La Fin de Fausta

La Fin de Fausta

de Michel Zévaco

Chapitre 1 SUITE DE L’ALGARADE DE LA RUE DE LA COSSONNERIE

La rue de la Cossonnerie allait de la rue Saint-Denis à la rue du Marché-aux-Poirées, en pleines Halles. De ce côté se tenait une troupe d’archers. Landry Coquenard n’avait pas exagéré en disant qu’ils étaient bien une cinquantaine, commandés par le prévôt en personne. Du côté de la rue Saint-Denis et s’étendant à droite et à gauche dans cette rue, une troupe aussi nombreuse, aussi formidable barrait le passage. À cet endroit de la rue Saint-Denis et dans toute la rue de la Cossonnerie, la circulation se trouvait interrompue. Et naturellement, du côté de la rue du Marché-aux-Poirées comme du côté de la rue Saint-Denis, une foule compacte de badauds, enragés de curiosité, s’écrasait derrière les archers, échangeait des lazzi et d’énormes plaisanteries, et, sans savoir de quoi et de qui il s’agissait, se rangeant d’instinct du côté où elle voyait la force, faisait entendre déjà de sourdes menaces.

Ce n’était pas tout.

Entre les deux troupes d’archers, un grand espace vide avait été laissé. Et cet espace était occupé par Concini et par ses ordinaires. Ils étaient bien une vingtaine à la tête desquels setrouvaient leur capitaine, Rospignac, et ses lieutenants:Roquetaille, Longval, Eynaus et Louvignac. De plus, une trentainede ces individus à mine patibulaire, dont Pardaillan n’avait pasremarqué la présence dans la rue, s’étaient massés derrière lesordinaires à qui ils obéissaient. Sans compter Concini et leschefs, il y avait là au moins cinquante hommes armés jusqu’auxdents.

Enfin, d’Albaran se tenait près de Concini. Lui, il n’avait aveclui que sa troupe ordinaire d’une dizaine d’hommes. Il secontentait de surveiller et paraissait avoir laissé à Concini lesoin de diriger les opérations.

En somme, près de deux cents hommes assiégeaient la maison. Caron pouvait croire qu’il allait s’agir d’un siège en règle.

Il va sans dire que toutes les fenêtres donnant sur la rueétaient grandes ouvertes et qu’une foule de curieux occupaient cesfenêtres. Ceux-là, aussi stupidement féroces que les badauds de larue, se montraient hostiles sans savoir pourquoi.

Chose étrange, que les trois assiégés remarquèrent aussitôt,personne ne se montrait aux fenêtres de la maison où ils setrouvaient. Toutes ces fenêtres demeuraient fermées. Pardaillandonna cette explication qui paraissait plausible:

-Ils ont dû faire sortir tous les locataires de la maison.

-C’est probable, opina Valvert.

Et il ajouta, sans se montrer autrement ému:

-Peut-être ont-ils l’intention de nous faire sauter.

-À moins qu’ils ne nous fassent griller comme de vulgairespourceaux, insinua Landry Coquenard d’un air lugubre.

-Au fait, interrogea Pardaillan, que sais-tu, toi?

-Pour ainsi dire, rien, monsieur, fit Landry Coquenard d’unevoix lamentable.

Et il renseigna:

-Je rentrais au logis. À la pointe Saint-Eustache, j’ai aperçule prévôt et ses archers qui venaient du côté de laCroix-du-Trahoir. Je n’ai pas prêté grande attention à eux, et j’aipoursuivi mon chemin. Au bout d’un certain temps, je me suis aperçuqu’ils suivaient, derrière moi, la même direction que moi. Et,brute stupide que je suis, cela ne m’a pas donne l’éveil. Je suisarrivé rue de la Cossonnerie. Machinalement, je me suis retournépour voir si les archers me suivaient toujours. Et j’ai vu qu’ilsoccupaient la rue du Marché-aux-Poirées, barrant l’entrée de notrerue. Cela m’a étonné et vaguement inquiété. Je me suis avancé ducôté de la rue Saint-Denis. Et j’ai aperçu d’autres archers quibarraient le chemin de ce côté-là. Je me trouvais pris entre cesdeux troupes. J’ai commencé à avoir peur. Mais je n’ai toujours pasflairé la manigance.

