La Femme de cire

La Femme de cire

de René de Pont-Jest

Partie 1
UN CADAVRE ANONYME

Chapitre 1 UN BAL CHEZ ADA RICARD

Un soir de l’hiver de 1805, il y avait grand bal au n° 17 de la 23e rue Est.

Ce mode de désignation des rues indique assez que nous sommes dans l’Amérique du Nord, où, sans doute par mesure de précaution contre les réactions politiques, on numérote presque toujours les voies de communication, au lieu de leur donner des noms de personnages qui, célèbres et bienfaiteurs de l’humanité aujourd’hui, pourraient être voués aux gémonies par leurs remplaçants de demain.

Nous ajouterons, pour préciser davantage encore, que notre drame se passe à New-York, la capitale commerciale de cette gigantesque république fédérative que les démocrates nous citent comme un modèle d’institutions libérales,bien qu’on y pende ceux qui rêvent l’émancipation des esclaves, et que les noirs, les hommes de couleur eux-mêmes, ne puissent s’asseoir, ni au théâtre ni dans les voitures publiques, là où se placent les blancs.

Mais, aux États-Unis, contrée par excellence des contradictions sociales, politiques et religieuses ; pays où vivent côte à côte toutes les civilisations et toutes les barbaries ; où la faillite est une institution et le revolver un article du code ; où on se marie le soir pour divorcer vingt-quatre heures plus tard ; où un dentiste se fait à son gré chef de secte ou banquier ; où la population se double tous les vingt ans depuis un siècle ; où on met en actions des lacs de pétrole et des sources de lait condensé ; où il paraît quotidiennement un milliard d’exemplaires de journaux, c’est-à-dire trente et trente-cinq exemplaires par habitant ; où le plus ignare se proclame impunément jurisconsulte ou médecin ; où la vie humaine n’est rien, mais l’argent tout ; où la fin justifie les moyens ; où la jeune fille présente à son père l’homme qu’elle a épousé, alors même que le chef de famille n’ajamais entendu prononcer le nom de son gendre ; où le flirtageest l’école de la prostitution ; mais aux États-Unis,disons-nous, terre promise des aventuriers et des déclassés, on nedemande à nul d’où il vient ni ce qu’il a été ; on nes’informe que de ce qu’il a et de ce qu’il veut être. À ce titre,les démagogues ont cent raisons pour une d’en admirer les coutumeset les mœurs.

C’est donc à New-York que nous conduisonscette fois nos lecteurs, au no 17 de la23e rue, chez miss Ada Ricard, la nouvelle étoile dumonde galant de la grande cité américaine, mais étoile dont lesprofanes ne connaissaient l’éclat que par reflet, car son existenceétait enveloppée de mystère et on ne la rencontrait jamais dansaucun lieu public.

Tout ce qu’on savait du passé d’Ada Ricard,c’est qu’elle avait été mariée à un riche négociant de Buffalo,James Gobson, personnage ivrogne et brutal, dont elle étaitparvenue à secouer le joug grâce la cour des divorces, mais qui luiavait laissé certains souvenirs ineffaçables de sa tendresse.

Gobson, en effet, qui adorait sa femme et enétait fort jaloux, l’avait un jour si maltraitée qu’elle n’étaitsortie de cette scène violente qu’avec une oreille déchirée et unedent de moins.

Ada Ricard cachait, il est vrai, sous un grosdiamant, la cicatrice de sa mignonne oreille ; mais elle avaittoujours refusé de remplacer la perle qui manquait à l’écrin de seslèvres roses.

– De cette façon, disait-elle, jen’oublierai jamais ce que peut coûter un mari, et lorsque quelquefolle ambition ou quelque sot amour serait sur le point de me faireperdre la mémoire, il me suffira de m’adresser à moi-même unsourire dans une glace pour me rappeler le passé.

Armée de la sorte contre ses propresfaiblesses, la jeune femme s’était lancée hardiment dans la viegalante. Riche de dix à douze mille dollars que son mari avait dûlui restituer, elle avait débuté par les dépenser jusqu’auxderniers pour s’installer luxueusement, sachant bien que leshommes, dans leur orgueil, n’attachent pas moins de prix à lasplendeur du temple qu’aux charmes de l’idole.

Cela fait, n’ayant plus pour tout capital quesa beauté, elle s’était bien gardée d’en disposer en faveur dupremier venu ; elle avait attendu patiemment, se montrant àpeine, refusant absolument tous les hommages, jusqu’au jour où uncertain Thomas Cornhill, propriétaire d’inépuisables puits depétrole, lui avait paru digne de son cœur.

Malheureusement, moins de trois mois après cemariage de la main gauche, Thomas Cornhill avait passé subitementde vie à trépas, et miss Ada s’était trouvée veuve, avec cent milledollars d’argent comptant, il est vrai, et une somme égale enbijoux, tant elle avait bien employé son temps.

