il donc&|160;?

– Il montrait comment doit se panser le cheval de madame, queConstantin ne brossait pas à sa fantaisie, répondit le valet dechambre.

La comtesse regarda son domestique : il était sérieux, et segardait bien de commenter sa phrase par le sourire que sepermettent les inférieurs en parlant d’un supérieur qui leur paraîtdescendu jusqu’à eux.

– Ah&|160;! il brossait Cora.

– Madame la comtesse ne monte-t-elle pas à cheval cematin&|160;?

Le valet de chambre s’en alla sans réponse.

– Est-ce un Polonais&|160;? demanda Clémentine à son mari quiinclina la tête en manière d’affirmation.

Clémentine Laginska resta muette en examinant Adam. Les piedspresque tendus sur un coussin, la tête dans la position de celled’un oiseau qui écoute au bord de son nid les bruits du bocage,elle eût paru ravissante à un homme blasé. Blonde et mince, lescheveux à l’anglaise, elle ressemblait alors à ces figuresquasi-fabuleuses des keepseakes, surtout vêtue de son peignoir ensoie façon de Perse, dont les plis touffus ne déguisaient pas sibien les trésors de son corps et la finesse de la taille qu’on nepût les admirer à travers ces voiles épais de fleurs et debroderies. En se croisant sur sa poitrine, l’étoffe aux brillantescouleurs laissait voir le bas du cou, dont les tons blancscontrastaient avec ceux d’une riche guipure appliquée sur lesépaules. Les yeux, bordés de cils noirs, ajoutaient à l’expressionde curiosité qui fronçait une jolie bouche. Sur le front bienmodelé, l’on remarquait les rondeurs caractéristiques de laParisienne volontaire, rieuse, instruite, mais inaccessible à desséductions vulgaires. Ses mains pendaient au bout de chaque bras deson fauteuil, presque transparentes. Ses doigts en fuseaux etretroussés du bout montraient des ongles, espèces d’amandes roses,où s’arrêtait la lumière. Adam souriait de l’impatience de safemme, et la regardait d’un oeil que la satiété conjugale netiédissait pas encore. Déjà cette petite comtesse fluette avait suse rendre maîtresse chez elle, car elle répondit à peine auxadmirations d’Adam. Dans ses regards jetés à la dérobée sur lui,peut-être y avait-il déjà la conscience de la supériorité d’uneParisienne sur ce Polonais mièvre, maigre et rouge.

– Voilà Paz, dit le comte en entendant un pas qui retentissaitdans la galerie.

La comtesse vit entrer un grand bel homme, bien fait, quiportait sur sa figure les traces de cette douceur, fruit de laforce et du courage. Paz avait mis à la hâte une de ces redingotesserrées, à brandebourgs attachés par des olives, qui jadiss’appelaient des polonaises. D’abondants cheveux noirs assez malpeignés entouraient sa tête carrée, et Clémentine put voir,brillant comme un bloc de marbre, un front large, car Paz tenait àla main une casquette à visière. Cette main ressemblait à celle del’Hercule à l’Enfant. La santé la plus robuste fleurissait sur cevisage également partagé par un grand nez romain qui rappela lesbeaux Trasteverins à Clémentine. Une cravate en taffetas noirachevait de donner une tournure martiale à ce mystère de cinq piedssept pouces aux yeux de jais et d’un éclat italien. L’ampleur d’unpantalon à plis qui ne laissait voir que le bout des bottes,trahissait le culte de Paz pour les modes de la Pologne. Vraiment,pour une femme romanesque, il y aurait eu du burlesque dans lecontraste si heurté qui se remarquait entre le capitaine et lecomte, entre ce petit polonais à figure étroite et ce beaumilitaire, entre ce paladin et ce palatin.

– Bonjour, Adam, dit-il familièrement au comte.

Puis il s’inclina gracieusement en demandant à Clémentine enquoi il pouvait la servir.

– Vous êtes donc l’ami de Laginski&|160;? dit la jeunefemme.

– A la vie, à la mort, répondit Paz, à qui le jeune comte jetale plus affectueux sourire en lançant sa dernière bouffée de fuméeodorante.

– Eh bien&|160;! pourquoi ne mangez-vous pas avec nous&|160;?pourquoi ne nous avez-vous pas accompagnés en Italie et enSuisse&|160;? pourquoi vous cachez-vous ici de manière à vousdérober aux remerciements que je vous dois pour les servicesconstants que vous nous rendez&|160;? dit la jeune comtesse avecune sorte de vivacité mais sans la moindre émotion.

En effet, elle démêlait en Paz une sorte de servitudevolontaire. Cette idée n’allait pas alors sans une sorte demésestime pour un amphibie social, un être à la fois secrétaire etintendant, ni tout à fait intendant ni tout à fait secrétaire,quelque parent pauvre, un ami gênant.

– C’est, comtesse, répondit-il assez librement, qu’il n’y a pasde remerciements à me faire : je suis l’ami d’Adam, et je mets monplaisir à prendre soin de ses intérêts.

– Tu restes debout pour ton plaisir aussi, dit le comteAdam.

Paz s’assit sur un fauteuil auprès de la portière.

– Je me souviens de vous avoir vu lors de mon mariage, etquelquefois dans la cour, dit la jeune femme. Mais pourquoi vousplacer dans une condition d’infériorité, vous, l’amid’Adam&|160;?

– L’opinion des Parisiens m’est tout à fait indifférente,dit-il. Je vis pour moi, ou, si vous voulez, pour vous deux.

– Mais l’opinion du monde sur l’ami de mon mari ne peut pasm’être indifférente…

– Oh&|160;! madame, le monde est bientôt satisfait avec ce mot :c’est un original&|160;! Dites-le.

Un moment de silence.

– Comptez-vous sortir, demanda-t-il.

– Voulez-vous venir au bois&|160;? répondit la comtesse.

– Volontiers.

Sur ce mot, Paz sortit en saluant.

– Quel bon être&|160;! il a la simplicité d’un enfant, ditAdam.

– Racontez-moi maintenant vos relations avec lui, demandaClémentine.

– Paz, ma chère âme, dit Laginski, est d’une noblesse aussivieille et aussi illustre que la nôtre. Lors de leurs désastres, undes Pazzi se sauva de Florence en Pologne, où il s’établit avecquelque fortune, et y fonda la famille Paz, à laquelle on a donnéle titre de comte. Cette famille, qui s’est distinguée dans lesbeaux jours de notre république royale, est devenue riche. Labouture de l’arbre abattu en Italie a poussé si vigoureusement,qu’il y a plusieurs branches de la maison comtale des Paz. Ce n’estdonc pas t’apprendre quelque chose d’extraordinaire que de te direqu’il existe des Paz riches et des Paz pauvres. Notre Paz est lerejeton d’une branche pauvre. Orphelin, sans autre fortune que sonépée, il servait dans le régiment du grand-duc Constantin lors denotre révolution.

Entraîné dans le parti polonais, il s’est battu comme unPolonais, comme un patriote, comme un homme qui n’a rien : troisraisons pour se bien battre. A la dernière affaire, il se crutsuivi par ses soldats et courut sur une batterie russe, il futpris. J’étais là. Ce trait de courage m’anime : – Allons lechercher&|160;! dis-je à mes cavaliers. Nous chargeons sur labatterie en fourrageurs, et je délivre Paz, moi septième. Nousétions partis vingt, nous revînmes huit, y compris Paz. Varsovieune fois vendue, il a fallu songer à échapper aux Russes. Par unsingulier hasard, Paz et moi nous nous sommes trouvés ensemble, àla même heure, au même endroit, de l’autre côté de la Fistule. Jevis arrêter ce pauvre capitaine par des Prussiens qui se sont faitsalors les chiens de chasse des Russes. Quand on a repêché un hommedans le Styx, on y tient. Ce nouveau danger de Paz me fit tant depeine, que je me laissai prendre avec lui dans l’intention de leservir. Deux hommes peuvent se sauver là où un seul périt. Grâce àmon nom et à quelques liaisons de parenté avec ceux de qui notresort dépendait, car nous étions alors entre les mains desPrussiens, on ferma les yeux sur mon évasion. Je fis passer moncher capitaine pour un soldat sans importance, pour un homme de mamaison, et nous avons pu gagner Dantzick. Nous nous y fourrâmesdans un navire hollandais partant pour Londres, où deux mois aprèsnous abordâmes. Ma mère était tombée malade en Angleterre, et m’yattendait&|160;; Paz et moi, nous l’avons soignée jusqu’à sa mort,que les catastrophes de notre entreprise avancèrent. Nous avonsquitté Londres, et j’emmenai Paz en France. En de pareillesadversités, deux hommes deviennent frères. Quand je me suis vu dansParis, à vingt-deux ans, riche de soixante et quelques mille francsde rentes, sans compter les restes d’une somme provenant desdiamants et des tableaux de famille vendus par ma mère, je voulusassurer le sort de Paz avant de me livrer aux dissipations de lavie à Paris. J’avais surpris un peu de tristesse dans les yeux ducapitaine, quelquefois il y roulait des larmes contenues. J’avaiseu l’occasion d’apprécier son âme, qui est foncièrement noble,grande, généreuse. Peut-être regrettait-il de se voir lié par desbienfaits à un jeune homme de six ans moins âgé que lui, sans avoirpu s’acquitter envers lui. Insouciant et léger comme l’est ungarçon, je devais me ruiner au jeu, me laisser entortiller parquelque Parisienne, Paz et moi nous pouvions être un jour désunis.Tout en me promettant de pourvoir à tous ses besoins, j’apercevaisbien des chances d’oublier ou d’être hors d’état de payer lapension de Paz. Enfin, mon ange, je voulus lui épargner la peine,la pudeur, la honte de me demander de l’argent ou de cherchervainement son compagnon dans un jour de détresse. Dunquè, un matin,après déjeuner, les pieds sur les chenets, fumant chacun notrepipe, après avoir bien rougi, pris bien des précautions, le voyantme regarder avec inquiétude, je lui tendis une inscription derentes au porteur de deux mille quatre cents francs.

Clémentine quitta sa place, alla s’asseoir sur les genouxd’Adam, lui passa son bras autour du cou, le baisa au front en luidisant : – Cher trésor, combien je te trouve beau&|160;! – Et qu’afait Paz&|160;?

– Thaddée, reprit le comte, a pâli sans rien dire…

– Ah&|160;! il se nomme Thaddée&|160;?

– Oui, Thaddée a replié le papier, me l’a rendu en me disant : –J’ai cru, Adam, que c’était entre nous à la vie, à la mort, et quenous ne nous quitterions jamais, tu ne veux donc pas de moi&|160;?– Ah&|160;! fis-je, tu l’entends ainsi, Thaddée, eh&|160;! bien,n’en parlons plus. Si je me ruine, tu seras ruiné. – Tu n’as pas,me dit-il, assez de fortune pour vivre en Laginski, ne te faut-ilpas alors un ami qui s’occupe de tes affaires, qui soit un père etun frère, un confident sûr&|160;? Ma chère enfant, en me disant cesparoles, Paz a eu dans le regard et dans la voix un calme quicouvrait une émotion maternelle, mais qui révélait unereconnaissance d’Arabe, un dévouement de caniche, une amitié desauvage, sans faste et toujours prête. Ma foi, je l’ai pris commenous nous prenons, nous autres Polonais, la main sur l’épaule, etje l’embrassai sur les lèvres. – A la vie et à la mort, donc&|160;!Tout ce que j’ai t’appartient, et fais comme tu voudras&|160;!C’est lui qui m’a trouvé cet hôtel pour presque rien. Il a vendumes rentes en hausse, les a rachetées en baisse, et nous avons payécette baraque avec les bénéfices. Connaisseur en chevaux, il entrafique si bien que mon écurie coûte fort peu de chose, et j’ailes plus beaux chevaux, les plus charmants équipages de Paris. Nosgens, braves soldats polonais choisis par lui, passeraient dans lefeu pour nous. J’ai eu l’air de me ruiner, et Paz tient ma maisonavec un ordre et une économie si parfaites qu’il a réparé par làquelques pertes inconsidérées au jeu, des sottises de jeune homme.Mon Thaddée est rusé comme deux Génois, ardent au gain comme unjuif polonais, prévoyant comme une bonne ménagère. Jamais je n’aipu le décider à vivre comme moi quand j’étais garçon. Parfois, il afallu les douces violences de l’amitié pour l’emmener au spectaclequand j’y allais seul, ou dans les dîners que je donnais au cabaretà de joyeuses compagnies. Il n’aime pas la vie des salons.