Et, s’emportant contre lui-même:

-Que tous les diables cornus de l’enfer m’emportent et mefassent rôtir sur leur gril jusqu’à la consommation dessiècles!

-Continue, dit froidement Pardaillan, et abrège.

-À ce moment, reprit Landry Coquenard, une dizaine d’archerssont entrés dans notre rue. Sur ce ton amène que vous leurconnaissez, ils ont invité les habitants de la rue à verrouillerleurs portes extérieures et à ne plus bouger de chez eux. Quant àceux qui disaient qu’ils ne demeuraient pas dans la rue, on les asommés de déguerpir au plus vite. Ce qu’ils ne se sont pas faitdire deux fois, je vous en réponds.

-En sorte, interrompit Pardaillan, en le fixant de son regardperçant, en sorte que tu aurais pu, à ce moment là, te retirer, situ avais voulu?

-Très facilement, monsieur.

-Pourquoi ne l’as-tu pas fait?

-Parce que, à ce moment, les estafiers de M Concini sontarrivés. En les voyant, j’ai enfin compris, trop tard, hélas! dequoi il retournait!

-C’était plus que jamais le moment de détaler, insistaPardaillan. Car enfin tu es fixé sur le sort que te réserve tonancien maître s’il met la main sur toi.

-Telle a été ma première pensée, en effet. Mais je me suis dit:M.le comte est sûrement là-haut. Peut-être ne se doute-t-il pas dece qui se passe dans la rue. Il peut descendre d’un moment àl’autre, et alors, il est perdu. Il faut que j’aille l’avertir. Etje suis entré, monsieur. Et vous avez vu qu’il était temps pourvous: vous alliez vous jeter dans la gueule du loup. Et je vousassure, monsieur le chevalier, que j’ai été douloureusement surprisquand j’ai vu que vous étiez avec M.le comte.

Le digne Landry Coquenard avait débité cela avec simplicité. Ilne paraissait pas se douter le moins du monde qu’il venaitd’accomplir une action héroïque vraiment admirable.

Odet de Valvert, profondément touché de cette marqued’attachement, se raidissait pour ne pas laisser voir son émotion.Pardaillan le considéra un instant en silence. Et, d’une voix trèsdouce, il prononça:

-Tu es un brave, Landry.

-Non, monsieur, répondit piteusement Landry Coquenard, je suisun poltron. Très poltron même. Je vous assure, monsieur, que cen’est jamais moi qui cherche la bataille. Et si c’est elle qui mecherche, je n’hésite pas à prendre mes jambes à mon cou, sans lamoindre vergogne, si je peux le faire.

-Et si tu ne peux pas prendre la fuite? demanda Pardaillan ensouriant malgré lui.

-Alors, monsieur, fit Landry Coquenard d’un air de résolutionféroce, je défends ma peau… Et rudement, je vous en réponds.

Et naïvement:

-Par le ventre de Dieu, je tiens à ma peau, moi!…

-Eh bien, conclut froidement Pardaillan, tâchons de défendrenotre peau du mieux que nous pourrons, puisque nous sommes menacéstous les trois.

Il observa encore un moment par la fenêtre. Les archers, auxdeux bouts de la rue, demeuraient dans l’attente. Concini et seshommes, devant la porte, n’agissaient pas. Concini s’entretenaitnon sans vivacité avec d’Albaran qui paraissait approuver de latête.

-Que diable peuvent-ils bien comploter? murmura Pardaillan,dépité.

Oui, c’était surtout cette ignorance des intentions de l’ennemiqui était angoissante. En attendant qu’un indice vînt le fixer,Pardaillan se mit à étudier les toits. Et il traduisit sonimpression:

-Si nous sommes acculés à fuir par là, nous avonsquatre-vingt-dix-neuf chances sur cent d’aller nous rompre les ossur le pavé.

