La femme d’un autre et un mari sous le lit

La femme d’un autre et un mari sous le lit

de Fyodor Mikhailovich Dostoevsky
Chapitre 1

 

Permettez-moi, cher Monsieur… pourrais-je vous demander ?

Le passant tressaillit et fixa non sans effroi l’homme vêtu d’une pelisse de raton qui s’adressait ainsi à lui, à brûle-pourpoint, au milieu de la rue, à huit heures du soir. Et l’on sait que si un bourgeois de Pétersbourg s’adresse soudain,dans la rue, à un autre bourgeois qui lui est totalement inconnu,ce dernier, fatalement, sera pris de panique.

Donc, le passant frémit, au bord de l’épouvante.

– Excusez-moi si je vous ai importuné, poursuivit l’homme vêtu d’une pelisse de raton, mais je… vraiment j’ignore… vous me pardonnerez sans doute… Vous comprenez que j’ai l’esprit un peu troublé.

Le jeune homme en békécha remarqua alors que son interlocuteur à la pelisse de raton, avait un air quelque peu bizarre. Son visage renfrogné était assez pâle, sa voix tremblait, ses pensées s’égaraient visiblement, ses paroles venaient difficilement.Manifestement, il lui coûtait beaucoup de formuler son humble prière à un étranger, hiérarchiquement inférieur, peut-être, soitpar le grade, soit par la classe. Car il se voyait absolumentcontraint d’adresser à quelqu’un sa prière. Et cette demande était,en tout cas, inconvenante, inconsidérée, étrange, de la part d’unbourgeois portant une pelisse aussi élégante et un frac aussi beau,d’une merveilleuse couleur vert sombre, et qu’ennoblissait unesérie de décorations. Il était évident que l’homme se sentait mal àl’aise lui-même à cause de l’élégance de son costume. Pourtant,dominant son trouble, il se ressaisit par un effort de volonté,décidé à mettre fin, le plus dignement possible à la scènedésagréable qu’il venait de provoquer.

– Vous m’excuserez… je suis hors de moi… il est vrai que vous neme connaissez pas… pardon de vous avoir importuné… je meravise…

Il ôta poliment son chapeau et s’éloigna d’un pas rapide.

– Mais voyons, Monsieur, je vous en prie. Cependant, il disparutdans la nuit, laissant le jeune homme en békécha complètementahuri.

« Quel type ! » se dit-il.

Son ahurissement se dissipa enfin. Il redevint maître delui-même, se rappela le motif de sa promenade et se mit à arpenterle trottoir, ne détachant pas son regard de la porte cochère d’unemaison à plusieurs étages. La brume tombait et le jeune homme enfut satisfait, car on remarquait moins ses allées et venues. Seul,peut-être, quelque cocher de fiacre stationné toujours au mêmeendroit pouvait encore le voir.

– Mille excuses !

Il tressaillit de nouveau. C’était encore le personnage à lapelisse de raton.

– Je viens une fois encore… pardon, commença-t-il. Mais vous…vous… certainement, vous êtes un homme de cœur. Ne me prenez pointcomme un être considéré au point de vue social… du reste, jebafouille… mais voyez l’angle humain… Vous êtes en présence,Monsieur, d’un homme qui est obligé de faire une humble prière.

– Si je puis… Que vous faut-il ?

– Peut-être avez-vous pensé qu’il s’agit de ma part d’unedemande d’argent ? déclara le mystérieux inconnu. Ses lèvresse tordirent, il pâlit et éclata d’un rire hystérique.

– Je vous en prie…

– Non… il est évident que je vous dérange. Pardon… je suismoi-même un poids lourd pour moi… Considérez que vous me voyez enétat de déséquilibre, presque de folie… et ne concluez pas…

– Mais au fait ! Au fait ! répondit le jeune hommeavec impatience. Il eut cependant un mouvement de têteencourageant.

– Ah ! les choses changent… C’est vous, jeune homme, qui merappelez l’affaire comme si j’étais un gamin négligent… Décidément,je perds la raison. Dites-moi franchement : comment vousapparais-je dans mon humiliation ?

Le jeune homme rougit et garda le silence.

– Permettez-moi une question franche : avez-vous vu unedame ?… Là se borne ma demande, prononça enfin d’une voixdécidée le personnage à la pelisse de raton.

– Une dame ?

– Oui, une dame.

– J’avoue que beaucoup de dames ont passé…

– Évidemment ! proféra l’étranger mystérieux avec unsourire amer. Je brouille tout et ne vous demande pas ce que jevoulais… Excusez-moi… Je voulais savoir si vous aviez vu une dameen manteau de renard et capeline de velours sombre avec voilettenoire ?

