La Femme abandonnée

La Femme abandonnée

d’ Honoré de Balzac

A MADAME LA DUCHESSE D’ABRANTES,

Son affectionné serviteur,

HONORE DE BALZAC.

Paris, août 1835.

En 1822, au commencement du printemps, les médecins de Paris envoyèrent en Basse-Normandie un jeune homme qui relevait alors d’une maladie inflammatoire causée par quelque excès d’étude, ou devie peut-être. Sa convalescence exigeait un repos complet, une nourriture douce, un air froid et l’absence totale de sensations extrêmes. Les grasses campagnes du Bessin et l’existence pâle de la province parurent donc propices à son rétablissement.

Il vint à Bayeux, jolie ville située à deux lieues de la mer,chez une de ses cousines, qui l’accueillit avec cette cordialité particulière aux gens habitués à vivre dans la retraite, et pour lesquels l’arrivée d’un parent ou d’un ami devient un bonheur.

A quelques usages près, toutes les petites villes se ressemblent. Or, après plusieurs soirées passées chez sa cousine madame de Sainte-Sevère, ou chez les personnes qui composaient sa compagnie, ce jeune Parisien, nommé monsieur le baron Gaston de Nueil, eut bientôt connu les gens que cette société exclusive regardaient comme étant toute la ville. Gaston de Nueil vit en eux le personnel immuable que les observateurs retrouvent dans les nombreuses capitales de ces anciens Etats qui formaient la France d’autrefois.

C’était d’abord la famille dont la noblesse, inconnue à cinquante lieues plus loin, passe, dans le département, pour incontestable et de la plus haute antiquité. Cette espèce de famille royale au petit pied effleure par ses alliances, sans quepersonne s’en doute, les Créqui, les Montmorenci, touche auxLusignan, et s’accroche aux Soubise. Le chef de cette race illustreest toujours un chasseur déterminé. Homme sans manières, il accabletout le monde de sa supériorité nominale ; tolère lesous-préfet, comme il souffre l’impôt ; n’admet aucune despuissances nouvelles créées par le dix-neuvième siècle, et faitobserver, comme une monstruosité politique, que le premier ministren’est pas gentilhomme. Sa femme a le ton tranchant, parle haut, aeu des adorateurs, mais fait régulièrement ses pâques ; elleélève mal ses filles, et pense qu’elles seront toujours assezriches de leur nom. La femme et le mari n’ont d’ailleurs aucuneidée du luxe actuel : ils gardent les livrées de théâtre, tiennentaux anciennes formes pour l’argenterie, les meubles, les voitures,comme pour les mœurs et le langage. Ce vieux faste s’allied’ailleurs assez bien avec l’économie des provinces. Enfin c’estles gentilshommes d’autrefois, moins les lods et ventes, moins lameute et les habits galonnés ; tous pleins d’honneur entreeux, tous dévoués à des princes qu’ils ne voient qu’à distance.Cette maison historique incognito conserve l’originalité d’uneantique tapisserie de haute-lice. Dans la famille végèteinfailliblement un oncle ou un frère, lieutenant-général, cordonrouge, homme de cour, qui est allé en Hanovre avec le maréchal deRichelieu, et que vous retrouvez là comme le feuillet égaré d’unvieux pamphlet du temps de Louis XV.

A cette famille fossile s’oppose une famille plus riche, mais denoblesse moins ancienne. Le mari et la femme vont passer deux moisd’hiver à Paris, ils en rapportent le ton fugitif et les passionséphémères. Madame est élégante, mais un peu guindée et toujours enretard avec les modes. Cependant elle se moque de l’ignoranceaffectée par ses voisins ; son argenterie est moderne ;elle a des grooms, des nègres, un valet de chambre. Son fils aîné atilbury, ne fait rien, il a un majorat ; le cadet est auditeurau conseil d’état. Le père, très au fait des intrigues duministère, raconte des anecdotes sur Louis XVIII et sur madame duCayla, il place dans le cinq pour cent, évite la conversation surles cidres, mais tombe encore parfois dans la manie de rectifier lechiffre des fortunes départementales ; il est membre duconseil général, se fait habiller à Paris, et porte la croix de laLégion-d’Honneur. Enfin ce gentilhomme a compris la restauration,et bat monnaie à la Chambre ; mais son royalisme est moins purque celui de la famille avec laquelle il rivalise. Il reçoit laGazette et les Débats. L’autre famille ne lit que laQuotidienne.

Monseigneur l’évêque, ancien vicaire-général, flotte entre cesdeux puissances qui lui rendent les honneurs dus à la religion,mais en lui faisant sentir parfois la morale que le bon La Fontainea mise à la fin de l’Ane chargé de reliques. Le bonhomme estroturier.

Puis viennent les astres secondaires, les gentilshommes quijouissent de dix ou douze mille livres de rente, et qui ont étécapitaines de vaisseau, ou capitaines de cavalerie, ou rien dutout. A cheval par les chemins, ils tiennent le milieu entre lecuré portant les sacrements et le contrôleur des contributions entournée. Presque tous ont été dans les pages ou dans lesmousquetaires, et achèvent paisiblement leurs jours dans unefaisance-valoir, plus occupés d’une coupe de bois ou de leur cidreque de la monarchie. Cependant ils parlent de la charte et deslibéraux entre deux rubbers de wisth ou pendant une partie detrictrac, après avoir calculé des dots et arrangé des mariages enrapport avec les généalogies qu’ils savent par cœur. Leurs femmesfont les fières et prennent les airs de la cour dans leurscabriolets d’osier, elles croient être parées quand elles sontaffublées d’un châle et d’un bonnet ; elles achètentannuellement deux chapeaux, mais après de mûres délibérations, etse les font apporter de Paris par occasion, elles sont généralementvertueuses et bavardes.

Autour de ces éléments principaux de la gent aristocratique segroupent deux ou trois vieilles filles de qualité qui ont résolu leproblème de l’immobilisation de la créature humaine. Elles semblentêtre scellées dans les maisons où vous les voyez : leurs figures,leurs toilettes font partie de l’immeuble, de la ville, de laprovince ; elles en sont la tradition, la mémoire, l’esprit.Toutes ont quelque chose de raide et de monumental, elles saventsourire ou hocher la tête à propos, et, de temps en temps, disentdes mots qui passent pour spirituels.

Quelques riches bourgeois se sont glissés dans ce petit faubourgSaint-Germain, grâce à leurs opinions aristocratiques ou à leursfortunes. Mais, en dépit de leurs quarante ans, là chacun dit d’eux: – Ce petit un tel pense bien ! Et l’on en fait des députés.Géné- ralement ils sont protégés par les vieilles filles, mais l’onen cause.

Puis enfin deux ou trois ecclésiastiques sont reçus dans cettesociété d’élite, pour leur étole, ou parce qu’ils ont de l’esprit,et que ces nobles personnes, s’ennuyant entre elles, introduisentl’élément bourgeois dans leurs salons, comme un boulanger met de lalevure dans sa pâte.

La somme d’intelligence amassée dans toutes ces têtes se composed’une certaine quantité d’idées anciennes auxquelles se mêlentquelques pensées nouvelles qui se brassent en commun tous lessoirs. Semblables à l’eau d’une petite anse, les phrases quireprésentent ces idées ont leur flux et reflux quotidien, leurremous perpétuel, exactement pareil : qui en entend aujourd’hui levide retentissement l’entendra demain, dans un an, toujours. Leursarrêts immuablement portés sur les choses d’ici-bas forment unescience traditionnelle à laquelle il n’est au pouvoir de personned’ajouter une goutte d’esprit. La vie de ces routinières personnesgravite dans une sphère d’habitudes aussi incommutables que le sontleurs opinions religieuses, politiques, morales et littéraires.

Un étranger est-il admis dans ce cénacle, chacun lui dira, nonsans une sorte d’ironie : – Vous ne trouverez pas ici le brillantde votre monde parisien ! Et chacun condamnera l’existence deses voisins en cherchant à faire croire qu’il est une exceptiondans cette société, qu’il a tenté sans succès de la rénover. Maissi, par malheur, l’étranger fortifie par quelque remarque l’opinionque ces gens ont mutuellement d’eux-mêmes, il passe aussitôt pourun homme méchant, sans foi ni loi, pour un Parisien corrompu, commele sont en général tous les Parisiens.

Quand Gaston de Nueil apparut dans ce petit monde, oùl’étiquette était parfaitement observée, où chaque chose de la vies’harmoniait, où tout se trouvait mis à jour, où les valeursnobiliaires et territoriales étaient cotées comme le sont les fondsde la Bourse à la dernière page des journaux, il avait été peséd’avance dans les balances infaillibles de l’opinion bayeusaine.Déjà sa cousine madame de Sainte-Sevère avait dit le chiffre de safortune, celui de ses espérances, exhibé son arbre généalogique,vanté ses connaissances, sa politesse et sa modestie. Il reçutl’accueil auquel il devait strictement prétendre, fut accepté commeun bon gentilhomme, sans façon, parce qu’il n’avait que vingt-troisans ; mais certaines jeunes personnes et quelques mères luifirent les yeux doux. Il possédait dix- huit mille livres de rentedans la vallée d’Auge, et son père devait tôt ou tard lui laisserle château de Manerville avec toutes ses dépendances. Quant à soninstruction, à son avenir politique, à sa valeur personnelle, à sestalents, il n’en fut seulement pas question. Ses terres étaientbonnes et les fermages bien assurés ; d’excellentesplantations y avaient été faites ; les réparations et lesimpôts étaient à la charge des fermiers les pommiers avaienttrente-huit ans ; enfin son père était en marché pour acheterdeux cents arpents de bois contigus à son parc, qu’il voulaitentourer de murs : aucune espérance ministérielle, aucune célébritéhumaine ne pouvait lutter contre de tels avantages. Soit malice,soit calcul, madame de Sainte-Sevère n’avait pas parlé du frèreaîné de Gaston, et Gaston n’en dit pas un mot. Mais ce frère étaitpoitrinaire, et paraissait devoir être bientôt enseveli, pleuré,oublié. Gaston de Nueil commença par s’amuser de cespersonnages ; il en dessina, pour ainsi dire, les figures surson album dans la sapide vérité de leurs physionomies anguleuses,crochues, ridées, dans la plaisante originalité de leurs costumeset de leurs tics ; il se délecta des normanismes de leuridiome, du fruste de leurs idées et de leurs caractères. Mais,après avoir épousé pendant un moment cette existence semblable àcelle des écureuils occupés à tourner leur cage, il sentitl’absence des oppositions dans une vie arrêtée d’avance, commecelle des religieux au fond des cloîtres, et tomba dans une crisequi n’est encore ni l’ennui, ni le dégoût, mais qui en comportepresque tous les effets. Après les légères souffrances de cettetransition, s’accomplit pour l’individu le phénomène de satransplantation dans un terrain qui lui est contraire, où il doits’atrophier et mener une vie rachitique. En effet, si rien ne letire de ce monde, il en adopte insensiblement les usages, et sefait à son vide qui le gagne et l’annule. Déjà les poumons deGaston s’habituaient à cette atmosphère. Prêt à reconnaître unesorte de bonheur végétal dans ces journées passées sans soins etsans idées, il commençait à perdre le souvenir de ce mouvement desève, de cette fructification constante des esprits qu’il avait siardemment épousée dans la sphère parisienne, et allait se pétrifierparmi ces pétrifications, y demeurer pour toujours, comme lescompagnons d’Ulysse, content de sa grasse enveloppe. Un soir Gastonde Nueil se trouvait assis entre une vieille dame et l’un desvicaires-généraux du diocèse, dans un salon à boiseries peintes engris, carrelé en grands carreaux de terre blancs, décoré dequelques portraits de famille, garni de quatre tables de jeu,autour desquelles seize personnes habillaient en jouant au wisth.Là, ne pensant à rien, mais digérant un de ces dîners exquis,l’avenir de la journée en province, il se surprit à justifier lesusages du pays. Il concevait pourquoi ces gens-là continuaient à seservir des cartes de la veille, à les battre sur des tapis usés, etcomment ils arrivaient à ne plus s’habiller ni pour eux-mêmes nipour les autres. Il devinait je ne sais quelle philosophie dans lemouvement uniforme de cette vie circulaire, dans le calme de ceshabitudes logiques et dans l’ignorance des choses élégantes. Enfinil comprenait presque l’inutilité du luxe. La ville de Paris, avecses passions, ses orages et ses plaisirs, n’était déjà plus dansson esprit que comme un souvenir d’enfance. Il admirait de bonnefoi les mains rouges, l’air modeste et craintif d’une jeunepersonne dont, à la première vue, la figure lui avait paru niaise,les manières sans grâces, l’ensemble repoussant et la minesouverainement ridicule. C’en était fait de lui. Venu de laprovince à Paris, il allait retomber de l’existence inflammatoirede Paris dans la froide vie de province, sans une phrase qui frappason oreille et lui apporta soudain une émotion semblable à celleque lui aurait causée quelque motif original parmi lesaccompagnements d’un opéra ennuyeux.