-Oui, mais nous avons une chance de nous en tirer, fit observerValvert.

-Évidemment. Si nous ne pouvons pas faire autrement, il faudrabien la courir, cette chance.

-Attention! Ils entrent dans la maison, avertit LandryCoquenard. En effet, une vingtaine d’estafiers entraientsilencieusement en bon ordre, deux par deux. Rospignac avait prisbravement la tête de ses hommes.

Pardaillan et Valvert quittèrent la fenêtre. Landry Coquenardcontinua de surveiller la rue.

-S’ils viennent ici, fit Pardaillan, qui réfléchissait, la portene tiendra pas une minute.

-Nous pouvons nous placer sur l’escalier, proposa Valvert. Iln’est pas si large. À nous deux nous pouvons leur tailler de bonnescroupières.

-Sans doute. Mais ils sont trop. Nous finirons par être accabléssous le nombre. Et puis… il n’est pas dit qu’ils viennent ici. Quisait s’ils ne vont pas nous faire sauter ou mettre le feu à lamaison, comme vous l’avez dit tout à l’heure? fit observerPardaillan.

Et, frappant du pied avec colère:

-Mort diable! je ne veux pas que MmeFausta me tue,moi!… Plus tard, quand j’aurai ruiné ses projets, cela me sera bienégal!… Mais maintenant, au début de la lutte, me laisser supprimer,lui laisser le champ libre, par Pilate, non, ce serait par tropbête!…

-Alors, décidez, monsieur.

-C’est tout décidé: partons, trancha résolument Pardaillan.

Il se retourna vers la fenêtre. Il est certain qu’il avait déjàcalculé toutes ses chances, envisagé toutes les éventualités etfixé la direction qu’il devrait suivre quand il serait sur lestoits, car il prononça:

-Aucun de ces gens ne se risquera à nous poursuivre sur cechemin. Il faut être acculé à la mort, comme nous, pour le faire.Donc pas d’attaque par-derrière à redouter… Donc, je puis, sansscrupule, passer le premier. Je le puis d’autant plus qu’onpourrait nous guetter à une de ces lucarnes que je vois par là.

-Pourquoi, insinua Landry Coquenard, ne pas nous glisser par unede ces lucarnes… si nous réussissons à aller jusque-là?

Pardaillan le dévisagea. Il était un peu pâle, mais en somme, ilne faisait pas trop mauvaise contenance, le digne Landry.

-Crois-tu donc qu’ils ne nous verront pas? dit-il avec douceur.Nous n’aurions fait que reculer pour mieux sauter.

-C’est juste, reconnut Landry.

-Non, reprit Pardaillan, il faut, au contraire, éviter leslucarnes, que nous trouverons sur notre chemin. Fiez-vous-en à moiet suivez-moi… sans perdre pied, si c’est possible.

Il dégaina. Valvert et Landry en firent autant. Il enjamba lafenêtre et se laissa doucement glisser dans l’étroite gouttière.Là, l’épée au poing, il fit deux pas dans la direction des Halleset s’arrêta, attendant ses compagnons.

En bas, dans la rue, son apparition fut saluée par des clameursépouvantables. Aux fenêtres, quelques braves bourgeois éprouvèrentle besoin de donner la mesure de leur courage et de leurmagnanimité en vociférant:

-Le voilà!…

-Le truand se sauve!…

-Sus! arrête! arrête!…

Presque aussitôt après, Landry Coquenard suivit et, derrièrelui, Odet de Valvert parut à son tour. Et cette double apparition,comme la première, fut accueillie par des clameurs sauvages, deshurlements féroces, d’ignobles injures.

-En route, commanda Pardaillan de sa voix brève.

Et il partit aussitôt. Les deux autres le suivaient, l’épée aupoing comme lui. Ils marchaient lentement, mais d’un pas ferme. Ilstenaient les yeux fixés droit devant eux, évitant avec soin deregarder le vide et son attirance mortelle. Et alors, un silencehaletant s’abattit sur la rue.