– Qu’aime-t-il donc&|160;? demanda Clémentine.

– Il aime la Pologne, il la pleure. Ses seules dissipations ontété les secours envoyés plus en mon nom qu’au sien à quelques-unsde nos pauvres exilés.

– Tiens, mais je vais l’aimer, ce brave garçon, dit la comtesse,il me paraît simple comme ce qui est vraiment grand.

– Toutes les belles choses que tu as trouvées ici, reprit Adamqui trahissait la plus noble des sécurités en vantant son ami, Pazles a dénichées, il les a eues aux ventes ou dans des occasions.Oh&|160;! il est plus marchand que les marchands. Quand tu leverras se frottant les mains dans la cour, dis-toi qu’il a troquéun bon cheval contre un meilleur. Il vit par moi, son bonheur estde me voir élégant, dans un équipage resplendissant. Les devoirsqu’il s’impose à lui-même, il les accomplit sans bruit, sansemphase. Un soir, j’ai perdu vingt mille francs au whist. Que diraPaz&|160;! me suis-je écrié en revenant. Paz me les a remis, nonsans lâcher un soupir, mais il ne m’a pas seulement blâmé par unregard. Ce soupir m’a plus retenu que les remontrances des oncles,des femmes ou des mères en pareil cas. – Tu les regrettes&|160;?lui ai-je dit. – Oh&|160;! ni pour toi ni pour moi&|160;; non, j’aiseulement pensé que vingt pauvres Paz vivraient de cela pendant uneannée. Tu comprends que les Pazzi valent les Laginski. Aussin’ai-je jamais voulu voir un inférieur dans mon cher Paz. J’aitâché d’être aussi grand dans mon genre qu’il l’est dans le sien.Je ne suis jamais sorti de chez moi, ni rentré, sans aller chez Pazcomme j’irais chez mon père. Ma fortune est la sienne. EnfinThaddée est certain que je me précipiterais aujourd’hui dans undanger pour l’en tirer, comme je l’ai fait deux fois.

– Ce n’est pas peu dire, mon ami, dit la comtesse. Le dévouementest un éclair. On se dévoue à la guerre et l’on ne se dévoue plus àParis.

– Eh bien&|160;! reprit Adam, pour Paz, je suis toujours à laguerre.

Nos deux caractères ont conservé leurs aspérités et leursdéfauts, mais la mutuelle connaissance de nos âmes a resserré lesliens déjà si étroits de notre amitié. On peut sauver la vie à unhomme et le tuer après, si nous trouvons en lui un mauvaiscompagnon&|160;; mais ce qui rend les amitiés indissolubles, nousl’avons éprouvé. Chez nous, il y a cet échange constantd’impressions heureuses de part et d’autre, qui peut-être fait sousce rapport l’amitié plus riche que l’amour.

Une jolie main ferma la bouche au comte si promptement que legeste ressemblait à un soufflet.

– Mais oui, dit-il. L’amitié, mon ange, ignore les banqueroutesdu sentiment et les faillites du plaisir. Après avoir donné plusqu’il n’a, l’amour finit par donner moins qu’il ne reçoit.

– D’un côté, comme de l’autre, dit en souriant Clémentine.

– Oui, reprit Adam&|160;; tandis que l’amitié ne peut ques’augmenter. Tu n’as pas à faire la moue : nous sommes, mon ange,aussi amis qu’amants. Nous avons, du moins je l’espère, réuni lesdeux sentiments dans notre heureux mariage.

– Je vais t’expliquer ce qui vous a rendus si bons amis, ditClémentine. La différence de vos deux existences vient de vos goûtset non d’un choix obligé, de votre fantaisie et non de vospositions. Autant qu’on peut juger un homme en l’entrevoyant, etd’après ce que tu me dis, ici le subalterne peut devenir danscertains moments le supérieur.

– Oh&|160;! Paz m’est vraiment supérieur, répliqua naïvementAdam. Je n’ai d’autre avantage sur lui que le hasard.

Sa femme l’embrassa pour la noblesse de cet aveu.

– L’excessive adresse avec laquelle il cache la grandeur de sessentiments est une immense supériorité, reprit le comte. Je lui aidit : – Tu es un sournois, tu as dans le cœur de vastes domaines oùtu te retires. Il a droit au titre de comte Paz, il ne se faitappeler à Paris que le capitaine.

– Enfin, le Florentin du moyen âge a reparu à trois cents ans dedistance, dit la comtesse. Il y a du Dante et du Michel-Ange chezlui.

– Tiens, tu as raison, il est poète par l’âme, réponditAdam.

– Me voilà donc mariée à deux Polonais, dit la jeune comtesseavec un geste digne de Marie Dorval.

– Chère enfant&|160;! dit Adam en pressant Clémentine sur lui,tu m’aurais fait bien du chagrin si mon ami ne t’avait pas plu :nous en avions peur l’un et l’autre, quoiqu’il ait été ravi de monmariage. Tu le rendras très heureux en lui disant que tu l’aimes…ah&|160;! comme un vieil ami.

– Je vais donc m’habiller, il fait beau, nous sortirons toustrois, dit Clémentine en sonnant sa femme de chambre.

Paz menait une vie si souterraine que tout le Paris élégant sedemanda qui accompagnait Clémentine Laginska lorsqu’on la vitallant au bois de Boulogne et en revenant entre Thaddée et sonmari. Clémentine avait exigé, pendant la promenade, que Thaddéedînât avec elle. Ce caprice de souveraine absolue força lecapitaine à faire une toilette insolite. Au retour du bois,Clémentine se mit avec une certaine coquetterie, et de manière àproduire de l’impression sur Adam lui-même en entrant dans le salonoù les deux amis l’attendaient.

– Comte Paz, dit-elle, nous irons ensemble à l’Opéra.

Ce fut dit de ce ton qui, chez les femmes, signifie : Si vous merefusez, nous nous brouillons.

– Volontiers, madame, répondit le capitaine. Mais comme je n’aipas la fortune d’un comte, appelez-moi simplement capitaine.

– Eh bien, capitaine, donnez-moi le bras, dit-elle en le luiprenant et l’emmenant dans la salle à manger par mouvement plein decette onctueuse familiarité qui ravit les amoureux.

La comtesse plaça près d’elle le capitaine, dont l’attitude futcelle d’un sous-lieutenant pauvre dînant chez un riche général. Pazlaissa parler Clémentine, l’écouta tout en lui témoignant ladéférence qu’on a pour un supérieur, ne la contredit en rien etattendit une interrogation formelle avant de répondre. Enfin ilparut presque stupide à la comtesse, dont les coquetterieséchouèrent devant ce sérieux glacial et ce respect diplomatique. Envain Adam lui disait : – Egaie-toi donc, Thaddée&|160;! Onpenserait que tu n’es pas chez toi&|160;! Tu as sans doute fait lagageure de déconcerter Clémentine&|160;? Thaddée resta lourd etendormi. Quand les maîtres furent seuls à la fin du dessert, lecapitaine expliqua comment sa vie était arrangée au rebours decelle des gens du monde : il se couchait à huit heures et se levaitde grand matin&|160;; il mit ainsi sa contenance sur une grandeenvie de dormir.

– Mon intention, en vous emmenant à l’Opéra, capitaine, était devous amuser&|160;; mais faites comme vous voudrez, dit Clémentineun peu piquée.

– J’irai, répondit Paz.

– Duprez chante Guillaume Tell, reprit Adam, mais peut-êtreaimerais-tu mieux venir aux Variétés&|160;?

Le capitaine sourit et sonna&|160;; le valet de chambre vint : –Constantin, lui dit-il, attellera la voiture au lieu d’atteler lecoupé. Nous ne tiendrions pas sans être gênés, ajouta-t-il enregardant le comte.

– Un Français aurait oublié cela, dit Clémentine ensouriant.

– Ah&|160;! mais nous sommes des Florentins transplantés dans leNord, répondit Thaddée avec une finesse d’accent et avec un regardqui firent voir dans sa conduite à table l’effet d’un partipris.

Par une imprudence assez concevable, il y eut trop de contrasteentre la mise en scène involontaire de cette phrase et l’attitudede Paz pendant le dîner. Clémentine examina le capitaine par une deces oeillades sournoises qui annoncent à la fois de l’étonnement etde l’observation chez les femmes. Aussi, pendant le temps où toustrois ils prirent le café au salon, régna-t-il un silence assezgênant pour Adam, incapable d’en deviner le pourquoi. Clémentinen’agaçait plus Thaddée. De son côté le capitaine reprit sa raideurmilitaire et ne la quitta plus, ni pendant la route ni dans la logeoù il feignit de dormir.

– Vous voyez, madame, que je suis un bien ennuyeux personnage,dit-il au dernier acte de Guillaume Tell, pendant la danse.N’avais-je pas bien raison de rester, comme on dit, dans maspécialité&|160;?

– Ma foi, mon cher capitaine, vous n’êtes ni charlatan nicauseur, vous êtes très-peu Polonais.

– Laissez-moi donc, reprit-il, veiller à vos plaisirs, à votrefortune et à votre maison, je ne suis bon qu’à cela.

– Tartuffe, va&|160;! dit en souriant le comte Adam. Ma chère,il est plein de cœur, il est instruit&|160;; il pourrait, s’ilvoulait, tenir sa place dans un salon. Clémentine, ne prends pas samodestie au mot.

– Adieu, comtesse, j’ai fait preuve de complaisance, je me sersde votre voiture pour aller dormir au plus tôt, et vais vous larenvoyer.

Clémentine fit une inclination de tête et le laissa partir sansrien répondre.

– Quel ours&|160;! dit-elle au comte. Tu es bien plus gentil,toi&|160;!

Adam serra la main de sa femme sans qu’on pût le voir.

– Pauvre cher Thaddée, il s’est efforcé de se faire repoussoirlà où bien des hommes auraient tâché de paraître plus aimables quemoi.

– Oh&|160;! dit-elle, je ne sais pas s’il n’y a point de calculdans sa conduite : il aurait intrigué une femme ordinaire.

Une demi-heure après, pendant que Boleslas le chasseur criait :La porte&|160;! que le cocher, sa voiture tournée pour entrer,attendait que les deux battants fussent ouverts, Clémentine dit aucomte : – Où perche donc le capitaine&|160;?

– Tiens, là&|160;! répondit Adam en montrant un petit étage enattique élégamment élevé de chaque côté de la porte cochère et dontune fenêtre donnait sur la rue. Son appartement s’étend au-dessusdes remises.

– Et qui donc occupe l’autre côté&|160;?

– Personne encore, répondit Adam. L’autre petit appartementsitué au-dessus des écuries sera pour nos enfants et pour leurprécepteur.

– Il n’est pas couché, dit la comtesse en apercevant de lalumière chez Thaddée quand la voiture fut sous le portique àcolonnes copiées sur celles des Tuileries et qui remplaçait lavulgaire marquise de zinc peint en coutil.