– N’êtes-vous pas allé voir hier madame de Beauséant ? ditune vieille femme au chef de la maison princière du pays.

– J’y suis allé ce matin, répondit-il. Je l’ai trouvée bientriste et si souffrante que je n’ai pas pu la décider à venir dînerdemain avec nous.

– Avec madame de Champignelles ? s’écria la douairière enmanifestant une sorte de surprise.

– Avec ma femme, dit tranquillement le gentilhomme. Madame deBeauséant n’est-elle pas de la maison de Bourgogne ? Par lesfemmes, il est vrai ; mais enfin ce nom-là blanchit tout. Mafemme aime beaucoup la vicomtesse, et la pauvre dame est depuis silongtemps seule que… .

En disant ces derniers mots, le marquis de Champignelles regardad’un air calme et froid les personnes qui l’écoutaient enl’examinant ; mais il fut presque impossible de deviner s’ilfaisait une concession au malheur ou à la noblesse de madame deBeauséant, s’il était flatté de la recevoir, ou s’il voulait forcerpar orgueil les gentilshommes du pays et leurs femmes à la voir.Toutes les dames parurent se consulter en se jetant le même coupd’oeil ; et alors, le silence le plus profond ayant tout àcoup régné dans le salon, leur attitude fut prise comme un indiced’improbation.

– Cette madame de Beauséant est-elle par hasard celle dontl’aventure avec monsieur d’Ajuda-Pinto a fait tant de bruit ?demanda Gaston à la personne près de laquelle il était.

– Parfaitement la même, lui répondit-on. Elle est venue habiterCourcelles après le mariage du marquis d’Ajuda, personne ici ne lareçoit. Elle a d’ailleurs beaucoup trop d’esprit pour ne pas avoirsenti la fausseté de sa position : aussi n’a-t-elle cherché à voirpersonne. Monsieur de Champignelles et quelques hommes se sontprésentés chez elle, mais elle n’a reçu que monsieur deChampignelles à cause peut-être de leur parente : ils sont alliéspar les Beauséant. Le marquis de Beauséant le père a épousé uneChampignelles de la branche aînée. Quoique la vicomtesse deBeauséant passe pour descendre de la maison de Bourgogne, vouscomprenez que nous ne pouvions pas admettre ici une femme séparéede son mari. C’est de vieilles idées auxquelles avons encore labêtise de tenir. La vicomtesse a eu d’autant plus de tort dans sesescapades que monsieur de Beauséant est un galant homme, un hommede cour : il aurait très-bien entendu raison. Mais sa femme est unetête folle…

Monsieur de Nueil, tout en entendant la voix de soninterlocutrice, ne l’écoutait plus. Il était absorbé par millefantaisies. Existe-t-il d’autre mot pour exprimer les attraitsd’une aventure au moment où elle sourit à l’imagination, au momentoù l’âme conçoit de vagues espérances, pressent d’inexplicablesfélicités, des craintes, des événements, sans que rien encoren’alimente ni ne fixe les caprices de ce mirage ? L’espritvoltige alors, enfante des projets impossibles et donne en germeles bonheurs d’une passion. Mais peut-être le germe de la passionla contient-elle entièrement, comme une graine contient une bellefleur avec ses parfums et ses riches couleurs. Monsieur de Nueilignorait que madame de Beauséant se fût réfugiée en Normandie aprèsun éclat que la plupart des femmes envient et condamnent, surtoutlorsque les séductions de la jeunesse et de la beauté justifientpresque la faute qui l’a causé. Il existe un prestige inconcevabledans toute espèce de célébrité, à quelque titre qu’elle soit due.Il semble que, pour les femmes comme jadis pour les familles, lagloire d’un crime en efface la honte. De même que telle maisons’enorgueillit de ses têtes tranchées, une jolie, une jeune femmedevient plus attrayante par la fatale renommée d’un amour heureuxou d’une affreuse trahison. Plus elle est à plaindre, plus elleexcite de sympathies. Nous ne sommes impitoyables que pour leschoses, pour les sentiments et les aventures vulgaires. En attirantles regards, nous paraissons grands. Ne faut-il pas en effets’élever au-dessus des autres pour en être vu ? Or, la fouleéprouve involontairement un sentiment de respect pour tout ce quis’est grandi, sans trop demander compte des moyens. En ce moment,Gaston de Nueil se sentait poussé vers madame de Beauséant par lasecrète influence de ces raisons, ou peut-être par la curiosité,par le besoin de mettre un intérêt dans sa vie actuelle, enfin parcette foule de motifs impossibles à dire, et que le mot de fatalitésert souvent à exprimer. La vicomtesse de Beauséant avait surgidevant lui tout à coup, accompagnée d’une foule d’images gracieuses: elle était un monde nouveau ; près d’elle sans doute il yavait à craindre, à espérer, à combattre, à vaincre. Elle devaitcontraster avec les personnes que Gaston voyait dans ce salonmesquin ; enfin c’était une femme, et il n’avait point encorerencontré de femme dans ce monde froid où les calculs remplaçaientles sentiments, où la politesse n’était plus que des devoirs, et oùles idées les plus simples avaient quelque chose de trop blessantpour être acceptées ou émises. Madame de Beauséant réveillait enson âme le souvenir de ses rêves de jeune homme et ses plus vivacespassions, un moment endormies. Gaston de Nueil devint distraitpendant le reste de la soirée. Il pensait aux moyens des’introduire chez madame de Beauséant, et certes il n’en existaitguère. Elle passait pour être éminemment spirituelle. Mais, si lespersonnes d’esprit peuvent se laisser séduire par les chosesoriginales ou fines, elles sont exigeantes, savent toutdeviner ; auprès d’elles il y a donc autant de chances pour seperdre que pour réussir dans la difficile entreprise de plaire.Puis la vicomtesse devait joindre à l’orgueil de sa situation ladignité que son nom lui commandait. La solitude profonde danslaquelle elle vivait semblait être la moindre des barrières élevéesentre elle et le monde. Il était donc presque impossible à uninconnu, de quelque bonne famille qu’il fût, de se faire admettrechez elle.

Cependant le lendemain matin monsieur de Nueil dirigea sa pro-menade vers le pavillon de Courcelles, et fit plusieurs fois letour de l’enclos qui en dépendait. Dupé par les illusionsauxquelles il est si naturel de croire à son âge, il regardait àtravers les brèches ou par-dessus les murs, restait encontemplation devant les persiennes fermées ou examinait celles quiétaient ouvertes. Il espérait un hasard romanesque, il en combinaitles effets sans s’apercevoir de leur impossibilité, pours’introduire auprès de l’inconnue. Il se promena pendant plusieursmatinées fort infructueusement ; mais, à chaque promenade,cette femme placée en dehors du monde, victime de l’amour,ensevelie dans la solitude, grandissait dans sa pensée et selogeait dans son âme. Aussi le cœur de Gaston battait-ild’espérance et de joie si par hasard, en longeant les murs deCourcelles, il venait à entendre le pas pesant de quelquejardinier.

Il pensait bien à écrire à madame de Beauséant ; mais quedire à une femme que l’on n’a pas vue et qui ne nous connaîtpas ? D’ailleurs Gaston se défiait de lui-même ; puis,semblable aux jeunes gens encore pleins d’illusions, il craignaitplus que la mort les terribles dédains du silence, et frissonnaiten songeant à toutes les chances que pouvait avoir sa premièreprose amoureuse d’être jetée au feu. Il était en proie à milleidées contraires qui se combattaient. Mais enfin, à forced’enfanter des chimères, de composer des romans et de se creuser lacervelle, il trouva l’un de ces heureux stratagèmes qui finissentpar se rencontrer dans le grand nombre de ceux que l’on rêve, etqui révèlent à la femme la plus innocente l’étendue de la passionavec laquelle un homme s’est occupé d’elle. Souvent les bizarreriessociales créent autant d’obstacles réels entre une femme et sonamant que les poètes orientaux en ont mis dans les délicieusesfictions de leurs contes, et leurs images les plus fantastiquessont rarement exagérées. Aussi, dans la nature comme dans le mondedes fées, la femme doit-elle toujours appartenir à celui qui saitarriver à elle et la délivrer de la situation où elle languit. Leplus pauvre des calenders, tombant amoureux de la fille d’uncalife, n’en était pas certes séparé par une distance plus grandeque celle qui se trouvait entre Gaston et madame de Beauséant. Lavicomtesse vivait dans une ignorance absolue des circonvallationstracées autour d’elle par monsieur de Nueil, dont l’amours’accroissait de toute la grandeur des obstacles à franchir, et quidonnaient à sa maîtresse improvisée les attraits que possède toutechose lointaine. Un jour, se fiant à son inspiration, il espératout de l’amour qui devait jaillir de ses yeux. Croyant la paroleplus éloquente que ne l’est la lettre la plus passionnée, etspéculant aussi sur la curiosité naturelle à la femme, il alla chezmonsieur de Champignelles en se proposant de l’employer à laréussite de son entreprise. Il dit au gentilhomme qu’il avait às’acquitter d’une commission importante et délicate auprès demadame de Beauséant ; mais, ne sachant point si elle lisaitles lettres d’une écriture inconnue ou si elle accorderait saconfiance à un étranger, il le priait de demander à la vicomtesse,lors de sa première visite, si elle daignerait le recevoir. Tout eninvitant le marquis à garder le secret en cas de refus, ill’engagea fort spirituellement à ne point taire à madame deBeauséant les raisons qui pouvaient le faire admettre chez elle.N’était-il pas homme d’honneur, loyal et incapable de se prêter àune chose de mauvais goût ou même malséante ! Le hautaingentilhomme, dont les petites vanités avaient été flattées, futcomplétement dupé par cette diplomatie de l’amour qui prête à unjeune homme l’aplomb et la haute dissimulation d’un vieilambassadeur. Il essaya bien de pénétrer les secrets deGaston ; mais celui-ci, fort embarrassé de les lui dire,opposa des phrases normandes aux adroites interrogations demonsieur de Champignelles, qui, en chevalier français, lecomplimenta sur sa discrétion.

Aussitôt le marquis courut à Courcelles avec cet empressementque les gens d’un certain âge mettent à rendre service aux joliesfemmes. Dans la situation où se trouvait la vicomtesse deBeauséant, un message de cette espèce était de nature àl’intriguer. Aussi, quoiqu’elle ne fit, en consultant sessouvenirs, aucune raison qui pût amener chez elle monsieur deNueil, n’aperçut-elle aucun inconvénient à le recevoir, aprèstoutefois s’être prudemment enquise de sa position dans le monde.Elle avait cependant commencé par refuser ; puis elle avaitdiscuté ce point de convenance avec monsieur de Champignelles, enl’interrogeant pour tâcher de deviner s’il savait le motif de cettevisite ; puis elle était revenue sur son refus. La discussionet la discrétion forcée du marquis avaient irrité sa curiosité.