– Non, pas de dame pareille… je ne crois pas en avoir vue…

– Oh ! dans ce cas… je m’excuse…

Le jeune homme voulut questionner l’inconnu, mais celui-cidisparut de nouveau, laissant abasourdi une fois encore sonauditeur.

« Oh, que le diable l’emporte ! pensa le jeune homme enbékécha, visiblement irrité. Dans un geste de dépit il releva soncol de castor et se remit à arpenter le trottoir, passant, non sansprudence, devant la porte de la demeure aux nombreux étages. Lacolère montait en lui. « Pourquoi ne sort-elle pas ? sedemanda-t-il. Il va être huit heures. »

Huit heures sonnèrent à la tour.

« Ah ! Que le diable vous emporte, à la fin ! »

– Excusez…

– Excusez-moi aussi, mais vous vous êtes fourré dans mes jambesd’une manière… qui m’a effrayé, proféra le passant qui fronça lessourcils et s’excusa encore.

– Je reviens à vous. Je dois certainement vous sembler inquiet,bizarre…

– Je vous en prie, pas de mots inutiles, expliquez-vous vite.J’ignore encore ce que vous désirez.

– Vous êtes pressé ? Voyez-vous… Je vous raconterai toutsincèrement, sans vaines paroles. Que faire ? Lescirconstances lient parfois des êtres de caractères trèsdifférents. Mais je remarque que l’impatience s’empare de vous,jeune homme… Alors, donc… Du reste je ne sais comment dire… Jecherche une dame… Soit ! je ne cacherai donc rien… Il me fautprécisément savoir où est allée cette dame. Qui elle est ? jesuppose que vous n’avez pas besoin de connaître son nom, jeunehomme.

– Alors… continuez donc.

– Alors… mais votre ton avec moi… Excusez-moi, je vous aipeut-être offensé en vous appelant jeune homme, mais je ne pensaispas vous… bref, si vous pouvez me rendre un très grand service, ils’agit… une dame, c’est-à-dire… une dame honnête, d’une excellentefamille amie… J’ai été chargé… Vous comprenez… moi-même n’ai pas defamille…

– Alors ?…

– Mettez-vous à ma place, jeune homme. Ah ! Excusez-moi…Voilà que je ne cesse de vous appeler jeune homme. Toutes lesminutes sont précieuses… Cette dame, figurez-vous… mais nepourriez-vous me dire qui habite cette maison ?

– Oh ! beaucoup de gens l’habitent.

– Évidemment. Vous avez parfaitement raison, prononça lemonsieur à la pelisse de raton, riant un peu pour garder lesapparences. Je sens que je m’embrouille légèrement, mais pourquoiprenez-vous ce ton ? Vous voyez bien que j’avoue sincèrement,que je m’enfonce et si vous êtes un homme arrogant… Oh ! vousm’avez vu suffisamment humilié. Je parle d’une dame de conduitehonnête, c’est-à-dire de mœurs légères… Excusez… je m’enfonce…comme si je parlais littérature… vous comprenez… on invente un Paulde Kock romancier léger… et le malheur vient de Paul de Kock…Voilà.

Le jeune homme jeta un regard plein de commisération sur lebourgeois à la pelisse de raton qui avait l’air complètement égaréet qui, silencieux, le fixait avec un sourire stupide, saisissantd’une main tremblante, sans aucun motif, le pan de sonpardessus.

– Vous voulez savoir qui habite ici ? demanda le jeunehomme qui recula légèrement.

– Vous avez dit que les locataires étaient nombreux.

– Je sais que Sophia Ostafievna, notamment, habite ici. Le jeunehomme prononça ces paroles dans un murmure et comme avec unsentiment de pitié.

– Vous voyez bien… vous voyez que vous êtes au courant, jeunehomme !

– Je vous assure que non, je ne sais rien…

– Je viens d’apprendre par la cuisinière qu’elle vient ici… Maisvous n’y êtes pas car ce n’est point chez Sophia Ostafievna… Ellene la connaît pas.

– Non ? Alors pardon…

– Évidemment, tout cela ne vous intéresse pas, jeune homme.L’étrange bonhomme parlait avec une ironie amère.

– Écoutez, fit le jeune homme en balbutiant. J’ignore enréalité, la cause de votre état actuel, mais on a dû vous tromper.Parlez net.

L’autre sourit affirmativement.

