La Femme au collier de velours

La Femme au collier de velours

d’ Alexandre Dumas
Chapitre 1 L’arsenal.

Le 4 décembre 1846, mon bâtiment étant à l’ancre depuis la veille dans la baie de Tunis, je me réveillai vers cinq heures du matin avec une de ces impressions de profonde mélancolie qui font, pour tout un jour, l’œil humide et la poitrine gonflée.

Cette impression venait d’un rêve.

Je sautai en bas de mon cadre, je passai un pantalon à pieds, je montai sur le pont, et je regardai en face et autour de moi.

J’espérais que le merveilleux passage qui se déroulait sous mes yeux allait distraire mon esprit de cette préoccupation, d’autant plus obstinée qu’elle avait une cause moins réelle.

J’avais devant moi, à une portée de fusil, la jetée qui s’étendait du fort de la Goulette au fort de l’Arsenal,laissant un étroit passage aux bâtiments qui veulent pénétrer du golfe dans le lac. Ce lac, aux eaux bleues comme l’azur du ciel qu’elles réfléchissaient, était tout agité, dans certains endroits,par les battements d’ailes d’une troupe de cygnes, tandis que, sur des pieux plantés de distance en distance pour indiquer des bas-fonds, se tenait immobile, pareil à ces oiseaux qu’on sculpte sur les sépulcres, un cormoran qui, tout à coup, se laissait tomber à la surface de l’eau avec un poisson au travers du bec, avalait ce poisson, remontait sur son pieu, et reprenait sa taciturne immobilité jusqu’à ce qu’un nouveau poisson, passant à sa portée,sollicitât son appétit, et, l’emportant sur sa paresse, le fit disparaître de nouveau pour reparaître encore.

Et pendant ce temps, de cinq minutes en cinqminutes, l’air était rayé par une file de flamants dont les ailesde pourpre se détachaient sur le blanc mat de leur plumage, et,formant un dessin carré, semblaient un jeu de cartes composé d’asde carreau seulement, et volant sur une seule ligne.

À l’horizon était Tunis, c’est-à-dire un amasde maisons carrées, sans fenêtres, sans ouvertures, montant enamphithéâtre, blanches comme de la craie et se détachant sur leciel avec une netteté singulière. À gauche s’élevaient, comme uneimmense muraille à créneaux, les montagnes de Plomb, dont le nomindique la teinte sombre ; à leur pied rampaient le maraboutet le village des Sidi-Fathallah ; à droite on distinguait letombeau de saint Louis et la place où fut Carthage, deux des plusgrands souvenirs qu’il y ait dans l’histoire du monde. Derrièrenous se balançait à l’ancre le Montézuma, magnifiquefrégate à vapeur de la force de quatre cent cinquante chevaux.

Certes, il y avait bien là de quoi distrairel’imagination la plus préoccupée. À la vue de toutes ces richesses,on eût oublié la veille, le jour et le lendemain. Mais mon espritétait, à dix ans de là, fixé obstinément sur une seule pensée qu’unrêve avait clouée dans mon cerveau.

Mon œil devint fixe. Tout ce splendidepanorama s’effaça peu à peu dans la vacuité de mon regard. Bientôtje ne vis plus rien de ce qui existait. La réalité disparut ;puis, au milieu de ce vide nuageux, comme sous la baguette d’unefée, se dessina un salon aux lambris blancs, dans l’enfoncementduquel, assise devant un piano où ses doigts erraient négligemment,se tenait une femme inspirée et pensive à la fois, une muse et unesainte. Je reconnus cette femme, et je murmurai comme si elle eûtpu m’entendre :

– Je vous salue, Marie, pleine de grâces,mon esprit est avec vous.

Puis, n’essayant plus de résister à cet angeaux ailes blanches qui, me ramenant aux jours de ma jeunesse, etcomme une vision charmante, me montrait cette chaste figure dejeune fille, de jeune femme et de mère, je me laissai emporter aucourant de ce fleuve qu’on appelle la mémoire, et qui remonte lepassé au lieu de descendre vers l’avenir.

Alors je fus pris de ce sentiment si égoïste,et par conséquent si naturel à l’homme, qui le pousse à ne pointgarder sa pensée à lui seul, à doubler l’étendue de ses sensationsen les communiquant, et à verser enfin dans une autre âme laliqueur douce ou amère qui remplit son âme.

Je pris une plume et j’écrivis :

« À bord du Véloce, en vue deCarthage et de Tunis, le 4 décembre 1846.

« Madame,

« En ouvrant une lettre datée de Carthageet de Tunis, vous vous demanderez qui peut vous écrire d’un pareilendroit, et vous espérerez recevoir un autographe de Régulus ou deLouis IX. Hélas ! madame, celui qui met de si loin son humblesouvenir à vos pieds n’est ni un héros ni un saint, et s’il ajamais eu quelque ressemblance avec l’évêque d’Hippone, dont il y atrois jours il visitait le tombeau, ce n’est qu’à la premièrepartie de la vie de ce grand homme que cette ressemblance peut êtreapplicable. Il est vrai que, comme lui, il peut racheter cettepremière partie de la vie par la seconde. Mais il est déjà bientard, pour faire pénitence, et selon toute probabilité, il mourracomme il a vécu, n’osant pas même laisser après lui sesconfessions, qui, à la rigueur, peuvent se laisser raconter, maisqui ne peuvent guère se lire.

« Vous avez déjà couru à la signature,n’est-ce pas, madame, et vous savez à qui vous avez affaire ;de sorte que maintenant vous vous demandez comment, entre cemagnifique lac qui est le tombeau d’une ville et le pauvre monumentqui est le sépulcre d’un roi, l’auteur des Mousquetaireset de Monte-Cristo a songé à vous écrire, à vousjustement, quand à Paris, à votre porte, il demeure quelquefois unan tout entier sans aller vous voir.

« D’abord, madame, Paris est Paris,c’est-à-dire une espèce de tourbillon où l’on perd la mémoire detoutes choses, au milieu du bruit que fait le monde en courant etla terre en tournant. À Paris, voyez-vous, je vais comme le mondeet comme la terre ; je cours et je retourne, sans compter que,lorsque je ne tourne ni ne cours, j’écris. Mais alors, madame,c’est autre chose, et, quand j’écris, je ne suis déjà plus siséparé de vous que vous le pensez, car vous êtes une de ces rarespersonnes pour lesquelles j’écris, et il est bien extraordinaireque je ne me dise pas lorsque j’achève un chapitre dont je suiscontent ou un livre qui est bien venu : Marie Nodier, cetesprit rare et charmant, lira cela ; et je suis fier, madame,car j’espère qu’après que vous aurez lu ce que je viens d’écrire,je grandirai peut-être encore de quelques lignes dans votrepensée.

« Tant il y a, madame, pour en revenir àma pensée, que cette nuit j’ai rêvé, je n’ose pas dire à vous, maisde vous, oubliant la houle qui balançait un gigantesque bâtiment àvapeur que le gouvernement me prête, et sur lequel je donnel’hospitalité à un de vos amis et à un de vos admirateurs, àBoulanger et à mon fils, sans compter Giraud, Maquet, Chancel etDesbarolles, qui se rangent au nombre de vos connaissances ;tant il y a, disais-je, que je me suis endormi sans songer à rien,et comme je suis presque dans le pays des Mille et Une Nuits, ungénie m’a visité et m’a fait entrer dans un rêve dont vous avez étéla reine. Le lieu où il m’a conduit, ou plutôt ramené, madame,était bien mieux qu’un palais, était bien mieux qu’unroyaume ; c’était cette bonne et excellente maison del’Arsenal au temps de sa joie et de son bonheur, quand notrebien-aimé Charles en faisait les honneurs avec toute la franchisede l’hospitalité antique, et notre bien respectée Marie avec toutela grâce de l’hospitalité moderne.

« Ah ! croyez bien, madame, qu’enécrivant ces lignes, je viens de laisser échapper un bon grossoupir. Ce temps a été un heureux temps pour moi. Votre espritcharmant en donnait à tout le monde, et quelquefois, j’ose le dire,à moi plus qu’à tout autre. Vous voyez que c’est un sentimentégoïste qui me rapproche de vous. J’empruntais quelque chose àvotre adorable gaieté, comme le caillou du poète Saadi empruntaitune part du parfum de la rose.

« Vous rappelez-vous le costume d’archerde Paul ? vous rappelez-vous les souliers jaunes de FrancisqueMichel ? vous rappelez-vous mon fils en débardeur ? vousrappelez-vous cet enfoncement où était le piano et où vous chantiezLazzara, cette merveilleuse mélodie, que vous m’avezpromise et que, soit dit sans reproches, vous ne m’avez jamaisdonnée ?

« Oh ! puisque je fais appel à vossouvenirs, allons plus loin encore : vous rappelez-vousFontaney et Alfred Johannot, ces deux figures voilées qui restaienttoujours tristes au milieu de nos rires, car il y a dans les hommesqui doivent mourir jeunes un vague pressentiment du tombeau ?Vous rappelez-vous Taylor, assis dans un coin, immobile, muet etrêvant dans quel voyage nouveau il pourra enrichir la France d’untableau espagnol, d’un bas-relief grec ou d’un obélisqueégyptien ? Vous rappelez-vous de Vigny, qui, à cette époque,doutait peut-être de sa transfiguration et daignait encore se mêlerà la foule des hommes ? Vous rappelez-vous Lamartine, deboutdevant la cheminée, et laissant rouler jusqu’à vos pieds l’harmoniede ses beaux vers ? Vous rappelez-vous Hugo le regardant etl’écoutant comme Étéocle devait regarder et écouter Polynice, seulparmi nous avec le sourire de l’égalité sur les lèvres, tandis quemadame Hugo, jouant avec ses beaux cheveux, se tenait à demicouchée sur le canapé, comme fatiguée de la part de gloire qu’elleporte ?

