La Fin de Pardaillan

La Fin de Pardaillan

de Michel Zévaco

Chapitre 1 RUE SAINT-HONORÉ

Une matinée de printemps claire, caressée de brises folles parfumées par les arbres en fleur des jardins du Louvre proches…

C’était l’heure où les ménagères vont aux provisions. Dans la rue Saint-Honoré grouillait une foule bariolée et affairée. Les marchands ambulants, portant leur marchandise sur des éventaires,les moines quêteurs et les aveugles des Quinze-Vingts, la besace sur l’épaule, allaient et venaient, assourdissant les passants de leurs « cris » lancés d’une voix glapissante, agitant leurs sonnettes ou leurs crécelles.

À l’entrée de la rue de Grenelle (rue J. -J. Rousseau) moins animée, stationnait une litière très simple, sans armoiries, dont les mantelets de cuir étaient hermétiquement fermés. Derrière la litière, à quelques pas, une escorte d’une dizaine de gaillards armés jusqu’aux dents : figures effrayantes de coupe-jarrets d’aspect formidable, malgré la richesse des costumes de teinte sombre. Tous montés sur de vigoureux rouans, tous silencieux, raides sur les selles luxueusement caparaçonnées,pareils à des statues équestres, les yeux fixés sur un cavalier –autre statue équestre formidable – lequel se tenait à droite de la litière, contre le mantelet. Celui-là était un colosse énorme, ungéant comme on en voit fort peu, avec de larges épaules capables desupporter sans faiblir des charges effroyables, et qui devait êtredoué d’une force extraordinaire. Celui-là, assurément, était ungentilhomme, car il avait grand air, sous le costume de veloursviolet, d’une opulente simplicité, qu’il portait avec une éléganceimposante. De même que les dix formidables coupe-jarrets – dont ilétait sans nul doute le chef redouté – tenaient les yeux fixés surlui, prêts à obéir au moindre geste ; lui, indifférent à toutce qui se passait autour de lui, tenait son regard constamment rivésur le mantelet près duquel il se tenait. Lui aussi, de touteévidence, se tenait prêt à obéir à un ordre qui, à tout instant,pouvait être lancé de l’intérieur, de cette litière simystérieusement calfeutrée.

Enfin, à gauche de la litière, à pied, se tenait unefemme : costume pauvre d’une femme du peuple, d’uneirréprochable propreté, teint blafard, sourire visqueux, âgeimprécis : peut-être quarante ans, peut-être soixante.Celle-là ne s’occupait pas de la litière contre laquelle elle setenait collée. Son œil à demi fermé, singulièrement papillotant,louchait constamment du côté de la rue Saint-Honoré, surveillaitattentivement le va-et-vient incessant de la cohue.

Tout à coup elle plaqua ses lèvres contre le mantelet et, à voixbasse elle lança cet avertissement :

– La voici, madame, c’est Muguette, ou Brin de Muguet,comme on l’appelle.

Un coin du lourd mantelet se souleva imperceptiblement. Deuxyeux larges et profonds, d’une angoissante douceur, parurent entreles plis et regardèrent avec une ardente attention celle que lavieille venait de désigner sous ce nom poétique de Brin deMuguet.

C’était une jeune fille de dix-sept ans à peine, une adorableapparition de jeunesse radieuse, de charme et de beauté. Fine,souple, elle était gentille à ravir dans sa coquette et presqueluxueuse robe de nuance éclatante, laissant à découvert deschevilles d’une finesse aristocratique, un mignon petit piedélégamment chaussé. Sous la collerette, rabattue, garnie dedentelle, d’où émergeait un cou d’une admirable pureté de ligne, unlarge ruban de soie maintenait devant elle un petit éventaired’osier sur lequel des bottes de fleurs étaient étalées en undésordre qui attestait un goût très sûr. L’œil espiègle, le sourirerelevé d’une pointe de malice, le teint d’une blancheuréblouissante, capable de faire pâlir les beaux lis qu’elle portaitdevant elle, la démarche assurée, vive, légère, infinimentgracieuse, elle évoluait parmi la cohue avec une aisanceremarquable. Et d’une voix harmonieuse, singulièrement prenante,elle lançait son « cri » :

– Fleurissez-vous !… Voici Brin de Muguet avec des liset des roses !… Fleurissez-vous, gentilles dames et gentilsseigneurs !