– Alors, nous allons pouvoir nous comprendre, ajouta le jeunehomme. Et il sembla esquisser un léger demi-salut aimable.

– Vous m’avez mortellement atteint. Pourtant, je le confesse,c’est bien cela. Mais à qui pareille chose n’arrive-t-ellepas ? Votre sympathie m’émeut profondément, avouez qu’entrejeunes gens… Je ne suis certes pas jeune, mais vous comprenez,l’habitude, la vie de célibataire… entre vieux garçons, c’estconnu…

– Naturellement, c’est connu. Mais en quoi puis-je vousaider ?

– Eh bien ! mais… admettez qu’en fréquentant SophiaOstafievna… D’ailleurs je ne sais pas encore sûrement où cette dames’est rendue ; je sais uniquement qu’elle se trouve dans cettemaison. Mais observant vos allées et venues, moi-même arpentantl’autre côté, je me suis dit… Bref, j’attends cette dame, certainqu’elle est ici. J’aimerais la rencontrer et lui expliquerl’inconvenance, la vilenie… vous me comprenez, n’est-cepas ?

– Hum !… Ensuite ?

– Ce n’est pas pour moi que j’agis… N’allez point penser… Elleest l’épouse d’un autre. Le mari attend là-bas, sur le pontVoznessenski. Son désir est de la prendre sur le fait, mais il nese résout pas. Il ne croit pas encore, comme tous les époux. Ici,l’homme à la pelisse de raton esquissa un sourire. Je suis son ami.Convenez-en, je suis un homme assez respectable et ne puis êtrecelui pour qui vous me prenez.

– C’est évident. Je vous écoute.

– Alors donc, je ne cesse de la surveiller, j’en suis chargé.Pauvre mari ! Mais je sais que la jeune dame est rusée. Leslivres de Paul de Kock sont toujours sous son oreiller, et je suissûr qu’elle filera, d’une manière ou d’une autre, secrètement.J’avoue que c’est la cuisinière qui m’a instruit de ses visitesici. J’ai bondi comme un fou dès que je l’ai appris. Je veux lapincer. Je la soupçonnais depuis longtemps et c’est pourquoi j’aivoulu vous demander… Vous marchiez ici… vous… vous… commentdire ?

– Soit. Mais enfin, que voulez-vous ?

– Oui… je n’ai pas l’honneur de vous connaître et n’ose pas êtrecurieux… qui êtes-vous ? En tout cas, faisons connaissance, sivous permettez. L’occasion est agréable !…

Le bourgeois, fortement ému secoua chaudement la main du jeunehomme.

– J’aurais dû agir de la sorte dès le début, dit-il encore, maisj’ai oublié toute convenance.

Tandis qu’il s’exprimait ainsi, il jetait des regards inquietsautour de lui, allait de droite et de gauche à petits pas etsaisissait, par moments, comme un homme perdu, la main de soninterlocuteur.

Il poursuivit :

– Voyez-vous… je voulais m’adresser à vous amicalement… excusezla liberté que je prends… J’aurais aimé vous prier de marcher del’autre côté… du côté de la ruelle… c’est l’entrée de service… Moije me promènerai ici, autour de l’entrée principale : de cettemanière elle ne nous échappera pas… J’avais peur, étant seul, de larater… et je ne veux pas la manquer. Dès que vous la verrez,arrêtez-la et appelez-moi… Oh ! je suis fou. Je m’aperçoismaintenant seulement de toute la sottise et de l’inconvenance de maproposition !

– Oh ! non. Comme vous voulez…

– Ne m’excusez pas… Je me sens hors de moi, égaré comme je ne lefus jamais. Comme si j’étais devant des juges. Je vous avoueraimême… franc, honnête avec vous, jeune homme… je vous avais prispour l’amant.

– Autrement et simplement dit… vous voulez savoir ce que je faisici ?

– Honoré Monsieur, cher Monsieur… loin de moi la pensée que vousl’êtes… je ne vous salirai pas de pareil soupçon, mais… mejureriez-vous que vous n’êtes pas l’amant ?

– Eh bien, puisque vous le voulez, je vous donne ma paroled’honneur que je suis l’amant mais non celui de votre femme… Si jel’étais, je ne me trouverais pas dans la rue, je serais avecelle.

– De mon épouse ! Qui vous a parlé de ma femme, jeunehomme ? Je suis célibataire… c’est-à-dire, c’est moi qui suisl’amant…

– Vous m’avez dit que le mari attendait sous le pontVoznessenski…

– Évidemment, oui… je confonds tout, mais il est d’autres liens.Et avouez, jeune homme, qu’une certaine légèreté de caractère, jeveux dire…

– Allons, allons… parfait, très bien.