Le capitaine en robe de chambre, une pipe à la main, regardaitClémentine entrant dans le vestibule. La journée avait été rudepour lui. Voici pourquoi. Thaddée eut dans le cœur un terriblemouvement le jour où, conduit par Adam aux Italiens pour la juger,il avait vu mademoiselle du Rouvre&|160;; puis, quand il la revit àla mairie et à Saint-Thomas-d’Aquin, il reconnut en elle cettefemme que tout homme doit aimer exclusivement, car don Juanlui-même en préférait une dans les mille e tre&|160;! Aussi Pazconseilla-t-il fortement le voyage classique après le mariage.Quasi tranquille pendant tout le temps que dura l’absence deClémentine, ses souffrances recommençaient depuis le retour de cejoli ménage. Or, voici ce qu’il pensait en fumant du lataki dans sapipe de merisier longue de six pieds, un présent d’Adam : – Moiseul et Dieu, qui me récompensera d’avoir souffert en silence, nousdevons seuls savoir à quel point je l’aime&|160;! Mais commentn’avoir ni son amour ni sa haine&|160;?

Et il réfléchissait à perte de vue sur ce théorème de stratégieamoureuse. Il ne faut pas croire que Thaddée vécût sans plaisir aumilieu de sa douleur. Les sublimes tromperies de cette journéefurent des sources de joie intérieure. Depuis le retour deClémentine et d’Adam, il éprouvait de jour en jour dessatisfactions ineffables en se voyant nécessaire à ce ménage qui,sans son dévouement, eût marché certainement à sa ruine. Quellefortune résisterait aux prodigalités de la vie parisienne&|160;?Elevée chez un père dissipateur, Clémentine ne savait rien de latenue d’une maison, qu’aujourd’hui les femmes les plus riches, lesplus nobles sont obligées de surveiller par elles-mêmes. Quimaintenant peut avoir un intendant&|160;? Adam, de son côté, filsd’un de ces grands seigneurs polonais qui se laissent dévorer parles juifs, incapable d’administrer les débris d’une des plusimmenses fortunes de Pologne, où il y en a d’immenses, n’était pasd’un caractère à brider ni ses fantaisies ni celles de sa femme.Seul, il se fût ruiné peut-être avant son mariage. Paz l’avaitempêché de jouer à la Bourse, n’est-ce pas déjà tout dire&|160;?Ainsi, en se sentant aimer malgré lui Clémentine, Paz n’eut pas laressource de quitter la maison et d’aller voyager pour oublier sapassion. La reconnaissance, ce mot de l’énigme que présentait savie, le clouait dans cet hôtel où lui seul pouvait être l’hommed’affaires de cette famille insouciante. Le voyage d’Adam et deClémentine lui fit espérer du calme&|160;; mais la comtesse,revenue plus belle, jouissant de cette liberté d’esprit que lemariage offre aux Parisiennes, déployait toutes les grâces d’unejeune femme, et ce je ne sais quoi d’attrayant qui vient du bonheurou de l’indépendance que lui donnait un jeune homme aussi confiant,aussi vraiment chevaleresque, aussi amoureux qu’Adam. Avoir lacertitude d’être la cheville ouvrière de la splendeur de cettemaison, voir Clémentine descendant de voiture au retour d’une fêteou partant le matin pour le bois, la rencontrer sur les boulevardsdans sa jolie voiture, comme une fleur dans sa coque de feuilles,inspiraient au pauvre Thaddée des voluptés mystérieuses et pleinesqui s’épanouissaient au fond de son cœur, sans que jamais lamoindre trace en parût sur son visage. Comment, depuis cinq mois,la comtesse eût-elle aperçu le capitaine&|160;? il se cachaitd’elle en dérobant le soin qu’il mettait à l’éviter. Rien neressemble plus à l’amour divin que l’amour sans espoir. Un homme nedoit-il pas avoir une certaine profondeur dans le cœur pour sedévouer dans le silence et dans l’obscurité&|160;? Cetteprofondeur, où se tapit un orgueil de père et de Dieu, contient leculte de l’amour pour l’amour, comme le pouvoir pour le pouvoir futle mot de la vie des jésuites, avarice sublime en ce qu’elle estconstamment généreuse et modelée enfin sur la mystérieuse existencedes principes du monde. L’Effet, n’est-ce pas la Nature&|160;? etla Nature est enchanteresse, elle appartient à l’homme, au poète,au peintre, à l’amant&|160;; mais la Cause n’est-elle pas, aux yeuxde quelques âmes privilégiées et pour certains penseursgigantesques, supérieure à la Nature&|160;? La Cause, c’est Dieu.Dans cette sphère des causes vivent les Newton, les Laplace, lesKepler, les Descartes, les Malebranche, les Spinosa, les Buffon,les vrais poètes et les solitaires du second âge chrétien, lessainte Thérèse de l’Espagne et les sublimes extatiques. Chaquesentiment humain comporte des analogies avec cette situation oùl’esprit abandonne l’Effet pour la Cause, et Thaddée avait atteintà cette hauteur où tout change d’aspect. En proie à des joies decréateur indicibles, Thaddée était en amour ce que nous connaissonsde plus grand dans les fastes du génie.

– Non, elle n’est pas entièrement trompée, se disait-il ensuivant la fumée de sa pipe. Elle pourrait me brouiller sans retouravec Adam si elle me prenait en grippe&|160;; et si elle coquetaitpour me tourmenter, que deviendrais-je&|160;?

La fatuité de cette dernière supposition était si contraire aucaractère modeste et à l’espèce de timidité germanique ducapitaine, qu’il se gourmanda de l’avoir eue et se coucha résolud’attendre les événements avant de prendre un parti.

Le lendemain, Clémentine déjeuna très bien sans Thaddée, et sanss’apercevoir de son manque d’obéissance. Ce lendemain se trouva sonjour de réception, qui, chez elle, comportait une splendeur royale.Elle ne fit pas attention à l’absence du capitaine sur quiroulaient les détails de ces journées d’apparat.

– Bon&|160;! se dit-il en entendant les équipages s’en aller surles deux heures du matin, la comtesse n’a eu qu’une fantaisie ouune curiosité de Parisienne.

Le capitaine reprit donc ses allures ordinaires pour un momentdérangées par cet incident. Détournée par les préoccupations de lavie parisienne, Clémentine parut avoir oublié Paz. Pense-t-on, eneffet, que ce soit peu de chose que de régner sur cet inconstantParis&|160;? Croirait-on, par hasard, qu’à ce jeu suprême on risqueseulement sa fortune&|160;? Les hivers sont pour les femmes à lamode ce que fut jadis une campagne pour les militaires de l’empire.Quelle œuvre d’art et de génie qu’une toilette ou une coiffuredestinées à faire sensation&|160;! Une femme frêle et délicategarde son dur et brillant harnais de fleurs et de diamants, de soieet d’acier, de neuf heures du soir à deux et souvent trois heuresdu matin. Elle mange peu pour attirer le regard sur une taillefine&|160;; à la faim qui la saisit pendant la soirée, elle opposedes tasses de thé débilitantes, des gâteaux sucrés, des glaceséchauffantes ou de lourdes tranches de pâtisseries. L’estomac doitse plier aux ordres de la coquetterie. Le réveil a lieu très-tard.Tout est alors en contradiction avec les lois de la nature, et lanature est impitoyable. A peine levée, une femme à la moderecommence une toilette du matin, pense à sa toilette del’après-midi. N’a-t-elle pas à recevoir, à faire des visites, àaller au bois à cheval ou en voiture&|160;? Ne faut-il pas toujourss’exercer au manège des sourires, se tendre l’esprit à forger descompliments qui ne paraissent ni communs ni recherchés&|160;? ettoutes les femmes n’y réussissent pas. Etonnez-vous donc, en voyantune jeune femme que le monde a reçue fraîche, de la retrouver troisans après flétrie et passée. A peine six mois passés à la campagneguérissent-ils les plaies faites par l’hiver&|160;? On n’entendaujourd’hui parler que de gastrites, de maux étranges, inconnusd’ailleurs aux femmes occupées de leurs ménages. Autrefois la femmese montrait quelquefois&|160;; aujourd’hui, elle est toujours enscène. Clémentine avait à lutter : on commençait à la citer, etdans les soins exigés par cette bataille entre elle et ses rivales,à peine y avait-il place pour l’amour de son mari. Thaddée pouvaitbien être oublié.

Cependant un mois après, au mois de mai, quelques jours avant departir pour la terre de Ronquerolles, en Bourgogne, au retour dubois, elle aperçut, dans la contre-allée des Champs-Elysées,Thaddée mis avec recherche, s’extasiant à voir sa comtesse belledans sa calèche, les chevaux fringants, les livrées étincelantes,enfin son cher ménage admiré.

– Voilà le capitaine, dit-elle à son mari.

– Comme il est heureux&|160;! répondit Adam. Voilà sesfêtes&|160;! Il n’y a pas d’équipage mieux tenu que le nôtre, et iljouit de voir tout le monde enviant notre bonheur. Ah&|160;! tu leremarques pour la première fois, mais il est là presque tous lesjours.

– A quoi peut-il penser&|160;? dit Clémentine.

– Il pense en ce moment que l’hiver a coûté bien cher et quenous allons faire des économies chez ton vieil oncle Ronquerolles,répondit Adam.

La comtesse ordonna d’arrêter devant Paz et le fit asseoir àcôté d’elle dans la calèche. Thaddée devint rouge comme unecerise.

– Je vais vous empester, dit-il, je viens de fumer descigares.

– Adam ne m’empeste-t-il pas&|160;? répondit-elle vivement.

– Oui, mais c’est Adam, répliqua le capitaine.

– Et pourquoi Thaddée n’aurait-il pas les mêmespriviléges&|160;? dit la comtesse en souriant.

Ce divin sourire eut une force qui triompha des héroïquesrésolutions de Paz&|160;; il regarda Clémentine avec tout le feu deson âme dans ses yeux, mais tempéré par le témoignage angélique desa reconnaissance, à lui, homme qui ne vivait que par ce sentiment.La comtesse se croisa les bras dans son châle, s’appuya pensive surles coussins en y froissant les plumes de son joli chapeau, etarrêta ses yeux sur les passants. Cet éclair d’une âme grande etjusque-là résignée attaqua sa sensibilité. Quel était après tout àses yeux le mérite d’Adam&|160;? N’est-il pas naturel d’avoir ducourage et de la générosité&|160;? Mais le capitaine&|160;!….Thaddée possédait de plus qu’Adam ou paraissait posséder uneimmense supériorité. Quelles funestes pensées saisirent la comtesseen observant de nouveau le contraste de la belle nature si complètequi distinguait Thaddée et de cette grêle nature qui, chez Adam,indiquait la dégénérescence forcée des familles aristocratiquesassez insensées pour toujours s’allier entre elles&|160;? Cespensées, le diable seul les connut&|160;; car la jeune femmedemeura les yeux penseurs mais vagues, sans rien dire jusqu’àl’hôtel.

– Vous dînez avec nous, autrement je me fâcherais de ce que vousm’avez désobéi, dit-elle en entrant. Vous êtes Thaddée pour moicomme pour Adam. Je sais les obligations que vous lui avez, mais jesais aussi toutes celles que nous vous avons. Pour deux mouvementsde générosité, qui sont si naturels, vous êtes généreux à touteheure et tous les jours. Mon père vient dîner avec nous, ainsi quemon oncle Ronquerolles et ma tante de Sérizy, habillez-vous,dit-elle en prenant la main qu’il lui tendait pour l’aider àdescendre de voiture.

