La Femme immortelle

La Femme immortelle

de Pierre Ponson du Terrail

Partie 1
LA MAISON ENCHANTÉE

Chapitre 1

Au moment où minuit sonnait, les portes de la salle à manger s’ouvrirent à deux battants et un chambellan annonça que le souper de Son Altesse royale, monseigneur le duc Philippe d’Orléans, régent de France, était servi.

Les convives étaient peu nombreux, mais choisis.

Madame de Sabran, maîtresse de Son Altesse,faisait les honneurs ; M. de Nocé et M. de Simiane, les deux favoris par excellence, avaient été chargés des invitations, et le cardinal Dubois avait bien voulu les prier d’en adresser une à un gentilhomme de province, son parent, qui n’était pas venu à Paris depuis quarante années, mais que monseigneur Gaston d’Orléans, frère du feu roi et père de Son Altesse royale, avait eu à son service.

Le Régent, à qui on avait soumis la liste,voyant ce nom, s’était écrié :

– Mais, compère, que veux-tu que nous fassions de ce sexagénaire ?

– Il est fort gai, avait répondu Dubois ; et puis il sait une foule d’anecdotes sur l’ancienne cour.

– Et tu dis qu’il a servi mon père ?

– En qualité de valet de chambre.

– Il y a quarante ans ?

– Peut-être quarante-cinq,monseigneur.

Le Régent n’avait pas insisté.

Or donc, à minuit on se mit à table.

Cependant deux places demeuraient vides, et madame de Sabran observa qu’on avait mis deux couverts de trop.

– Non pas, ma chère belle, répondit Philippe d’Orléans. L’un de ces couverts est destiné au parent de Dubois, et l’autre est celui de ce pauvre chevalier d’Esparron.

Ce nom, prononcé mélancoliquement par le Régent, répandit une vague tristesse parmi les convives.

– Pauvre d’Esparron ! dit madame deSabran ; un si gai compagnon, un garçon sispirituel !

– C’est pour cela, mes amis, que, pendantsix mois il aura son couvert ici, bien que nous nous soyons tousrésignés à ne plus le revoir.

– Hélas ! monseigneur, fit lecardinal, Votre Altesse royale trouvait plaisant, au commencement,de conserver le couvert du chevalier ; elle disait même que lechevalier ne pouvait manquer de revenir prendre sa place un jour oul’autre… Mais, d’après le rapport de police que j’ai reçu il y atrois jours, je crois qu’on peut enlever le couvert, et que le seulet dernier service qu’on puisse encore rendre au chevalier est delui faire dire des messes.

– Vraiment, cardinal, dit la marquise deSabran, vous croyez que le chevalier est mort ?

– Un homme de la cour ne disparaît pas,madame. Il est assassiné, répliqua Dubois.

– Mais par qui ?

– Voilà ce que tous mes limiers ontvainement cherché.

Le Régent soupira :

– Voici quatre mois que d’Esparron nous aquittés, un soir, et que nous ne l’avons jamais revu. Oùest-il ? qu’est-il devenu ? Par le Béarnais monaïeul ! continua Philippe d’Orléans, c’est chose plaisante, envérité, moi régent, qu’on fasse disparaître, en plein Paris, unhomme que j’honorais de mon amitié.

– Mais enfin, dit M. de Nocé,qui n’avait pas desserré les dents jusque-là, que savez-vous aujuste, cardinal ?

– Ce que je vous ai déjà dit, et pasautre chose, répondit Dubois.

– Excusez-moi, observa Simiane, j’arrivedu fond de mes terres, et je ne sais absolument rien, moi.

La porte s’ouvrit en ce moment, et le conviveprié sur la demande de Dubois fit son apparition sur le seuil.

Dubois alla le prendre par la main et leprésenta à Son Altesse royale en disant :

– Monsieur le marquis de laRoche-Maubert.

C’était un homme de haute taille, un peu voûtécependant, les cheveux entièrement blancs, mais le visage jeuneencore, l’œil vif, la lèvre sensuelle, et d’une parfaitedistinction de manières.

Pour un homme qui vivait depuis quarante ansen province, en un vieux manoir de Normandie, le marquis n’était,certes, ni ridicule, ni emprunté.

Ses habits étaient au goût du jour, et ilsalua les dames en homme qui les avait beaucoup aimées et qui lesaimait encore peut-être.

– Pardieu ! fit le Régent, votrenom, marquis, était sorti de ma mémoire, mais non votre personne.Je vous reconnais maintenant, vous étiez chez mon père.

– Oui, monseigneur.

– Et c’est vous qu’il appelaitfamilièrement Maubertin ?

– Précisément, monseigneur.

Le marquis s’étant mis à table,M. de Simiane renouvela sa question :

– Mais dites-moi donc comment lechevalier a disparu ?