« Puis, au milieu de tout cela, votremère, si simple, si bonne, si douce ; votre tante, madame deTercy, si spirituelle et si bienveillante ; Dauzats, sifantasque, si hâbleur, si verbeux ; Barye, si isolé au milieudu bruit, que sa pensée semble toujours envoyée par son corps à larecherche d’une des sept merveilles du monde ; Boulanger,aujourd’hui si mélancolique, demain si joyeux, toujours si grandpeintre, toujours si grand poète, toujours si bon ami dans sagaieté comme dans sa tristesse ; puis enfin cette petite fillese glissant entre les poètes, les peintres, les musiciens, lesgrands hommes, les gens d’esprit et les savants, cette petite filleque je prenais dans le creux de ma main et que je vous offraiscomme une statuette de Barre ou de Pradier ? Oh ! monDieu ! qu’est devenu tout cela, madame ?

« Le seigneur a soufflé sur la clef devoûte, et l’édifice magique s’est écroulé, et ceux qui lepeuplaient se sont enfuis, et tout est désert à cette même place oùtout était vivant, épanoui, florissant.

« Fontaney et Alfred Johannot sont morts,Taylor a renoncé aux voyages, de Vigny s’est fait invisible,Lamartine est député, Hugo pair de France, et Boulanger, mon filset moi sommes à Carthage d’où je vous vois, madame, en poussant cebon gros soupir dont je vous parlais tout à l’heure, et malgré levent qui emporte comme un nuage la fumée mouvante de notrebâtiment, ne rattrapera jamais ces chers souvenirs que le temps auxailes sombres entraîne silencieusement dans la brume grisâtre dupassé.

« Ô printemps, jeunesse de l’année !ô jeunesse, printemps de la vie !

« Eh bien ! voilà le monde évanouiqu’un rêve m’a rendu, cette nuit, aussi brillant, aussi visible,mais en même temps, hélas ! aussi impalpable que ces atomesqui dansent au milieu d’un rayon de soleil infiltré dans unechambre sombre par l’ouverture d’un contrevent entrebâillé.

« Et maintenant, madame, vous ne vousétonnez plus de cette lettre, n’est-ce pas ? Le présentchavirerait sans cesse s’il n’était maintenu en équilibre par lepoids de l’espérance et le contrepoids des souvenirs, etmalheureusement ou heureusement peut-être, je suis de ceux chezlesquels les souvenirs l’emportent sur les espérances.

« Maintenant parlons d’autre chose ;car il est permis d’être triste, mais à la condition qu’onn’embrunira pas les autres de sa tristesse. Que fait mon amiBoniface ? Ah ! j’ai, il y a huit ou dix jours, visitéune ville qui lui vaudra bien des pensums quand il trouvera son nomdans le livre de ce méchant usurier qu’on nomme Salluste. Cetteville, c’est Constantine, la vieille Cirta, merveille bâtie en hautd’un rocher, sans doute par une race d’animaux fantastiques ayantdes ailes d’aigle et des mains d’homme comme Hérodote etLevaillant, ces deux grands voyageurs, en ont vu.

« Puis, nous avons passé un peu à Utiqueet beaucoup à Bizerte. Giraud a fait dans cette dernière ville leportrait d’un notaire turc, et Boulanger de son maître clerc. Jevous les envoie, madame, afin que vous puissiez les comparer auxnotaires et aux maîtres clercs de Paris. Je doute que d’avantagereste à ces derniers.

« Moi, j’y suis tombé à l’eau en chassantles flamants et les cygnes, accident qui, dans la Seine, geléeprobablement à cette heure, aurait pu avoir des suites fâcheuses,mais qui, dans le lac de Caton, n’a eu d’autre inconvénient que deme faire prendre un bain tout habillé, et cela au grand étonnementd’Alexandre, de Giraud et du gouverneur de la ville, qui du hautd’une terrasse suivaient notre barque des yeux, et qui ne pouvaientcomprendre un événement qu’ils attribuaient à un acte de mafantaisie et qui n’était que la perte de mon centre de gravité.

« Je m’en suis tiré comme les cormoransdont je vous parlais tout à l’heure, madame ; comme eux j’aidisparu, comme eux je suis revenu sur l’eau ! seulement, jen’avais pas, comme eux, un poisson dans le bec.

« Cinq minutes après je n’y pensais plus,et j’étais sec comme M. Valéry, tant le soleil a mis decomplaisance à me caresser.

« Oh ! je voudrais, partout où vousêtes, madame, conduire un rayon de ce beau soleil, ne fût-ce quepour faire éclore sur votre fenêtre une touffe de myosotis.

« Adieu, madame ; pardonnez-moicette longue lettre ; je ne suis pas coutumier de la chose,et, comme l’enfant qui se défendait d’avoir fait le monde, je vouspromets que je ne le ferai plus ; mais aussi pourquoi leconcierge du ciel a-t-il laissé ouverte cette porte d’ivoire parlaquelle sortent les songes dorés ?

« Veuillez agréer, madame, l’hommage demes sentiments les plus respectueux. « ALEXANDRE DUMAS.

« Je serre bien cordialement la main deJules. »

Maintenant, à quel propos cette lettre toutintime ? C’est que, pour raconter à mes lecteurs l’histoire dela femme au collier de velours, il me fallait leur ouvrir lesportes de l’Arsenal, c’est-à-dire de la demeure de CharlesNodier.

Et maintenant que cette porte m’est ouvertepar la main de sa fille, et que par conséquent nous sommes sûrsd’être les bienvenus, « Qui m’aime me suive ».

À l’extrémité de Paris, faisant suite au quaides Célestins, adossé à la rue Morland, et dominant la rivière,s’élève un grand bâtiment sombre et triste d’aspect nommél’Arsenal.

Une partie du terrain sur lequel s’étend cettelourde bâtisse s’appelait, avant le creusement des fossés de laville, le Champ-au-Plâtre. Paris, un jour qu’il se préparait à laguerre, acheta le champ et fit construire des granges pour y placerson artillerie.

Vers 1533, François Ier s’aperçutqu’il manquait de canons et eut l’idée d’en faire fondre. Ilemprunta donc une de ces granges à sa bonne ville, avec promessebien entendu de la rendre dès que la fonte serait achevée ;puis, sous prétexte d’accélérer le travail, il en emprunta uneseconde, puis une troisième, toujours avec la même promesse ;puis, en vertu du proverbe qui dit que ce qui est bon à prendre estbon à garder il garda sans façon les trois granges empruntées.

Vingt ans après, le feu prit à une vingtainede milliers de poudre qui s’y trouvaient enfermés. L’explosion futterrible ; Paris trembla comme tremble Catane les jours oùEncelade se remue. Des pierres furent lancées jusqu’au bout dufaubourg Saint-Marceau ; les roulements de ce terribletonnerre allèrent ébranler Melun. Les maisons du voisinageoscillèrent un instant, comme si elles étaient ivres, puiss’affaissèrent sur elles-mêmes. Les poissons périrent dans larivière, tués par cette commotion inattendue ; enfin, trentepersonnes, enlevées par l’ouragan de flammes, retombèrent enlambeaux : cent cinquante furent blessées. D’où venait cesinistre ? Quelle était la cause de ce malheur ? Onl’ignora toujours : et, en vertu de cette ignorance, onl’attribua aux protestants.

Charles IX fit reconstruire sur un plus vasteplan les bâtiments détruits. C’était un bâtisseur que CharlesIX : il faisait sculpter le Louvre, tailler la fontaine desInnocents par Jean Goujon, qui y fut tué, comme chacun sait, parune balle perdue. Il eût certainement mis fin à tout, le grandartiste et le grand poète, si Dieu, qui avait certains comptes àlui demander à propos du 24 août 1572, ne l’eût rappelé.

Ses successeurs reprirent les constructions oùil les avait laissées, et les continuèrent. Henri III fit sculpter,en 1584, la porte qui fait face au quai des Célestins : elleétait accompagnée de colonnes en forme de canons et sur la table demarbre qui la surmontait, on lisait ce distique de Nicolas Bourbon,que Santeuil demandait à acheter au prix de la potence :

Aetna hic Henrico vulcania tela minestrat.

Tela giganteos debellatura furores.

Ce qui veut dire en français :

« L’Etna prépare ici les traits aveclesquels Henri doit foudroyer la fureur des géants. »

Et, en effet, après avoir foudroyé les géantsde la Ligue, Henri planta ce beau jardin qu’on y voit sur lescartes du temps de Louis XIII, tandis que Sully y établissait sonministère et faisait peindre et dorer les beaux salons qui fontencore aujourd’hui la bibliothèque de l’Arsenal.

En 1823, Charles Nodier fut appelé à ladirection de cette bibliothèque, et quitta la rue de Choiseul, oùil demeurait, pour s’établir dans son nouveau logement.

C’était un homme adorable que Nodier ;sans un vice, mais plein de défauts, de ces défauts charmants quifont l’originalité de l’homme de génie, prodigue, insouciant,flâneur, flâneur comme Figaro était paresseux ! avecdélices.