Thaddée monta chez lui pour s’habiller, le cœur à la foisheureux et comprimé par un tremblement horrible. Il descendit audernier moment et rejoua pendant le dîner son rôle de militaire,bon seulement à remplir les fonctions d’un intendant. Mais cettefois Clémentine ne fut pas la dupe de Paz, dont le regard l’avaitéclairée. Ronquerolles, l’ambassadeur le plus habile après leprince de Talleyrand et qui servit si bien de Marsay pendant soncourt ministère, fut instruit par sa nièce de la haute valeur ducomte Paz, qui se faisait si modestement l’intendant de son amiMitgislas.

– Et comment est-ce la première fois que je vois le comtePaz&|160;? dit le marquis de Ronquerolles.

– Eh&|160;! il est sournois et cachotier, répondit Clémentine enlançant un regard à Paz pour lui dire de changer sa manièred’être.

Hélas&|160;! il faut l’avouer, au risque de rendre le capitainemoins intéressant, Paz, quoique supérieur à son ami Adam, n’étaitpas un homme fort. Sa supériorité apparente, il la devait aumalheur. Dans ses jours de misère et d’isolement, à Varsovie, illisait, il s’instruisait, il comparait et méditait&|160;; mais ledon de création qui fait le grand homme, il ne le possédait point,et peut-il jamais s’acquérir&|160;? Paz, uniquement grand par lecœur, allait alors au sublime&|160;; mais dans la sphère dessentiments, plus homme d’action que de pensées, il gardait sapensée pour lui. Sa pensée ne servait alors qu’à lui ronger lecœur. Et qu’est-ce d’ailleurs qu’une pensée inexprimée&|160;!

Sur le mot de Clémentine, le marquis de Ronquerolles et sa sœuréchangèrent un singulier regard en se montrant leur nièce, le comteAdam et Paz. Ce fut une de ces scènes rapides qui n’ont lieu qu’enItalie et à Paris. Dans ces deux endroits du monde, toutes lescours exceptées, les yeux savent dire autant de choses. Pourcommuniquer à l’oeil toute la puissance de l’âme, lui donner lavaleur d’un discours, y mettre un poème ou un drame d’un seul coup,il faut ou l’excessive servitude ou l’excessive liberté. Adam, lemarquis du Rouvre et la comtesse n’aperçurent point cette lumineuseobservation d’une vieille coquette et d’un vieux diplomate&|160;;mais Paz, ce chien fidèle, en comprit les prophéties. Ce fut,remarquez-le, l’affaire de deux secondes. Vouloir peindre l’ouraganqui ravagea l’âme du capitaine, ce serait être trop diffus par letemps qui court.

– Quoi&|160;! déjà la tante et l’oncle croient que je puis êtreaimé. Maintenant mon bonheur ne dépend plus que de monaudace&|160;? Et Adam&|160;!…

L’Amour idéal et le Désir, tous deux aussi puissants que laReconnaissance et l’Amitié, s’entre-choquèrent, et l’Amourl’emporta pour un moment. Ce pauvre admirable amant voulut avoir sajournée&|160;! Paz devint spirituel, il voulut plaire, et racontal’insurrection polonaise à grands traits sur une explicationdemandée par le diplomate. Paz vit alors, au dessert, Clémentinesuspendue à ses lèvres, le prenant pour un héros, et oubliantqu’Adam, après avoir sacrifié le tiers de son immense fortune,avait encouru les chances de l’exil. A neuf heures, le café pris,madame de Sérizy baisa sa nièce au front en lui serrant la main, etemmena d’autorité le comte Adam en laissant les marquis du Rouvreet de Ronquerolles, qui, dix minutes après, s’en allèrent. Paz etClémentine restèrent seuls.

– Je vais vous laisser, madame, dit Thaddée, car vous lesrejoindrez à l’Opéra.

– Non, répondit-elle, la danse ne me plaît pas&|160;; et l’ondonne ce soir un ballet détestable, la Révolte au Sérail.

Un moment de silence.

– Il y a deux ans, Adam n’y serait pas allé sans moi&|160;!reprit-elle sans regarder Paz.

– Il vous aime à la folie… répondit Thaddée.

– Eh&|160;! c’est parce qu’il m’aime à la folie qu’il nem’aimera peut-être plus demain, s’écria la comtesse.

– Les Parisiennes sont inexplicables, dit Thaddée. Quand ellessont aimées à la folie, elles veulent être aiméesraisonnablement&|160;; et quand on les aime raisonnablement, ellesvous reprochent de ne pas savoir aimer.

– Et elles ont toujours raison, Thaddée, reprit-elle ensouriant. Je connais bien Adam, je ne lui en veux point : il estléger et surtout grand seigneur, il sera toujours content dem’avoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dans aucun de mesgoûts&|160;; mais…

– Quel est le mariage où il n’y a pas de mais&|160;? dit toutdoucement Thaddée en tâchant de donner un autre cours aux penséesde la comtesse.

L’homme le moins avantageux aurait eu peut-être la pensée quifaillit rendre cet amoureux fou et que voici : – Si je ne lui dispas que je l’aime, je suis un imbécile&|160;! se dit lecapitaine.

Il régnait entre eux un de ces terribles silences qui crèvent depensées. La comtesse examinait Paz en dessous, de même que Paz lacontemplait dans la glace. En s’enfonçant dans sa bergère en hommerepu qui digère, un vrai geste de mari ou de vieillard indifférent,Paz croisa ses mains sur son ventre, fit passer rapidement etmachinalement ses pouces l’un sur l’autre, et regarda le feubêtement.

– Mais dites-moi donc du bien d’Adam&|160;!… s’écriaClémentine.

Dites-moi que ce n’est pas un homme léger, vous qui leconnaissez&|160;!

Ce cri fut sublime.

– Voici donc le moment venu d’élever entre nous des barrièresinsurmontables, pensa le pauvre Paz en concevant un héroïquemensonge.

– Du bien&|160;?… reprit-il, je l’aime trop, vous ne me croiriezpoint. Je suis incapable de vous en dire du mal. Ainsi… mon rôle,madame, est bien difficile entre vous deux.

Clémentine baissa la tête et regarda le bout des souliers vernisde Paz.

– Vous autres gens du Nord, vous n’avez que le courage physique,vous manquez de constance dans vos décisions, dit-elle enmurmurant.

– Qu’allez-vous faire seule, madame&|160;? répondit Paz enprenant un air d’ingénuité parfait.

– Vous ne me tenez donc pas compagnie&|160;?

– Pardonnez-moi de vous quitter…

– Comment&|160;! où allez-vous&|160;?

– Je vais au Cirque, il ouvre aux Champs-Elysées ce soir, et jene puis y manquer…

– Et pourquoi&|160;? dit Clémentine en l’interrogeant par unregard à demi colère.

– Faut-il vous ouvrir mon cœur, reprit-il en rougissant, vousconfier ce que je cache à mon cher Adam, qui croit que je n’aimeque la Pologne.

– Ah&|160;! un secret chez notre noble capitaine&|160;?

– Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous meconsolerez.

– Vous, infâme&|160;?…

– Oui, moi, comte Paz, je suis amoureux fou d’une fille quicourait la France avec la famille Bouthor, des gens qui ont uncirque à l’instar de celui de Franconi, mais qui n’exploitent queles foires&|160;! Je l’ai fait engager par le directeur duCirque-Olympique.

– Elle est belle&|160;? dit la comtesse.

– Pour moi, reprit-il mélancoliquement. Malaga&|160;; tel estson nom de guerre, est forte, agile et souple. Pourquoi je lapréfère à toutes les femmes du monde&|160;?… en vérité&|160;! je nesaurais le dire. Quand je la vois, ses cheveux noirs retenus par unbandeau

de satin bleu flottant sur ses épaules olivâtres et nues, vêtued’une tunique blanche à bordure dorée et d’un maillot en tricot desoie qui en fait une statue grecque vivante, les pieds dans deschaussons de satin éraillé, passant, des drapeaux à la main, auxsons d’une musique militaire, à travers un immense cerceau dont lepapier se déchire en l’air, quand le cheval fuit au grand galop, etqu’elle retombe avec grâce sur lui, applaudie, sans claqueurs, partout un peuple… eh bien&|160;! ça m’émeut.

– Plus qu’une belle femme au bal&|160;?… dit Clémentine avec unesurprise provocante.

– Oui, répondit Paz d’une voix étranglée. Cette admirableagilité, cette grâce constante dans un constant péril me paraissentle plus beau triomphe d’une femme… Oui, madame, Rachel et laDorval, la Cinti et la Malibran, la Grisi et la Taglioni, la Pastaet l’Elssler, tout ce qui règne ou régna sur les planches ne mesemble pas digne de délier les cothurnes de Malaga qui saitdescendre et remonter sur un cheval au grandissime galop, qui seglisse dessous à gauche pour remonter à droite, qui voltige commeun feu follet blanc autour de l’animal le plus fougueux, qui peutse tenir sur la pointe d’un seul pied et tomber assise les piedspendants sur le dos de ce cheval toujours au galop, et qui, enfin,debout sur le coursier sans bride, tricote des bas, casse des œufsou fricasse une omelette à la profonde admiration du peuple, duvrai peuple, les paysans et les soldats&|160;! A la parade, jadiscette délicieuse Colombine portait des chaises sur le bout de sonnez, le plus joli nez grec que j’aie vu. Malaga, madame, estl’adresse en personne. D’une force herculéenne, elle n’a besoin quede son poing mignon ou de son petit pied pour se débarrasser detrois ou quatre hommes. C’est enfin la déesse de lagymnastique.

– Elle doit être stupide…

– Oh&|160;! reprit Paz, amusante comme l’héroïne de Péveril duPic&|160;! Insouciante comme un Bohême, elle dit tout ce qui luipasse par la tête, elle se soucie de l’avenir comme vous pouvezvous soucier des sous que vous jetez à un pauvre, et il lui échappedes choses sublimes. Jamais on ne lui prouvera qu’un vieuxdiplomate soit un beau jeune homme, et un million ne la ferait paschanger d’avis. Son amour est pour un homme une flatterieperpétuelle. D’une santé vraiment insolente, ses dents sonttrente-deux perles d’un orient délicieux et enchâssées dans uncorail. Son mufle, elle appelle ainsi le bas de sa figure, a, selonl’expression de Shakspeare, la verdeur, la saveur d’un museau degénisse. Et ça donne de cruels chagrins&|160;! Elle estime de beauxhommes, des hommes forts, des Adolphe, des Auguste, des Alexandre,des bateleurs et des paillasses. Son instructeur, un affreuxCassandre, la rouait de coups, et il en a fallu des milliers pourlui donner sa souplesse, sa grâce, son intrépidité.

– Vous êtes ivre de Malaga&|160;! dit la comtesse.

– Elle ne se nomme Malaga que sur l’affiche, dit Paz d’un airpiqué. Elle demeure rue Saint-Lazare, dans un petit appartement autroisième, dans le velours et la soie, et vit là comme uneprincesse. Elle a deux existences, sa vie foraine et sa vie dejolie femme.

– Et vous aime-t-elle&|160;?

– Elle m’aime… vous allez rire… uniquement parce que je suisPolonais&|160;! Elle voit toujours les Polonais d’après la gravurede Poniatowski sautant dans l’Elster, car pour toute la Francel’Elster, où il est impossible de se noyer, est un fleuve impétueuxqui a englouti Poniatowski… Au milieu de tout cela, je suis bienmalheureux, madame…

Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddée émutClémentine.

– Vous aimez l’extraordinaire, vous autres hommes&|160;!

– Et vous donc&|160;? fit Thaddée.

– Je connais si bien Adam que je suis sûre qu’il m’oublieraitpour quelque faiseuse de tours comme votre Malaga. Mais oùl’avez-vous vue&|160;?