Ada porta le deuil de ce premier amant pendantquelques semaines, puis d’un esprit essentiellement pratique, ellerenouvela le personnel de sa maison, avant d’accepter pour nouveauseigneur et maître Willie Saunders, richissime fabricant debiscuits, qui s’était immédiatement présenté pour succéder aupauvre Cornhill.

Elle remplaça même sa femme de chambre par unebelle et intelligente fille, Mary Thompson, qui était arrivée del’Ouest peu de temps après la mort de Cornhill, ne connaissaitpersonne à New-York, ni rien des anciennes amours de l’ex-MadameGobson, et s’était présentée juste à point au moment où la placeétait vacante.

Lorsque Willie Saunders apprit que seshommages et ses bank-notes étaient enfin agréés, il entra donc dansune maison relativement vierge, ce qui le flatta beaucoup.

C’était un gros homme d’une cinquantained’années, sensible, simple et vaniteux. Il adorait vraiment Ada ets’en crut bientôt tendrement aimé.

Aussi, tout à ses caprices, n’avait-il faitquelques observations que pour la forme, lorsque sa maîtresse luiavait parlé du bal qu’elle voulait donner.

D’abord, c’était là une fête qu’autorisaientmédiocrement les mœurs américaines ; de plus, Saunders étaitfort jaloux. Il savait la jeune femme poursuivie par maintssoupirants, surtout par un certain Edward Forster, colonel del’armée fédérale et l’un des plus séduisants gentlemen du high-lifenew-yorkais.

Or, si convaincu que voulût être le bravemarchand de biscuits de l’amour et de la fidélité d’Ada, ilsupposait naturellement que ses adorateurs, Forster tout lepremier, profiteraient de la soirée pour se rapprocher d’elle plusqu’il ne le désirait, et cela le troublait fort.

Mais la jolie pécheresse s’y prit siadroitement que le gros Saunders ne résista pas longtemps.

C’était d’ailleurs une merveilleuse fille etle millionnaire bourgeois avait affaire à forte partie.

Grande, admirablement campée sur les hanches,blonde avec de grands yeux d’un bleu d’acier, des pieds et desmains d’enfant, une bouche sensuelle et rieuse, effrontée et necraignant rien, Ada Ricard était bien faite pour plaire à cesacheteurs d’amour qui, de l’autre côté de l’Océan pas plus qu’enEurope, n’ont de temps à perdre en marivaudage.

Une seule chose inquiétait parfois la jeunefemme au milieu de sa nouvelle existence, c’était le souvenir deson ex-mari. Ayant gardé mémoire de ses brutales amours et de sajalousie, elle ne se rappelait pas sans terreur qu’il avait juré dese venger de son abandon.

Cependant, depuis le règlement de ses comptes,elle n’avait plus entendu parler de lui.

Ses amis de Buffalo eux-mêmes ne savaient tropce qu’il était devenu. Un beau matin, il avait réalisé sa fortuneet s’était dirigé vers l’Ouest. Les dernières nouvelles qu’on enavait eues étaient datées de San Francisco, où il vivait,disait-on, dans le plus grand désordre, courant les tripots et lesmauvais lieux, cherchant bien évidemment à s’étourdir, àoublier.

Ada Ricard, qui tenait du brave Saunders cesrenseignements, était donc dans la quiétude la plus parfaite. Aussijamais n’avait-elle été plus gaie ni plus séduisante que ce soir-làoù elle recevait ses invités.

Le bal de la courtisane étant travesti etmasqué, maintes femmes du vrai monde s’y étaient hasardées afin devoir de près cette mystérieuse et dangereuse beauté qui menaçait decoûter à chacune d’elles un mari ou un amant.

Vers onze heures, les salons de l’ex-mistressGobson présentaient un coup d’œil vraiment pittoresque.

Toutes les époques, toutes les classes de lasociété, toutes les légendes y avaient leurs représentants, depuisles compagnons d’armes de Christophe Colomb jusqu’aux trappeurs duFar-West, depuis Méphistophélès jusqu’à l’arlequin vénitien. Ducôté des femmes, c’était un chatoyement de dominos de toutes lescouleurs et un éblouissement de pierreries.

Ada Ricard portait, elle, un splendide costumed’Indienne du temps de la conquête espagnole. Elle avait auxoreilles des diamants de 10,000 dollars ; au cou, un triplecollier de perles d’une valeur au moins égale, et, aux bras ainsiqu’aux chevilles, d’énormes bracelets d’or massif.

Tous ces hommes, qui la connaissaient à peinede vue, et toutes ces femmes, qui en avaient tant entendu parler,la dévoraient littéralement du regard et l’admiraient. Saunders, àqui cette fête allait coûter cinq ou six mille dollars, ne quittaitpas sa maîtresse des yeux.

Absolument grotesque sous l’uniforme d’unhighlander, il tentait à chaque instant de se rapprocherd’elle ; mais Ada lui rappelait d’un mot, d’un geste ou d’uncoup d’œil, qu’elle entendait être entièrement à ses invitéspendant toute la nuit, et le gros homme s’éloignait docilement, enpoussant un soupir auquel répondaient charitablement par des éclatsde rire ceux de ses amis qui étaient au courant de sesfaiblesses.