Nodier savait à peu près tout ce qu’il étaitdonné à l’homme de savoir ; d’ailleurs, Nodier avait leprivilège de l’homme de génie ; quand il ne savait pas ilinventait, et ce qu’il inventait était bien autrement ingénieux,bien autrement coloré, bien autrement probable que la réalité.

D’ailleurs, plein de systèmes, paradoxal, avecenthousiasme, mais pas le moins du monde propagandiste, c’étaitpour lui-même que Nodier était paradoxal, c’était pour lui seul queNodier se défaisait des systèmes ; ses systèmes adoptés, sesparadoxes reconnus, il en eût changé, et s’en fût immédiatementfait d’autres.

Nodier était l’homme de Térence, à qui riend’humain n’est étranger. Il aimait pour le bonheur d’aimer :il aimait comme le soleil luit, comme l’eau murmure, comme la fleurparfume. Tout ce qui était bon, tout ce qui était beau, tout ce quiétait grand lui était sympathique ; dans le mauvais même, ilcherchait ce qu’il y avait de bon, comme, dans la plante vénéneuse,le chimiste, du sein du poison même, tire un remède salutaire.

Combien de fois Nodier avait-il aimé ?c’est ce qu’il lui eût été impossible de dire à lui-même ;d’ailleurs, le grand poète qu’il était ! il confondaittoujours le rêve avec la réalité. Nodier avait caressé avec tantd’amour les fantaisies de son imagination, qu’il avait fini parcroire à leur existence. Pour lui, Thérèse Aubert, laFée aux miettes, Inès de las Sierras, avaientexisté. C’étaient ses filles, comme Marie ; c’étaient lessœurs de Marie ; seulement, madame Nodier n’avait été pourrien dans leur création ; comme Jupiter, Nodier avait tirétoutes ces Minerves-là de son cerveau.

Mais ce n’étaient pas seulement des créatureshumaines, ce n’étaient pas seulement des filles d’Ève et des filsd’Adam que Nodier animait, de son souffle créateur. Nodier avaitinventé un animal, il l’avait baptisé. Puis, il l’avait de sapropre autorité, sans s’inquiéter de ce que Dieu en dirait, doté dela vie éternelle.

Cet animal c’était le taratantaleo.

Vous ne connaissez pas le taratantaleo,n’est-ce pas ? ni moi non plus ; mais Nodier leconnaissait, lui ; Nodier le savait par cœur. Il vousracontait les mœurs, les habitudes, les caprices du taratantaleo.Il vous eût raconté ses amours si, du moment où il s’était aperçuque le taratantaleo portait en lui le principe de la vie éternelle,il ne l’eût condamné au célibat, la reproduction étant inutile làoù existe la résurrection.

Comment Nodier avait-il découvert letaratantaleo ?

Je vais vous le dire.

À dix-huit ans, Nodier s’occupaitd’entomologie. La vie de Nodier s’est divisée en six phasesdifférentes :

D’abord, il fit de l’histoire naturelle :la Bibliographie entomologique ;

Puis de la linguistique : leDictionnaire des Onomatopées ;

Puis de la politique : laNapoléone ;

Puis de la philosophie religieuse : lesMéditations du cloître ;

Puis des poésies : les Essais d’unjeune barde ;

Puis du roman : Jean Sbogar,Smarra, Trilby, le Peintre de Salzbourg,Mademoiselle de Marsan, Adèle, leVampire, le Songe d’or, les Souvenirs deJeunesse, le Roi de Bohême et ses sept châteaux, lesFantaisies du docteur Néophobus, et mille chosescharmantes encore que vous connaissez, que je connais, et dont lenom ne se retrouve pas sous ma plume.

Nodier en était donc à la première phase deses travaux ; Nodier s’occupait d’entomologie, Nodierdemeurait au sixième, – un étage plus haut que Béranger ne loge lepoète. Il faisait des expériences au microscope sur les infinimentpetits, et, bien avant Raspail, il avait découvert tout un monded’animalcules invisibles. Un jour, après avoir soumis à l’examenl’eau, le vin, le vinaigre, le fromage, le pain, tous les objetsenfin sur lesquels on fait habituellement des expériences, il pritun peu de sable mouillé dans la gouttière, et le posa dans la cagede son microscope, puis il appliqua son œil sur la lentille.

Alors il vit se mouvoir un animal étrange,ayant la forme d’un vélocipède, armé de deux roues qu’il agitaitrapidement. Avait-il une rivière à traverser ? ses roues luiservaient comme celles d’un bateau à vapeur ; avait-il unterrain sec à franchir ? ses roues lui servaient comme cellesd’un cabriolet. Nodier le regarda, le détailla, le dessina,l’analysa si longtemps, qu’il se souvint tout à coup qu’il oubliaitun rendez-vous, et qu’il se sauva, laissant là son microscope, sapincée de sable, et le taratantaleo dont elle était le monde.

Quand Nodier rentra, il était tard ; ilétait fatigué, il se coucha, et dormit comme on dort à dix-huitans. Ce fut donc le lendemain seulement, en ouvrant les yeux, qu’ilpensa à la pincée de sable, au microscope et au taratantaleo.

Hélas ! pendant la nuit le sable avaitséché, et le pauvre taratantaleo, qui sans doute avait besoind’humidité pour vivre, était mort, son petit cadavre était couchésur le côté, ses roues étaient immobiles. Le bateau à vapeurn’allait plus, le vélocipède était arrêté.

Mais, tout mort qu’il était, l’animal n’enétait pas moins une curieuse variété des éphémères, et son cadavreméritait d’être conservé aussi bien que celui d’un mammouth ou d’unmastodonte ; seulement, il fallait prendre, on le comprend,des précautions bien autrement grandes pour manier un animal centfois plus petit qu’un citron, qu’il n’en faut prendre pour changerde place un animal dix fois gros comme un éléphant.

Ce fut donc avec la barbe d’une plume queNodier transporta sa pincée de sable de la cage de son microscopedans une petite boîte de carton, destinée à devenir le sépulcre dutaratantaleo.

Il se promettait de faire voir ce cadavre aupremier savant qui se hasarderait à monter ses six étages.

Il y a tant de choses auxquelles on pense àdix-huit ans, qu’il est bien permis d’oublier le cadavre d’unéphémère. Nodier oublia pendant trois mois, dix mois, un anpeut-être, le cadavre du taratantaleo.

Puis, un jour, la boîte lui tomba sous lamain. Il voulut voir quel changement un an avait produit sur sonanimal. Le temps était couvert, il tombait une grosse pluied’orage. Pour mieux voir, il approcha le microscope de la fenêtre,et vida dans la cage le contenu de la petite boîte.

Le cadavre était toujours immobile et couchésur le sable ; seulement le temps, qui a tant de prise sur lescolosses, semblait avoir oublié l’infiniment petit.

Nodier regardait donc son éphémère, quand toutà coup une goutte de pluie, chassée par le vent, tombe dans la cagedu microscope et humecte la pincée de sable.

Alors, au contact de cette fraîcheurvivifiante, il semble à Nodier que son taratantaleo se ranime,qu’il remue une antenne, puis l’autre ; qu’il fait tourner unede ses roues, qu’il fait tourner ses deux roues, qu’il reprend soncentre de gravité, que ses mouvements se régularisent, qu’il vitenfin.

Le miracle de la résurrection vient des’accomplir, non pas au bout de trois jours, mais au bout d’unan.

Dix fois Nodier renouvela la même épreuve, dixfois le sable sécha et le taratantaleo mourut, dix fois le sablefut humecté et dix fois le taratantaleo ressuscita.

Ce n’était pas un éphémère que Nodier avaitdécouvert, c’était un immortel, selon toute probabilité, sontaratantaleo avait vu le Déluge et devait assister au Jugementdernier.

Malheureusement, un jour que Nodier, pour lavingtième fois peut-être, s’apprêtait à renouveler son expérience,un coup de vent emporta le sable séché, et, avec le sable, lecadavre du phénoménal taratantaleo.

Nodier reprit bien des pincées de sablemouillé sur sa gouttière et ailleurs, mais ce fut inutilement,jamais il ne retrouva l’équivalent de ce qu’il avait perdu :le taratantaleo était le seul de son espèce, et, perdu pour tousles hommes, il ne vivait plus que dans les souvenirs de Nodier.

Mais aussi là vivait-il de manière à ne jamaiss’en effacer.

Nous avons parlé des défauts de Nodier ;son défaut dominant, aux yeux de madame Nodier du moins, c’était sabibliomanie ; ce défaut, qui faisait le bonheur de Nodier,faisait le désespoir de sa femme.

C’est que tout l’argent que Nodier gagnaitpassait en livres.

Combien de fois Nodier, sorti pour allerchercher deux ou trois cents francs absolument nécessaires à lamaison, rentra-t-il avec un volume rare, avec un exemplaireunique !

L’argent était resté chez Techener ouGuillemot.

Madame Nodier voulait gronder ; maisNodier tirait son volume de sa poche, il l’ouvrait, le fermait, lecaressait, montrait à sa femme une faute d’impression qui faisaitl’authenticité du livre, et cela tout en disant :

– Songe donc, ma bonne amie, que jeretrouverai trois cents francs, tandis qu’un pareil livre,hum ! un pareil livre, hum ! un pareil livre estintrouvable ; demande plutôt à Pixérécourt.