– En d’autres termes, je ne suis pas du tout le mari…

– Je vous crois. Mais à vous parler franchement, je vousdissuade actuellement parce que je veux me calmer moi-même. Etc’est du reste pourquoi je suis si franc avec vous. Vous m’aveztroublé, vous me gênez. Je vous promets de vous appeler. Je voussupplie, pourtant, de me céder la place et de vous éloigner.J’attends moi-même.

– D’accord… comme vous voulez. Je m’éloigne, je respectel’impatience passionnée de votre cœur. Je le comprends, jeunehomme. Oh ! comme je vous comprends maintenant.

– Bien, bien…

– Au revoir. D’ailleurs, excusez-moi, jeune homme, un derniermot. Je ne sais comment le dire… Donnez-moi une fois encore votreparole d’honneur que vous n’êtes pas l’amant.

– Ah ! Seigneur.

– Et une dernière question : vous connaissez le nom du mari devotre… c’est-à-dire de celle qui est l’objet de votrepassion ?

– Je le connais, évidemment… ce n’est pas le vôtre, suffit.

– Comment savez-vous donc mon nom de famille ?

– Écoutez-moi… fichez le camp. Vous perdez votre temps. Elleaura le temps de se sauver mille fois. Eh bien, qu’avez-vous ?La vôtre a un manteau de renard et une capeline, la mienne a unmanteau à carreaux et un chapeau de velours bleu. Que vous faut-ilde plus ? Que voulez-vous encore ?

– Un chapeau de velours bleu ! Elle aussi met un manteau àcarreaux et un chapeau bleu, s’écria l’homme qui, décidément, nevoulait pas délivrer l’autre de sa présence. Il revint sur sespas.

– Que le diable vous emporte ! Vous ignorez donc que celapeut arriver ? Et pourquoi ? Et pourquoim’excité-je ? La mienne ne passe pas ici.

– Où est-elle donc, la vôtre ?

– Que vous importe ?

– Je le confesse… C’est toujours…

– Ah ! Ah ! Vous n’avez donc aucune honte ! Lamienne a des amis ici, au deuxième étage sur la rue… Tout de mêmefaudra-t-il que je vous instruise du nom des gens ?

– Mon Dieu ! Mais j’ai, moi aussi, des amis au deuxième,fenêtres sur la rue, un général…

– Un général ?

– Un général. Et pourquoi ne vous dirais-je pas ? legénéral Polovitsyne.

– Ah ! par exemple… non… ce ne sont pas les mêmes…Oh ! que le diable emporte tout.

– Pas les mêmes ?

– Non.

Les deux hommes se turent et se fixèrent stupéfaits.

– Eh bien ! qu’avez-vous à me regarder ainsi ? s’écriale jeune homme avec dépit tout en s’efforçant de secouer son étatde rêve et de stupeur.

L’autre s’agita.

– Je l’avoue…

– Non cette fois permettez… permettez… il vous faut enfinconsidérer les choses raisonnablement. Affaire commune.Expliquez-moi. Qui connaissez-vous là-haut ?

– Vous voulez dire… des amis ?

– Oui, des amis.

– Vous voyez bien. Je sens par vos yeux que j’ai deviné.

– Seigneur Dieu ! Non, non. Le diable l’emporte.Seriez-vous aveugle ? Je suis là, près de vous, je ne metrouve pas près d’elle. Et que m’importe, au demeurant. Parlez… Nedites rien… faites comme il vous plaît.

Le jeune homme, furieux, tourna deux fois sur ses talons etagita son bras.

– Je vous en prie, ce n’est rien, je vous raconterai tout,honnêtement. Ma femme, tout d’abord, venait seule ici. Elle estleur parente, et je ne soupçonnais rien. Hier, je rencontre SonExcellence qui m’informe qu’il y a trois semaines il a changéd’appartement et… Non ce n’est pas ma femme, c’est la femme d’unautre, de celui qui attend sur le pont Voznessenski… Cette damedéclara qu’avant-hier encore elle allait chez eux, dans cetappartement-ci. Quant à la cuisinière, elle m’a raconté qu’un jeunehomme, Bobinitsyne, a loué l’appartement de Son Excellence legénéral.

– Ah ! sacré nom…

– Mon cher Monsieur, j’ai peur… j’ai peur.