Monsieur de Champignelles, ne voulant point paraître ridicule,prétendait, en homme instruit, mais discret, que la vicomtessedevait parfaitement bien connaître l’objet de cette visite,quoiqu’elle le cherchât de bien bonne foi sans le trouver. Madamede Beauséant créait des liaisons entre Gaston et des gens qu’il neconnaissait pas, se perdait dans d’absurdes suppositions, et sedemandait à elle-même si elle avait jamais vu monsieur de Nueil. Lalettre d’amour la plus vraie ou la plus habile n’eût certes pasproduit autant d’effet que cette espèce d’énigme sans mot delaquelle madame de Beauséant fut occupée à plusieurs reprises.

Quand Gaston apprit qu’il pouvait voir la vicomtesse, il futtout à la fois dans le ravissement d’obtenir si promptement unbonheur ardemment souhaité et singulièrement embarrassé de donnerun dénouement à sa ruse. – Bah ! la voir, répétait-il ens’habillant, la voir, c’est tout ! Puis il espérait, enfranchissant la porte de Courcelles, rencontrer un expédient pourdénouer le nœud gordien qu’il avait serré lui-même. Gaston était dunombre de ceux qui, croyant à la toute-puissance de la nécessité,vont toujours ; et, au dernier moment, arrivés en face dudanger, ils s’en inspirent et trouvent des forces pour le vaincre.Il mit un soin particulier à sa toilette. Il s’imaginait, comme lesjeunes gens, que d’une boucle bien ou mal placée dépendait sonsuccès, ignorant qu’au jeune âge tout est charme et attrait.D’ailleurs les femmes de choix qui ressemblent à madame deBeauséant ne se laissent séduire que par les grâces de l’esprit etpar la supériorité du caractère. Un grand caractère flatte leurvanité, leur promet une grande passion et paraît devoir admettreles exigences de leur cœur. L’esprit les amuse, répond aux finessesde leur nature, et elles se croient comprises. Or, que veulenttoutes les femmes, si ce n’est d’être amusées, comprises ouadorées ? Mais il faut avoir bien réfléchi sur les choses dela vie pour deviner la haute coquetterie que comportent lanégligence du costume et la réserve de l’esprit dans une premièreentrevue. Quand nous devenons assez rusés pour être d’habilespolitiques, nous sommes trop vieux pour profiter de notreexpérience. Tandis que Gaston se défiait assez de son esprit pouremprunter des séductions à son vêtement, madame de Beauséantelle-même mettait instinctivement de la recherche dans sa toiletteet se disait en arrangeant sa coiffure : – Je ne veux cependant pasêtre à faire peur.

Monsieur de Nueil avait dans l’esprit, dans sa personne et dansles manières, cette tournure naïvement originale qui donne unesorte de saveur aux gestes et aux idées ordinaires, permet de toutdire et fait tout passer. Il était instruit, pénétrant, d’unephysio- nomie heureuse et mobile comme son âme impressible. Il yavait de la passion, de la tendresse dans ses yeux vifs ; etson cœur, essentiellement bon, ne les démentait pas. La résolutionqu’il prit en entrant à Courcelles fut donc en harmonie avec lanature de son caractère franc et de son imagination ardente. Malgrél’intrépidité de l’amour, il ne put cependant se défendre d’uneviolente palpitation quand, après avoir traversé une grande courdessinée en jardin anglais, il arriva dans une salle où un valet dechambre, lui ayant demandé son nom, disparut et revint pourl’introduire.

– Monsieur le baron de Nueil.

Gaston entra lentement, mais d’assez bonne grâce, chose plusdifficile encore dans un salon où il n’y a qu’une femme que danscelui où il y en a vingt. A l’angle de la cheminée, où, malgré lasaison, brillait un grand foyer, et sur laquelle se trouvaient deuxcandélabres allumés jetant de molles lumières, il aperçut une jeunefemme assise dans cette moderne bergère à dossier très-élevé, dontle siége bas lui permettait de donner à sa tête des poses variéespleines de grâce et d’élégance, de l’incliner, de la pencher, de laredresser languissamment, comme si c’était un fardeau pesant ;puis de plier ses pieds, de les montrer ou de les rentrer sous leslongs plis d’une robe noire. La vicomtesse voulut placer sur unepetite table ronde le livre qu’elle lisait ; mais ayant enmême temps tourné la tête vers monsieur de Nueil, le livre, malposé, tomba dans l’intervalle qui séparait la table de la bergère.Sans paraître surprise de cet accident, elle se rehaussa, ets’inclina pour répondre au salut du jeune homme, mais d’une manièreimperceptible et presque sans se lever de son siége où son corpsresta plongé. Elle se courba pour s’avancer, remua vivement lefeu ; puis elle se baissa, ramassa un gant qu’elle mit avecnégligence à sa main gauche, en cherchant l’autre par un regardpromptement réprimé ; car de sa main droite, main blanche,presque transparente, sans bagues, fluette, à doigts effilés, etdont les ongles roses formaient un ovale parfait, elle montra unechaise comme pour dire à Gaston de s’asseoir. Quand son hôteinconnu fut assis, elle tourna la tête vers lui par un mouvementinterrogeant et coquet dont la finesse ne saurait se peindre ;il appartenait à ces intentions bienveillantes, à ces gestesgracieux, quoique précis, que donnent l’éducation première etl’habitude constante des choses de bon goût. Ces mouvementsmultipliés se succédèrent rapidement en un instant, sans saccadesni brusquerie, et charmèrent Gaston par ce mélange de soin etd’abandon qu’une jolie femme ajoute aux manières aristocratiques dela haute compagnie. Madame de Beauséant contrastait trop vivementavec les automates parmi lesquels il vivait depuis deux mois d’exilau fond de la Normandie, pour ne pas lui personnifier la poésie deses rêves ; aussi ne pouvait-il en comparer les perfections àaucune de celles qu’il avait jadis admirées. Devant cette femme etdans ce salon meublé comme l’est un salon du faubourgSaint-Germain, plein de ces riens si riches qui traînent sur lestables, en apercevant des livres et des fleurs, il se retrouva dansParis. Il foulait un vrai tapis de Paris, revoyait le typedistingué, les formes frêles de la Parisienne, sa grâce exquise, etsa négligence des effets cherchés qui nuisent tant aux femmes deprovince.

Madame la vicomtesse de Beauséant était blonde, blanche commeune blonde, et avait les yeux bruns. Elle présentait noblement sonfront, un front d’ange déchu qui s’enorgueillit de sa faute et neveut point de pardon. Ses cheveux, abondants et tressés en hauteurau-dessus de deux bandeaux qui décrivaient sur ce front de largescourbes, ajoutaient encore à la majesté de sa tête. L’imaginationretrouvait, dans les spirales de cette chevelure dorée, la couronneducale de Bourgogne ; et, dans les yeux brillants de cettegrande dame, tout le courage de sa maison ; le courage d’unefemme forte seulement pour repousser le mépris ou l’audace, maispleine de tendresse pour les sentiments doux. Les contours de sapetite tête, admirablement posée sur un long col blanc ; lestraits de sa figure fine, ses lèvres déliées et sa physionomiemobile gardaient une expression de prudence exquise, une teinted’ironie affectée qui ressemblait à de la ruse et à del’impertinence. Il était difficile de ne pas lui pardonner ces deuxpéchés féminins en pensant à ses malheurs, à la passion qui avaitfailli lui coûter la vie, et qu’attestaient soit les rides qui, parle moindre mouvement, sillonnaient son front, soit la douloureuseéloquence de ses beaux yeux souvent levés vers le ciel. N’était-cepas un spectacle imposant, et encore agrandi par la pensée, de voirdans un immense salon silencieux cette famille séparée du mondeentier, et qui, depuis trois ans, demeurait au fond d’une petitevallée, loin de la ville, seule avec les souvenirs d’une jeunessebrillante, heureuse, passionnée, jadis remplie par des fêtes, parde constants hommages, mais maintenant livrée aux horreurs dunéant ? Le sourire de cette femme annonçait une hauteconscience de sa valeur. N’étant ni mère ni épouse, repoussée parle monde, privée du seul cœur qui pût faire battre le sien sanshonte, ne tirant d’aucun sentiment les secours nécessaires à sonâme chancelante, elle devait prendre sa force sur elle-même, vivrede sa propre vie, et n’avoir d’autre espérance que celle de lafemme abandonnée : attendre la mort, en hâter la lenteur malgré lesbeaux jours qui lui restaient encore. Se sentir destinée aubonheur, et périr sans le recevoir, sans le donner ?… unefemme ! Quelles douleurs ! Monsieur de Nueil fit cesréflexions avec la rapidité de l’éclair, et se trouva bien honteuxde son personnage en présence de la plus grande poésie dont puisses’envelopper une femme. Séduit par le triple éclat de la beauté, dumalheur et de la noblesse, il demeura presque béant, songeur,admirant la vicomtesse, mais ne trouvant rien à lui dire.

Madame de Beauséant, à qui cette surprise ne déplut sans doutepoint, lui tendit la main par un geste doux, mais impératif ;puis, rappelant un sourire sur ses lèvres pâlies, comme pour obéirencore aux grâces de son sexe, elle lui dit : – Monsieur deChampignelles m’a prévenue, monsieur, du message dont vous vousêtes si complaisamment chargé pour moi. Serait-ce de la part de….

En entendant cette terrible phrase, Gaston comprit encore mieuxle ridicule de sa situation, le mauvais goût, la déloyauté de sonprocédé envers une femme et si noble et si malheureuse. Il rougit.Son regard, empreint de mille pensées, se troubla ; mais toutà coup, avec cette force que de jeunes cœurs savent puiser dans lesentiment de leurs fautes, il se rassura ; puis, interrompantmadame de Beauséant, non sans faire un geste plein de soumission,il lui répondit d’une voix émue : – Madame, je ne mérite pas lebonheur de vous voir ; je vous ai indignement trompée. Lesentiment auquel j’ai obéi, si grand qu’il puisse être, ne sauraitfaire excuser le misérable subterfuge qui m’a servi pour arriverjusqu’à vous. Mais, madame, si vous aviez la bonté de me permettrede vous dire… .

La vicomtesse lança sur monsieur de Nueil un coup d’oeil pleinde hauteur et de mépris, leva la main pour saisir le cordon de sasonnette, sonna ; le valet de chambre vint ; elle luidit, en regardant le jeune homme avec dignité : – Jacques, éclairezmonsieur.

Elle se leva fière, salua Gaston, et se baissa pour ramasser lelivre tombé. Ses mouvements furent aussi secs, aussi froids queceux par lesquels elle l’accueillit avaient été mollement élégantset gracieux. Monsieur de Nueil s’était levé, mais il restaitdebout. Madame de Beauséant lui jeta de nouveau un regard commepour lui dire : – Eh ! bien, vous ne sortez pas ?

Ce regard fut empreint d’une moquerie si perçante, que Gastondevint pâle comme un homme près de défaillir. Quelques larmesroulèrent dans ses yeux ; mais il les retint, les sécha dansles feux de la honte et du désespoir, regarda madame de Beauséantavec une sorte d’orgueil qui exprimait tout ensemble et de larésignation et une certaine conscience de sa valeur : la vicomtesseavait le droit de le punir, mais le devait-elle ? Puis ilsortit. En traversant l’antichambre, la perspicacité de son esprit,et son intelligence aiguisée par la passion lui firent comprendretout le danger de sa situation. – Si je quitte cette maison, sedit-il, je n’y pourrai jamais rentrer ; je serai toujours unsot pour la vicomtesse. Il est impossible à une femme, et elle estfemme ! de ne pas deviner l’amour qu’elle inspire ; elleressent peut-être un regret vague et involontaire de m’avoir sibrusquement congédié, mais elle ne doit pas, elle ne peut pasrévoquer son arrêt : c’est à moi de la comprendre.

A cette réflexion, Gaston s’arrête sur le perron, laisseéchapper une exclamation, se retourne vivement et dit : – J’aioublié quelque chose ! Et il revint vers le salon suivi duvalet de chambre, qui, plein de respect pour un baron et par lesdroits sacrés de la propriété, fut complétement abusé par le tonnaïf avec lequel cette phrase fut dite. Gaston entra doucement sansêtre annoncé. Quand la vicomtesse, pensant peut-être que l’intrusétait son valet de chambre, leva la tête, elle trouva devant ellemonsieur de Nueil.