– Eh bien, reprit Dubois, le chevalierd’Esparron nous est arrivé un soir encore de plus belle humeur quede coutume.

– Ah ! ah !

– Il nous a montré un billet qu’il avaitreçu dans la matinée. Ce billet, ambré, parfumé, tracé par une mainde femme, et ne portant aucune signature, lui assignait unrendez-vous au bord de l’eau, dans un cabaret bien connu, qui estsur l’emplacement de l’ancienne tour de Nesles. Le rendez-vousétait pour deux heures du matin.

– Et il y est allé ?

– Oui. Le lendemain, nous l’avonsattendu. Nous étions fort curieux de savoir si la personne était dela cour ou de la ville, et nous avions même engagé de nombreuxparis là-dessus. Mais, le lendemain, ni les jours suivants,d’Esparron n’est revenu. Alors, monseigneur s’est ému, et il m’acommandé de mettre la police en campagne.

– Et la police n’a rien trouvé ?

– Elle n’a pas retrouvé d’Esparron, maiselle a pu suivre sa trace pendant vingt-quatre heures.

– Comment cela !

– Le cabaret où était le rendez-vous senomme la Pomme d’Or ; il est tenu par une femme qu’onappelle la Niolle.

– Singulier nom, observa madame deSabran.

– Nos limiers sont donc allés à laPomme d’Or, et ils ont menacé la Niolle de l’emprisonnersi elle ne révélait où était passé le chevalier d’Esparron. LaNiolle a raconté alors, et tous les gens à son service ont appuyéson dire, que le chevalier était arrivé le premier ; puis unefemme qui portait un loup de velours noir sur le visage, mais quiparaissait fort belle, est venue un quart d’heure après, en bateau,et son bateau, que deux mariniers, pareillement masqués,conduisaient, est demeuré amarré sous les fenêtres du cabaret.

« Le chevalier et l’inconnue ont soupé tête àtête.

« Au petit jour, la dame au loup est sortieseule de la chambre, et, mettant une poignée d’or dans la main dela Niolle, lui a dit :

« – Il dort… ne le réveillez pas… Jereviendrai la nuit prochaine.

« Comme une partie de la journée s’étaitécoulée sans qu’on eût entendu le moindre bruit dans la chambre duchevalier, reprit Dubois après un silence, la Niolle a fini parentrer.

« Le chevalier dormait, sa chemise ouverte, etla Niolle a remarqué qu’il avait au cou comme une piqûred’épingle…

Comme le cardinal donnait ce détail, lemarquis de la Roche-Maubert fit un brusque mouvement sur sonsiège.

– Qu’avez-vous donc ? lui demandason voisin.

– Oh ! rien… un souvenir…Excusez-moi, balbutia le vieillard, vivement ému.

Mais cet incident passa presque inaperçu tantle récit de Dubois intéressait.

Le cardinal poursuivit :

– Il dormait de si bon cœur que la Niollese retira sur la pointe des pieds.

« Le soir, la dame revint avec ses deuxbateliers, masqués comme elle.

« La Niolle servit un second souper, qui seprolongea fort avant dans la nuit ; puis la dame quitta lecabaret, emmenant, cette fois, le chevalier d’Esparron, qui étaitfort pâle, mais dont les yeux étincelaient comme ceux d’un fou.

« Le chevalier prit place à côté d’elle dansla barque et depuis on ne l’a plus revu.

« J’ai fait menacer la Niolle de la question,on l’a même conduite devant un juge criminel pour essayer de luiarracher des aveux ; mais elle n’a rien dit, par l’excellenteraison qu’elle ne savait rien de plus.

– Et la femme n’a pas ôté son masquedevant elle, ni devant personne du cabaret ? demanda lemarquis de la Roche-Maubert avec un redoublement d’émotion.

– Personne n’a vu son visage.

Alors le vieux gentilhomme s’adressant auRégent :

– Monseigneur, dit-il, voiciquarante-cinq ans que pareille aventure m’est arrivée.

– Mais pas avec la même femme,j’imagine ? fit le Régent.

– Hé ! hé ! qui sait ? ditle vieux gentilhomme. Ce serait la même que ça ne m’étonneraitpas…

Cette fois quelques-uns des convives serécrièrent, tandis que les autres, et avec eux le Régent,regardaient le marquis avec un étonnement qui aurait pu se traduirepar ces mots : Aurions-nous affaire à un fou ?

– Vous ne me croyez pas, je le vois bien,dit gravement le vieillard ; mais si monseigneur le permet, jevous dirai une bien étrange histoire, allez, et vous verrez que lafemme vampire n’est point une fable.

– Comment ! elle étaitvampire ?

– Elle s’est nourrie de mon sang pendanttrois mois.

– Mais parlez donc, marquis, fit leRégent, pris d’un accès de curiosité.

Et les convives se suspendirent, haletants,aux lèvres du vieux marquis de la Roche-Maubert.

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