– Ah ! le diable l’emporte ! Je me fiche pas mal devos peurs, de vos effrois. Oh ! tenez, quelqu’un vient depasser… là.

– Où, où ? Vous n’aurez qu’à crier : IvanAndreievitch ! et j’accourrai.

– Soit ! D’accord ! Ah ! sacré nom ! IvanAndreievitch !

– Je suis là ! s’écria Ivan Andreievitch revenant sur sespas, essoufflé. Alors ? Qui ? Quoi ?

– Non, je ne faisais que… je voulais savoir comment s’appellecette dame.

– Glaf…

– Glafira.

– Non, pas tout à fait Glafira. Excusez, je ne puis vous direson nom.

Le monsieur respectable était devenu très pâle en prononçant cesparoles.

– Naturellement… ce n’est pas Glafira… je sais moi-même que cen’est pas Glafira. L’autre n’est pas Glafira non plus. Et avec quiest-elle d’ailleurs ?

– Où ?

– Là-haut. Oh ! sacré nom de tous les diables !

Le jeune homme, fou de rage, ne pouvait tenir en place.

– Alors, vous voyez. Comment saviez-vous donc qu’on l’appelleGlafira ?

– Nom de tous les noms ! Je ne me débarrasserai donc jamaisde vous ? Ne venez-vous pas de me dire que Glafira n’est pasle prénom de la vôtre ?

– Mon cher Monsieur, votre ton…

– Je me fiche pas mal du ton ! Est-elle votre femme, oui ounon ?

– C’est-à-dire non, je ne suis pas marié… Et tout de même jen’insulterais pas un homme respectable dans le malheur, jen’invoquerais point à chaque pas le diable en m’adressant à unêtre, je ne dirai point digne de tout respect, mais bien élevé.Vous ne cessez de répéter : Sacré nom ! Que le diablel’emporte !

– Eh oui ! comprenez-moi bien : que le diable vous emporte.Je le redis.

– La rage vous aveugle et je me tais… Dieu !Qu’est-ce ?

– Où ?

Il y eut du bruit, des rires. Deux charmantes jeunes fillesdescendirent le perron. Les deux hommes se précipitèrent au-devantd’elles.

Les deux jeunes filles s’exclamèrent :

« Non ! Regardez-les ! Que voulez-vous ? »

– Qu’est-ce qui vous prend ?

– Ce ne sont pas elles !

– Ah ! vous nous avez prises pour d’autres.Cocher !

– Où allez-vous, Mademoiselle ?

– À Pokrov… monte, Annouchka, je te déposerai…

– Attends… je m’assieds de ce côté. En route. Et prends garde. Àtoute allure.

Le cocher partit.

– D’où venaient-elles ?

– Mon Dieu ! Mais si nous y montions ?

– Où donc ?

– Chez Bobinitsyne, pardi !

– Non, on ne doit pas…

– Pourquoi ?

– J’y serais certainement allé, mais elle sera capable deraconter… prendre des biais, je la connais ! Elle affirmeraêtre venue à dessein pour me pincer avec une autre… finalement,j’aurais tous les torts. Si nous pouvions savoir qu’elle s’ytrouve. Voyons, vous… je ne sais pourquoi… montez donc chez legénéral…

– Mais il a déménagé.

– Qu’importe ! Ne comprenez-vous pas ? Elle y est bienallée. Vous n’avez qu’à en faire autant, compris ? Inventez…comme si vous ignoriez le départ de Son Excellence… Vous venezchercher votre femme chez lui, et cætera, quoi !

– Ensuite ? Prenez sur le fait qui il faut chezBobinitsyne. Sapristi ! On n’a pas idée de pareil imbé…

– Soit ! Mais de quelle utilité pour vous que je prenne enflagrant délit ?… Réfléchissez…

– Mais quoi, batiouchka, quoi ? Ne répétons donc plus…Oh ! Seigneur du Ciel ! Vous n’avez donc aucunehonte ; homme ridicule et stupide ?

– Je ne saisis pas votre intérêt… Vous désirezapprendre ?

– Apprendre quoi ? Quoi ? Oh ! vraiment allez audiable ! Je n’ai que faire de vous ! J’irai très bienseul, filez, disparaissez, fichez le camp.

– Cher Monsieur, vous vous oubliez presque ! cria,désespéré, le bonhomme en pelisse de raton.

– Eh ! que vous importe ! Oui, parfaitement, jem’oublie, proféra le jeune homme, les dents serrées et s’avançantfurieux sur le monsieur en pelisse. – Et ensuite ? Je m’oubliedevant qui ? hurla-t-il levant les poings.