Pixérécourt, c’était la grande admiration deNodier, qui a toujours adoré le mélodrame. Nodier appelaitPixérécourt le Corneille des boulevards.

Presque tous les matins, Pixérécourt venaitrendre visite à Nodier.

Le matin, chez Nodier, était consacré auxvisites des bibliophiles. C’était là que se réunissaient le marquisde Ganay, le marquis de Château-Giron, le marquis de Chalabre, lecomte de Labédoyère, Bérard, l’homme des Elzévirs, qui, dans sesmoments perdus, refit la Charte de 1830 ; le bibliophileJacob, le savant Weiss de Besançon, l’universel Peignot deDijon ; enfin les savants étrangers qui, aussitôt leur arrivéeà Paris, se faisaient présenter ou se présentaient seuls à cecénacle, dont la réputation était européenne.

Là on consultait Nodier, l’oracle de laréunion ; là on lui montrait des livres ; là on luidemandait des notes : c’était sa distraction favorite. Quantaux savants de l’Institut, ils ne venaient guère à cesréunions ; ils voyaient Nodier avec jalousie. Nodier associaitl’esprit et la poésie à l’érudition, et c’était un tort quel’Académie des sciences ne pardonne pas plus que l’Académiefrançaise.

Puis Nodier raillait souvent, Nodier mordaitquelquefois. Un jour il avait fait le Roi de Bohême et ses septchâteaux ; cette fois-là, il avait emporté la pièce. Oncrut Nodier à tout jamais brouillé avec l’Institut. Pas dutout ; l’Académie de Tombouctou fit entrer Nodier à l’Académiefrançaise.

On se doit quelque chose entre sœurs.

Après deux ou trois heures d’un travailtoujours facile ; après avoir couvert dix ou douze pages depapier de six pouces de haut sur quatre de large, à peu près d’uneécriture lisible, régulière, sans rature aucune, Nodiersortait.

Une fois sorti, Nodier rôdait à l’aventure,suivant néanmoins presque toujours la ligne des quais, mais passantet repassant la rivière, selon la situation topographique desétalagistes ; puis des étalagistes, il entrait dans lesboutiques de libraires, et des boutiques de libraires dans lesmagasins de relieurs.

C’est que Nodier se connaissait non seulementen livres, mais en couvertures. Les chefs-d’œuvre de Gaseon sousLouis XIII, de Desseuil sous Louis XIV, de Pasdeloup sous Louis XVet de Derome sous Louis XV et Louis XVI, lui étaient si familiers,que, les yeux fermés, au simple toucher, il les connaissait.C’était Nodier qui avait fait revivre la reliure, qui, sous laRévolution et l’Empire, cessa d’être un art ; c’est lui quiencouragea, qui dirigea les restaurateurs de cet art, le Thouvenin,les Bradel, les Niedrée, les Bozonnet et les Legrand. Thouvenin,mourant de la poitrine, se levait de son lit d’agonie pour jeter undernier coup d’œil aux reliures qu’il faisait pour Nodier.

La course de Nodier aboutissait presquetoujours chez Crozet ou Techener, ces deux beaux-frères réunis parla rivalité, et entre lesquels son placide génie venaits’interposer. Là, il y avait réunion de bibliophiles ; là, onfaisait des échanges ; puis, dès que Nodier paraissait,c’était un cri ; mais, dès qu’il ouvrait la bouche, silenceabsolu. Alors Nodier narrait, Nodier paradoxait de omnirescibili et quibusdam aliis.

Le soir, après le dîner de famille, Nodiertravaillait d’ordinaire dans la salle à manger, entre trois bougiesposées en triangle, jamais plus, jamais moins ; nous avons ditsur quel papier et de quelle écriture, toujours avec des plumesd’oie. Nodier avait horreur des plumes de fer, comme, en général,de toutes les inventions nouvelles ; le gaz le mettait enfureur, la vapeur l’exaspérait ; il voyait la fin du mondeinfaillible et prochaine dans la destruction des forêts et dansl’épuisement des mines de houille. C’est dans ces fureurs contre leprogrès de la civilisation que Nodier était resplendissant de verveet foudroyant d’entrain.

Vers neuf heures et demie du soir, Nodiersortait ; cette fois, ce n’était plus la ligne des quais qu’ilsuivait, c’était celle des boulevards ; il entrait à laPorte-Saint-Martin, à l’Ambigu ou aux Funambules, aux Funambules depréférence. C’est Nodier qui a divinisé Debureau ; pourNodier, il n’y avait que trois acteurs au monde : Debureau,Potier et Talma ; Potier et Talma étaient morts, mais Debureaurestait et consolait Nodier de la perte des deux autres.

Tous les dimanches, Nodier déjeunait chezPixérécourt. Là, il retrouvait ses visiteurs : le bibliophileJacob, roi tant que Nodier n’était pas là, vice-roi quand Nodierparaissait ; le marquis de Ganay, le marquis de Chalabre.

Le marquis de Ganay, esprit changeant, amateurcapricieux, amoureux d’un livre comme un roué du temps de laRégence était amoureux d’une femme, pour l’avoir ; puis, quandil l’avait, fidèle un mois, non pas fidèle, enthousiaste, leportant sur lui, et arrêtant ses amis pour le leur montrer ;le mettant sous son oreiller le soir, et se réveillant la nuit,rallumant sa bougie pour le regarder, mais ne le lisantjamais ; toujours jaloux des livres de Pixérécourt, quePixérécourt refusait de lui vendre à quelque prix que ce fût ;se vengeant de son refus en achetant, à la vente de madame deCastellane, un autographe que Pixérécourt ambitionnait depuis dixans.

– N’importe ! disait Pixérécourtfurieux, je l’aurai.

– Quoi ? demandait le marquis deGanay.

– Votre autographe.

– Et quand cela ?

– À votre mort, parbleu !

Et Pixérécourt eût tenu sa parole si lemarquis de Ganay n’eût jugé à propos de survivre à Pixérécourt.

Quant au marquis de Chalabre, iln’ambitionnait qu’une chose : c’était une Bible que personnen’eût, mais aussi il l’ambitionnait ardemment. Il tourmenta tantNodier pour que Nodier lui indiquât un exemplaire unique, queNodier finit par faire mieux encore que ne désirait le marquis deChalabre : il lui indiqua un exemplaire qui n’existaitpas.

Aussitôt le marquis de Chalabre se mit à larecherche de cet exemplaire.

Jamais Christophe Colomb ne mit plusd’acharnement à découvrir l’Amérique. Jamais Vasco de Gama ne mitplus de persistance à retrouver l’Inde que le marquis de Chalabre àpoursuivre sa Bible. Mais l’Amérique existait entre le70e degré de latitude nord et les 53e et54e de latitude sud. Mais l’Inde gisait véritablement endeçà et au-delà du Gange, tandis que la Bible du marquis deChalabre n’était située sous aucune latitude, ni ne gisait ni endeçà ni au-delà de la Seine. Il en résulta que Vasco de Gamaretrouva l’Inde, que Christophe Colomb découvrit l’Amérique, maisque le marquis eut beau chercher, du nord au sud, de l’orient àl’occident, il ne trouva pas sa Bible.

Plus la Bible était introuvable, plus lemarquis de Chalabre mettait d’ardeur à la trouver.

Il en avait offert cinq cents francs ; ilen avait offert mille francs ; il en avait offert deux mille,quatre mille, dix mille francs. Tous les bibliographes étaient sensdessus dessous à l’endroit de cette malheureuse Bible. On écriviten Allemagne et en Angleterre. Néant. Sur une note du marquis deChalabre, on ne se serait pas donné tant de peine, et on eûtsimplement répondu : Elle n’existe pas. Mais, sur unenote de Nodier, c’était autre chose. Si Nodier avait dit :« La Bible existe », incontestablement la Bible existait.Le pape pouvait se tromper ; mais Nodier étaitinfaillible.

Les recherches durèrent trois ans. Tous lesdimanches, le marquis de Chalabre, en déjeunant avec Nodier chezPixérécourt, lui disait :

– Eh bien ! cette Bible, mon cherCharles…

– Eh bien ?

– Introuvable !

– Quœre et invenies, répondaitNodier. Et, plein d’une nouvelle ardeur, le bibliomane se remettaità chercher, mais ne trouvait pas.

Enfin on apporta au marquis de Chalabre uneBible.

Ce n’était pas la Bible indiquée par Nodier,mais il n’y avait que la différence d’un an dans la date ;elle n’était pas imprimée à Kehl mais elle était imprimée àStrasbourg, il n’y avait que la distance d’une lieue ; ellen’était pas unique, il est vrai, mais le second exemplaire, le seulqui existât, était dans le Liban, au fond d’un monastère druse. Lemarquis de Chalabre porta la Bible à Nodier et lui demanda sonavis :

– Dame ! répondit Nodier, qui voyaitle marquis prêt à devenir fou s’il n’avait pas une Bible, prenezcelle-là, mon cher ami, puisqu’il est impossible de trouverl’autre.

Le marquis de Chalabre acheta la Biblemoyennant la somme de deux mille francs, la fit relier d’une façonsplendide et la mit dans une cassette particulière.

Quand il mourut, le marquis de Chalabre laissasa bibliothèque, à mademoiselle Mars, qui n’était rien moins quebibliomane, pria Merlin de classer les livres du défunt et d’enfaire la vente. Merlin, le plus honnête homme de la terre, entra unjour chez mademoiselle Mars avec trente ou quarante mille francs debillets de banque à la main.