– Jacques m’a éclairé, dit-il en souriant. Son sourire, empreintd’une grâce à demi triste, ôtait à ce mot tout ce qu’il avait deplaisant, et l’accent avec lequel il était prononcé devait aller àl’âme.

Madame de Beauséant fut désarmée.

– Eh ! bien, asseyez-vous, dit-elle.

Gaston s’empara de la chaise par un mouvement avide. Ses yeux,animés par la félicité, jetèrent un éclat si vif que la vicomtessene put soutenir ce jeune regard, baissa les yeux sur son livre etsavoura le plaisir toujours nouveau d’être pour un homme leprincipe de son bonheur, sentiment impérissable chez la femme.Puis, madame de Beauséant avait été devinée. La femme est sireconnaissante de rencontrer un homme au fait des caprices silogiques de son cœur, qui comprenne les allures en apparencecontradictoires de son es- prit, les fugitives pudeurs de sessensations tantôt timides, tantôt hardies, étonnant mélange decoquetterie et de naïveté !

– Madame, s’écria doucement Gaston, vous connaissez ma faute,mais vous ignorez mes crimes. Si vous saviez avec quel bonheurj’ai… .

– Ah ! prenez garde, dit-elle en levant un de ses doigtsd’un air mystérieux à la hauteur de son nez, qu’elleeffleura ; puis, de l’autre main, elle fit un geste pourprendre le cordon de la sonnette.

Ce joli mouvement, cette gracieuse menace provoquèrent sansdoute une triste pensée, un souvenir de sa vie heureuse, du tempsoù elle pouvait être tout charme et tout gentillesse, où le bonheurjustifiait les caprices de son esprit comme il donnait un attraitde plus aux moindres mouvements de sa personne. Elle amassa lesrides de son front entre ses deux sourcils ; son visage, sidoucement éclairé par les bougies, prit une sombreexpression ; elle regarda monsieur de Nueil avec une gravitédénuée de froideur, et lui dit en femme profondément pénétrée parle sens de ses paroles : – Tout ceci est bien ridicule ! Untemps a été, monsieur, où j’avais le droit d’être follement gaie,où j’aurais pu rire avec vous et vous recevoir sans crainte maisaujourd’hui, ma vie est bien changée, je ne suis plus maîtresse demes actions, et suis forcée d’y réfléchir. A quel sentiment dois-jevotre visite ? Est-ce curiosité ? Je paie alors bien cherun fragile instant de bonheur. Aimeriez-vous déjà passionnément unefemme infailliblement calomniée et que vous n’avez jamaisvue ? Vos sentiments seraient donc fondés sur la mésestime,sur une faute à laquelle le hasard a donné de la célébrité. Ellejeta son livre sur la table avec dépit– Hé ! quoi, reprit-elleaprès avoir lancé un regard terrible sur Gaston, parce que j’ai étéfaible, le monde veut donc que je le sois toujours ? Cela estaffreux, dégradant. Venez-vous chez moi pour me plaindre ?Vous êtes bien jeune pour sympathiser avec des peines de cœur.Sachez-le bien, monsieur, je préfère le mépris à la pitié ; jene veux subir la compassion de personne. Il y eut un moment desilence. – Eh ! bien, vous voyez, monsieur, reprit-elle enlevant la tête vers lui d’un air triste et doux, quel que soit lesentiment qui vous ait porté à vous jeter étourdiment dans maretraite, vous me blessez. Vous êtes trop jeune pour être tout àfait dénué de bonté, vous sentirez donc l’inconvenance de votredémarche ; je vous la pardonne, et vous en parle maintenantsans amertume. Vous ne reviendrez plus ici, n’est- -ce pas ?Je vous prie quand je pourrais ordonner. Si vous me faisiez unenouvelle visite, il ne serait ni en votre pouvoir ni au miend’empêcher toute la ville de croire que vous devenez mon amant, etvous ajouteriez à mes chagrins un chagrin bien grand. Ce n’est pasvotre volonté, je pense.

Elle se tut en le regardant avec une dignité vraie qui le renditconfus.

– J’ai eu tort, madame, répondit-il d’un ton pénétré ; maisl’ardeur, l’irréflexion, un vif besoin de bonheur sont à mon âgedes qualités et des défauts. Maintenant, reprit-il, je comprendsque je n’aurais pas dû chercher à vous voir, et cependant mon désirétait bien naturel…

Il tâcha de raconter avec plus de sentiment que d’esprit lessouffrances auxquelles l’avait condamné son exil nécessaire. Ilpeignit l’état d’un jeune homme dont les feux brûlaient sansaliment, en faisant penser qu’il était digne d’être aimétendrement, et néanmoins n’avait jamais connu les délices d’unamour inspiré par une femme jeune, belle, pleine de goût, dedélicatesse. Il expliqua son manque de convenance sans vouloir lejustifier. Il flatta madame de Beauséant en lui prouvant qu’elleréalisait pour lui le type de la maîtresse incessamment maisvainement appelée par la plupart des jeunes gens. Puis, en parlantde ses promenades matinales autour de Courcelles, et des idéesvagabondes qui le saisissaient à l’aspect du pavillon où il s’étaitenfin introduit, il excita cette indéfinissable indulgence que lafemme trouve dans son cœur pour les folies qu’elle inspire. Il fitentendre une voix passionnée dans cette froide solitude, où ilapportait les chaudes inspirations du jeune âge et les charmesd’esprit qui décèlent une éducation soignée. Madame de Beauséantétait privée depuis trop long-temps des émotions que donnent lessentiments vrais finement exprimés pour ne pas en sentir vivementles délices. Elle ne put s’empêcher de regarder la figureexpressive de monsieur de Nueil, et d’admirer en lui cette belleconfiance de l’âme qui n’a encore été ni déchirée par les cruelsenseignements de la vie du monde, ni dévorée par les perpétuelscalculs de l’ambition ou de la vanité. Gaston était le jeune hommedans sa fleur, et se produisait en homme de caractère qui méconnaîtencore ses hautes destinées. Ainsi tous deux faisaient à l’insul’un de l’autre les réflexions les plus dangereuses pour leurrepos, et tâchaient de se les cacher. Monsieur de Nueilreconnaissait dans la vicomtesse une de ces femmes si rares,toujours victimes de leur propre perfection et de leurinextinguible tendresse, dont la beauté gracieuse est le moindrecharme quand elles ont une fois permis l’accès de leur âme où lessentiments sont infinis, où tout est bon, où l’instinct du beaus’unit aux expressions les plus variées de l’amour pour purifierles voluptés et les rendre presque saintes : admirable secret de lafemme, présent exquis si rarement accordé par la nature. De soncôté, la vicomtesse, en écoutant l’accent vrai avec lequel Gastonlui parlait des malheurs de sa jeunesse, devinait les souffrancesimposées par la timidité aux grands enfants de vingt-cinq ans,lorsque l’étude les a garantis de la corruption et du contact desgens du monde dont l’expérience raisonneuse corrode les bellesqualités du jeune âge. Elle trouvait en lui le rêve de toutes lesfemmes, un homme chez lequel n’existait encore ni cet égoïsme defamille et de fortune, ni ce sentiment personnel qui finissent partuer, dans leur premier élan, le dévouement, l’honneur,l’abnégation, l’estime de soi-même, fleurs d’âme sitôt fanées quid’abord enrichissent la vie d’émotions délicates, quoique fortes,et ravivent en l’homme la probité du cœur. Une fois lancés dans lesvastes espaces du sentiment, ils arrivèrent très-loin en théorie,sondèrent l’un et l’autre la profondeur de leurs âmes,s’informèrent de la vérité de leurs expressions. Cet examen,involontaire chez Gaston, était prémédité chez madame de Beauséant.Usant de sa finesse naturelle ou acquise, elle exprimait, sans senuire à elle-même, des opinions contraires aux siennes pourconnaître celles de monsieur de Nueil. Elle fut si spirituelle, sigracieuse, elle fut si bien elle-même avec un jeune homme qui neréveillait point sa défiance, en croyant ne plus le revoir, queGaston s’écria naïvement à un mot délicieux dit par elle-même : –Eh ! madame, comment un homme a-t-il pu vousabandonner ?

La vicomtesse resta muette. Gaston rougit, il pensait l’avoiroffensée. Mais cette femme était surprise par le premier plaisirprofond et vrai qu’elle ressentait depuis le jour de son malheur.Le roué le plus habile n’eût pas fait à force d’art le progrès quemonsieur de Nueil dut à ce cri parti du cœur. Ce jugement arraché àla candeur d’un homme jeune la rendait innocente à ses yeux,condamnait le monde, accusait celui qui l’avait quittée, etjustifiait la solitude où elle était venue languir. L’absolutionmondaine, les touchantes sympathies, l’estime sociale, tantsouhaitées, si cruelle- ment refusées, enfin ses plus secretsdésirs étaient accomplis par cette exclamation qu’embellissaientencore les plus douces flatteries du cœur et cette admirationtoujours avidement savourée par les femmes. Elle était doncentendue et comprise, monsieur de Nueil lui donnait toutnaturellement l’occasion de se grandir de sa chute. Elle regarda lapendule.

– Oh ! madame, s’écria Gaston, ne me punissez pas de monétourderie. Si vous ne m’accordez qu’une soirée, daignez ne pasl’abréger encore.

Elle sourit du compliment.

– Mais, dit-elle, puisque nous ne devons plus nous revoir,qu’importe un moment de plus ou de moins ? Si je vousplaisais, ce serait un malheur.

– Un malheur tout venu, répondit-il tristement.

– Ne me dites pas cela, reprit-elle gravement. Dans toute autreposition je vous recevrais avec plaisir. Je vais vous parler sansdétour, vous comprendrez pourquoi je ne veux pas, pourquoi je nedois pas vous revoir. Je vous crois l’âme trop grande pour ne passentir que si j’étais seulement soupçonnée d’une seconde faute, jedeviendrais, pour tout le monde, une femme méprisable et vulgaire,je ressemblerais aux autres femmes. Une vie pure et sans tachedonnera donc du relief à mon caractère. Je suis trop fière pour nepas essayer de demeurer au milieu de la Société comme un être àpart, victime des lois par mon mariage, victime des hommes par monamour. Si je ne restais pas fidèle à ma position, je mériteraistout le blâme qui m’accable, et perdrais ma propre estime. Je n’aipas eu la haute vertu sociale d’appartenir à un homme que jen’aimais pas. J’ai brisé, malgré les lois, les liens du mariage :c’était un tort, un crime, ce sera tout ce que vous voudrez ;mais pour moi cet état équivalait à la mort. J’ai voulu vivre. Sij’eusse été mère, peut-être aurais-je trouvé des forces poursupporter le supplice d’un mariage, imposé par les convenances. Adix-huit ans, nous ne savons guère, pauvres jeunes filles, ce quel’on nous fait faire. J’ai violé les lois du monde, le monde m’apunie ; nous étions justes l’un et l’autre. J’ai cherché lebonheur. N’est-ce pas une loi de notre nature que d’êtreheureuses ? J’étais jeune, j’étais belle… J’ai cru rencontrerun être aussi aimant qu’il paraissait passionné. J’ai été bienaimée pendant un moment !… Elle fit une pause.

– Je pensais, reprit-elle, qu’un homme ne devait jamaisabandonner une femme dans la situation où je me trouvais. J’ai étéquittée, j’aurai déplu. Oui, j’ai manqué sans doute à quelque loide nature : j’aurai été trop aimante, trop dévouée ou tropexigeante, je ne sais. Le malheur m’a éclairée. Après avoir étélong-temps l’accusatrice, je me suis résignée à être la seulecriminelle. J’ai donc absous à mes dépens celui de qui je croyaisavoir à me plaindre. Je n’ai pas été assez adroite pour leconserver : la destinée m’a fortement punie de ma maladresse. Je nesais qu’aimer : le moyen de penser à soi quand on aime ? J’aidonc été l’esclave quand j’aurais dû me faire tyran. Ceux qui meconnaîtront pourront me condamner, mais ils m’estimeront. Messouffrances m’ont appris à ne plus m’exposer à l’abandon. Je necomprends pas comment j’existe encore, après avoir subi lesdouleurs des huit premiers jours qui ont suivi cette crise, la plusaffreuse dans la vie d’une femme. Il faut avoir vécu pendant troisans seule pour avoir acquis la force de parler comme je le fais ence moment de cette douleur. L’agonie se termine ordinairement parla mort, eh ! bien, monsieur, c’était une agonie sans letombeau pour dénouement. Oh ! j’ai bien souffert !

