La fin du monde

La fin du monde

de Camille Flammarion

Je vis ensuite un ciel nouveau et une terre nouvelle ; car le premier ciel et la première terre étaient passés.

APOCALYPSE, XXI, 1

LA FIN DU MONDE

Partie 1

AU VINGT-CINQUIÈME SIÈCLE. – LES THÉORIES

Chapitre 1 LA MENACE CÉLESTE

Impiaque aeternam timuerunt saecula noctem.

Virgile, Géorgiques, I, 468.

Le magnifique pont de marbre qui relie la rue de Rennes à la rue du Louvre et qui, bordé par les statues des savants et des philosophes célèbres, dessine une avenue monumentale conduisant au nouveau portique de l’Institut, était absolument noir de monde. Une foule houleuse roulait, plutôt qu’elle ne marchait,le long des quais, débordant de toutes les rues et se pressant vers le portique envahi depuis longtemps par un flot tumultueux. Jamais,autrefois, avant la constitution des États-Unis d’Europe, à l’époque barbare où la force primait le droit, où le militarisme gouvernait l’humanité et où l’infamie de la guerre broyait sans arrêt l’immense bêtise humaine, jamais, dans les grandes émeutes révolutionnaires ou dans les jours de fièvre qui marquaient les déclarations de guerre, jamais les abords de la Chambre des représentants du peuple ni la place de la Concorde n’avaient présenté pareil spectacle. Ce n’étaient plus des groupes de fanatiques réunis autour d’un drapeau, marchant à quelque conquête du glaive, suivis de bandes de curieux et de désœuvrés« allant voir ce qui se passerait » ; c’était la population tout entière, inquiète, agitée, terrifiée,indistinctement composée de toutes les classes de la société,suspendue à la décision d’un oracle, attendant fiévreusement le résultat du calcul qu’un astronome célèbre devait faire connaître ce lundi là, à trois heures, à la séance de l’Académie des sciences. À travers la transformation politique et sociale des hommes et des choses, l’Institut de France durait toujours, tenant encore en Europe la palme des sciences, des lettres et des arts. Le centre de la civilisation s’était toutefois déplacé, et le foyer du progrès brillait alors dans l’Amérique du Nord, sur les bords du lac Michigan.

Nous sommes au vingt-cinquième siècle.

Ce nouveau palais de l’Institut, qui élevait dans les airs ses terrasses et ses dômes, avait été édifié à la fin du vingtième siècle sur les ruines laissées par la grande révolution sociale des anarchistes internationaux qui, en 1950,avaient fait sauter une partie de la grande métropole française,comme une soupape sur un cratère.

La veille, le dimanche, tout Paris, répandupar les boulevards et les places publiques, aurait pu être vu de lanacelle d’un ballon, marchant lentement et comme désespéré, nes’intéressant plus à rien au monde. Les joyeux aéronefs nesillonnaient plus l’espace avec leur vivacité habituelle. Lesaéroplanes, les aviateurs, les poissons aériens, les oiseauxmécaniques, les hélicoptères électriques, les machines volantes,tout s’était ralenti, presque arrêté. Les gares aéronautiquesélevées au sommet des tours et des édifices étaient vides etsolitaires. La vie humaine semblait suspendue dans son cours.L’inquiétude était peinte sur tous les visages. On s’abordait sansse connaître. Et toujours la même question sortait des lèvrespâlies et tremblantes : « C’est donc vrai !… »La plus effroyable épidémie aurait moins terrifié les cœurs que laprédiction astronomique si universellement commentée ; elleaurait fait moins de victimes, car déjà la mortalité commençait àcroître par une cause inconnue. À tout moment, chacun se sentaittraversé d’un électrique frisson de terreur. Quelques-uns, voulantparaître plus énergiques, moins alarmés, jetaient parfois une notede doute ou même d’espérance : « On peut setromper », ou bien : « Elle passera à côté »,ou encore « Ça ne sera rien, on en sera quitte pour lapeur », ou quelques autres palliatifs du même ordre.

Mais l’attente, l’incertitude est souvent plusterrible que la catastrophe même. Un coup brutal nous frappe unebonne fois et nous assomme plus ou moins. On se réveille, on enprend son parti, on se remet et l’on continue de vivre. Ici,c’était l’inconnu, l’approche d’un événement inévitable,mystérieux, extra-terrestre et formidable. On devait mourir,sûrement ; mais comment ? Choc, écrasement, chaleurincendiaire, flamboiement du globe, empoisonnement de l’atmosphère,étouffement des poumons…, quel supplice attendait les hommes ?Menace plus horripilante que la mort elle-même ! Notre âme nepeut, souffrir que jusqu’à une certaine limite. Craindre sanscesse, se demander chaque soir ce qui nous attend pour lelendemain, c’est subir mille morts. Et la Peur ! la Peur quifige le sang dans les artères et qui anéantit les âmes, la Peur,spectre invisible, hantait toutes les pensées, frissonnantes etchancelantes.