Il les avait trouvés dans une espèce deportefeuille pratiqué dans la magnifique reliure de cette Biblepresque unique.

– Pourquoi, demandai-je à Nodier,avez-vous fait cette plaisanterie au pauvre marquis de Chalabre,vous si peu mystificateur ?

– Parce qu’il se ruinait, mon ami, etque, pendant les trois ans qu’il a cherché sa Bible, il n’a paspensé à autre chose ; au bout de ces trois ans il a dépensédeux mille francs, pendant ces trois ans là il en eût dépensécinquante mille.

Maintenant que nous avons montré notrebien-aimé Charles pendant la semaine et le dimanche matin, disonsce qu’il était le dimanche depuis six heures du soir jusqu’àminuit.

Comment avais-je connu Nodier ?

Comme on connaissait Nodier. Il m’avait renduun service. C’était en 1827, je venais d’acheverChristine ; je ne connaissais personne dans lesministères, personne au théâtre ; mon administration, au lieude m’être une aide pour arriver à la Comédie Française, m’était unempêchement. J’avais écrit, depuis deux ou trois jours, ce derniervers, qui a été si fort sifflé et si fort applaudi :

« Eh bien… j’en ai pitié, mon père :qu’on l’achève ! »

En dessous de ce vers, j’avais écrit le motFIN : il ne me restait plus rien à faire que de lire ma pièceà messieurs les comédiens du roi et à être reçu ou refusé pareux.

Malheureusement, à cette époque, legouvernement de la Comédie-Française était, comme le gouvernementde Venise, républicain, mais aristocratique, et n’arrivait pas quivoulait près des sérénissimes seigneurs du Comité.

Il y avait bien un examinateur chargé de lireles ouvrages des jeunes gens qui n’avaient encore rien fait, etqui, par conséquent, n’avaient droit à une lecture qu’aprèsexamen ; mais il existait dans les traditions dramatiques desi lugubres histoires de manuscrits attendant leur tour de lecturependant un ou deux ans, et même trois ans, que moi, familier duDante et de Milton, je n’osais point affronter ces limbes,tremblant que ma pauvre Christine n’allât augmenter toutsimplement le nombre de :

Questi sciaurati che mai non fur vivi.

J’avais entendu parler de Nodier commeprotecteur-né de tout poète à naître. Je lui demandai un motd’introduction près du baron Taylor. Il me l’envoya. Huit joursaprès j’avais lecture au Théâtre-Français, et j’étais à peu prèsreçu.

Je dis à peu près, parce qu’il y avait dansChristine, relativement au temps où nous vivions,c’est-à-dire à l’an de grâce 1827, de telles énormités littéraires,que messieurs les comédiens ordinaires du roi n’osèrent me recevoird’emblée, et subordonnèrent leur opinion à celle de M. Picard,auteur de la Petite Ville.

M. Picard était un des oracles dutemps.

Firmin me conduisit chez M. Picard.M. Picard me reçut dans une bibliothèque garnie de toutes leséditions de ses œuvres et ornée de son buste. Il prit monmanuscrit, me donna rendez-vous à huit jours, et nous congédia.

Au bout de huit jours, heure pour heure, je meprésentai à la porte de M. Picard. M. Picard m’attendaitévidemment ; il me reçut avec le sourire de Rigobert dansMaison à vendre.

– Monsieur, me dit-il en me tendant monmanuscrit proprement roulé, avez-vous quelque moyend’existence ? Le début n’était pas encourageant.

– Oui, monsieur, répondis-je ; j’aiune petite place chez monsieur le duc d’Orléans.

– Eh bien ! mon enfant, fit-il en memettant affectueusement mon rouleau entre les deux mains et en meprenant les mains du même coup, allez à votre bureau.

Et, enchanté d’avoir fait un mot, il se frottales mains en m’indiquant du geste que l’audience étaitterminée.

Je n’en devais pas moins un remerciement àNodier. Je me présentai à l’Arsenal. Nodier me reçut, comme ilrecevait, avec un sourire aussi… Mais il y a sourire et sourire,comme dit Molière.

Peut-être oublierai-je un jour le sourire dePicard, mais je n’oublierai jamais celui de Nodier.

Je voulus prouver à Nodier que je n’étais pastout à fait aussi indigne de sa protection qu’il eût pu le croired’après la réponse que Picard m’avait faite. Je lui laissai monmanuscrit. Le lendemain, je reçus une lettre charmante, qui merendait tout mon courage, et qui m’invitait aux soirées del’Arsenal.

Ces soirées de l’Arsenal, c’était quelquechose de charmant, quelque chose qu’aucune plume ne rendrajamais.

Elles avaient lieu le dimanche, etcommençaient en réalité à six heures.

À six heures, la table était mise. Il y avaitdes dîneurs de la fondation : Cailleux, Taylor, Francis Wey,que Nodier aimait comme un fils ; puis, par hasard, un ou deuxinvités ; puis qui voulait.

Une fois admis à cette charmante intimité dela maison, on allait dîner chez Nodier à son plaisir. Il y avaittoujours deux ou trois couverts attendant les convives de hasard.Si ces trois couverts étaient insuffisants, on en ajoutait unquatrième, un cinquième, un sixième. S’il fallait allonger latable, on l’allongeait. Mais malheur à celui qui arrivait letreizième ! Celui-là dînait impitoyablement à une petitetable, à moins qu’un quatorzième ne vînt le relever de sapénitence.

Nodier avait ses manies : il préférait lepain bis au pain blanc, l’étain à l’argenterie, la chandelle à labougie.

Personne n’y faisait attention que madameNodier, qui le servait à sa guise.

Au bout d’une année ou deux, j’étais un de cesintimes dont je parlais tout à l’heure. Je pouvais arriver sansprévenir, à l’heure du dîner ; on me recevait avec des crisqui ne me laissaient pas de doute sur ma bienvenue, et l’on memettait à table, ou plutôt je me mettais à table entre madameNodier et Marie.

Au bout d’un certain temps, ce qui n’étaitqu’un point de fait devint un point de droit. Arrivais-je troptard, était-on à table, ma place était-elle prise : on faisaitun signe d’excuse au convive usurpateur, ma place m’était rendue,et, ma foi ! se mettait où il pouvait celui que j’avaisdéplacé.

Nodier alors prétendait que j’étais une bonnefortune pour lui, en ce que je le dispensais de causer. Mais, sij’étais une bonne fortune pour lui, j’étais une mauvaise fortunepour les autres. Nodier était le plus charmant causeur qu’il y eûtau monde. On avait beau faire à ma conversation tout ce qu’on faità un feu pour qu’il flambe, l’éveiller, l’attiser, y jeter cettelimaille qui fait jaillir les étincelles de l’esprit comme cellesde la forge ; c’était de la verve, c’était de l’entrain,c’était de la jeunesse ; mais ce n’était point cette bonhomie,ce charme inexprimable, cette grâce infinie, où, comme dans unfilet tendu, l’oiseleur prend tout, grands et petits oiseaux. Cen’était pas Nodier.

C’était un pis-aller dont on se contentait,voilà tout.

Mais parfois je boudais, parfois je ne voulaispas parler, et, à mon refus de parler, il fallait bien, comme ilétait chez lui, que Nodier parlât ; alors tout le mondeécoutait, petits enfants et grandes personnes. C’était à la foisWalter Scott et Perrault, c’était le savant aux prises avec lepoète, c’était la mémoire en lutte avec l’imagination. Nonseulement alors Nodier était amusant à entendre, mais encore Nodierétait charmant à voir. Son long corps efflanqué, ses longs brasmaigres, ses longues mains pâles, son long visage plein d’unemélancolique bonté, tout cela s’harmonisait avec sa parole un peutraînante, que modulait sur certains tons ramenés périodiquement unaccent franc-comtois que Nodier n’a jamais entièrement perdu.Oh ! alors le récit était chose inépuisable, toujoursnouvelle, jamais répétée. Le temps, l’espace, l’histoire, lanature, étaient pour Nodier cette bourse de Fortunatus d’où PierreSchlemihl tirait ses mains toujours pleines. Il avait connu tout lemonde. Danton, Charlotte Corday, Gustave III, Cagliostro, Pie VI,Catherine II, le grand Frédéric, que sais-je ? Comme le comtede Saint-Germain et le taratantaleo, il avait assisté à la créationdu monde et traversé les siècles en se transformant. Il avait même,sur cette transformation, une théorie des plus ingénieuses. selonNodier, les rêves n’étaient qu’un souvenir des jours écoulés dansune autre planète, une réminiscence de ce qui avait été jadis.Selon Nodier, les songes les plus fantastiques correspondaient àdes faits accomplis autrefois dans Saturne, dans Vénus ou dansMercure : les images les plus étranges n’étaient que l’ombredes formes qui avaient imprimé leurs souvenirs dans notre âmeimmortelle. En visitant pour la première fois le Musée fossile duJardin des Plantes, il s’est écrié, retrouvant des animaux qu’ilavait vus dans le déluge de Deucalion et de Pyrrha, et parfois illui échappait d’avouer que, voyant la tendance des Templiers à lapossession universelle, il avait donné à Jacques de Molay leconseil de maîtriser son ambition. Ce n’était pas sa faute siJésus-Christ avait été crucifié ; seul parmi ses auditeurs, ill’avait prévenu des mauvaises intentions de Pilate à son égard.C’était surtout le Juif errant que Nodier avait eu l’occasion derencontrer : la première fois à Rome du temps de GrégoireVII ; la seconde fois à Paris, la veille de laSaint-Barthélemy, et la dernière fois à Vienne en Dauphiné, et surlequel il avait des documents les plus précieux. Et à ce propos ilrelevait une erreur dans laquelle étaient tombés les savants et lespoètes, et particulièrement Edgar Quinet : ce n’était pasAhasvérus, qui est un nom moitié grec moitié latin, que s’appelaitl’homme aux cinq sous, c’était Isaac Laquedem : de cela ilpouvait en répondre, il tenait le renseignement de sa proprebouche. Puis de la politique, de la philosophie, de la tradition,il passait à l’histoire naturelle. Oh ! comme dans cette scèneNodier distançait Hérodote, Pline, Marco Polo, Buffon etLacépède ! Il avait connu des araignées près desquellesl’araignée de Pélisson n’était qu’une drôlesse ; il avaitfréquenté des crapauds près desquels Mathusalem n’était qu’unenfant ; enfin il avait été en relation avec des caïmans prèsdesquels la tarasque n’était qu’un lézard.