La vicomtesse leva ses beaux yeux vers la corniche à laquellesans doute elle confia tout ce que ne devait pas entendre uninconnu. Une corniche est bien la plus douce, la plus soumise, laplus complaisante confidente que les femmes puissent trouver dansles occasions où elles n’osent regarder leur interlocuteur. Lacorniche d’un boudoir est une institution. N’est-ce pas unconfessionnal, moins le prêtre ? En ce moment, madame deBeauséant était éloquente et belle, il faudrait dire coquette, sice mot n’était pas trop fort. En se rendant justice, en mettant,entre elle et l’amour, les plus hautes barrières, elleaiguillonnait tous les sentiments de l’homme : et, plus elleélevait le but, mieux elle l’offrait aux regards. Enfin elleabaissa ses yeux sur Gaston, après leur avoir fait perdrel’expression trop attachante que leur avait communiquée le souvenirde ses peines.

– Avouez que je dois rester froide et solitaire ? luidit-elle d’un ton calme.

Monsieur de Nueil se sentait une violente envie de tomber auxpieds de cette femme alors sublime de raison et de folie, ilcraignit de lui paraître ridicule ; il réprima donc et sonexaltation et ses pen- sées : il éprouvait à la fois et la craintede ne point réussir à les bien exprimer, et la peur de quelqueterrible refus ou d’une moquerie dont l’appréhension glace les âmesles plus ardentes. La réaction des sentiments qu’il refoulait aumoment où ils s’élançaient de son cœur lui causa cette douleurprofonde que connaissent les gens timides et les ambitieux, souventforcés de dévorer leurs désirs. Cependant il ne put s’empêcher derompre le silence pour dire d’une voix tremblante : –Permettez-moi, madame, de me livrer à une des plus grandes émotionsde ma vie, en vous avouant ce que vous me faites éprouver. Vousm’agrandissez le cœur ! je sens en moi le désir d’occuper mavie à vous faire oublier vos chagrins, à vous aimer pour tous ceuxqui vous ont haïe ou blessée. Mais c’est une effusion de cœur biensoudaine, qu’aujourd’hui rien ne justifie et que je devrais… .

– Assez, monsieur, dit madame de Beauséant. Nous sommes alléstrop loin l’un et l’autre. J’ai voulu dépouiller de toute dureté lerefus qui m’est imposé, vous en expliquer les tristes raisons, etnon m’attirer des hommages. La coquetterie ne va bien qu’à la femmeheureuse. Croyez-moi, restons étrangers l’un à l’autre. Plus tard,vous saurez qu’il ne faut point former de liens quand ils doiventnécessairement se briser un jour.

Elle soupira légèrement, et son front se plissa pour reprendreaussitôt la pureté de sa forme.

– Quelles souffrances pour une femme, reprit-elle, de ne pouvoirsuivre l’homme qu’elle aime dans toutes les phases de sa vie !Puis ce profond chagrin ne doit-il pas horriblement retentir dansle cœur de cet homme, si elle en est bien aimée. N’est-ce pas undouble malheur ?

Il y eut un moment de silence, après lequel elle dit en souriantet en se levant pour faire lever son hôte : – Vous ne vous doutiezpas en venant à Courcelles d’y entendre un sermon.

Gaston se trouvait en ce moment plus loin de cette femmeextraordinaire qu’à l’instant ou il l’avait abordée. Attribuant lecharme de cette heure délicieuse à la coquetterie d’une maîtressede maison jalouse de déployer son esprit, il salua froidement lavicomtesse, et sortit désespéré. Chemin faisant, le baron cherchaità surprendre le vrai caractère de cette créature souple et durecomme un ressort ; mais il lui avait vu prendre tant denuances, qu’il lui fut impossible d’asseoir sur elle un jugementvrai. Puis les intonations de sa voix lui retentissaient encore auxoreilles, et le souvenir prêtait tant de charmes aux gestes, auxairs de tête, au jeu des yeux, qu’il s’éprit davantage à cetexamen. Pour lui, la beauté de la vicomtesse reluisait encore dansles ténèbres, les impressions qu’il en avait reçues se réveillaientattirées l’une par l’autre, pour de nouveau le séduire en luirévélant des grâces de femme et d’esprit inaperçues d’abord. Iltomba dans une de ces méditations vagabondes pendant lesquelles lespensées les plus lucides se combattent, se brisent les unes contreles autres, et jettent l’âme dans un court accès de folie. Il fautêtre jeune pour révéler et pour comprendre les secrets de cessortes de dithyrambes, où le cœur, assailli par les idées les plusjustes et les plus folles, cède à la dernière qui le frappe, à unepensée d’espérance ou de désespoir, au gré d’une puissanceinconnue. A l’âge de vingt-trois ans, l’homme est presque toujoursdominé par un sentiment de modestie : les timidités, les troublesde la jeune fille l’agitent, il a peur de mal exprimer son amour,il ne voit que des difficultés et s’en effraie, il tremble de nepas plaire, il serait hardi s’il n’aimait pas tant ; plus ilsent le prix du bonheur, moins il croit que sa maîtresse puisse lelui facilement accorder ; d’ailleurs, peut-être se livre-t-iltrop entièrement à son plaisir, et craint-il de n’en pointdonner ; lorsque, par malheur, son idole est imposante, ill’adore en secret et de loin ; s’il n’est pas deviné, sonamour expire. Souvent cette passion hâtive, morte dans un jeunecœur, y reste brillante d’illusions. Quel homme n’a pas plusieursde ces vierges souvenirs qui, plus tard, se réveillent, toujoursplus gracieux, et apportent l’image d’un bonheur parfait ?souvenirs semblables à ces enfants perdus à la fleur de l’âge, etdont les parents n’ont connu que les sourires. Monsieur de Nueilrevint donc de Courcelles, en proie à un sentiment gros derésolutions extrêmes. Madame de Beauséant était déjà devenue pourlui la condition de son existence : il aimait mieux mourir que devivre sans elle. Encore assez jeune pour ressentir ces cruellesfascinations que la femme parfaite exerce sur les âmes neuves etpassionnées, il dut passer une de ces nuits orageuses pendantlesquelles les jeunes gens vont du bonheur au suicide, du suicideau bonheur, dévorent toute une vie heureuse et s’endormentimpuissants. Nuits fatales, où le plus grand malheur qui puissearriver est de se réveiller philosophe. Trop véritablement amoureuxpour dormir, monsieur de Nueil se leva, se mit à écrire des lettresdont aucune ne le satisfit, et les brûla toutes. Le lendemain, ilalla faire le tour du petit enclos de Courcelles ; mais à lanuit tombante, car il avait peur d’être aperçu par la vicomtesse.Le sentiment auquel il obéissait alors appartient à une natured’âme si mystérieuse, qu’il faut être encore jeune homme, ou setrouver dans une situation semblable, pour en comprendre lesmuettes félicités et les bizarreries ; toutes choses quiferaient hausser les épaules aux gens assez heureux pour toujoursvoir le positif de la vie. Après des hésitations cruelles, Gastonécrivit à madame de Beauséant la lettre suivante, qui peut passerpour un modèle de la phraséologie particulière aux amoureux, et secomparer aux dessins faits en cachette par les enfants pour la fêtede leurs parents ; présents détestables pour tout le monde,excepté pour ceux qui les reçoivent.

« Madame,

Vous exercez un si grand empire sur mon cœur, sur mon âme et mapersonne, qu’aujourd’hui ma destinée dépend entièrement de vous. Nejetez pas ma lettre au feu. Soyez assez bienveillante pour la lire.Peut-être me pardonnerez-vous cette première phrase en vousapercevant que ce n’est pas une déclaration vulgaire ni intéressée,mais l’expression d’un fait naturel. Peut-être serez-vous touchéepar la modestie de mes prières, par la résignation que m’inspire lesentiment de mon infériorité, par l’influence de votredétermination sur ma vie. A mon âge, madame, je ne sais qu’aimer,j’ignore entièrement et ce qui peut plaire à une femme et ce qui laséduit ; mais je me sens au cœur, pour elle, d’enivrantesadorations. Je suis irrésistiblement attiré vers vous par leplaisir immense que vous me faites éprouver, et pense à vous avectout l’égoïsme qui nous entraîne, là où, pour nous, est la chaleurvitale. Je ne me crois pas digne de vous. Non, il me sembleimpossible à moi, jeune, ignorant, timide, de vous apporter lamillième partie du bonheur que j’aspirais en vous entendant, envous voyant. Vous êtes pour moi la seule femme qu’il y ait dans lemonde. Ne concevant point la vie sans vous, j’ai pris la résolutionde quitter la France et d’aller jouer mon existence jusqu’à ce queje la perde dans quelque entreprise impossible, aux Indes, enAfrique, je ne sais où. Ne faut-il pas que je combatte un amoursans bornes par quelque chose d’infini ? Mais si vous voulezme laisser l’espoir, non pas d’être à vous, mais d’obtenir votreamitié, je reste. Permettez-moi de passer près de vous, rarementmême si vous l’exigez, quelques heures semblables à celles que j’aisurprises. Ce frêle bonheur, dont les vives jouissances peuventm’être interdites à la moindre parole trop ardente, suffira pour mefaire endurer les bouillonnements de mon sang. Ai-je trop présuméde votre générosité en vous suppliant de souffrir un commerce oùtout est profit pour moi seulement ? Vous saurez bien fairevoir à ce monde, auquel vous sacrifiez tant, que je ne vous suisrien. Vous êtes si spirituelle et si fière ! Qu’avez-vous àcraindre ? Maintenant je voudrais pouvoir vous ouvrir moncœur, afin de vous persuader que mon humble demande ne cache aucunearrière-pensée. Je ne vous aurais pas dit que mon amour était sansbornes en vous priant de m’accorder de l’amitié, si j’avaisl’espoir de vous faire partager le sentiment profond enseveli dansmon âme. Non, je serai près de vous ce que vous voudrez que jesois, pourvu que j’y sois. Si vous me refusiez, et vous le pouvez,je ne murmurerai point, je partirai. Si plus tard une femme autreque vous entre pour quelque chose dans ma vie, vous aurez euraison ; mais si je meurs fidèle à mon amour, vous concevrezquelque regret peut-être ! L’espoir de vous causer un regretadoucira mes angoisses, et sera toute la vengeance de mon cœurméconnu… . »

Il faut n’avoir ignoré aucun des excellents malheurs du jeuneâge, il faut avoir grimpé sur toutes les Chimères aux doubles ailesblanches qui offrent leur croupe féminine à de brûlantesimaginations, pour comprendre le supplice auquel Gaston de Nueilfut en proie quand il supposa son premier ultimatum entre les mainsde madame de Beauséant. Il voyait la vicomtesse froide, rieuse etplaisantant de l’amour comme les êtres qui n’y croient plus. Ilaurait voulu reprendre sa lettre, il la trouvait absurde, il luivenait dans l’esprit mille et une idées infiniment meilleures, ouqui eussent été plus touchantes que ses froides phrases, sesmaudites phrases alambiquées, sophistiques, prétentieuses, maisheureusement assez mal ponctuées et fort bien écrites de travers.Il essayait de ne pas penser, de ne pas sentir ; mais ilpensait, il sentait et souffrait. S’il avait eu trente ans, il seserait enivré ; mais ce jeune homme encore naïf ne connaissaitni les ressources de l’opium, ni les expédients de l’extrêmecivilisation. Il n’avait pas là, près de lui, un de ces bons amisde Paris, qui savent si bien vous dire : – Poète, non dolet !en vous tendant une bouteille de vin de Champagne, ou vousentraînent à une orgie pour vous adoucir les douleurs del’incertitude. Excellents amis, toujours ruinés lorsque vous êtesriche, toujours aux Eaux quand vous les cherchez, ayant toujoursperdu leur dernier louis au jeu quand vous leur en demandez un,mais ayant toujours un mauvais cheval à vous vendre ; audemeurant, les meilleurs enfants de la terre, et toujours prêts às’embarquer avec vous pour descendre une de ces pentes rapides surlesquelles se dépensent le temps, l’âme et la vie !