Pardaillan avançait toujours dans la direction des Halles. Ilsavaient déjà dépassé deux ou trois maisons. Tout à coup, ils’arrêta, et, sans se retourner, commanda:

-Halte!

Et, tout de suite après, il commanda:

-Attention, ils vont nous arquebuser. Couchez-vous sur la pentedu toit.

En parlant ainsi, il leur donnait l’exemple. Ils l’imitèrentavec toute la promptitude que permettait leur équilibre instable.Au même instant, plusieurs détonations éclatèrent et seconfondirent en une formidable explosion. Ils entendirent sifflerles balles au-dessus de leurs têtes et venir s’aplatir avec unbruit sec contre les ardoises dont quelques-unes se détachèrent,roulèrent, tombèrent dans la rue, au milieu de l’épais nuage defumée provoqué par l’explosion.

Pardaillan se redressa avec précaution en disant:

-En route!… Et ne perdons pas une seconde, car il est probablequ’ils vont recommencer.

Ils repartirent de plus belle. Pardaillan allongeait le pasd’une manière sensible. Et les autres, entraînés, faisaient commelui, sans s’en apercevoir peut-être. Ils firent ainsi une vingtainede pas.

En bas, la meute enragée manifestait son dépit par de nouveauxhurlements. Et ils l’entendaient. Ils entendaient les ordres brefsque les chefs lançaient d’une voix rageuse. Aux fenêtres, lesilence continuait à peser. Les badauds féroces qui occupaient cesfenêtres commençaient à sentir confusément la hideur de cetteimpitoyable chasse à l’homme, dans des conditions aussi tragiqueset qui n’étaient vraiment pas à l’honneur des chasseurs. Maintenantils se sentaient angoissés. Et plus d’un qui avait stupidementhurlé: «À mort!» sans savoir pourquoi, se surprenait à souhaiterque les trois hardis compagnons échappassent à leurs implacablesennemis.

Les trois fugitifs avançaient toujours, lentement, maissûrement. Pardaillan guignait le but qu’il se proposait d’atteindreet qui se rapprochait insensiblement. Ce but momentané, c’était larencontre de deux toits. Cela formait une manière d’étroit couloirà droite et à gauche duquel se dressaient les deux toits aux pentesraides. Ces deux toits constituaient ainsi comme deux garde-fousqui rendaient toute chute impossible. Ils se trouveraient dans unespace étroit, encaissé, mais assez solide, et où ils pourraientévoluer avec assurance, délivrés de cette horrible appréhensiond’un faux pas qui pouvait les précipiter dans le vide.

De plus, comme il leur fallait tourner à gauche, ilss’éloigneraient de la rue de la Cossonnerie et de ceux qui lagardaient. Ils deviendraient invisibles, on perdrait leurs traces,on ne pourrait plus les arquebuser froidement comme on venait de lefaire.

En bas, ils comprirent la manœuvre, ils comprirent que leurproie allait leur échapper. De nouvelles vociférations éclatèrent,suivies de nouveaux ordres. Les arquebuses furent rechargées à lahâte.

Pardaillan allongea encore le pas. Et brusquement, il sauta àgauche, disparut en criant:

-Vite.

Il se retourna aussitôt. Landry Coquenard paraissait. Il leharponna solidement, le tira à lui, l’enleva, le poussa derrièrelui. De nouveau, il allongea les puissantes tenailles qu’étaientses mains, saisit Odet de Valvert, comme il avait saisi Landry, lesouleva dans ses bras vigoureux, et se laissa tomber à plat ventre,en l’entraînant avec lui.

Il était temps: une nouvelle détonation, plus formidable que lapremière, salua cette prodigieuse retraite qui venait des’accomplir avec succès et avec une rapidité foudroyante. LorsquePardaillan estima qu’ils devaient être assez loin pour qu’on ne pûtpas les voir, il s’assit le plus commodément qu’il put, etinvita:

-Soufflons un peu.