Aussi il tombait à Nodier de ces hasards commeil n’en tombe qu’aux hommes de génie. Un jour qu’il cherchait deslépidoptères, c’était pendant son séjour en Styrie, pays des rochesgranitiques et des arbres séculaires, il monta contre un arbre afind’atteindre une cavité qu’il apercevait, fourra sa main dans cettecavité, comme il avait l’habitude de le faire, et cela assezimprudemment, car un jour il retira d’une cavité pareille son brasenrichi d’un serpent qui s’était enroulé à l’entour ; un jourdonc qu’ayant trouvé une cavité il fourrait sa main dans cettecavité, il sentit quelque chose de flasque, et de gluant qui cédaità la pression de ses doigts. Il ramena vivement sa main à lui, etregarda : deux yeux brillaient d’un feu terne au fond de cettecavité. Nodier croyait au diable ; aussi, en voyant ces deuxyeux qui ne ressemblaient pas mal aux yeux de braise de Charon,comme dit Dante, Nodier commença par s’enfuir, puis il réfléchit,se ravisa, prit une hachette, et, mesurant la profondeur du trou,il commença de faire une ouverture à l’endroit où il présumait quedevait se trouver cet objet inconnu. Au cinquième ou sixième coupde hache qu’il frappa, le sang coula de l’arbre, ni plus ni moinsque, sous l’épée de Tancrède, le sang coula de la forêt enchantéedu Tasse. Mais ce ne fut pas une belle guerrière qui lui apparut,ce fut un énorme crapaud encastré dans l’arbre où, sans doute, ilavait été emporté par le vent quand il était de la taille d’uneabeille. Depuis combien de temps était-il là ? Depuis deuxcents ans, trois cents ans, cinq cents ans peut-être. Il avait cinqpouces de long sur trois de large.

Une autre fois, c’était en Normandie, du tempsoù il faisait avec Taylor le voyage pittoresque de la France :il entra dans une église à la voûte de cette église étaientsuspendus une gigantesque araignée et un énorme crapaud. Ils’adressa à un paysan pour demander des renseignements sur cesingulier couple.

Et voici ce que le vieux paysan lui raconta,après l’avoir mené près d’une des dalles de l’église sur laquelleétait sculpté un chevalier couché dans son armure.

Ce chevalier était un ancien baron, lequelavait laissé dans le pays de si méchants souvenirs, que les plushardis se détournaient afin de ne pas mettre le pied sur sa tombe,et cela, non point par respect, mais par terreur. Au-dessus decette tombe, à la suite d’un vœu fait par ce chevalier à son lit demort, une lampe devait brûler nuit et jour, une pieuse fondationayant été faite par le mort qui subvenait à cette dépense et bienau-delà.

Un beau jour, ou plutôt une belle nuit,pendant laquelle, par hasard, le curé ne dormait pas, il vit de lafenêtre de sa chambre, qui donnait sur celle de l’église, la lampepâlir et s’éteindre. Il attribua la chose à un accident et n’y fitpas cette nuit une grande attention.

Mais, la nuit suivante, s’étant réveillé versles deux heures du matin, l’idée lui vint de s’assurer si la lampebrûlait. Il descendit de son lit, s’approcha de la fenêtre, etconstata de visu que l’église était plongée dans la plusprofonde obscurité.

Cet événement, reproduit deux fois enquarante-huit heures, prenait une certaine gravité. Le lendemain,au point du jour, le curé fit venir le bedeau, et l’accusa toutsimplement d’avoir mis l’huile dans sa salade au lieu de l’avoirmise dans la lampe. Le bedeau jura ses grands dieux qu’il n’enétait rien ; que tous les soirs, depuis quinze ans qu’il avaitl’honneur d’être bedeau, il remplissait consciencieusement lalampe, et qu’il fallait que ce fût un tour de ce méchant chevalierqui, après avoir tourmenté les vivants pendant sa vie, recommençaità les tourmenter trois cents ans après sa mort.

Le curé déclara qu’il se fiait parfaitement àla parole du bedeau, mais qu’il n’en désirait pas moins assister lesoir au remplissage de la lampe ; en conséquence, à la nuittombante, en présence du curé, l’huile fut introduite dans lerécipient, et la lampe allumée ; la lampe allumée, le curéferma lui-même la porte de l’église, mit la clef dans sa poche, etse retira chez lui.

Puis il prit un bréviaire, s’accommoda près desa fenêtre dans un grand fauteuil, et, les yeux alternativementfixés sur le livre et sur l’église, il attendit.

Vers minuit, il vit la lumière qui illuminaitles vitraux diminuer, pâlir et s’éteindre.

Cette fois, il y avait une cause étrangère,mystérieuse, inexplicable, à laquelle le pauvre bedeau ne pouvaitavoir aucune part.

Un instant, le curé pensa que des voleurss’introduisaient dans l’église et volaient l’huile. Mais ensupposant le méfait commis par des voleurs, c’étaient des gaillardsbien honnêtes de se borner à voler l’huile, quand ils épargnaientles vases sacrés.

Ce n’étaient donc pas des voleurs ;c’était donc une autre cause qu’aucune de celles qu’on pouvaitimaginer, une cause surnaturelle peut-être. Le curé résolut dereconnaître cette cause, quelle qu’elle fût.

Le lendemain soir, il versa lui-même l’huilepour bien se convaincre qu’il n’était pas dupe d’un tour depasse-passe ; puis, au lieu de sortir comme il l’avait fait laveille, il se cacha dans un confessionnal.

Les heures s’écoulèrent, la lampe éclairaitd’une lueur calme et égale : minuit sonna…

Le curé crut entendre un léger bruit, pareil àcelui d’une pierre qui se déplace, puis il vit l’ombre d’un animalavec des pattes gigantesques, laquelle ombre monta contre unpilier, courut le long de la corniche, apparut un instant à lavoûte, descendit le long de la corde, et fit une station sur lalampe, qui commença de pâlir, vacilla et s’éteignit.

Le curé se trouva dans l’obscurité la pluscomplète. Il comprit que c’était une expérience à renouveler, en serapprochant du lieu où se passait la scène.

Rien de plus facile : au lieu de semettre dans le confessionnal qui était dans le côté de l’égliseopposé à la lampe, il n’avait qu’à se cacher dans le confessionnalqui était placé à quelques pas d’elle seulement.

Tout fut donc fait le lendemain comme laveille ; seulement le curé changea de confessionnal et semunit d’une lanterne sourde.

Jusqu’à minuit, même calme, même silence, mêmehonnêteté de la lampe à remplir ses fonctions. Mais aussi, audernier coup de minuit, même craquement que la veille. Seulement,comme le craquement se produisait à quatre pas du confessionnal,les yeux du curé purent immédiatement se fixer sur l’emplacementd’où venait le bruit. C’était la tombe du chevalier quicraquait.

Puis la dalle sculptée qui recouvrait lesépulcre se souleva lentement, et, par l’entrebâillement dutombeau, le curé vit sortir une araignée de la taille d’un barbet,avec un poil long de six pouces, des pattes longues d’une aune,laquelle se mit incontinent, sans hésitation, sans chercher unchemin qu’on voyait lui être familier, à gravir le pilier, à courirsur sa corniche, à descendre le long de la corde, et, arrivée là, àboire l’huile de la lampe, qui s’éteignit.

Mais alors le curé eut recours à sa lanternesourde, dont il dirigea les rayons vers la tombe du chevalier.

Alors il s’aperçut que l’objet qui la tenaitentrouverte était un crapaud gros comme une tortue de mer, lequel,en s’enflant, soulevait la pierre et donnait passage à l’araignée,qui allait incontinent pomper l’huile, qu’elle revenait partageravec son compagnon.

Tous deux vivaient ainsi depuis des sièclesdans cette tombe, où ils habiteraient probablement encoreaujourd’hui si un accident n’eût révélé au curé la présence d’unvoleur quelconque dans son église.

Le lendemain, le curé avait requis main-forte,on avait soulevé la pierre du tombeau, et l’on avait mis à mortl’insecte et le reptile, dont les cadavres étaient suspendus auplafond et faisaient foi de cet étrange événement.

D’ailleurs, le paysan qui racontait la chose àNodier était un de ceux qui avaient été appelés par le curé pourcombattre ces deux commensaux de la tombe du chevalier, et commelui s’était acharné particulièrement au crapaud, une goutte de sangde l’immonde animal, qui avait jailli sur sa paupière, avait faillile rendre aveugle comme Tobie.