Enfin monsieur de Nueil reçut des mains de Jacques une lettreayant un cachet de cire parfumée aux armes de Bourgogne, écrite surun petit papier vélin, et qui sentait la jolie femme.

Il courut aussitôt s’enfermer pour lire et relire sa lettre.

« Vous me punissez bien sévèrement, monsieur, et de la bonnegrâce que j’ai mise à vous sauver la rudesse d’un refus, et de laséduction que l’esprit exerce toujours sur moi. J’ai eu confianceen la noblesse du jeune âge, et vous m’avez trompée. Cependant jevous ai parlé sinon à cœur ouvert, ce qui eût été parfaitementridicule, du moins avec franchise, et vous ai dit ma situation,afin de faire concevoir ma froideur à une âme jeune. Plus vousm’avez intéressée, plus vive a été la peine que vous m’avez causée.Je suis naturellement tendre et bonne ; mais les circonstancesme rendent mauvaise. Une autre femme eût brûlé votre lettre sanslire ; moi je l’ai lue, et j’y réponds. Mes raisonnements vousprouveront que, si je ne suis pas insensible à l’expression d’unsentiment que j’ai fait naître, même involontairement, je suis loinde le partager, et ma conduite vous démontrera bien mieux encore lasincérité de mon âme. Puis, j’ai voulu, pour votre bien, employerl’espèce d’autorité que vous me donnez sur votre vie, et désirel’exercer une seule fois pour faire tomber le voile qui vous couvreles yeux.

J’ai bientôt trente ans, monsieur, et vous en avez vingt-deux àpeine. Vous ignorez vous-même ce que seront vos pensées quand vousarriverez à mon âge. Les serments que vous jurez si facilementaujourd’hui pourront alors vous paraître bien lourds. Aujourd’hui,je veux bien le croire, vous me donneriez sans regret votre vieentière, vous sauriez mourir même pour un plaisir éphémère ;mais à trente ans, l’expérience vous ôterait la force de me fairechaque jour des sacrifices, et moi, je serais profondément humiliéede les accepter. Un jour, tout vous commandera, la nature elle-mêmevous ordonnera de me quitter ; je vous l’ai dit, je préfère lamort à l’abandon. Vous le voyez, le malheur m’a appris à calculer.Je raisonne, je n’ai point de passion. Vous me forcez à vous direque je ne vous aime point, que je ne dois, ne peux, ni ne veux vousaimer. J’ai passé le moment de la vie où les femmes cèdent à desmouvements de cœur irréfléchis, et ne saurais plus être lamaîtresse que vous quêtez. Mes consolations, monsieur, viennent deDieu, non des hommes. D’ailleurs je lis trop clairement dans lescœurs à la triste lumière de l’amour trompé, pour accepter l’amitiéque vous demandez, que vous offrez. Vous êtes la dupe de votrecœur, et vous espérez bien plus en ma faiblesse qu’en votre force.Tout cela est un effet d’instinct. Je vous pardonne cette rused’enfant, vous n’en êtes pas encore complice. Je vous ordonne, aunom de cet amour passager, au nom de votre vie, au nom de matranquillité, de rester dans votre pays, de ne pas y manquer unevie honorable et belle pour une illusion qui s’éteindranécessairement. Plus tard, lorsque vous aurez, en accomplissantvotre véritable destinée, développé tous les sentiments quiattendent l’homme, vous apprécierez ma réponse, que vous accusezpeut-être en ce moment de sécheresse. Vous retrouverez alors avecplaisir une vieille femme dont l’amitié vous sera certainementdouce et précieuse : elle n’aura été soumise ni aux vicissitudes dela passion, ni aux désenchantements de la vie ; enfin denobles idées, des idées religieuses la conserveront pure et sainte.Adieu, monsieur, obéissez-moi en pensant que vos succès jetterontquelque plaisir dans ma solitude, et ne songez à moi que comme onsonge aux absents. »

Après avoir lu cette lettre, Gaston de Nueil écrivit ces mots:

« Madame, si je cessais de vous aimer en acceptant les chancesque vous m’offrez d’être un homme ordinaire, je mériterais bien monsort, avouez-le ? Non, je ne vous obéirai pas, et je vous jureune fidélité qui ne se déliera que par la mort. Oh ! prenez mavie, à moins cependant que vous ne craigniez de mettre un remordsdans la vôtre… »

Quand le domestique de monsieur de Nueil revint de Courcelles,son maître lui dit : – A qui as-tu remis mon billet ? – Amadame la vicomtesse elle-même ; elle était en voiture, etpartait…

– Pour venir en ville ?

– Monsieur, je ne le pense pas. La berline de madame lavicomtesse était attelée avec des chevaux de poste.

– Ah ! elle s’en va, dit le baron.

– Oui, monsieur, répondit le valet de chambre.

Aussitôt Gaston fit ses préparatifs pour suivre madame deBeauséant. La vicomtesse le mena jusqu’à Genève sans se savoiraccompagnée par lui. Entre les mille réflexions qui l’assaillirentpendant ce voyage, celle-ci : – Pourquoi s’est-elle en allée ?l’occupa plus spécialement. Ce mot fut le texte d’une multitude desuppositions, parmi lesquelles il choisit naturellement la plusflatteuse, et que voici : –- Si la vicomtesse veut m’aimer, il n’ya pas de doute qu’en femme d’esprit, elle préfère la Suisse oùpersonne ne nous connaît, à la France où elle rencontrerait descenseurs.

Certains hommes passionnés n’aimeraient pas une femme assezhabile pour choisir son terrain, c’est des raffinés. D’ailleursrien ne prouve que la supposition de Gaston fût vraie.

La vicomtesse prit une petite maison sur le lac. Quand elle yfut installée, Gaston s’y présenta par une belle soirée, à la nuittombante. Jacques, valet de chambre essentiellement aristocratique,ne s’étonna point de voir monsieur de Nueil, et l’annonça en valethabitué à tout comprendre. En entendant ce nom, en voyant le jeunehomme, madame de Beauséant laissa tomber le livre qu’elletenait ; sa surprise donna le temps à Gaston d’arriver à elle,et de lui dire d’une voix qui lui parut délicieuse : – Avec quelplaisir je prenais les chevaux qui vous avaient menée ?

Etre si bien obéie dans ses vœux secrets ! Où est la femmequi n’eût pas cédé à un tel bonheur ? Une Italienne, une deces divines créatures dont l’âme est à l’antipode de celle desParisiennes, et que de ce côté des Alpes l’on trouveraitprofondément immorale, disait en lisant les romans français : « Jene vois pas pourquoi ces pauvres amoureux passent autant de temps àarranger ce qui doit être l’affaire d’une matinée. » Pourquoi lenarrateur ne pourrait-il pas, à l’exemple de cette bonne Italienne,ne pas trop faire languir ses auditeurs ni son sujet ? Il yaurait bien quelques scènes de coquetterie charmantes à dessiner,doux retards que madame de Beauséant voulait apporter au bonheur deGaston pour tomber avec grâce comme les vierges del’antiquité ; peut-être aussi pour jouir des voluptés chastesd’un premier amour, et le faire arriver à sa plus haute expressionde force et de puissance. Monsieur de Nueil était encore dans l’âgeoù un homme est la dupe de ces caprices, de ces jeux quiaffriandent tant les femmes, et qu’elles prolongent, soit pour bienstipuler leurs conditions, soit pour jouir plus long-temps de leurpouvoir dont la prochaine diminution est instinctivement devinéepar elles. Mais ces petits protocoles de boudoir, moins nombreuxque ceux de la conférence de Londres, tiennent trop peu de placedans l’histoire d’une passion vraie pour être mentionnés.

Madame de Beauséant et monsieur de Nueil demeurèrent pendanttrois années dans la villa située sur le lac de Genève que lavicomtesse avait louée. Ils y restèrent seuls, sans voir personne,sans faire parler d’eux, se promenant en bateau, se levant tard,enfin heureux comme nous rêvons tous de l’être. Cette petite maisonétait simple, à persiennes vertes, entourée de larges balcons ornésde tentes, une véritable maison d’amants, maison à canapés blancs,à tapis muets, à tentures fraîches, où tout reluisait de joie. Achaque fenêtre le lac apparaissait sous des aspectsdifférents ; dans le lointain, les montagnes et leursfantaisies nuageuses, colorées, fugitives ; au-dessus d’eux,un beau ciel ; puis, devant eux, une longue nappe d’eaucapricieuse, changeante ! Les choses semblaient rêver poureux, et tout leur souriait.

Des intérêts graves rappelèrent monsieur de Nueil en France :son frère et son père étaient morts ; il fallut quitterGenève. Les deux amants achetèrent cette maison, ils auraient voulubriser les montagnes et faire enfuir l’eau du lac en ouvrant unesoupape, afin de tout emporter avec eux. Madame de Beauséant suivitmonsieur de Nueil. Elle réalisa sa fortune, acheta, près deManerville, une propriété considérable qui joignait les terres deGaston, et où ils demeurèrent ensemble. Monsieur de Nueil abandonnatrès-gracieusement à sa mère l’usufruit des domaines de Manerville,en retour de la liberté qu’elle lui laissa de vivre garçon. Laterre de madame de Beauséant était située près d’une petite ville,dans une des plus jolies positions de la vallée d’Auge. Là, lesdeux amants mirent entre eux et le monde des barrières que ni lesidées sociales, ni les personnes ne pouvaient franchir, etretrouvèrent leurs bonnes journées de la Suisse. Pendant neufannées entières, ils goûtèrent un bonheur qu’il est inutile dedécrire ; le dénouement de cette aventure en fera sans doutedeviner les délices à ceux dont l’âme peut comprendre, dansl’infini de leurs modes, la poésie et la prière.

Cependant, le marquis de Beauséant (son père et son frère aînéétaient morts), le mari de madame de Beauséant, jouissait d’uneparfaite santé. Rien ne nous aide mieux à vivre que la certitude defaire le bonheur d’autrui par notre mort. Monsieur de Beauséantétait un de ces gens ironiques et entêtés qui, semblables à desrentiers viagers, trouvent un plaisir de plus que n’en ont lesautres à se lever bien portants chaque matin. Galant homme dureste, un peu méthodique, cérémonieux, et calculateur capable dedéclarer son amour à une femme aussi tranquillement qu’un laquaisdit : – Madame est servie.

Cette petite notice biographique sur le marquis de Beauséant apour objet de faire comprendre l’impossibilité dans laquelle étaitla marquise d’épouser monsieur de Nueil.

Or, après ces neuf années de bonheur, le plus doux bail qu’unefemme ait jamais pu signer, monsieur de Nueil et madame deBeauséant se trouvèrent dans une situation tout aussi naturelle ettout aussi fausse que celle où ils étaient restés depuis lecommencement de cette aventure ; crise fatale néanmoins, delaquelle il est impossible de donner une idée, mais dont les termespeuvent être posés avec une exactitude mathématique.