Ils s’accommodèrent de leur mieux comme lui, et ils soufflèrent.Ils en avaient besoin. Ils étaient haletants, livides, hérissés,ruisselants de sueur. Maintenant que la réaction se faisait, ils sesentaient à bout de forces. Ils durent s’appuyer les épaules autoit. Et ils restèrent ainsi étendus, face au soleil qui lesréchauffait de ses rayons bienfaisants. Ils restèrent ainsi un longmoment, sans trouver la force de parler, la tête vide depensées.

Ce fut Pardaillan qui, le premier, reprit ses esprits, sesecoua, revint au sentiment de la réalité. Et il les galvanisa endisant:

-Il ne s’agit pas de s’endormir ici. Tout n’est pas dit encore,nous sommes loin d’être hors d’affaire. Ce que nous avons faitjusqu’ici n’est rien comparé à ce qui nous reste à faire.

Ils se redressèrent tous les deux, aussi résolus l’un quel’autre. Ils repartirent, Pardaillan ayant repris la tête. Durantun assez long temps, ils marchèrent facilement et sans risque: ilstournaient et viraient constamment entre deux toits. Oùallaient-ils ainsi et où se trouvaient-ils? Pardaillan le savait,lui, évidemment. Mais il ne le disait pas. Quant à Odet et àLandry, leur confiance en lui était telle qu’ils le suivaient sanss’inquiéter que de ne pas tomber et sans songer à poser desquestions.

Tout à coup, Pardaillan s’arrêta. Ils étaient encore entre deuxtoits. Mais à dix pas devant eux, c’était de nouveau le vide qu’ilsallaient trouver. Pardaillan les prévint. Et quand nous disonsles, nous nous exprimons mal: il est certain que ce qu’ilen disait, c’était plutôt pour Landry Coquenard qu’il neconnaissait pas suffisamment. Donc Pardaillan prévint:

-Attention, nous allons de nouveau nous engager sur unegouttière. Nous aurons de nouveau le vide à notre droite. Un fauxpas, un étourdissement, et c’est la chute, c’est l’écrasement surle pavé.

Landry Coquenard sentit si bien que c’était pour lui seul qu’ilparlait qu’il répondit, tandis que son maître se taisait:

-Je commence à m’habituer au vertige, monsieur.

-En outre, continua Pardaillan, ces loups enragés vont nous voirde nouveau. Ce n’est pas que je craigne leur arquebusade: noussommes trop loin maintenant. Mais c’est que j’aurais voulu leurdissimuler la direction que nous allons suivre.

Et, avec un soupir de regret:

-Malheureusement, c’est impossible. N’en parlons donc plus. Ilréfléchit une seconde et reprit:

-Nous allons donc suivre cette gouttière. Elle nous mènera à untoit fort aigu. Ce toit nous pouvons le longer, comme nous allonslonger celui-ci. Mais alors nous reviendrons à la rue de laCossonnerie où nous finirons par être pris si nous essayons dedescendre. Maintenant, retiens bien ceci, ajouta-t-il ens’adressant directement à Landry, si nous parvenons à franchir cetoit, de l’autre côté, nous trouverons peut-être une chance desalut. Note bien que je dis: peut-être. C’est-à-dire que je n’ensuis pas sûr du tout.

-Franchir ce toit, s’inquiéta Landry Coquenard, c’est qu’il estdiablement raide, monsieur! Ce sera miracle vraiment si nous neglissons pas et si nous n’allons pas nous rompre les os en bas!

-C’est à voir, fit Pardaillan de son air froid. Si tu ne crainspas de tomber vivant entre les mains de ton ancien maître, retournesur tes pas, enjambe la première lucarne que tu trouveras etdescends te livrer à Concini. Nous deux, Valvert et moi, nouspréférons courir le risque de nous rompre les os. Ce qui nousarrivera probablement, car la manœuvre, difficilement réalisable àtrois, devient presque impossible à deux. Décide-toi.