Il en était quitte pour être borgne.

Pour Nodier, les histoires de crapauds ne sebornaient pas là ; il y avait quelque chose de mystérieux dansla longévité de cet animal qui plaisait à l’imagination de Nodier.Aussi toutes les histoires de crapauds centenaires ou millénaires,les savait-il ; tous les crapauds découverts dans des pierres,ou dans des troncs d’arbres, depuis le crapaud trouvé en 1756 parle sculpteur Le Prince, à Eretteville, au milieu d’une pierre dureoù il était encastré, jusqu’au crapaud enfermé par Hérifsant, en1771, dans une case de plâtre, et qu’il retrouva parfaitementvivant en 1774, étaient-ils de sa compétence. Quand on demandait àNodier de quoi vivaient les malheureux prisonniers : Ilsavaient leur peau, répondait-il. Il avait étudié un crapaudpetit-maître qui avait fait six fois peau neuve dans un hiver, etqui six fois avait avalé la vieille. Quant à ceux qui étaient dansdes pierres de formation primitive, depuis la création du monde,comme le crapaud que l’on trouva dans la carrière de Boursick, enGothie, l’inaction totale dans laquelle ils avaient été obligés dedemeurer, la suspension de la vie dans une température qui nepermettait aucune dissolution et qui ne rendait nécessaire laréparation d’aucune perte, l’humidité du lieu, qui entretenaitcelle de l’animal et qui empêchait sa destruction par ledessèchement, tout cela paraissait à Nodier des raisons suffisantesà une conviction dans laquelle il y avait autant de foi que descience.

D’ailleurs Nodier avait, nous l’avons dit, unecertaine humilité naturelle, une certaine pente à se faire petitlui-même qui l’entraînait vers les petits et les humbles. Nodierbibliophile trouvait parmi les livres des chefs-d’œuvre ignorés,qu’il tirait de la tombe des bibliothèques ; Nodierphilanthrope trouvait parmi les vivants des poètes inconnus, qu’ilmettait au jour et qu’il conduisait à la célébrité ; touteinjustice, toute oppression le révoltait, et, selon lui, onopprimait le crapaud, on était injuste envers lui, on ignorait oul’on ne voulait pas connaître les vertus du crapaud. Le crapaudétait bon ami ; Nodier l’avait déjà prouvé par l’associationdu crapaud et de l’araignée, et, à la rigueur, il le prouvait deuxfois en racontant une autre histoire de crapaud et de lézard nonmoins fantastique que la première ; le crapaud était donc, nonseulement bon ami, mais encore bon père et bon époux. En accouchantlui-même sa femme, le crapaud avait donné aux maris, les premièresleçons d’amour conjugal ; en enveloppant les œufs de safamille autour de ses pattes de derrière ou en les portant sur sondos, le crapaud avait donné aux chefs de famille la première leçonde paternité ; quant à cette bave que le crapaud répand oulance même quand on le tourmente, Nodier assurait que c’était laplus innocente substance qu’il y eût au monde, et il la préférait àla salive de bien des critiques de sa connaissance.

Ce n’était pas que ces critiques ne fussentreçus chez lui comme les autres, et ne fussent même bien reçus,mais, peu à peu, ils se retiraient d’eux-mêmes, ils ne se sentaientpoint à l’aise au milieu de cette bienveillance qui étaitl’atmosphère naturelle de l’Arsenal, et à travers laquelle nepassait la raillerie que comme passe la luciole au milieu de cesbelles nuits de Nice et de Florence, c’est-à-dire pour jeter unelueur et s’éteindre aussitôt.

On arrivait ainsi à la fin d’un dînercharmant, dans lequel tous les accidents, excepté le renversementdu sel, excepté un pain posé à l’envers, étaient pris du côtéphilosophique ; puis on servait le café à table. Nodier étaitsybarite au fond, il appréciait parfaitement ce sentiment desensualité parfaite qui ne place aucun mouvement, aucundéplacement, aucun dérangement entre le dessert et le couronnementdu dessert. Pendant ce moment de délices asiatiques, madame Nodierse levait et allait faire allumer le salon. Souvent moi, qui neprenais point de café, je l’accompagnais. Ma longue taille luiétait d’une grande utilité pour éclairer le lustre sans monter surles chaises.

Alors, le salon s’illuminait, car avant ledîner et les jours ordinaires on n’était jamais reçu que dans lachambre à coucher de madame Nodier ; alors le salons’illuminait et éclairait des lambris peints en blanc avec desmoulures Louis XV, un ameublement des plus simples, se composant dedouze fauteuils et d’un canapé en Casimir rouge, de rideaux decroisée de même couleur, d’un buste d’Hugo, d’une statue d’HenriIV, d’un portrait de Nodier et d’un paysage alpestre deRégnier.

Dans ce salon, cinq minutes après sonéclairage, entraient les convives, Nodier venant le dernier, appuyésoit au bras de Dauzats, soit au bras de Bixio, soit au bras deFrancis Wey, soit au mien, Nodier toujours soupirant et seplaignant comme s’il n’eût eu que le souffle ; alors il allaits’étendre dans un grand fauteuil à droite de la cheminée, lesjambes allongées, les bras pendants, ou se mettre debout devant lechambranle, les mollets au feu, le dos à la glace. S’il s’étendaitdans le fauteuil, tout était dit : Nodier, plongé dans cetinstant de béatitude que donne le café, voulait jouir en égoïste delui-même, et suivre silencieusement le rêve de son esprit ;s’il s’adossait au chambranle, c’était autre chose : c’estqu’il allait conter ; alors tout le monde se taisait, alors sedéroulait une de ces charmantes histoires de sa jeunesse quisemblent un roman de Longu, une idylle de Théocrite ; ouquelque sombre drame de la Révolution, dont un champ de bataille dela Vendée ou la place de la Révolution était toujours lethéâtre ; ou enfin quelque mystérieuse conspiration deCadoudal ou d’Oudet, de Staps ou de Lahorie ; alors ceux quientraient faisaient silence, saluaient de la main, et allaients’asseoir dans un fauteuil ou s’adosser contre le lambris ;puis l’histoire finissait, comme finit toute chose. Onn’applaudissait pas ; pas plus qu’on n’applaudit le murmured’une rivière, le chant d’un oiseau ; mais, le murmure éteint,mais, le chant évanoui, on écoutait encore. Alors Marie, sans riendire, allait se mettre à son piano, et, tout à coup, une brillantefusée de notes s’élançait dans les airs comme le prélude d’un feud’artifice : alors les joueurs, relégués dans des coins, semettaient à des tables et jouaient.

Nodier n’avait longtemps joué qu’à labataille, c’était son jeu de prédilection, et il s’y prétendaitd’une force supérieure ; enfin, il avait fait une concessionau siècle et jouait à l’écarté.

Alors Marie chantait des paroles d’Hugo, deLamartine ou de moi, mises en musique par elle ; puis, aumilieu de ces charmantes mélodies, toujours trop courtes, onentendait tout à coup éclore la ritournelle d’une contredanse,chaque cavalier courait à sa danseuse, et un bal commençait.

Bal charmant dont Marie faisait tous lesfrais, jetant, au milieu de trilles rapides brodés par ses doigtssur les touches du piano, un mot à ceux qui s’approchaient d’elle,à chaque traversée, à chaque chaîne des dames, à chaquechassé-croisé. À partir de ce moment, Nodier disparaissait,complètement oublié, car lui, ce n’était pas un de ces maîtresabsolus et bougons dont on sent la présence et dont on devinel’approche ; c’était l’hôte de l’Antiquité, qui s’efface pourfaire place à celui qu’il reçoit, et qui se contentait d’êtregracieux, faible et presque féminin.

D’ailleurs Nodier, après avoir disparu un peu,disparaissait bientôt tout à fait. Nodier se couchait de bonneheure, ou plutôt on couchait Nodier de bonne heure. C’était madameNodier qui était chargée de ce soin. L’hiver elle sortait lapremière du salon ; puis quelquefois, quand il n’y avait pasde braise dans la cuisine, on voyait une bassinoire passer,s’emplir et entrer dans la chambre à coucher. Nodier suivait labassinoire, et tout était dit.

Dix minutes après, madame Nodier rentrait.Nodier était couché, et s’endormait aux mélodies de sa fille, et aubruit des piétinements et aux rires des danseurs.

Un jour nous trouvâmes Nodier bien autrementhumble que de coutume. Cette fois, il était embarrassé, honteux.Nous lui demandâmes avec inquiétude ce qu’il avait.

Nodier venait d’être nommé académicien.

Il nous fit ses excuses bien humbles, à Hugoet à moi.

Mais il n’y avait pas de sa faute, l’Académiel’avait nommé au moment où il s’y attendait le moins.

C’est que Nodier, aussi savant à lui seul quetous les académiciens ensemble, démolissait pierre à pierre ledictionnaire de l’Académie. Il racontait que l’Immortel chargé defaire l’article écrevisse lui avait un jour montré cetarticle, en lui demandant ce qu’il en pensait.

L’article était conçu dans cestermes :

« Écrevisse, petit poisson rouge quimarche à reculons. »

– Il n’y a qu’une erreur dans votredéfinition, répondit Nodier, c’est que l’écrevisse n’est pas unpoisson, c’est que l’écrevisse n’est pas rouge, c’est quel’écrevisse ne marche pas à reculons… le reste est parfait.