– A Saint-Cloud, au mois de septembre dernier, le jour de lafête. Elle était dans le coin de l’échafaud couvert de toiles où sefont les parades. Ses camarades, tous en costumes polonais,donnaient un effroyable charivari. Je l’ai aperçue muette,silencieuse, et j’ai cru deviner des pensées de mélancolie chezelle. N’y avait-il pas de quoi pour une fille de vingt ans&|160;?Voilà ce qui m’a touché.

La comtesse était dans une pose délicieuse, pensive, quasitriste.

– Pauvre, pauvre Thaddée&|160;! s’écria-t-elle. Et avec labonhomie de la véritable grande dame, elle ajouta non sans unsourire fin : – Allez, allez au Cirque&|160;!

Thaddée lui prit la main, la lui baisa en y laissant une larmechaude, et sortit. Après avoir inventé sa passion pour une écuyère,il devait lui donner quelque réalité. Dans son récit, il n’y avaitde vrai que le moment d’attention obtenu par l’illustre Malaga,l’écuyère de la famille Bouthor, à Saint-Cloud, et dont le nomvenait de frapper ses yeux le matin dans l’affiche du Cirque. Lepaillasse, gagné par une seule pièce de cent sous, avait dit à Pazque l’écuyère était un enfant trouvé, volé peut-être. Thaddée alladonc au Cirque et revit la belle écuyère. Moyennant dix francs, unpalefrenier, qui là remplace les habilleuses du théâtre, lui appritque Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeurait rue desFossés-du-Temple, à un cinquième étage.

Le lendemain, la mort dans l’âme, Paz se rendit au faubourg duTemple et demanda mademoiselle Turquet, pendant l’été la doublurede la plus illustre écuyère du Cirque, et comparse au théâtrependant l’hiver.

– Malaga&|160;! cria la portière en se précipitant dans lamansarde, un beau monsieur pour vous&|160;! il prend desrenseignements auprès de Chapuzot qui le fait droguer pour medonner le temps de t’avertir.

– Merci, mame Chapuzot&|160;; mais que pensera-t-il en me voyantrepasser ma robe&|160;?

– Ah bah&|160;! quand on aime, on aime tout de son objet.

– Est-ce un Anglais&|160;? ils aiment les chevaux&|160;!

– Non, il me fait l’effet d’être un Espagnol.

– Tant pis&|160;! on dit les Espagnols dans la débine…. Restezdonc avec moi, mame Chapuzot, je n’aurai pas l’air d’uneabandonnée….

– Que demandez-vous, monsieur&|160;? dit à Thaddée la portièreen ouvrant la porte.

– Mademoiselle Turquet.

– Ma fille, répondit la portière en se drapant, voici quelqu’unqui vous réclame.

Une corde sur laquelle séchait du linge décoiffa lecapitaine.

– Que désirez-vous, monsieur&|160;? dit Malaga en ramassant lechapeau de Paz.

– Je vous ai vue au Cirque, vous m’avez rappelé une fille quej’ai perdue, mademoiselle&|160;; et par attachement pour monHéloïse à qui vous ressemblez d’une manière frappante, je veux vousfaire du bien, si toutefois vous le permettez.

– Comment donc&|160;! mais asseyez-vous donc, général, ditmadame Chapuzot, on n’est pas plus honnête… ni plus galant.

– Je ne suis pas un galant, ma chère dame, fit Paz, je suis unpère au désespoir qui veut se tromper par une ressemblance.

– Ainsi je passerai pour votre fille&|160;? dit Malagatrès-finement et sans soupçonner la profonde véracité de cetteproposition.

– Oui, dit Paz, je viendrai vous voir quelquefois, et pour quel’illusion soit complète, je vous logerai dans un bel appartement,richement meublé…

– J’aurai des meubles&|160;? dit Malaga en regardant laChapuzot.

– Et des domestiques, reprit Paz, et toutes vos aises.

Malaga regarda l’étranger en dessous.

– De quel pays est monsieur&|160;?

– Je suis Polonais.

– J’accepte alors, dit-elle.

Paz sortit en promettant de revenir.

– En voilà une sévère&|160;! dit Marguerite Turquet en regardantmadame Chapuzot. Mais j’ai peur que cet homme ne veuille m’amadouerpour réaliser quelque fantaisie. Bah&|160;! je me risque.

Un mois après cette bizarre entrevue, la belle écuyère habitaitun appartement délicieusement meublé par le tapissier du comteAdam, car Paz voulut faire causer de sa folie à l’hôtel Laginski.Malaga, pour qui cette aventure fut un rêve des Mille et une Nuits,était servie par le ménage Chapuzot, à la fois ses confidents etses domestiques. Les Chapuzot et Marguerite Turquet attendaient undénouement quelconque&|160;; mais après un trimestre, ni Malaga nila Chapuzot ne surent comment expliquer le caprice du comtepolonais. Paz venait passer une heure à peu près par semaine,pendant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais allerni dans le boudoir de Malaga, ni dans sa chambre, où jamais iln’entra, malgré les plus habiles manœuvres de l’écuyère et desChapuzot. Le comte s’informait des petits événements qui nuançaientla vie de la baladine, et chaque fois il laissait deux pièces dequarante francs sur la cheminée.

– Il a l’air bien ennuyé, disait madame Chapuzot.

– Oui, répondait Malaga, cet homme est froid comme verglas…

– Mais il est bon enfant tout de même, s’écriait Chapuzotheureux de se voir habillé tout en drap bleu d’Elbeuf, et semblableà quelque garçon de bureau d’un ministère.

Par son offrande périodique, Paz constituait à MargueriteTurquet une rente de trois cent vingt francs par mois. Cette somme,jointe à ses maigres appointements du Cirque, lui fit une existencesplendide en comparaison de sa misère passée. Il se répétad’étranges récits au Cirque entre les artistes sur le bonheur deMalaga. La vanité de l’écuyère laissa porter à soixante millefrancs les six mille francs que son appartement coûtait au prudentcapitaine. Au dire des clowns et des comparses, Malaga mangeaitdans l’argent. Elle venait d’ailleurs au Cirque avec de charmantsburnous, des cachemires, de délicieuses écharpes. Enfin, lePolonais était la meilleure pâte d’homme qu’une écuyère pûtrencontrer : point tracassier, point jaloux, laissant à Malagatoute sa liberté.

– Il y a des femmes qui sont bien heureuses&|160;! disait larivale de Malaga. Ce n’est pas à moi, qui sais faire le grandécart, à qui pareille chose arriverait.

Malaga portait de jolis bibis, faisait parfois sa tête(admirable expression populaire) en voiture, au bois de Boulogne,où la jeunesse élégante commençait à la remarquer. Enfin, oncommençait à parler de Malaga dans le monde interlope des femmeséquivoques, et l’on y attaquait son bonheur par des calomnies. Onla disait somnambule, et le Polonais passait pour un magnétiseurqui cherchait la pierre philosophale. Quelques propos beaucoup plusenvenimés que celui-là rendirent Malaga plus curieuse quePsyché&|160;; elle les rapporta tout en pleurant à Paz.

– Quand j’en veux à une femme, dit-elle en terminant, je ne lacalomnie pas, je ne prétends pas qu’on la magnétise pour y trouverdes pierres&|160;; je dis qu’elle est bossue, et je le prouve.Pourquoi me compromettez-vous&|160;?

Paz garda le plus cruel silence. La Chapuzot finit par savoir lenom et le titre de Thaddée&|160;; elle apprit à l’hôtel Laginskides choses positives : Paz était garçon, on ne lui connaissait defille morte ni en Pologne ni en France. Malaga ne put alors sedéfendre d’un sentiment de terreur.

– Mon enfant, dit la Chapuzot, ce monstre-là….

Un homme qui se contentait de regarder d’une façon sournoise –en dessous, – sans oser se prononcer sur rien, – sans avoir deconfiance, – une belle créature comme Malaga, dans les idées de laChapuzot, devait être un monstre.

– Ce monstre-là vous apprivoise pour vous amener à quelque chosed’illégal, de criminel&|160;!… Dieu de Dieu, si vous alliez à lacour d’assises, ou, ce qui me fait frémir de la tête aux pieds, quej’en tremble rien que d’en parler, à la correctionnelle&|160;!…qu’on vous met dans les journaux… Moi, savez-vous à votre place ceque je ferais&|160;? Eh bien&|160;! n’à votre place, jepréviendrais, pour ma sûreté, la police.

Par un jour où les plus folles idées fermentèrent dans l’espritde Malaga, quand Paz mit ses pièces d’or sur le velours de lacheminée, elle prit l’or et le lui jeta au nez en lui disant : – Jene veux pas d’argent volé.

Le capitaine donna l’or aux Chapuzot et ne revint plus.Clémentine passait alors la belle saison à la terre de son oncle,le marquis de Ronquerolles, en Bourgogne. Quand la troupe du Cirquene vit plus Thaddée à sa place, il se fit une rumeur parmi lesartistes. La grandeur d’âme de Malaga fut traitée de bêtise par lesuns, de finesse par les autres. La conduite du Polonais, expliquéeaux femmes les plus habiles, parut inexplicable. Thaddée reçut dansune seule semaine trente-sept lettres de femmes légères.Heureusement pour lui, son étonnante réserve n’alluma pas d’autrescuriosités et resta l’objet des causeries du monde interlope.

Deux mois après, la belle écuyère, criblée de dettes, écrivit aucomte Paz cette lettre que les dandies ont regardée dans le tempscomme un chef-d’œuvre :

« Vous, que j’ose encore appeler mon ami, aurez-vous pitié demoi après ce qui s’est passé et que vous avez si malinterprété&|160;? Tout ce qui a pu vous blesser, mon cœur ledésavoue. Si j’ai été assez heureuse pour que vous trouviez ducharme à rester auprès de moi comme vous faisiez, revenez….autrement, je tomberai dans le désespoir. La misère est déjà venue,et vous ne savez pas tout ce qu’elle amène de choses bêtes. Hier,j’ai vécu avec un hareng de deux sous et un sou de pain. Est-ce làle déjeuner de votre amante&|160;? Je n’ai plus les Chapuzot, quiparaissaient m’être si dévoués&|160;! Votre absence a eu pour effetde me faire voir le fond des attachements humains…. Un chien qu’ona nourri ne nous quitte plus&|160;! Un huissier, qui a fait lesourd, a tout saisi au nom du propriétaire, qui n’a pas de cœur, etdu bijoutier, qui ne veut pas attendre seulement dix jours&|160;;car, avec votre confiance à vous autres, le crédit s’en va&|160;!Quelle position pour des femmes qui n’ont que de la joie à sereprocher&|160;! Mon ami, j’ai porté chez ma tante tout ce quiavait de la valeur&|160;; je n’ai plus rien que votre souvenir, etvoilà la mauvaise saison qui arrive. Pendant l’hiver je suis sansfeux, puisqu’on ne joue que des mimodrames au boulevard, où je n’aipresque rien à faire que des bouts de rôle qui ne posent pas unefemme. Comment avez-vous pu vous méprendre à la noblesse de messentiments envers vous, car enfin nous n’avons pas deux manièresd’exprimer notre reconnaissance. Vous qui paraissiez si joyeux demon bien-être, comment m’avez-vous pu laisser dans la peine&|160;?O&|160;! mon seul ami sur terre, avant d’aller recommencer à courirles foires avec le cirque Bouthor, car je gagnerai au moins ma vieainsi, pardonnez-moi d’avoir voulu savoir si je vous ai perdu pourtoujours. Si je venais à penser à vous au moment où je saute dansle cercle, je suis capable de me casser les jambes en perdant untemps&|160;! Quoi qu’il en soit, vous avez à vous pour la vie

Marguerite Turquet. »

– Cette lettre-là, se dit Thaddée en éclatant de rire, vaut mesdix mille francs&|160;!