– Mais permettez, mon cher Monsieur.

– Qui êtes-vous donc ? Devant qui m’oublié-je ?Comment vous appelez-vous ?

– Pourquoi vous répondrais-je, jeune homme. Vous n’avez pasbesoin de mon nom… Je ne puis le dire… Allons-y, je ne reculeraipas, je suis prêt à tout… Mais soyez-en sûr ; je mérite qu’ons’adresse à moi plus poliment Il ne faut perdre nulle part sonsang-froid, même si vous êtes au désespoir. Vous êtes encore fortjeune !

– Eh ! que m’importe que vous soyez vieux ! Comme sivous étiez le premier ! Fichez le camp, qu’avez-vous à couririci ?

– Je ne suis pas vieux du tout ! Où voyez-vous que je suisvieux ? Par mon grade peut-être ? Mais je ne courspas…

– Cela se voit. Mais, hors d’ici !

– Non, je ne vous quitte pas. Vous n’avez pas le droit dem’interdire. Je suis comme vous mêlé à l’affaire. Avec vous je…

– Alors, plus bas, plus bas, taisez-vous !

Ils gravirent tous deux le perron et montèrent au troisièmeétage. L’escalier était sombre.

– Attendez ! Avez-vous des allumettes ?

– Des allumettes ? Quelles allumettes ?

– Vous fumez des cigares ?

– Naturellement… J’en ai, j’en ai… les voilà ! Attendezdonc…

Le personnage à la pelisse de raton s’agita.

– Ah ! quel andou… au diable ! C’est la porte, il mesemble…

– Celle-ci, celle-ci, celle-ci…

– Celle-ci, celle-ci ! Pourquoi hurlez-vous ? Plusbas !

– Mon cher Monsieur, c’est à contre-cœur que je… vous êtes uninsolent personnage et c’est tout…

L’allumette flamba.

– Nous y sommes. Voici la plaque de cuivre. Je lis Bobinitsyne.Vous voyez : Bobinitsyne ?

– Je vois, je vois.

– Plus bas. Allons bon ! Elle s’éteint !

– Éteinte.

– Il faut frapper ?

– Naturellement, il faut ! déclara le bonhomme en pelissede raton.

– Frappez.

– Non. Pourquoi moi ? Commencez, frappez…

– Couard !

– Couard vous-même !

– Mais foutez donc le camp !

– Je me repens presque de vous avoir confié un secret… vous…

– Moi ? dites : moi ?

– Vous avez profité de mon désarroi. Vous avez remarqué l’étatde désespoir…

– Zut à la fin ! Je trouve cela drôle et voilà tout.

– Que faites-vous ici, alors ?

– Et vous donc ?

– Belle moralité, remarqua avec indignation l’homme à lapelisse.

– Et c’est vous qui parlez de moralité ? Vous nepouvez…

– Mais c’est immoral !

– Qu’est-ce qui est immoral ?

– D’après vous, tout mari trompé n’est qu’un serin !

– Êtes-vous donc le mari ? L’époux n’est-il pas sur le pontVoznessenski ? Alors que vous importe ? Qu’avez-vous àvous coller ?

– Eh bien !… il me semble que c’est vous l’amant !

– Écoutez, si vous continuez sur ce ton, je me verrai contraintd’avouer que c’est précisément vous le serin…

– Bref, vous signifiez que c’est moi le mari ! fit l’hommeen pelisse, reculant comme s’il avait reçu une gifle.

– Chut ! Silence !… Vous entendez ?

– C’est elle.

– Non !

– Nom de nom ! Il fait noir.

Il y eut un grand silence, puis on entendit du bruit dansl’appartement de Bobinitsyne.

– Pourquoi nous insulter, mon cher Monsieur ? chuchota lebonhomme à la pelisse.

– Mais nom d’une pipe, c’est vous qui avez pris lamouche !

– Vous m’avez jeté hors de mes gonds !

– Taisez-vous.

– Vous êtes encore un très jeune homme, avouez-le !

– Taisez-vous donc !

– Je ne puis qu’être d’accord avec vous : dans cette situationun mari est un serin.

– Vous tairez-vous, oui ou non ? Oh !

– Mais pourquoi cette moquerie méchante d’un épouxmalheureux ?

– C’est elle !

À ce moment, le bruit cessa dans l’appartement.

– Elle ?

– Elle ! elle ! elle ! Mais vous, pourquoi diablevous agitez-vous ? l’infortune n’est pas la vôtre !