Et la foule accueillait celle qui se donnait à elle-même ce nomde fleur, frais et pimpant : Brin de Muguet, avec des souriresattendris, une sympathie manifeste. Et à voir l’empressement aveclequel les « gentilles dames et les gentils seigneurs » –qui n’étaient souvent que de braves bourgeois ou de simples gens dupeuple – achetaient ses fleurs sans marchander, il était non moinsmanifeste que cette petite bouquetière des rues était commel’enfant gâtée de la foule, une manière de petit personnagejouissant au plus haut point de cette chose inconstante et fragilequ’on appelle la popularité. Il est certain que ce joli nom :Brin de Muguet – qui semblait être fait exprès pour elle tant illui allait à ravir – ce nom que d’aucuns abrégeaient en disantsimplement Muguette, voltigeait sur toutes les lèvres avec unesorte d’affection émue. Il est certain aussi qu’elle devait faired’excellentes affaires, car son éventaire se vidait avec rapidité,cependant que s’enflait le petit sac de cuir pendu à sa ceinture,dans lequel elle enfermait sa recette à mesure.

Derrière Brin de Muguet, à distance respectueuse, sans qu’elleparût le remarquer, un jeune homme suivait toutes ses évolutionsavec une patience de chasseur à l’affût, ou d’amoureux. C’était untout jeune homme – vingt ans à peine – mince, souple comme une lamed’acier vivante, fier, très élégant dans son costume de veloursgris un peu fatigué et faisant sonner haut les énormes éperons deses longues bottes de daim souple, moulant une jambe fine etnerveuse jusqu’à mi-cuisse. Une de ces étincelantes physionomies oùse voyait un mélange piquant de mâle hardiesse et de puériletimidité. Il tenait à la main un beau lis éclatant et, de temps entemps, il le portait à ses lèvres avec une sorte de ferveurreligieuse, sous prétexte d’en respirer l’odeur. Il est certainqu’il avait acheté cette fleur à la petite bouquetière des rues. Àvoir les regards chargés de passion qu’il fixait sur elle, de loin,on ne pouvait se tromper : c’était un amoureux. Un amoureuxtimide qui, en toute certitude, n’avait pas encore osé sedéclarer.

La mystérieuse dame invisible, qui se tenait attentive derrièreles mantelets légèrement soulevés de sa litière, ne remarqua pas cejeune homme. Ses grands yeux noirs d’une angoissante douceur – toutce que nous voyons d’elle pour l’instant – se tenaient obstinémentfixés sur la gracieuse jeune fille et l’étudiaient avec une sûretéqui, avec des yeux comme ceux-là, devait être remarquable. Après unassez long examen, elle laissa tomber à travers le mantelet, d’unevoix de douceur étrangement pénétrante :

– Cette jeune fille a l’air d’être très connue et trèsaimée du populaire.

– Si elle est connue ! s’exclama la vieille, je croisbien, seigneur ! Quand je suis revenue à Paris, il y a unequinzaine, je n’entendais parler partout que de Muguette ou de Brinde Muguet. J’étais loin de me douter que c’était elle. Quand jel’ai rencontrée par hasard, quelques jours plus tard, j’ai ététellement saisie que je n’ai pas su l’aborder. Et, quand j’ai voulule faire, elle avait disparu.

– Et tu es sûre que c’est bien la même qui te fut remise,enfant nouveau-né, par Landry Coquenard ?

– Lequel Landry Coquenard était alors l’homme de confiance,l’âme damnée de signor Concino Concini, lequel n’était pas alors…suffit… Oui, madame, c’est bien elle !… c’est la fille deConcini !…

Ceci était prononcé avec la force d’une conviction que rien nepouvait ébranler. Il y eut un silence bref, au bout duquel la dameinvisible posa cette autre question :

– La fille de Concini et de qui ?… Lesais-tu ?

Cette question était posée avec une indifférence apparente. Maisl’insistance avec laquelle les yeux noirs fouillaient les yeuxpapillotants de la vieille penchée sur le mantelet indiquait quecette indifférence était affectée.

– De qui, répondit la vieille en hochant la tête d’un airdépité, voilà la grande question !… Vous pensez bien, madame,que j’ai cherché à découvrir le nom de la mère. Le diablet’embrouille ! C’est qu’il en avait des maîtresses, dans cetemps-là, le seigneur Concini !… Tout de même j’auraispeut-être fini par trouver. Mais je ne suis pas italienne, moi.

« Pour une misère, une niaiserie, je venais de perdre laplace que j’occupais dans une noble famille de Florence.

– Tu avais volé ta maîtresse, interrompit la dameinvisible, sans d’ailleurs marquer la moindre réprobation.

– Volé ! s’indigna la vieille, si on peut dire !…Voilà un bien gros mot pour un malheureux bijou qui ne valait pascent ducats !… Quoi qu’il en soit, madame, non seulementj’étais chassée, mais encore il me fallait quitter la Toscane si jene voulais tâter des geôles italiennes. C’est à ce moment queLandry Coquenard, avec lequel j’étais liée, vu que nous étionsfrançais tous les deux, me remit la petite que j’emportai avec moi.Allez donc faire des recherches dans ces conditions… surtout quandon n’est pas riche.