Madame la comtesse de Nueil, mère de Gaston, n’avait jamaisvoulu voir madame de Beauséant. C’était une personne roide etvertueuse, qui avait très-légalement accompli le bonheur demonsieur de Nueil le père. Madame de Beauséant comprit que cettehonorable douairière devait être son ennemie, et tenteraitd’arracher Gaston à sa vie immorale et anti-religieuse. La marquiseaurait bien voulu vendre sa terre, et retourner à Genève. Maisc’eût été se défier de monsieur de Nueil, elle en était incapable.D’ailleurs, il avait précisément pris beaucoup de goût pour laterre de Valleroy, où il faisait force plantations, forcemouvements de terrains. N’était-ce pas l’arracher à une espèce debonheur mécanique que les femmes souhaitent toujours à leurs mariset même à leurs amants ? Il était arrivé dans le pays unedemoiselle de La Rodière, âgée de vingt-deux ans, et riche dequarante mille livres de rentes. Gaston rencontrait cette héritièreà Manerville toutes les fois que son devoir l’y conduisait. Cespersonnages étant ainsi placés comme les chiffres d’une proportionarithmétique, la lettre suivante, écrite et remise un matin àGaston, expliquera maintenant l’affreux problème que, depuis unmois, madame de Beauséant tâchait de résoudre.

« Mon ange aimé, t’écrire quand nous vivons cœur à cœur, quandrien ne nous sépare, quand nos caresses nous servent si souvent delangage, et que les paroles sont aussi des caresses, n’est-ce pasun contre-sens ? Eh ! bien, non, mon amour. Il est decertaines choses qu’une femme ne peut dire en présence de sonamant ; la seule pensée de ces choses lui ôte la voix, luifait refluer tout son sang vers le cœur ; elle est sans forceet sans esprit. Etre ainsi près de toi me fait souffrir ; etsouvent j’y suis ainsi. Je sens que mon cœur doit être tout véritépour toi, ne te déguiser aucune de ses pensées, même les plusfugitives ; et j’aime trop ce doux laissez-aller qui me siedsi bien, pour rester plus long-temps gênée, contrainte. Aussivais-je te confier mon angoisse : oui, c’est une angoisse.Ecoute-moi ? Ne fais pas ce petit : ta ta ta… par lequel tu mefais taire avec une impertinence que j’aime, parce que de toi toutme plaît. Cher époux du ciel, laisse-moi te dire que tu as effacétout souvenir des douleurs sous le poids desquelles jadis ma vieallait succomber. Je n’ai connu l’amour que par toi. Il a fallu lacandeur de ta belle jeunesse, la pureté de ta grande âme poursatisfaire aux exigences d’un cœur de femme exigeante. Ami, j’aibien souvent palpité de joie en pensant que, durant ces neufannées, si rapides et si longues, ma jalousie n’a jamais étéréveillée. J’ai eu toutes les fleurs de ton âme, toutes tespensées. Il n’y a pas eu le plus léger nuage dans notre ciel, nousn’avons pas su ce qu’était un sacrifice, nous avons toujours obéiaux inspirations de nos cœurs. J’ai joui d’un bonheur sans bornespour une femme. Les larmes qui mouillent cette page te diront-ellesbien toute ma reconnaissance ? j’aurais voulu l’avoir écrite àgenoux. Eh ! bien, cette félicité m’a fait connaître unsupplice plus affreux que ne l’était celui de l’abandon. Cher, lecœur d’une femme a des replis bien profonds : j’ai ignoré moi-mêmejusqu’aujourd’hui l’étendue du mien, comme j’ignorais l’étendue del’amour. Les misères les plus grandes qui puissent nous accablersont encore légères à porter en comparaison de la seule idée dumalheur de celui que nous aimons. Et si nous le causions, cemalheur, n’est-ce pas à en mourir ?.. Telle est la pensée quim’oppresse. Mais elle en traîne après elle une autre beaucoup pluspesante ; celle-là dégrade la gloire de l’amour, elle le tue,elle en fait une humiliation qui ternit à jamais la vie. Tu astrente ans et j’en ai quarante. Combien de terreurs cettedifférence d’âge n’inspire-t-elle pas à une femme aimante ? Tupeux avoir d’abord involontairement, puis sérieusement senti lessacrifices que tu m’as faits, en renonçant à tout au monde pourmoi. Tu as pensé peut-être à ta destinée sociale, à ce mariage quidoit augmenter nécessairement ta fortune, te permettre d’avouer tonbonheur, tes enfants, de transmettre tes biens, de reparaître dansle monde et d’y occuper ta place avec honneur. Mais tu aurasréprimé ces pensées, heureux de me sacrifier, sans que je le sache,une héritière, une fortune et un bel avenir. Dans ta générosité dejeune homme, tu auras voulu rester fidèle aux serments qui ne nouslient qu’à la face de Dieu. Mes douleurs passées te serontapparues, et j’aurai été protégée par le malheur d’où tu m’astirée. Devoir ton amour à ta pitié ! cette pensée m’est plushorrible encore que la crainte de te faire manquer ta vie. Ceux quisavent poignarder leurs maîtresses sont bien charitables quand ilsles tuent heureuses, innocentes, et dans la gloire de leursillusions… Oui, la mort est préférable aux deux pensées qui, depuisquelques jours, attristent secrètement mes heures. Hier, quand tum’as demandé si doucement : Qu’as-tu ? ta voix m’a faitfrissonner. J’ai cru que, selon ton habitude, tu lisais dans monâme, et j’attendais tes confidences, imaginant avoir eu de justespressentiments en devinant les calculs de ta raison. Je me suisalors souvenue de quelques attentions qui te sont habituelles, maisoù j’ai cru apercevoir cette sorte d’affectation par laquelle leshommes trahissent une loyauté pénible à porter. En ce moment, j’aipayé bien cher mon bonheur, j’ai senti que la nature nous vendtoujours les trésors de l’amour. En effet, le sort ne nous a-t-ilpas séparés ? Tu te seras dit : – Tôt ou tard, je dois quitterla pauvre Claire, pourquoi ne pas m’en séparer à temps ? Cettephrase était écrite au fond de ton regard. Je t’ai quitté pur allerpleurer loin de toi.. Te dérober des larmes ! voilà lespremières que le chagrin m’ait fait verser depuis dix ans, et jesuis trop fière pour te les montrer ; mais je ne t’ai pointaccusé. Oui, tu as raison ? je ne dois point avoir l’égoïsmed’assujettir ta vie brillante et longue à la mienne bientôt usée…Mais si je me trompais ?… si j’avais pris une de tesmélancolies d’amour pour une pensée de raison ?… ah ! monange, ne me laisse pas dans l’incertitude, punis ta jalousefemme ; mais rends-lui la conscience de son amour et du tien :toute la femme est dans ce sentiment, qui sanctifie tout. Depuisl’arrivée de ta mère, et depuis que tu as vu chez elle mademoisellede La Rodière, je suis en proie à des doutes qui nous déshonorent.Fais-moi souffrir, mais ne me trompe pas : je veux tout savoir, etce que ta mère te dit et ce que tu penses ! Si tu as hésitéentre quelque chose et moi, je te rends ta liberté… Je te cacheraima destinée, je saurai ne pas pleurer devant toi ; seulement,je ne veux plus te revoir… Oh ! je m’arrête, mon cœur sebrise. » … .

« Je suis restée morne et stupide pendant quelques instants.Ami, je ne me trouve point de fierté contre toi, tu es si bon, sifranc ! tu ne saurais ni me blesser, ni me tromper ; maistu me diras la vérité, quelque cruelle qu’elle puisse être. Veux-tuque j’encourage tes aveux ? Eh ! bien, cœur à moi, jeserai consolée par une pensée de femme. N’aurais-je pas possédé detoi l’être jeune et pudique, toute grâce, toute beauté, toutedélicatesse, un Gaston que nulle femme ne peut plus connaître et dequi j’ai délicieusement joui… Non, tu n’aimeras plus comme tu m’asaimée, comme tu m’aimes ; non, je ne saurais avoir de rivale.Mes souvenirs seront sans amertume en pensant à notre amour, quifait toute ma pensée. N’est-il pas hors de ton pouvoir d’enchanterdésormais une femme par les agaceries enfantines, par les jeunesgentillesses d’un cœur jeune, par ces coquetteries d’âme, cesgrâces du corps et ces rapides ententes de volupté, enfin parl’adorable cortége qui suit l’amour adolescent ? Ah, tu eshomme ! maintenant, tu obéiras à ta destinée en calculanttout. Tu auras des soins, des inquiétudes, des ambitions, dessoucis qui la priveront de ce sourire constant et inaltérable parlequel tes lèvres étaient toujours embellies pour moi. Ta voix,pour moi toujours si douce, sera parfois chagrine. Tes yeux, sanscesse illuminés d’un éclat céleste en me voyant, se ternirontsouvent pour elle. Puis, comme il est impossible de t’aimer commeje t’aime, cette femme ne te plaira jamais autant que je t’ai plu.Elle n’aura pas ce soin perpétuel que j’ai eu de moi-même et cetteétude continuelle de ton bonheur dont jamais l’intelligence ne m’amanqué. Oui, l’homme, le cœur, l’âme que j’aurai connusn’existeront plus ; je les ensevelirai dans mon souvenir pouren jouir encore, et vivre heureuse de cette belle vie passée, maisinconnue à tout ce qui n’est pas nous. » Mon cher trésor, sicependant tu n’as pas conçu la plus légère idée de liberté, si monamour ne te pèse pas, si mes craintes sont chimériques, si je suistoujours pour toi ton Eve, la seule femme qu’il y ait dans lemonde, cette lettre lue, viens ! accours ! Ah, jet’aimerai dans un instant plus que je ne t’ai aimé, je crois,pendant ces neuf années. Après avoir subi le supplice inutile deces soupçons dont je m’accuse, chaque jour ajouté à notre amour,oui, un seul jour, sera toute une vie de bonheur. Ainsi,parle ! sois franc : ne me trompe pas, ce serait un crime.Dis ? veux-tu ta liberté ? As-tu réfléchi à ta vied’homme ? As-tu un regret ? Moi, te causer unregret ! j’en mourrais. Je te l’ai dit : j’ai assez d’amourpour préférer ton bonheur au mien, ta vie à la mienne. Quitte, situ le peux, la riche mémoire de nos neuf années de bonheur pourn’en être pas influencé dans ta décision ; mais parle !Je te suis soumise, comme à Dieu, à ce seul consolateur qui mereste si tu m’abandonnes. »

Quand madame de Beauséant sut la lettre entre les mains demonsieur de Nueil, elle tomba dans un abattement si profond, etdans une méditation si engourdissante, par la trop grande abondancede ses pensées, qu’elle resta comme endormie. Certes, elle souffritde ces douleurs dont l’intensité n’a pas toujours été proportionnéeaux forces de la femme, et que les femmes seules connaissent.Pendant que la malheureuse marquise attendait son sort, monsieur deNueil était, en lisant sa lettre, fort embarrassé, selonl’expression employée par les jeunes gens dans ces sortes decrises. Il avait alors presque cédé aux instigations de sa mère etaux attraits de mademoiselle de La Rodière, jeune personne assezinsignifiante, droite comme un peuplier, blanche et rose, muette àdemi, suivant le programme prescrit à toutes les jeunes filles àmarier ; mais ses quarante mille livres de rente en fonds deterre parlaient suffisamment pour elle. Madame de Nueil, aidée parsa sincère affection de mère, cherchait à embaucher son fils pourla Vertu. Elle lui faisait observer ce qu’il y avait pour lui deflatteur à être préféré par mademoiselle de La Rodière, lorsquetant de riches partis lui étaient proposés : il était bien temps desonger à son sort, une si belle occasion ne se retrouveraitplus ; il aurait un jour quatre-vingt mille livres de rente enbiens-fonds ; la fortune consolait de tout ; si madame deBeauséant l’aimait pour lui, elle devait être la première àl’engager à se marier. Enfin cette bonne mère n’oubliait aucun desmoyens d’action par lesquels une femme peut influer sur la raisond’un homme. Aussi avait-elle amené son fils à chanceler. La lettrede madame de Beauséant arriva dans un moment où l’amour de Gastonluttait contre toutes les séductions d’une vie arrangéeconvenablement et conforme aux idées du monde ; mais cettelettre décida le combat. Il résolut de quitter la marquise et de semarier.

– Il faut être homme dans la vie ! se dit-il.