– Mon cher Monsieur, cher Monsieur ! marmotta le personnageà la pelisse de raton qui pâlit et eut un sanglot. Évidemment, jesuis dans un état anormal… Vous avez suffisamment constaté monhumiliation. Voici la nuit, mais demain… Du reste, nous ne nousrencontrerons vraisemblablement pas demain, bien que je ne craignepas de vous rencontrer… Mais d’ailleurs ce n’est pas moi, c’est monami qui se trouve sur le pont Voznessenski… Eh oui, il s’agit delui. C’est sa femme, la femme d’un autre ! Un pauvre homme, jevous assure ! Je le connais bien et si vous le voulez je vousraconterai tout. Je suis son ami, comme vous avez pu le remarquer.Que de fois je lui répétais, sachez-le : pourquoi te maries-tu,cher ami ? Tu as une situation, tu as de quoi vivre, tu es unhomme honorable et tu risquerais tout pour les caprices d’unecoquette ? Avouez-le ! Non, je me marierai, merépondait-il. Le bonheur de la famille… Le voilà le bonheur de lafamille ! Hier c’était lui qui rendait cocus les maris,aujourd’hui il boit le calice… Excusez-moi, mais cette explication,la nécessité me l’arrache ! Il est malheureux et il vide lacoupe… Et voilà…

Il venait à peine de prononcer ces mots qu’il fondit en larmes.Et ce n’était pas une comédie !

– Oui, que le diable les emporte tous ! Dieu, qu’il y en a,de ces imbéciles ! Mais vous, qui êtes-vous donc ?

Le jeune homme, dans sa rage, grinçait des dents.

– Allons, après tout cela, avouez vous-même…

– J’ai été franc, noble avec vous… alors que votremanière !

– Quel est votre nom de famille ?

– Pourquoi voulez-vous le connaître ?

– Oh !

– Je ne puis vous dire mon nom de famille…

– Connaissez-vous Chabrine ? demanda vivement le jeunehomme. Chabrine ! ! !

– Quoi ? Quel Chabrine ?

Le jeune homme en békécha sembla railler le monsieur à lapelisse de raton.

– Avez-vous compris ?

– N-non ! répliqua ce dernier, frappé de stupeur. Pas dutout ! En tout cas c’est un homme respectable ! J’excusevotre impolitesse due aux tortures de la jalousie.

– C’est un fripon, une âme vénale, un pot de vinier qui a voléle fisc ! Il sera bientôt jugé.

– Excusez ! dit le monsieur en pelisse tout blême. Vous nele connaissez absolument pas. Je vois bien qu’il vous estinconnu.

– Je ne l’ai jamais vu, c’est vrai. Mais je connais des genstrès proches de lui… cette source…

– Quelle source, cher Monsieur ? Je suis bouleversé, vousle voyez…

– Imbécile, jaloux, inapte à veiller sur sa femme ! levoilà tel qu’il est, s’il vous plaît de l’apprendre !

– Permettez-moi de vous dire que vous êtes dans l’erreur la plusabsolue, jeune homme…

– Ah !

– Oh !

Du bruit venait de l’appartement de Bobinitsyne. Déjà on ouvraitla porte. On entendait des voix.

– Oh ! ce n’est pas elle ! je connais sa voix.Maintenant je sais tout, ce n’est pas elle ! déclara lepersonnage en pelisse de raton.

Il était pâle comme un mort.

– Silence !

Le jeune homme s’adossa au mur.

– Mon cher Monsieur, je me sauve. Ce n’est pas elle. Je suistrès heureux.

– Fort bien. Partez, partez !

– Pourquoi donc restez-vous ?

– Et vous-même ?

La porte s’ouvrit et le bonhomme à la pelisse, ne se maîtrisantplus, descendit en courant l’escalier.

Un monsieur et une dame passèrent devant le jeune homme quisentit l’angoisse étreindre son cœur… Il entendit la voix de lafemme qu’il connaissait, puis une voix rauque, masculine, qu’il luisembla vaguement reconnaître.

– Cela ne fait rien, j’ordonnerai de faire avancer la voiture,déclara la voix rauque.

– Soit, très bien !

– Ce n’est pas loin… un instant !

La dame resta seule.

– Glafira ! où sont tes serments ? s’écria le jeunehomme en békécha, saisissant la main de la dame.

– Ah ! Mais qui est-ce ? Serait-ce vous,Tvorogov ! Seigneur ! Que faites-vous ?

– Avec qui étiez-vous ici ?