-C’est tout décidé, fit résolument Landry, la mort plutôt que detomber vivant entre les mains de Concini. Aussi bien, monsieur,s’il faut faire le plongeon, peu importe que ce soit ici, là, ouailleurs. Pardaillan le vit très décidé. Il sourit.

-Je vais vous expliquer la manœuvre, dit-il. Et il la leurexpliqua, en effet.

-C’est compris? dit-il en terminant.

-C’est compris, monsieur, répondit Landry.

-Tu te sens assez fort, n’est-ce pas?

-Ne craignez rien, monsieur, je suis plus solide qu’il n’yparaît, rassura Landry.

-Allons-y, en ce cas, commanda Pardaillan, du sang-froid, ettout ira bien.

Il repartit en tête. Il s’engagea sur la gouttière, la longea,parvint au toit qu’il avait signalé et s’arrêta à l’endroit qu’ils’était fixé. Ils avaient repris leur ordre primitif. Landry aumilieu, Odet en queue. Et, dès qu’ils parurent, les cris éclatèrentdans la rue, signalant qu’on les avait vus. Heureusement, commel’avait fait observer Pardaillan, ils étaient hors de la portée desballes. Quand même quelques coups de feu isolés partirent: poudrebrûlée bien inutilement.

Pardaillan attendit, immobile sur le bord du toit, le vide béantà son côté et où il suffisait du moindre faux mouvement pour qu’ilfût précipité. Landry s’arrêta près de lui. Il se courba avecprécaution, se coucha sur la pente raide du toit, le dos tourné auvide, les pieds solidement calés dans la gouttière. Quand il sesentit bien d’aplomb, il se raidit de toutes ses forces endisant:

-Hop!

C’était le signal attendu par Valvert qui avait dû s’immobilisercomme Pardaillan. Aussitôt, il enjamba les pieds de Landry et selaissa aller doucement à plat ventre sur son dos. Il ne demeura paslà un vingtième de seconde. Il se mit à grimper avec une adresse,une agilité et une légèreté vraiment admirables. Il parvint auxépaules de Landry, sur lesquelles il posa les pieds. Alors Landryleva les mains et le saisit solidement aux chevilles.

C’était le deuxième échelon de cette fantastique échelle humainequi se dressait ainsi sur la pente raide et glissante du toit,au-dessus de l’abîme.

Dans la rue, le silence s’était de nouveau abattu: Concini,d’Albaran, Rospignac, tous les autres suivaient des yeuxl’effrayante et folle manœuvre, avec, certes, l’espoir qu’elleaboutirait à une catastrophe, mais non sans un sentimentd’admiration pour les braves qui l’accomplissaient.

Se sentant calé, Valvert à son tour lança le signal qu’attendaitle chevalier. À son tour, celui-ci répéta, avec autant d’adresse etd’agilité, la même manœuvre. Et il atteignit la crête du toit qu’ildépassait des épaules. Il l’agrippa, se hissa à la force despoignets, l’enjamba, et se coucha à plat ventre dessus, les jambespendantes de chaque côté.

Cela ne lui avait peut-être pas pris une seconde. Il nes’attarda pas. Il se cala bien, raidit ses muscles et tendit lamain à Valvert qui la saisit. Alors Pardaillan, lentement,méthodiquement, sûrement, avec une force que décuplait l’imminencedu péril, tira à lui… Il amena Valvert qui traînait après luiLandry Coquenard suspendu à ses chevilles.

Les mains de Valvert arrivèrent à la hauteur de la crêtequ’elles saisirent. À son tour, et aidé par Pardaillan quil’empoigna par les épaules, il se hissa à la force des poignets.Landry Coquenard se trouva amené à la portée de la main dePardaillan. Cette tenaille vivante l’agrippa et ne le lâcha plus.Par contre, il lâcha, lui, les chevilles de son maître qui setrouva bientôt à cheval sur la crête du toit et s’écarta pour luifaire place.