J’oublie de dire qu’au milieu de tout cela,Marie Nodier s’était mariée, était devenue madame Ménessier ;mais ce mariage n’avait absolument rien changé à la vie del’Arsenal. Jules était un ami à tous : on le voyait venirdepuis longtemps dans la maison ; il y demeura au lieu d’yvenir, voilà tout.

Je me trompe, il y eut un grand sacrificeaccompli : Nodier vendit sa bibliothèque ; Nodier aimaitses livres, mais il adorait Marie.

Il faut dire une chose aussi, c’est quepersonne ne savait faire la réputation d’un livre comme Nodier.Voulait-il vendre ou faire vendre un livre, il le glorifiait par unarticle : avec ce qu’il découvrait dedans, il en faisait unexemplaire unique. Je me rappelle l’histoire d’un volume intituléle Zombi du grand Pérou, que Nodier prétendit être impriméaux colonies, et dont il détruisit l’édition de son autoritéprivée ; le livre valait cinq francs, il monta à centécus.

Quatre fois Nodier vendit ses livres, mais ilgardait toujours un certain fonds, un noyau précieux à l’aideduquel, au bout de deux ou trois ans, il avait reconstruit sabibliothèque.

Un jour, toutes ces charmantes fêtess’interrompirent. Depuis un mois ou deux, Nodier était plussouffreteux, plus plaintif. Au reste, l’habitude qu’on avaitd’entendre plaindre Nodier faisait qu’on n’attachait pas une grandeattention à ses plaintes. C’est qu’avec le caractère de Nodier ilétait assez difficile de séparer le mal réel d’avec les souffranceschimériques. Cependant, cette fois, il s’affaiblissait visiblement.Plus de flâneries sur les quais, plus de promenades sur lesboulevards, un lent acheminement seulement, quand du ciel grisfiltrait un dernier rayon du soleil d’automne, un lent acheminementvers Saint-Mandé.

Le but de la promenade était un méchantcabaret, où, dans les beaux jours de sa bonne santé, Nodier serégalait de pain bis. Dans ses courses, d’ordinaire, toute lafamille l’accompagnait, excepté Jules, retenu à son bureau. C’étaitmadame Nodier, c’était Marie, c’étaient les deux enfants, Charleset Georgette ; tout cela ne voulait plus quitter le mari, lepère et le grand-père. On sentait qu’on n’avait plus que peu detemps à rester avec lui, et l’on en profitait.

Jusqu’au dernier moment, Nodier insista pourla conversation du dimanche ; puis, enfin, on s’aperçut que desa chambre le malade ne pouvait plus supporter le bruit et lemouvement qui se faisaient dans le salon. Un jour, Marie nousannonça tristement que, le dimanche suivant, l’Arsenal seraitfermé ; puis tout bas elle dit aux intimes :

– Venez, nous causerons. Nodier s’alitaenfin pour ne plus se relever. J’allai le voir.

– Oh ! mon cher Dumas, me dit-il enme tendant les bras du plus loin qu’il m’aperçut, du temps où je meportais bien, vous n’aviez en moi qu’un ami ; depuis que jesuis malade, vous avez en moi un homme reconnaissant. Je ne puisplus travailler, mais je puis encore lire, et, comme vous voyez, jevous lis, et quand je suis fatigué, j’appelle ma fille, et ma fillevous lit.

Et Nodier me montra effectivement mes livresépars sur son lit et sur sa table.

Ce fut un de mes moments d’orgueil réel.Nodier isolé du monde, Nodier ne pouvant plus travailler, Nodier,cet esprit immense, qui savait tout, Nodier me lisait et s’amusaiten me lisant.

Je lui pris les mains, j’eusse voulu lesbaiser, tant j’étais reconnaissant.

À mon tour, j’avais lu la veille une chose delui, un petit volume qui venait de paraître en deux livraisons dela Revue des Deux Mondes.

C’était Inès de las Sierras. J’étaisémerveillé. Ce roman, une des dernières publications de Charles,était si frais, si coloré, qu’on eût dit une œuvre de sa jeunesseque Nodier avait retrouvée et mise au jour à l’autre horizon de savie. Cette histoire d’Inès, c’était une histoire d’apparition despectres, de fantômes ; seulement, toute fantastique durant lapremière partie, elle cessait de l’être dans la seconde ; lafin expliquait le commencement. Oh ! de cette explication jeme plaignis amèrement à Nodier.

– C’est vrai, me dit-il, j’ai eutort ; mais j’en ai une autre ; celle-là je ne la gâteraipas, soyez tranquille.

– À la bonne heure, et quand vous ymettrez-vous, à cette œuvre-là ? Nodier me prit la main.

– Celle-là, je ne la gâterai pas, parceque ce n’est pas moi qui l’écrirai, dit-il.

– Et qui l’écrira ?

– Vous.

– Comment ! moi, mon bonCharles ? mais je ne la sais pas, votre histoire.

– Je vous la raconterai. Oh !celle-là, je la gardais pour moi, ou plutôt pour vous.

– Mon bon Charles, vous me la raconterez,vous l’écrirez, vous l’imprimerez. Nodier secoua la tête.

– Je vais vous la dire, fit-il ;vous me la rendrez si j’en reviens.

– Attendez à ma prochaine visite, nousavons le temps.

– Mon ami, je vous dirai ce que je disaisà un créancier quand je lui donnais un acompte : Preneztoujours. Et il commença. Jamais Nodier n’avait raconté d’une façonsi charmante. Oh ! si j’avais eu une plume, si j’avais eu dupapier, si j’avais pu écrire aussi vite que la parole !L’histoire était longue, je restai à dîner. Après le dîner, Nodiers’était assoupi. Je sortis de l’Arsenal sans le revoir. Je ne lerevis plus.

Nodier, que l’on croyait si facile à laplainte, avait au contraire caché jusqu’au dernier moment sessouffrances à sa famille.

Lorsqu’il découvrit la blessure, on reconnutque la blessure était mortelle.

Nodier était non seulement chrétien, mais bonet vrai catholique. C’était à Marie qu’il avait fait promettre delui envoyer chercher un prêtre lorsque l’heure serait venue.L’heure était venue, Marie envoya chercher le curé deSaint-Paul.

Nodier se confessa. Pauvre Nodier ! ildevait y avoir bien des péchés dans sa vie, mais il n’y avaitcertes pas une faute.

La confession achevée, toute la familleentra.

Nodier était dans une alcôve sombre, d’où ilétendait les bras sur sa femme, sur sa fille et sur sespetits-enfants.

Derrière la famille étaient lesdomestiques.

Derrière les domestiques, la bibliothèque,c’est-à-dire ces amis qui ne changent jamais, les livres.

Le curé dit à haute voix les prièresauxquelles Nodier répondit aussi à haute voix, en homme familieravec la liturgie chrétienne. Puis, les prières finies, il embrassatout le monde, rassura chacun sur son état, affirma qu’il sesentait encore de la vie pour un jour ou deux, surtout si on lelaissait dormir pendant quelques heures.

On laissa Nodier seul, et il dormit cinqheures.

Le 26 janvier au soir, c’est-à-dire la veillede sa mort, la fièvre augmenta et produisit un peu de délire ;vers minuit, il ne reconnaissait personne, sa bouche prononça desparoles sans suite, dans lesquelles on distingua les noms de Taciteet de Fénelon.

Vers deux heures, la mort commençait defrapper à la porte : Nodier fut secoué par une crise violente,sa fille était penchée sur son chevet et lui tendait une tassepleine d’une potion calmante ; il ouvrit les yeux, regardaMarie et la reconnut à ses larmes ; alors il prit la tasse deses mains et but avec avidité le breuvage qu’elle contenait.

– Tu as trouvé cela bon ? demandaMarie.

– Oh oui ! mon enfant, comme tout cequi vient de toi.

Et la pauvre Marie laissa tomber sa tête surle chevet du lit, couvrant de ses cheveux le front humide dumourant.

– Oh ! si tu restais ainsi, murmuraNodier, je ne mourrais jamais [1]. La mortfrappait toujours.

Les extrémités commençaient à serefroidir ; mais, au fur et à mesure que la vie remontait,elle se concentrait au cerveau et faisait à Nodier un esprit pluslucide qu’il ne l’avait jamais eu.

Alors il bénit sa femme et ses enfants, puisil demanda le quantième du mois.

– Le 27 janvier, dit madame Nodier.

– Vous n’oublierez pas cette date,n’est-ce pas, mes amis ? dit Nodier. Puis, se tournant vers lafenêtre :

– Je voudrais bien voir encore une foisle jour, fit-il avec un soupir. Puis il s’assoupit. Puis sonsouffle devint intermittent.

Puis enfin, au moment où le premier rayon dujour frappa les vitres il rouvrit les yeux, fit du regard un signed’adieu et expira.

Avec Nodier tout mourut à l’Arsenal, joie, vieet lumière ; ce fut un deuil qui nous prit tous ; chacunperdait une portion de lui-même en perdant Nodier.

Moi, pour mon compte, je ne sais comment direcela, mais j’ai quelque chose de mort en moi depuis que Nodier estmort.

Ce quelque chose ne vit que lorsque je parlede Nodier.

Voilà pourquoi j’en parle si souvent.

Maintenant, l’histoire qu’on a lue, c’estcelle que Nodier m’a racontée.

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