Clémentine arriva le lendemain, et, le lendemain, Paz la revitplus belle, plus gracieuse que jamais. Après le dîner, pendantlequel la comtesse eut un air de parfaite indifférence pourThaddée, il se passa dans le salon, après le départ du capitaine,une scène entre le comte et sa femme. En ayant l’air de demanderconseil à Adam, Thaddée lui avait laissé, comme par mégarde, lalettre de Malaga.

– Pauvre Thaddée&|160;! dit Adam à sa femme après avoir vu Pazs’esquivant. Quel malheur pour un homme si distingué d’être lejouet d’une baladine du dernier ordre&|160;! Il y perdra tout, ils’avilira, il ne sera plus reconnaissable dans quelque temps.Tenez, ma chère, lisez, dit le comte en tendant à sa femme lalettre de Malaga.

Clémentine lut la lettre, qui sentait le tabac, et la jeta parun geste de dégoût.

– Quelque épais que soit le bandeau qu’il a sur les yeux, il sesera sans doute aperçu de quelque chose, dit Adam. Malaga lui aurafait des traits.

– Et il y retourne&|160;! dit Clémentine, et ilpardonnera&|160;! Ce n’est que pour ces horribles femmes-là quevous avez de l’indulgence&|160;!

– Elles en ont tant besoin&|160;! dit Adam.

– Thaddée se rendait justice… en restant chez lui,reprit-elle.

– Oh&|160;! mon ange, vous allez bien loin, dit le comte quid’abord enchanté de rabaisser son ami aux yeux de sa femme nevoulait pas la mort du pécheur.

Thaddée, qui connaissait bien Adam, lui avait demandé le plusprofond secret : il avait parlé pour faire excuser ses dissipationset prier son ami de lui laisser prendre un millier d’écus pourMalaga.

– C’est un homme qui a un fier caractère, reprit Adam.

– Comment cela&|160;?

– Mais, ne pas avoir dépensé plus de dix mille francs pour elle,et se faire relancer par une pareille lettre avant de lui porter dequoi payer ses dettes&|160;! Pour un Polonais, ma foi&|160;!…

– Mais il peut te ruiner, dit Clémentine avec le ton aigre de laParisienne quand elle exprime sa défiance de chatte.

– Oh&|160;! je le connais, répondit Adam, il nous sacrifieraitMalaga.

– Nous verrons, reprit la comtesse.

– S’il le fallait pour son bonheur, je n’hésiterais pas à luidemander de la quitter. Constantin m’a dit que pendant le temps deleur liaison, Paz, jusqu’alors si sobre, est quelquefois rentrétrès-étourdi… S’il se laissait entraîner dans l’ivresse, je seraisaussi chagrin que s’il s’agissait de mon enfant.

– Ne m’en dites pas davantage, s’écria la comtesse en faisant unautre geste de dégoût.

Deux jours après, le capitaine aperçut dans les manières, dansle son de voix, dans les yeux de la comtesse, les terribles effetsde l’indiscrétion d’Adam. Le mépris avait creusé ses abîmes entrecette charmante femme et lui. Aussi tomba-t-il dès lors dans uneprofonde mélancolie, rongé par cette pensée : Tu t’es rendutoi-même indigne d’elle&|160;! La vie lui devint pesante, le plusbeau soleil fut grisâtre à ses yeux. Néanmoins, il trouva sous cesflots de douleurs amères des moments de joie : il put alors selivrer sans danger à son admiration pour la comtesse qui ne fitplus la moindre attention à lui quand, dans les fêtes, tapi dans uncoin, muet, mais tout yeux et tout cœur, il ne perdait pas une deses poses, pas un de ses chants quand elle chantait. Il vivaitenfin de cette belle vie, il pouvait panser lui-même le chevalqu’elle allait monter, se dévouer à l’économie de cette splendidemaison, pour les intérêts de laquelle il redoubla de dévouement.Ces plaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur comme ceuxde la mère dont l’enfant ne sait jamais rien du cœur de samère&|160;; car est-ce le savoir que d’en ignorer quelquechose&|160;? N’était-ce pas plus beau que le chaste amour dePétrarque pour Laure, qui se soldait en définitif par un trésor degloire et par le triomphe de la poésie qu’elle avaitinspirée&|160;? La sensation de d’Assas mourant n’est-elle pastoute une vie&|160;? Cette sensation, Paz l’éprouva chaque joursans mourir, mais aussi sans le loyer de l’immortalité. Qu’y a-t-ildonc dans l’amour pour que, nonobstant ces délices secrètes, Pazfût dévoré de chagrins&|160;? La religion catholique a tellementgrandi l’amour, qu’elle y a marié pour ainsi dire indissolublementl’estime et la noblesse. L’amour ne va pas sans les supérioritésdont s’enorgueillit l’homme, et il est tellement rare d’être aiméquand on est méprisé, que Thaddée mourait des plaies qu’il s’étaitvolontairement faites. S’entendre dire qu’elle l’aurait aimé etmourir&|160;?… le pauvre amoureux eût trouvé sa vie assez payée.Les angoisses de sa situation antérieure lui semblaient préférablesà vivre près d’elle, en l’accablant de ses générosités sans êtreapprécié, compris. Enfin, il voulait le loyer de sa vertu&|160;! Ilmaigrit et jaunit, il tomba si bien malade, dévoré par une petitefièvre, que pendant le mois de janvier il fut obligé de rester aulit sans vouloir consulter de médecin. Le comte Adam conçut devives inquiétudes sur son pauvre Thaddée. La comtesse eut alors lacruauté de dire en petit comité : – Laissez-le donc, ne voyez-vouspas qu’il a quelque remords olympique&|160;? Ce mot rendit àThaddée le courage du désespoir, il se leva, sortit, essaya dequelques distractions et recouvra la santé. Vers le mois defévrier, Adam fit une perte assez considérable au Jockey-Club, etcomme il craignait sa femme, il vint prier Thaddée de mettre cettesomme sur le compte de ses dissipations avec Malaga.

– Qu’y a-t-il d’extraordinaire à ce que cette baladine t’aitcoûté vingt mille francs&|160;? Ça ne regarde que moi&|160;; tandisque si la comtesse savait que je les ai perdus au jeu, jebaisserais dans son estime&|160;; elle aurait des craintes pourl’avenir.

– Encore cela, donc&|160;! s’écria Thaddée en laissant échapperun profond soupir.

– Ah&|160;! Thaddée, ce service-là nous acquitterait quand je neserais pas déjà ton redevable.

– Adam, tu auras des enfants, ne joue plus, dit lecapitaine.

– Malaga nous coûte encore vingt mille francs&|160;! s’écria lacomtesse quelques jours après en apprenant la générosité d’Adamenvers Paz. Dix mille auparavant, en tout trente mille&|160;!quinze cents francs de rente, le prix de ma loge aux Italiens, lafortune de bien des bourgeois… Oh&|160;! vous autres Polonais,disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belle serre, vous êtesincroyables. Tu n’es pas plus furieux que ça&|160;?

– Ce pauvre Paz…

– Ce pauvre Paz, pauvre Paz, reprit-elle en interrompant, à quoinous est-il bon&|160;? Je vais me mettre à la tête de la maison,moi&|160;! Tu lui donneras les cent louis de rentes qu’il arefusés, et il s’arrangera comme il l’entend avec leCirque-Olympique.

– Il nous est bien utile, il nous a certes économisé plus dequarante mille francs depuis un an. Enfin, cher ange, il nous aplacé cent mille francs chez Rothschild, et un intendant nous lesaurait volés….

Clémentine se radoucit, mais elle n’en fut pas moins dure pourThaddée. Quelques jours après, elle pria Paz de venir dans ceboudoir où un an auparavant elle avait été si surprise en lecomparant au comte&|160;; cette fois, elle le reçut en tête-à-têtesans y apercevoir le moindre danger.

– Mon cher Paz, lui dit-elle avec la familiarité sansconséquence des grands envers leurs inférieurs, si vous aimez Adamcomme vous le dites, vous ferez une chose qu’il ne vous demanderajamais, mais que moi, sa femme, je n’hésite pas à exiger devous….

– Il s’agit de Malaga, dit Thaddée avec une profonde ironie.

– Eh bien&|160;! oui, dit-elle, si vous voulez finir vos joursavec nous, si vous voulez que nous restions bons amis, quittez-la.Comment un vieux soldat…

– Je n’ai que trente-cinq ans, dit-il, et pas un cheveublanc&|160;!

– Vous avez l’air d’en avoir, dit-elle, c’est la même chose.Comment un homme aussi bon calculateur, aussi distingué…

Il y eut cela d’horrible que ce mot fut dit par elle avec uneintention évidente de réveiller en lui la noblesse d’âme qu’ellecroyait éteinte.

– Aussi distingué que vous l’êtes, reprit-elle après une pauseimperceptible que lui fit faire un geste de Paz, se laisse attrapercomme un enfant&|160;! Votre aventure a rendu Malaga célèbre…Eh&|160;! bien, mon oncle a voulu la voir, et il la vue. Mon onclen’est pas le seul, Malaga reçoit très-bien tous ces messieurs…. Jevous ai cru l’âme noble… Fi donc&|160;! Voyons, sera-ce une sigrande perte pour vous qu’elle ne puisse se réparer&|160;?

– Madame, si je connaissais un sacrifice à faire pour regagnervotre estime, il serait bientôt accompli&|160;; mais quitter Malagan’en est pas un….

– Dans votre position, voilà ce que je dirais si j’étais homme,répondit Clémentine. Eh&|160;! bien, si je prends cela pour ungrand sacrifice, il n’y a pas de quoi se fâcher.

Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise, il sesentait gagner par des idées folles. Il alla se promener au grandair, légèrement vêtu malgré le froid, sans pouvoir éteindre lesfeux de sa face et de son front.

– Je vous ai cru l’âme noble&|160;! Ces mots, il les entendaittoujours. – Et il y a bientôt un an, se disait-il, j’avais à moiseul battu les Russes&|160;! Il pensait à laisser l’hôtel Laginski,à demander du service dans les spahis et à se faire tuer enAfrique&|160;; mais il fut arrêté par une horrible crainte. – Sansmoi, que deviendront-ils&|160;? on les ruinerait bientôt. Pauvrecomtesse&|160;! quelle horrible vie pour elle que d’être seulementréduite à trente mille livres de rentes&|160;? Allons, se dit-il,puisqu’elle est perdue pour moi, du courage, et achevons monouvrage.

Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris à Paris undéveloppement prodigieux qui le rend européen et bien autrementburlesque, bien autrement animé que feu le carnaval de Venise.Est-ce que, les fortunes diminuant outre mesure, les parisiensauraient inventé de s’amuser collectivement, comme avec leurs clubsils font des salons sans maîtresses de maison, sans politesse et àbon marché&|160;? Quoi qu’il en soit, le mois de mars prodiguaitalors ces bals où la danse, la farce, la grosse joie, le délire,les images grotesques et les railleries aiguisées par l’espritparisien arrivent à des effets gigantesques. Cette folie avaitalors, rue Saint-Honoré, son Pandémonium, et dans Musard sonNapoléon, un petit homme fait exprès pour commander une musiqueaussi puissante que la foule en désordre, et pour conduire legalop, cette ronde du sabbat, une des gloires d’Auber, car le galopn’a eu sa forme et sa poésie que depuis le grand galop de Gustave.Cet immense finale ne pourrait-il pas servir de symbole à uneépoque où, depuis cinquante ans, tout défile avec la rapidité d’unrêve&|160;? Or, le grave Thaddée, qui portait une divine imageimmaculée dans son cœur, alla proposer à Malaga, la reine desdanses de carnaval, de passer une nuit au bal Musard, quand il sutque la comtesse, déguisée jusqu’aux dents, devait venir voir, avecdeux autres jeunes femmes accompagnées de leurs maris, le curieuxspectacle d’un de ces bals monstrueux. Le mardi-gras de l’année1838, à quatre heures du matin, la comtesse, enveloppée d’un dominonoir et assise sur les gradins d’un des amphithéâtres de cettesalle babylonienne, où depuis Valentino donne ses concerts, vitdéfiler dans le galop Thaddée en Robert-Macaire conduisantl’écuyère en costume de sauvagesse, la tête harnachée de plumescomme un cheval du sacre, et bondissant par-dessus les groupes, envrai feu follet.