Landry Coquenard n’eut même pas la peine de se livrer à unegymnastique quelconque. Pardaillan et Valvert, qui l’avait saisi deson côté, l’enlevèrent comme une plume, le couchèrent à plat ventreentre eux.

Ils soufflèrent. Oh! pas longtemps: une seconde à peine. Ilsrecommencèrent tout de suite la manœuvre pour descendre le toit,plus périlleuse, plus difficultueuse certes que l’ascension.Seulement, cette fois, ce fut Pardaillan qui descendit le premier,se réservant, comme toujours, le rôle qui exigeait le plus de forceet d’adresse.

Il se suspendit aux chevilles de Valvert, lui-même suspendu auxchevilles de Landry Coquenard, et se laissa glisser jusqu’auchéneau. Ceci n’était rien, comparé à ce qui restait à accomplirpour achever heureusement la manœuvre.

Landry Coquenard était resté en haut du toit à la crête duquelil se tenait cramponné des deux mains. Dès que Pardaillan sentitses pieds bien d’aplomb dans le chéneau, il harponna solidementValvert qui lui-même tenait Landry, et il commanda:

-Hop!

Aussitôt Landry Coquenard ouvrit les mains et ferma les yeux,sentant très bien que c’était l’instant critique et que leur vie àtous les trois était à la merci d’une défaillance dePardaillan.

Mais Pardaillan soutint le formidable, le surhumain effort sansfaiblir. À bout de bras, presque, il amena ses deux compagnons dansle chéneau, près de lui. Ils repartirent de plus belle, avec un peuplus d’assurance parce qu’ils se sentaient sur un espace un peuplus large, où le faux pas mortel était moins à redouter.

Dans la rue, on les avait vus disparaître de nouveau. Mais onvoyait bien où ils pouvaient aller. Et ç’avait été la ruée vers lesHalles.

Eux, ils n’avaient rien vu: ils regardaient droit devant eux,sachant bien qu’ils ne pouvaient pas se permettre la plus petite,la plus brève distraction. Mais ils se doutaient bien que la meuteallait les atteindre au tournant du chemin. Et il fallait y arriveravant elle. C’est pourquoi ils se hâtaient autant qu’ils lepouvaient.

Espéraient-ils encore s’en tirer? Cette chance unique etproblématique dont Pardaillan avait parlé s’offrait-elle à eux, oubien venait-elle de s’évanouir? Nous pencherions plutôt pour cettedernière supposition, car ils avaient l’air horriblement déçus etdésespérés.

Cependant, ils continuaient d’avancer, cherchant nous ne savonstrop quoi, espérant peut-être ils ne savaient pas eux-mêmes quelmiracle. Tout à coup Pardaillan s’arrêta et, avec une voix quiavait des vibrations étranges, il prononça:

-C’est ici la fin. Sautons.

Et ils se lancèrent tous les trois dans le vide.

Dans la rue du Marché-aux-Poirées, suivi de sa meute hurlante,Concini, fou de rage en voyant que sa proie venait de lui échapperen se réfugiant dans les bras de la mort, Concini se hâtaitd’accourir, voulant au moins se donner la satisfaction decontempler et d’insulter les cadavres de ceux qu’il haïssait d’unehaine mortelle.

D’Albaran le suivait de son pas tranquille et pesant. Ilparaissait satisfait, lui, et il avait lieu de l’être, puisque samission était heureusement accomplie: Fausta ne lui avait pasdemandé de prendre Pardaillan vivant pour le torturer comme rêvaitde le faire Concini. Elle lui avait simplement demandé de lesupprimer par n’importe quel moyen.

Or Pardaillan avait sauté du haut du toit: quatre étages. Ilétait hors de doute qu’il était venu s’écraser sur le pavé.Peut-être n’était-il pas encore trépassé. En tout cas, après unechute pareille, il ne pouvait agoniser longtemps. D’Albaran pouvaitdire en toute assurance que sa maîtresse était débarrassée delui.

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