Assez calme pendant deux ou trois heures, lebal devint ensuite fort animé et la gaieté se fit bruyante, commecela arrive trop souvent dans les réunions américaines, où, siépurées qu’elles puissent être, se glissent toujours les gensgrossiers et communs auxquels l’argent donne partout droit de citédans ce pays.

Bientôt les buffets furent mis au pillage, lechampagne coula à flots, quelques masques tombèrent, et miss AdaRicard, renonçant volontiers à rappeler ses invités au bon ton, cartout ce bruit ne pouvait faire que le plus grand honneur à saréputation, ne songea qu’à s’éloigner autant que possible de labagarre.

Elle venait de prendre le bras de l’un de sesadorateurs, au lieu de celui que l’infortuné Saunders lui avaitoffert, et elle se dirigeait vers un petit boudoir où quelques gensraisonnables s’étaient réfugiés, lorsqu’un formidable hourrah fittourner toutes les têtes du côté de la porte du grand salon.

C’était l’entrée de trois Indiens Sioux quiavait soulevé l’enthousiasme de la foule.

Ils méritaient d’ailleurs cet accueil, car ilsétaient réellement superbes dans leurs costumes d’une horriblevérité.

Rien n’y manquait, ni la coiffure de plumes,ni le tomahaw, ni le couteau à scalper, ni même, à la ceinture, unedemi-douzaine de longues chevelures, trophées sinistres desderniers combats.

Ada Ricard revint sur ses pas et joignit sesapplaudissements à ceux de ses hôtes ; puis, comme cesderniers, elle s’efforça de reconnaître ceux qui avaient choisi cecurieux déguisement ; mais elle n’y parvint pas.

Se souciant peu sans doute de se tatouer levisage, les trois mystérieux personnages portaient des masques quicachaient complètement leurs traits, et à toutes les questionsqu’on leur adressait, ils ne répondaient que par des cris et desexclamations gutturales qui devaient transformer tout à fait letimbre de leurs voix.

Après s’être ouvert un passage à travers lafoule, ils parvinrent auprès de la maîtresse de la maison, et,l’isolant de l’ami qui l’accompagnait, ils se mirent à décrireautour d’elle une ronde fantastique qui, peu à peu, la rapprocha duvestibule du grand escalier.

Supposant, comme tout le monde, que lesIndiens Sioux étaient trois soupirants, Ada Ricard prenait gaiementleurs contorsions et leurs danses, et elle fut la première àéclater de rire, lorsque le plus grand des trois masques la saisitdans ses bras et, la soulevant ainsi qu’il l’eût fait d’un enfant,l’emporta jusque sur le seuil de la porte.

Placés devant le ravisseur, ses deuxcompagnons avaient entonné un chant de guerre et faisaient tournerleurs tomahawks comme pour protéger sa fuite.

On eût dit un grand chef enlevant sa fiancée,selon la coutume des Indiens des plaines.

C’était là une plaisanterie si complètementaméricaine que la foule l’accompagnait de bravos retentissants.

Soudain, le guerrier qui portait la jeunefemme fit volte-face, et, franchissant d’un bond l’escalier,s’élança sur le pas de la porte de l’hôtel, ouverte à deuxbattants, puis, de là, dans un splendide landau qui stationnaitdevant la maison.

Les deux autres Indiens, qui l’avaient suivi,s’étaient hissés rapidement sur le siège, et la voiture, dont lecocher sans doute avait des ordres, était aussitôt partie au triplegalop de son attelage.

Cet enlèvement s’était si rapidement exécutéque, lors même qu’on eût voulu s’y opposer, personne n’aurait eu letemps de le faire.

Les invités d’Ada Ricard n’y avaient pas songéd’ailleurs, sauf le malheureux Saunders, dont la jalousie, toujoursen éveil, trouvait fort inconvenante cette conduite des troismasques.

Aussi avait-il tenté de se rapprocher de samaîtresse, mais ses amis eux-mêmes s’y étaient opposés, malgré sesgrotesques supplications ; et lorsque la jeune femme avaitdisparu dans les bras de l’Indien, on s’était précipité sur lebalcon de l’hôtel, où l’enthousiasme était devenu du délire audépart de l’équipage.

Un gigantesque hourrah avait couvert l’éclatde rire argentin qu’avait lancé miss Ada en se sentant enveloppéepar la pelisse de fourrures qu’un des Sioux lui avait jetée sur lesépaules, et l’infortuné fabricant de biscuits, arraché du balcon,était aussitôt devenu le pivot d’une ronde des plus comiques, aumilieu du salon de celle qu’on venait de lui enlever sihardiment.

Ce que personne n’avait entendu, c’est le cride stupéfaction ou d’épouvante jeté par miss Ada Ricard, au momentoù la voiture qui l’emportait s’était ébranlée sur le pavé de la23e rue.

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