– Mais c’est mon mari, partez, allez-vous en ! Il varevenir de suite… de… chez les Polovitsyne. Allez-vous en au nom duciel ! Partez.

– Les Polovitsyne ont déménagé il y a déjà trois semaines !Je suis au courant de tout.

-Ah !

La dame se précipita vers le perron. Le jeune homme larattrapa.

– Qui vous a appris ? demanda la dame.

– Votre mari, Madame, Ivan Andreievitch, il est ici, il estdevant vous, Madame…

Ivan Andreievitch se trouvait en effet près du perron.

– Oh ! c’est vous, Glafira ! s’écria le monsieur à lapelisse de raton…

– Ah ! c’est vous ? s’écria, elle aussi, Glafira, seprécipitant sur lui en feignant la joie. Seigneur ! Oh !ce qui m’est arrivé ! J’étais chez les Polovitsyne etfigure-toi… tu sais qu’ils habitent maintenant près du pontIsmailovski. Je te l’ai dit, tu te rappelles. Là j’ai pris untraîneau, les chevaux s’emballèrent, prirent un galop fou,brisèrent le traîneau. Je tombai à cent pas d’ici… On a arrêté lecocher. J’étais hors de moi. Par bonheur Monsieur Tvorogov…

– Comment ?

Monsieur Tvorogov, le, jeune homme en békécha, ressemblait plusà une statue de pierre qu’à monsieur Tvorogov.

– Monsieur Tvorogov m’a vue ici et a bien voulu me conduire.Mais vous êtes là maintenant et il ne me reste plus qu’à vousexprimer ma gratitude la plus chaude, Ivan Ilitch…

La dame tendit la main au jeune homme ébahi, puis elle la serra,la pinça même.

– Monsieur Tvorogov ! Nous eûmes le plaisir de nousrencontrer au bal des Skorloupov. Je te l’ai raconté, il mesemble ? L’aurais-tu oublié, coco ?

– Oh ! mais oui, naturellement ! Ah ! si je mesouviens ! balbutia le bonhomme que la dame venait d’appelercoco, très heureux ! très heureux !

Et il serra la main de monsieur Tvorogov.

– Avec qui êtes-vous donc ? Qu’est-ce que celasignifie ? J’attends…

La voix rauque se fit entendre.

Un homme de très haute taille se tenait devant le groupe. Il mitson monocle et fixa attentivement le mari.

– Oh ! Monsieur Bobinitsyne, balbutia la dame. D’oùvenez-vous ? Quelle rencontre ! Figurez-vous que leschevaux ont failli me tuer il y a une minute… Mais voici monmari ! Jean !

– Monsieur Bobinitsyne… au bal chez les Karpov…

– Très heureux. Mais mon amie, je vais prendre tout de suite unevoiture.

– Prends-la, Jean, je suis encore toute tremblante. J’ai peur deme trouver mal. Aujourd’hui, au bal masqué, murmura-t-elle àTvorogov… Au revoir, au revoir, Monsieur Bobinitsyne ! Nousnous rencontrerons sans doute demain au bal chez les Karpov…

– Non, mes excuses, mais je n’y serai pas demain, puisque leschoses tournent ainsi aujourd’hui. Demain…

Monsieur Bobinitsyne marmotta des paroles inintelligibles, saluaen faisant grincer ses bottes, prit placé dans son traîneau etpartit. La voiture s’approcha : la dame s’assit. Le personnage à lapelisse de raton s’arrêta : il parut n’avoir pas la force de semouvoir et fixa, hébété, le monsieur en békécha. Celui-ci souritplutôt stupidement.

– Je ne sais…

– Excusez… enchanté de vous connaître, déclara le jeune homme,saluant.

– Infiniment heureux.

– Mais n’auriez-vous pas perdu l’un de voscaoutchoucs ?

– Moi ? Ah oui ! je vous remercie, merci ! jedésire depuis longtemps en acheter d’autres…

– Avec ces caoutchoucs, les pieds transpirent toujours, observale jeune homme avec une expression d’infinie sollicitude.

– Jean, ne pourrais-tu faire plus vite ?

– C’est juste, ils transpirent ! Tout de suite,immédiatement mon trésor. Conversation intéressante. En effet, ilstranspirent, comme vous venez de le remarquer. Mais, je… mesexcuses.

– Je vous en prie.

– Infiniment heureux de vous avoir connu… L’homme à la pelissede raton prit place dans la voiture qui démarra. Le jeune hommedemeura comme cloué sur place, jetant des regards stupéfaits sur lecarrosse.

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