Et avec un soupir de regret intraduisible, elleajouta :

– Non, madame, je ne sais malheureusement pas le nom de lamère !… Et c’est bien dommage… car il y avait peut-être unefortune à gagner avec ce secret-là !…

Elle était sincère, c’était évident. C’est ce que dut se dire ladame invisible, car aussitôt ses yeux cessèrent de la fouiller pourse reporter sur Brin de Muguet qui continuait son gracieux manège,sans se douter qu’on s’occupait ainsi d’elle. Et revenant à lavieille, attentive, elle insista :

– Tu es bien sûre que c’est elle ?… Tu es bien sûre dene pas te tromper ?

– Voyons, madame, je l’ai élevée jusqu’à quatorze ans, moi,cette petite. Il n’y a guère plus de trois ans qu’elle m’a plantéelà en me jouant un tour abominable qui… Mais suffit, ceci, ce sontmes petites affaires… Elle n’est pas changée, allez. Elle a un peugrandi, un peu renforci, mais c’est toujours elle, et je l’aireconnue du premier coup d’œil.

Et se tournant vers la jeune fille, une lueur mauvaise dans lesyeux, les lèvres pincées, la voix sèche, menaçante :

– Tenez, regardez-la faire… C’est pourtant moi qui lui aiappris son métier, moi qui me suis sacrifiée pour elle… Enramasse-t-elle, de l’argent, en ramasse-t-elle !… En bonnejustice, c’est à moi qu’il devrait revenir tout cet argent… et il yen a !… La gueuse ! elle me pille, elle me vole, ellem’assassine ! Je ne sais ce qui me retient d’aller lui mettrela main au collet et de la ramener au logis à grand renfort debourrades… après lui avoir subtilisé tout cet argent qu’elleentasse dans son sac de crainte d’accident.

– Eh bien, fit la dame invisible, va. C’est en effet lemeilleur moyen de m’assurer qu’il n’y a pas de confusionpossible.

La vieille, avec une grimace de satisfaction hideuse, allaits’élancer.

– Un instant, commanda la dame, il ne s’agit pas d’allerinjurier, maltraiter et dépouiller cette enfant. Sur ta vie, je tedéfends de t’occuper d’elle qui m’appartient désormais.

Ceci avait été prononcé sans élever la voix qui avait conservéson inaltérable douceur pénétrante. Mais il y avait un tel accentd’indicible autorité dans cette voix, ces beaux yeux sombres, d’unesi angoissante douceur, eurent soudain une telle fulguration, quela vieille sentit le frisson de la petite mort lui secouerl’échine. Et se courbant presque jusqu’à l’agenouillement, ellegrelotta :

– J’obéirai, madame, j’obéirai.

– Au reste, reprit la dame, tu ne perdras rien. Je t’achèteles prétendus droits sur cette enfant. Et je te payerai au centuplece qu’elle aurait jamais pu te rapporter. Va, maintenant, va, etsois douce… si tu peux.

La vieille se courba de nouveau, avec, cette fois, une grimacede jubilation intense au lieu de sa précédente grimace de terreur.Et tandis qu’elle se coulait vers la rue Saint-Honoré, rasant lesmaisons en une démarche oblique qui la faisait ressembler à quelquelarve monstrueuse, une flamme de cupidité dans ses yeux fuyants,elle songeait à part elle :

« Ma fortune est faite !… C’est une vraie bénédictionpour moi d’avoir rencontré cette illustre dame si riche et sigénéreuse !… »

Cependant, il faut croire que la cupidité était insatiable chezelle ; car, aussitôt après s’être réjouie ; elle selamentait avec un regret amer :

« Si seulement je pouvais faire dire à cette petite pestede Muguette – puisque c’est ainsi qu’on l’appelle maintenant – sije pouvais lui faire dire ce qu’elle a fait de la petite Loïsequ’elle m’a volée quand elle s’est sauvée de chez moi, c’est celaqui ferait tomber dans ma bourse une appréciable quantité d’écus deplus. Et ce n’est pas à dédaigner. Elle ne sait pas, elle, mais jesais, moi, que cette petite Loïse est l’unique enfant du sire dePardaillan qu’on dit très riche dans son pays de Saugis, et qui,j’en suis sûre, n’hésiterait pas à sacrifier toute sa fortune pourretrouver son enfant bien-aimée. C’est à voir, cela, c’est àvoir !… »

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