– Ah&|160;! dit Clémentine à son mari, vous autres Polonais,vous êtes des gens sans caractère. Qui n’aurait pas eu confiance enThaddée&|160;? Il m’a donné sa parole, sans savoir que je seraisici voyant tout et n’étant pas vue.

Quelques jours après elle eut Paz à dîner. Après le dîner, Adamles laissa seuls, et Clémentine gronda Thaddée de manière à luifaire sentir qu’elle ne le voulait plus au logis.

– Oui, madame, dit humblement Thaddée, vous avez raison, je suisun misérable, j’avais donné ma parole. Mais que voulez-vous&|160;?j’avais remis à quitter Malaga, après le carnaval… Je serai franc,d’ailleurs : cette femme exerce un tel empire sur moi que…

– Une femme qui se fait mettre à la porte de chez Musard par lessergents de ville, et pour quelle danse&|160;!

– J’en conviens, je passe condamnation, je quitterai votremaison&|160;; mais vous connaissez Adam. Si je vous abandonne lesrênes de votre fortune, il vous faudra déployer bien de l’énergie.Si j’ai le vice de Malaga, je sais avoir l’oeil à vos affaires,tenir vos gens et veiller aux moindres détails. Laissez-moi donc nevous quitter qu’après vous avoir vue en état de continuer monadministration. Vous avez maintenant trois ans de mariage, et vousêtes à l’abri des premières folies que fait faire la lune de miel.Les Parisiennes, et les plus titrées, s’entendent aujourd’huitrès-bien à gouverner une fortune et une maison… Eh bien&|160;!quand je serai certain moins de votre capacité que de votrefermeté, je quitterai Paris.

– C’est le Thaddée de Varsovie et non le Thaddée du Cirque quiparle, répondit-elle. Revenez-nous guéri.

– Guéri&|160;?… jamais, dit Paz les yeux baissés en regardantles jolis pieds de Clémentine. Vous ignorez, comtesse, ce que cettefemme a de piquant et d’inattendu dans l’esprit. En sentant soncourage faillir, il ajouta : – Il n’y a pas de femme du monde avecses airs de mijaurée qui vaille cette franche nature de jeuneanimal…

– Le fait est que je ne voudrais rien avoir d’animal, dit lacomtesse en lui lançant un regard de vipère en colère.

A compter de cette matinée, le comte Paz mit Clémentine au faitde ses affaires, se fit son précepteur, lui apprit les difficultésde la gestion de ses biens, le véritable prix des choses et lamanière de ne point se laisser trop voler par les gens. Ellepouvait compter sur Constantin et faire de lui son majordome.Thaddée avait formé Constantin. Au mois de mai, la comtesse luiparut parfaitement en état de conduire sa fortune&|160;; carClémentine était de ces femmes au coup d’oeil juste, pleinesd’instinct et chez qui le génie de la maîtresse de maison estinné.

Cette situation amenée par Thaddée avec tant de naturel eut unepéripétie horrible pour lui, car ses souffrances ne devaient pasêtre aussi douces qu’il se les faisait. Ce pauvre amant n’avait pascompté le hasard pour quelque chose. Or, Adam tombatrès-sérieusement malade. Thaddée, au lieu de partir, servit degarde-malade à son ami. Le dévouement du capitaine fut infatigable.Une femme qui aurait eu de l’intérêt à déployer la longue-vue de laperspicacité, eût vu dans l’héroïsme du capitaine une sorte depunition que s’imposent les âmes nobles pour réprimer leursmauvaises pensées involontaires&|160;; mais les femmes voient toutou ne voient rien, selon leurs dispositions d’âme : l’amour estleur seule lumière.

Pendant quarante-cinq jours, Paz veilla, soigna Mitgislas sansqu’il parût penser à Malaga, par l’excellente raison qu’il n’yavait jamais pensé. En voyant Adam à la mort et ne mourant pas,Clémentine assembla les plus célèbres docteurs.

– S’il se sauve de là, dit le plus savant des médecins, ce nepeut être que par un effort de la nature. C’est à ceux qui luidonnent des soins à guetter ce moment et à seconder la nature. Lavie du comte est entre les mains de ses garde-malades.

Thaddée alla communiquer cet arrêt à Clémentine, alors assisesous le pavillon chinois, autant pour se reposer de ses fatiguesque pour laisser le champ libre aux médecins et ne pas les gêner.En suivant les contours de l’allée sablée qui menait du boudoir aurocher sur lequel s’élevait le pavillon chinois, l’amant deClémentine était comme au fond d’un des abîmes décrits parAlighieri. Le malheureux n’avait pas prévu la possibilité dedevenir le mari de Clémentine et s’était enfermé lui-même dans unefosse de boue. Il arriva le visage décomposé, sublime de douleur.Sa tête, comme celle de Méduse, communiquait le désespoir.

– Il est mort&|160;?… dit Clémentine.

– Ils l’ont condamné&|160;; du moins, ils le remettent à lanature. N’y allez pas, ils y sont encore, et Bianchon va leverlui-même les appareils.

– Pauvre homme&|160;! je me demande si je ne l’ai pasquelquefois tourmenté, dit-elle.

– Vous l’avez rendu bien heureux, soyez tranquille à ce sujet,dit Thaddée, et vous avez eu de l’indulgence pour lui…

– Ma perte serait irréparable.

– Mais, chère, en supposant que le comte succombe, nel’aviez-vous pas jugé&|160;?

– Je l’aimais sans aveuglement, dit-elle&|160;; mais je l’aimaiscomme une femme doit aimer son mari.

– Vous devez donc, reprit Thaddée d’une voix que ne luiconnaissait pas Clémentine, avoir moins de regrets que si vousperdiez un de ces hommes qui sont votre orgueil, votre amour ettoute votre vie, à vous autres femmes&|160;! Vous pouvez êtresincère avec un ami tel que moi… Je le regretterai, moi&|160;!…Bien avant votre mariage, j’avais fait de lui mon enfant, et je luiai sacrifié ma vie. Je serai donc sans intérêt sur la terre. Maisla vie est encore belle à une veuve de vingt-quatre ans.

– Eh&|160;! vous savez bien que je n’aime personne, dit-elleavec la brusquerie de la douleur.

– Vous ne savez pas encore ce que c’est que d’aimer, ditThaddée.

– Oh&|160;! mari pour mari, je suis assez sensée pour préférerun enfant comme mon pauvre Adam à un homme supérieur. Voici bientôttrente jours que nous nous disons : Vivra-t-il&|160;? Cesalternatives m’ont bien préparée, ainsi que vous l’êtes, à cetteperte. Je puis être franche avec vous. Eh&|160;! bien, je donneraisde ma vie pour conserver celle d’Adam. L’indépendance d’une femme àParis n’est-ce pas la permission de se laisser prendre auxsemblants d’amour des gens ruinés ou des dissipateurs&|160;? Jepriais Dieu de me laisser ce mari si complaisant, si bon enfant, sipeu tracassier, et qui commençait à me craindre.

– Vous êtes vraie, et je vous en aime davantage, dit Thaddée enprenant et baisant la main de Clémentine qui le laissa faire. Dansde si solennels instants, il y a je ne sais quelle satisfaction àtrouver une femme sans hypocrisie. On peut causer avec vous. Voyonsl’avenir&|160;? supposons que Dieu ne vous écoute pas, et je suisun de ceux qui sont le plus disposés à lui crier : – Laissez-moimon ami&|160;! oui, ces cinquante nuits n’ont pas affaibli mesyeux, et fallût-il trente jours et trente nuits de soins, vousdormirez, vous, madame, quand je veillerai. Je saurai l’arracher àla mort si, comme ils le disent, on peut le sauver par des soins.Enfin, malgré vous et malgré moi, le comte est mort. Eh&|160;!bien, si vous étiez aimée, oh&|160;! mais adorée par un homme decœur et d’un caractère digne du vôtre…

– J’ai peut-être follement désiré d’être aimée, mais je n’ai pasrencontré…

– Si vous aviez été trompée…

Clémentine regarda fixement Thaddée en lui supposant moins del’amour qu’une pensée cupide, elle le couvrit de son mépris en letoisant des pieds à la tête, et l’écrasa par ces deux mots : –Pauvre Malaga&|160;! prononcés en trois tons que les grandes damesseules savent trouver dans le registre de leurs dédains. Elle seleva, laissa Thaddée évanoui, car elle ne se retourna point, marchad’un mouvement noble vers son boudoir et remonta dans la chambred’Adam.

Une heure après, Paz revint dans la chambre du malade&|160;; etcomme s’il n’avait pas reçu le coup de la mort, il prodigua sessoins au comte. Depuis ce fatal moment il devint taciturne&|160;;il eut d’ailleurs un duel avec la maladie, il la combattait demanière à exciter l’admiration des médecins. A toute heure ontrouvait ses yeux allumés comme deux lampes. Sans témoigner lemoindre ressentiment à Clémentine, il écoutait ses remercîmentssans les accepter, il semblait être sourd. Il s’était dit : Elle medevra la vie d’Adam&|160;! et cette parole, il l’écrivait pourainsi dire en traits de feu dans la chambre du malade. Le quinzièmejour, Clémentine fut obligée de restreindre ses soins, sous peinede succomber à tant de fatigues. Paz était infatigable. Enfin, versla fin du mois d’août, Bianchon, le médecin de la maison, réponditde la vie du comte à Clémentine.

– Ah&|160;! madame, ne m’en ayez pas la moindre obligation,dit-il. Sans son ami nous ne l’aurions pas sauvé&|160;!

Le lendemain de la terrible scène sous le pavillon chinois, lemarquis de Ronquerolles était venu voir son neveu&|160;; car ilpartait pour la Russie chargé d’une mission secrète, et Pazfoudroyé de la veille avait dit quelques mots au diplomate. Or, lejour où le comte Adam et sa femme sortirent pour la première foisen calèche, au moment où la calèche allait quitter le perron, ungendarme entra dans la cour de l’hôtel et demanda le comte Paz.Thaddée, assis sur le devant de la calèche, se retourna pourprendre une lettre qui portait le timbre du ministère des affairesétrangères et la mit dans la poche de côté de son habit, par unmouvement qui empêcha Clémentine et Adam de lui en parler. On nepeut nier aux gens de bonne compagnie la science du langage qui nese parle pas. Néanmoins, en arrivant à la porte Maillot, Adam,usant des priviléges d’un convalescent dont les caprices doiventêtre satisfaits, dit à Thaddée : – Il n’y a point d’indiscrétionentre deux frères qui s’aiment autant que nous nous aimons, tu saisce que contient la dépêche, dis-le-moi, j’ai une fièvre decuriosité.

Clémentine regarda Thaddée en femme fâchée et dit à son mari : –Il me boude tant depuis deux mois que je me garderais biend’insister.

– Oh&|160;! mon Dieu, répondit Thaddée, comme je ne puis pasempêcher les journaux de le publier, je vous révélerai bien cesecret : l’empereur Nicolas me fait la grâce de me nommer capitainedans un régiment destiné à l’expédition de Khiva.

– Et tu y vas&|160;? s’écria Adam.