Puis il soupçonna les douleurs que sa résolution causerait à samaîtresse. Sa vanité d’homme autant que sa conscience d’amant leslui grandissant encore, il fut pris d’une sincère pitié. Ilressentit tout d’un coup cet immense malheur, et crut nécessaire,charitable d’amortir cette mortelle blessure. Il espéra pouvoiramener madame de Beauséant à un état calme, et se faire ordonnerpar elle ce cruel mariage, en l’accoutumant par degrés à l’idéed’une séparation nécessaire, en laissant toujours entre euxmademoiselle de La Rodière comme un fantôme, et en la luisacrifiant d’abord pour se la faire imposer plus tard. Il allait,pour réussir dans cette compatissante entreprise, jusqu’à comptersur la noblesse, la fierté de la marquise, et sur les bellesqualités de son âme. Il lui répondit alors afin d’endormir sessoupçons.

Répondre ! Pour une femme qui joignait à l’intuition del’amour vrai les perceptions les plus délicates de l’espritféminin, la lettre était un arrêt. Aussi, quand Jacques entra,qu’il s’avança vers madame de Beauséant pour lui remettre un papierplié triangulairement, la pauvre femme tressaillit-elle comme unehirondelle prise. Un froid inconnu tomba de sa tête à ses pieds, enl’enveloppant d’un linceul de glace. S’il n’accourait pas à sesgenoux, s’il n’y venait pas pleurant, pâle, amoureux, tout étaitdit. Cependant il y a tant d’espérances dans le cœur des femmes quiaiment ! il faut bien des coups de poignard pour les tuer,elles aiment et saignent jusqu’au dernier.

– Madame a-t-elle besoin de quelque chose, demanda Jacques d’unevoix douce en se retirant.

– Non, dit-elle.

– Pauvre homme ! pensa-t-elle en essuyant une larme, il medevine, lui, un valet !

Elle lut : Ma bien-aimée, tu te crées des chimères.. Enapercevant ces mots, un voile épais se répandit sur les yeux de lamarquise. La voix secrète de son cœur lui criait : – Il ment. Puis,sa vue embrassant toute la première page avec cette espèced’avidité lucide que communique la passion, elle avait lu en basces mots : Rien n’est arrêté… Tournant la page avec une vivacitéconvulsive, elle vit distinctement l’esprit qui avait dicté lesphrases entortillées de cette lettre où elle ne retrouva plus lesjets impétueux de l’amour ; elle la froissa, la déchira, laroula, la mordit, la jeta dans le feu, et s’écria : – Oh !l’infâme ! il m’a possédée ne m’aimant plus !…

Puis, demi-morte, elle alla se jeter sur son canapé.

Monsieur de Nueil sortit après avoir écrit sa lettre. Quand ilrevint, il trouva Jacques sur le seuil de la porte, et Jacques luiremit une lettre en lui disant : – Madame la marquise n’est plus auchâteau.

Monsieur de Nueil étonné brisa l’enveloppe et lut : « Madame, sije cessais de vous aimer en acceptant les chances que vous m’offrezd’être un homme ordinaire, je mériterais bien mon sort,avouez-le ? Non, je ne vous obéirai pas et je vous jure unefidélité qui ne se déliera que par le mort. Oh ! prenez mavie, à moins cependant que vous ne craigniez de mettre un remordsdans la vôtre… » C’était le billet qu’il avait écrit à la marquiseau moment où elle partait pour Genève. Au-dessous, Claire deBourgogne avait ajouté : Monsieur, vous êtes libre.

Monsieur de Nueil retourna chez sa mère, à Manerville. Vingtjours après, il épousa mademoiselle Stéphanie de La Rodière.

Si cette histoire d’une vérité vulgaire se terminait là, ceserait presque une mystification. Presque tous les hommes n’enont-ils pas une plus intéressante à se raconter ? Mais lacélébrité du dénouement, malheureusement vrai ; mais tout cequ’il pourra faire naître de souvenirs au cœur de ceux qui ontconnu les célestes délices d’une passion infinie, et l’ont briséeeux-mêmes ou perdue par quelque fatalité cruelle, mettrontpeut-être ce récit à l’abri des critiques.

Madame la marquise de Beauséant n’avait point quitté son châteaude Valleroy lors de sa séparation avec monsieur de Nueil. Par unemultitude de raisons qu’il faut laisser ensevelies dans le cœur desfemmes, et d’ailleurs chacune d’elles devinera celles qui luiseront propres, Claire continua d’y demeurer après le mariage demonsieur de Nueil. Elle vécut dans une retraite si profonde que sesgens, sa femme de chambre et Jacques exceptés, ne la virent point.Elle exigeait un silence absolu chez elle, et ne sortait de sonappartement que pour aller à la chapelle de Valleroy, où un prêtredu voisinage venait lui dire la messe tous les matins.

Quelques jours après son mariage, le comte de Nueil tomba dansune espèce d’apathie conjugale, qui pouvait faire supposer lebonheur tout aussi bien que le malheur.

Sa mère disait à tout le monde : – Mon fils est parfaitementheureux.

Madame Gaston de Nueil, semblable à beaucoup de jeunes femmes,était un peu terne, douce, patiente ; elle devint enceinteaprès un mois de mariage. Tout cela se trouvait conforme aux idéesreçues. Monsieur de Nueil était très-bien pour elle, seulement ilfut, deux mois après avoir quitté la marquise, extrêmement rêveuret pensif. – Mais il avait toujours été sérieux, disait samère.

Après sept mois de ce bonheur tiède, il arriva quelquesévénements légers en apparence, mais qui comportent de trop largesdéveloppements de pensées, et accusent de trop grands troublesd’âme, pour n’être pas rapportés simplement, et abandonnés aucaprice des interprétations de chaque esprit.

Un jour, pendant lequel monsieur de Nueil avait chassé sur lesterres de Manerville et de Valleroy, il revint par le parc demadame de Beauséant, fit demander Jacques, l’attendit ; et,quand le valet de chambre fut venu : – La marquise aime-t-elletoujours le gibier ? lui demanda-t-il. Sur la réponseaffirmative de Jacques, Gaston lui offrit une somme assez forte,accompagnée de raisonnements très-spécieux, afin d’obtenir de luile léger service de réserver pour la marquise le produit de sachasse. Il parut fort peu important à Jacques que sa maîtressemangeât une perdrix tuée par son garde ou par monsieur de Nueil,puisque celui-ci désirait que la marquise ne sût pas l’origine dugibier. – Il a été tué sur ses terres, dit le comte. Jacques seprêta pendant plusieurs jours à cette innocente tromperie. Monsieurde Nueil partait dès le matin pour la chasse, et ne revenait chezlui que pour dîner, n’ayant jamais rien tué.

Une semaine entière se passa ainsi. Gaston s’enhardit assez pourécrire une longue lettre à la marquise et la lui fit parvenir.Cette lettre lui fut renvoyée sans avoir été ouverte. Il étaitpresque nuit quand le valet de chambre de la marquise la luirapporta. Soudain le comte s’élança hors du salon où il paraissaitécouter un caprice d’Hérold écorché sur le piano par sa femme, etcourut chez la marquise avec la rapidité d’un homme qui vole à unrendez-vous. Il sauta dans le parc par une brèche qui lui étaitconnue, marcha lentement à travers les allées en s’arrêtant parmoments comme pour essayer de réprimer les sonores palpitations deson cœur ; puis, arrivé près du château, il en écouta lesbruits sourds, et présuma que tous les gens étaient à table. Ilalla jusqu’à l’appartement de madame de Beauséant. La marquise nequittait jamais sa chambre à coucher, monsieur de Nueil put enatteindre la porte sans avoir fait le moindre bruit. Là, il vit àla lueur de deux bougies la marquise maigre et pâle, assise dans ungrand fauteuil, le front incliné, les mains pendantes, les yeuxarrêtés sur un objet qu’elle paraissait ne point voir. C’était ladouleur dans son expression la plus complète. Il y avait dans cetteattitude une vague espérance, mais l’on ne savait si Claire deBourgogne regardait à la tombe ou dans le passé. Peut-être leslarmes de monsieur de Nueil brillèrent-elles dans les ténèbres,peut-être sa respiration eut-elle un léger retentissement,peut-être lui échappa-t-il un tressaillement involontaire, oupeut-être sa présence était-elle impossible sans le phénomèned’intus-susception dont l’habitude est à la fois la gloire, lebonheur et la preuve du véritable amour. Madame de Beauséant tournalentement son visage vers la porte et vit son ancien amant. Lecomte fit alors quelques pas.

– Si vous avancez, monsieur, s’écria la marquise en pâlissant,je me jette par cette fenêtre.

Elle sauta sur l’espagnolette, l’ouvrit, et se tint un pied surl’appui extérieur de la croisée, la main au balcon et la têtetournée vers Gaston.

– Sortez ! sortez ! cria-t-elle, ou je meprécipite.

A ce cri terrible, monsieur de Nueil, entendant les gens enémoi, se sauva comme un malfaiteur.

Revenu chez lui, le comte écrivit une lettre très-courte, etchargea son valet de chambre de la porter à madame de Beauséant, enlui recommandant de faire savoir à la marquise qu’il s’agissait devie ou de mort pour lui. Le messager parti, monsieur de Nueilrentra dans le salon et y trouva sa femme qui continuait àdéchiffrer le caprice. Il s’assit en attendant la réponse. Uneheure après, le caprice fini, les deux époux étaient l’un devantl’autre, silencieux, chacun d’un côté de la cheminée, lorsque levalet de chambre revint de Valleroy, et remit à son maître lalettre qui n’avait pas été ouverte. Monsieur de Nueil passa dans unboudoir attenant au salon, où il avait mis son fusil en revenant dela chasse, et se tua.

Ce prompt et fatal dénouement si contraire à toutes leshabitudes de la jeune France est naturel.

Les gens qui ont bien observé, ou délicieusement éprouvé lesphénomènes auxquels l’union parfaite de deux êtres donne lieu,comprendront parfaitement ce suicide. Une femme ne se forme pas, nese plie pas en un jour aux caprices de la passion. La volupté,comme une fleur rare, demande les soins de la culture la plusingénieuse ; le temps, l’accord des âmes, peuvent seuls enrévéler toutes les ressources, faire naître ces plaisirs tendres,délicats, pour lesquels nous sommes imbus de mille superstitions etque nous croyons inhérents à la personne dont le cœur nous lesprodigue. Cette admirable entente, cette croyance religieuse, et lacertitude féconde de ressentir un bonheur particulier ou excessifprès de la personne aimée, sont en partie le secret desattachements durables et des longues passions. Près d’une femme quipossède le génie de son sexe, l’amour n’est jamais une habitude :son adorable tendresse sait revêtir des formes si variées ;elle est si spirituelle et si aimante tout ensemble ; elle mettant d’artifices dans sa nature, ou de naturel dans ses artifices,qu’elle se rend aussi puissante par le souvenir qu’elle l’est parsa présence. Auprès d’elle toutes les femmes pâlissent. Il fautavoir eu la crainte de perdre un amour si vaste, si brillant, oul’avoir perdu pour en connaître tout le prix. Mais si l’ayantconnu, un homme s’en est privé pour tomber dans quelque mariagefroid ; si la femme avec laquelle il a espéré rencontrer lesmêmes félicités lui prouve, par quelques-uns de ces faits ensevelisdans les ténèbres de la vie conjugale, qu’elles ne renaîtront pluspour lui ; s’il a encore sur les lèvres le goût d’un amourcéleste, et qu’il ait blessé mortellement sa véritable épouse auprofit d’une chimère sociale, alors il lui faut mourir ou avoircette philosophie matérielle, égoïste, froide qui fait horreur auxâmes passionnées.

Quant à madame de Beauséant, elle ne crut sans doute pas que ledésespoir de son ami allât jusqu’au suicide, après l’avoir lar-gement abreuvé d’amour pendant neuf années. Peut-être pensait-elleavoir seule à souffrir. Elle était d’ailleurs bien en droit de serefuser au plus avilissant partage qui existe, et qu’une épousepeut subir par de hautes raisons sociales, mais qu’une maîtressedoit avoir en haine, parce que dans la pureté de son amour enréside toute la justification.

Angoulême, septembre 1832.

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