– J’irai, mon cher. Je suis venu capitaine, capitaine je m’enretourne…. Malaga pourrait me faire faire des sottises. Nous dînonsdemain pour la dernière fois ensemble. Si je ne partais pas enseptembre pour Saint-Pétersbourg, il faudrait y aller par terre, etje ne suis pas riche, je dois laisser à Malaga sa petiteindépendance. Comment ne pas veiller à l’avenir de la seule femmequi m’ait su comprendre&|160;? elle me trouve grand, Malaga&|160;!Malaga me trouve beau&|160;! Malaga m’est peut-être infidèle, maiselle passerait dans le….

– Dans le cerceau pour vous et retomberait très-bien sur soncheval, dit vivement Clémentine.

– Oh&|160;! vous ne connaissez pas Malaga, dit le capitaine avecune profonde amertume et un regard plein d’ironie qui rendirentClémentine rêveuse et inquiète.

– Adieu les jeunes arbres de ce beau bois de Boulogne où sepromènent les Parisiennes, où se promènent les exilés qui yretrouvent une patrie. Je suis sûr que mes yeux ne reverront plusles arbres verts de l’allée de Mademoiselle, ni ceux de la routedes Dames, ni les acacias, ni le cèdre des ronds-points…. Sur lesbords de l’Asie, obéissant aux desseins du grand empereur que j’aivoulu pour maître, arrivé peut-être au commandement d’une armée àforce de courage, à force de mettre ma vie au jeu, peut-êtreregretterai-je les Champs-Elysées où vous m’avez, une fois, faitmonter à côté de vous. Enfin, je regretterai toujours les rigueursde Malaga, la Malaga de qui je parle en ce moment.

Ce fut dit de manière à faire frissonner Clémentine.

– Vous aimez donc bien Malaga&|160;? demanda-t-elle.

– Je lui ai sacrifié cet honneur que nous ne sacrifionsjamais…

– Lequel&|160;?

– Mais… celui que nous voulons garder à tout prix aux yeux denotre idole.

Après cette réponse, Thaddée garda le plus impénétrablesilence&|160;; et il ne le rompit qu’en passant aux Champs-Elysées,où il dit en montrant un bâtiment en planches : – Voilà leCirque&|160;!

Il alla quelques moments avant le dîner à l’ambassade de Russie,de là aux affaires étrangères, et il partit pour le Havre le matinavant le lever de la comtesse et d’Adam.

– Je perds un ami, dit Adam les larmes aux yeux en apprenant ledépart du comte Paz, un ami dans la véritable acception du mot, etje ne sais pas ce qui peut lui faire fuir ma maison comme la peste.Nous ne sommes pas amis à nous brouiller pour une femme, dit-il enregardant fixement Clémentine, et cependant tout ce qu’il disaithier de Malaga… Mais il n’a jamais touché le bout du doigt à cettefille…

– Comment le savez-vous&|160;? dit Clémentine.

– Mais j’ai naturellement eu la curiosité de voir mademoiselleTurquet, et la pauvre fille ne peut pas encore s’expliquer laréserve absolue de Thad…

– Assez, monsieur, dit la comtesse, qui se retira chez elle ense disant : – Ne serais-je pas victime d’une mystificationsublime&|160;?

A peine achevait-elle cette phrase en elle-même, que Constantinremit à Clémentine la lettre suivante que Thaddée avait griffonnéependant la nuit.

« Comtesse, aller se faire tuer au Caucase et emporter votremépris, c’est trop : on doit mourir tout entier. Je vous ai chérieen vous voyant pour la première fois comme on chérit une femme quel’on aime toujours, même après son infidélité, moi l’obligé d’Adamqui vous avait choisie et que vous épousiez, moi pauvre, moi lerégisseur volontaire, dévoué de votre maison. Dans cet horriblemalheur, j’ai trouvé la plus délicieuse vie. Etre chez vous unrouage indispensable, me savoir utile à votre luxe, à votrebien-être, fut une source de jouissances&|160;; et si cesjouissances étaient vives dans mon âme quand il s’agissait d’Adam,jugez de ce qu’elles furent alors qu’une femme adorée en était leprincipe et l’effet&|160;! J’ai connu les plaisirs de la maternitédans l’amour : j’acceptais la vie ainsi. Je m’étais, comme lespauvres des grands chemins, bâti une cabane de cailloux sur lalisière de votre beau domaine, sans vous tendre la main. Pauvre etmalheureux, aveuglé par le bonheur d’Adam, j’étais le donnant.Ah&|160;! vous étiez entourée d’un amour pur comme celui d’un angegardien, il veillait quand vous dormiez, il vous caressait duregard quand vous passiez, il était heureux d’être, enfin vousétiez le soleil de la patrie à ce pauvre exilé qui vous écrit leslarmes aux yeux en pensant à ce bonheur des premiers jours. Adix-huit ans, n’étant aimé de personne, j’avais pris pour maîtresseidéale une charmante femme de Varsovie à qui je rapportais mespensées, mes désirs, la reine de mes jours et de mes nuits&|160;!Cette femme n’en savait rien, mais pourquoi l’en instruire&|160;?…moi&|160;! j’aimais mon amour. Jugez, d’après cette aventure de majeunesse, combien j’étais heureux de vivre dans la sphère de votreexistence, de panser votre cheval, de chercher des pièces d’ortoutes neuves pour votre bourse, de veiller aux splendeurs de votretable et de vos soirées, de vous voir éclipsant des fortunessupérieures à la vôtre par mon savoir-faire. Avec quelle ardeur neme précipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait : – Thaddée,elle veut telle chose&|160;! C’est une de ces félicités impossiblesà exprimer. Vous avez souhaité des riens, dans un temps donné, quim’ont obligé à des tours de force, à courir pendant des sept heuresen cabriolet, et quelles délices de marcher pour vous&|160;! A vousvoir souriante au milieu de vos fleurs, sans être vu de vous,j’oubliais que personne ne m’aimait… enfin je n’avais alors que mesdix-huit ans. Par certains jours où mon bonheur me tournait latête, j’allais, la nuit, baiser l’endroit où, pour moi, vos piedslaissaient des traces lumineuses, comme jadis je fis des miraclesde voleur pour aller baiser la clef que la comtesse Ladislas avaittouchée de ses mains en ouvrant une porte. L’air que vous respiriezétait balsamique, il y avait pour moi plus de vie à l’aspirer, etj’y étais comme on est, dit-on, sous les tropiques, accablé par unevapeur chargée de principes créateurs. Il faut bien vous dire ceschoses pour vous expliquer l’étrange fatuité de mes penséesinvolontaires. Je serais mort avant de vous avouer monsecret&|160;! Vous devez vous rappeler les quelques jours decuriosité pendant lesquels vous avez voulu voir l’auteur desmiracles qui vous avaient enfin frappée. J’ai cru, pardonnez-moi,madame, j’ai cru que vous m’aimeriez. Votre bienveillance, vosregards interprétés par un amant, m’ont paru si dangereux pour moi,que je me suis donné Malaga, sachant qu’il est de ces liaisons queles femmes ne pardonnent point&|160;; je me la suis donnée aumoment où j’ai vu mon amour se communiquer fatalement. Accablez-moimaintenant du mépris que vous m’avez versé à pleines mains sans queje le méritasse&|160;; mais je crois être certain que dans lasoirée où votre tante a emmené le comte, si je vous avais dit ceque je viens de vous écrire, l’ayant dit une fois, j’aurais étécomme le tigre apprivoisé qui a remis ses dents à de la chairvivante, qui sent la chaleur du sang, et……….

» Minuit.

» Je n’ai pu continuer, le souvenir de cette heure est encoretrop vivant&|160;! oui, j’eus alors le délire. L’Espérance étaitdans vos yeux, la Victoire et ses pavillons rouges eussent brillédans les miens et fasciné les vôtres. Mon crime a été de pensertout cela, peut-être à tort. Vous seule êtes le juge de cetteterrible scène où j’ai pu refouler amour, désir, les forces lesplus invincibles de l’homme sous la main glaciale d’unereconnaissance qui doit être éternelle. Votre terrible mépris m’apuni. Vous m’avez prouvé qu’on ne revient ni du dégoût ni dumépris. Je vous aime comme un insensé. Je serais parti, Adammort&|160;; je dois à plus forte raison partir, Adam sauvé. L’onn’arrache pas son ami des bras de la mort pour le tromper.D’ailleurs, mon départ est la punition de la pensée que j’ai eue dele laisser périr quand les médecins m’ont dit que sa vie dépendaitde ses garde-malades.

Adieu, madame, je perds tout en quittant Paris, et vous neperdez rien en n’ayant plus auprès de vous

» Votre dévoué

» Thaddée Paç. »

– Si mon pauvre Adam dit avoir perdu un ami, qu’ai-je doncperdu, moi&|160;? se dit Clémentine en restant abattue et les yeuxattachés sur une fleur de son tapis.

Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte.

« Mon cher Mitgislas, Malaga m’a tout dit. Au nom de tonbonheur, qu’il ne t’échappe jamais avec Clémentine un mot sur tesvisites chez l’écuyère&|160;; et laisse-lui toujours croire queMalaga me coûte cent mille francs. Du caractère dont est lacomtesse, elle ne te pardonnerait ni tes pertes au jeu ni tesvisites à Malaga. Je ne vais pas à Khiva, mais au Caucase. J’ai lespleen&|160;; et du train dont j’irai, je serai prince Paz en troisans ou mort. Adieu&|160;; quoique j’aie repris soixante millefrancs chez Rothschild, nous sommes quittes.

Thaddée. »

– Imbécile que je suis&|160;! j’ai failli me coupertout-à-l’heure, se dit Adam.

Voici trois ans que Thaddée est parti, les journaux ne parlentencore d’aucun prince Paz. La comtesse Laginska s’intéresseénormément aux expéditions de l’empereur Nicolas, elle est Russe decœur, elle lit avec une espèce d’avidité toutes les nouvelles quiviennent de ce pays. Une ou deux fois par hiver, elle dit d’un airindifférent à l’ambassadeur : – Savez-vous ce qu’est devenu notrepauvre comte Paz&|160;?

Hélas&|160;! la plupart des Parisiennes, ces créaturesprétendues si perspicaces et si spirituelles, passent et passeronttoujours à côté d’un Paz sans l’apercevoir. Oui, plus d’un Paz estméconnu&|160;; mais chose effrayante à penser&|160;! il en est deméconnus même lorsqu’ils sont aimés. La femme la plus simple dumonde exige encore chez l’homme le plus grand un peu decharlatanisme&|160;; et le plus bel amour ne signifie rien quand ilest brut : il lui faut la mise en scène de la taille et del’orfévrerie.

Au mois de janvier 1842, la comtesse Laginska parée de sa doucemélancolie inspira la plus furieuse passion au comte de LaPalférine, un des lions les plus entreprenants du Paris actuel.

La Palférine comprit combien la conquête d’une femme gardée parune Chimère était difficile, il compta sur une surprise et sur ledévouement d’une femme un peu jalouse de Clémentine pour entraînercette charmante femme.

Incapable malgré tout son esprit de soupçonner une trahisonpareille, la comtesse Laginska commit l’imprudence d’aller aveccette femme au bal masqué de l’Opéra. Vers trois heures du matin,entraînée par l’ivresse du bal, Clémentine, pour qui La Palférineavait déployé toutes ses séductions, consentit à souper et allaitmonter dans la voiture de cette fausse amie. En ce moment critique,elle fut prise par un bras vigoureux et malgré ses cris portée danssa propre voiture, dont la portière était ouverte, et qu’elle nesavait pas là.

– Il n’a pas quitté Paris, s’écria-t-elle en reconnaissantThaddée qui se sauva quand il vit la voiture emportant lacomtesse.

Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie&|160;? A touteheure, Clémentine espère revoir Paz.

Paris, janvier 1842.

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