Depuis près d’un mois, toutes les transactionscommerciales étaient arrêtées ; depuis quinze jours le Comitédes Administrateurs (qui remplaçait la Chambre et le Sénatd’autrefois) avait suspendu ses séances, la divagation y ayantatteint son comble. Depuis huit jours, la Bourse était fermée àParis, à Londres, à New-York, à Chicago, à Melbourne, à Liberty, àPékin. À quoi bon s’occuper d’affaires, de politique intérieure ouextérieure, de questions de budget ou de réformes, si le monde vafinir ? Ah ! la politique ! Se souvenait-on mêmed’en avoir jamais fait ? Les outres étaient dégonflées. Lestribunaux eux-mêmes n’avaient plus aucune cause en vue : onn’assassine pas lorsqu’on attend la fin du monde. L’humanité netenait plus à rien ; son cœur précipitait ses battements,comme prêt à s’arrêter. On ne voyait partout que des visagesdéfaits, des figures hâves, abîmées par l’insomnie. Seule, lacoquetterie féminine résistait encore, mais à peine, d’une façonsuperficielle, hâtive, éphémère, sans souci du lendemain.

C’est que, du reste, la situation était grave,à peu près désespérée, même aux yeux des plus stoïques. Jamais,dans l’histoire entière de l’humanité, jamais la race d’Adam nes’était trouvée en présence d’un tel péril. Les menaces du cielposaient devant elle, sans rémission, une question de vie ou demort.

Mais remontons au début.

Trois mois environ avant le jour où noussommes, le Directeur de l’Observatoire du mont Gaorisankar avaittéléphoné aux principaux Observatoires du globe, et notamment àcelui de Paris[1], une dépêche ainsi conçue :

« Une comète télescopique a étédécouverte cette nuit par21h16m42s d’ascension droite et49°53’45 » de déclinaison boréale. Mouvement diurne très faible. Lacomète est verdâtre. »

Il ne se passait pas de mois sans que descomètes télescopiques fussent découvertes et annoncées aux diversObservatoires, surtout depuis, que des astronomes intrépidesétaient installés : en Asie, sur les hauts sommets duGaorisankar, du Dapsang et du Kintchindjinga ; dans l’Amériquedu Sud, sur l’Aconcagua, l’Illampon et le Chimborazo, ainsi qu’enAfrique sur le Kilima-N’djaro et en Europe sur l’Elbrouz et leMont-Blanc. Aussi cette annonce n’avait-elle pas plus frappé lesastronomes que toutes celles du même genre que l’on avaitl’habitude de recevoir. Un grand nombre d’observateurs avaientcherché la comète à la position indiquée et l’avaient suivie avecsoin. Les Neuastronomischenachrichten en avaient publié lesobservations, et un mathématicien allemand avait calculé unepremière orbite provisoire, avec les éphémérides du mouvement.

À peine cette orbite et ces éphéméridesavaient-elles été publiées, qu’un savant japonais avait fait uneremarque fort curieuse. D’après le calcul, la comète devaitdescendre des hauteurs de l’infini vers le Soleil, et venirtraverser le plan de : l’écliptique vers le 20 juillet, en unpoint peu éloigné de celui où devait se trouver la Terre à cetteépoque. « Il serait, disait-il, du plus haut intérêt, demultiplier les observations et de reprendre le calcul pour déciderà quelle distance la comète passera de notre planète et si elle neviendra pas heurter même la Terre ou la Lune… »

Une jeune lauréate de l’Institut, candidate àla direction de l’Observatoire, avait saisi l’insinuation au bondet s’était postée au bureau téléphonique de l’établissement centralpour capter immédiatement au passage toutes les observationscommuniquées. En moins de dix jours, elle en avait recueilli plusd’une centaine et, sans perdre un instant, avait passé trois jourset trois longues nuits à recommencer le calcul sur toute la sériedes observations. Le résultat avait été que le calculateur allemandavait commis une erreur dans la distance du périhélie et que laconclusion tirée par l’astronome japonais était inexacte quant à ladate du passage à travers le plan de l’écliptique, lequel passageétait avancé de cinq ou six jours ; mais l’intérêt du problèmedevenait encore plus grand, car la distance minimum de la comète àla Terre paraissait encore plus faible que ne l’avait cru le savantjaponais. Sans parler pour le moment de la possibilité d’unerencontre, on avait l’espoir de trouver dans l’énorme perturbationque l’astre errant allait subir de la part de la Terre et de laLune un moyen nouveau de déterminer avec une précisionextraordinaire la masse de la Lune et celle de la Terre, etpeut-être même des indications précieuses sur la répartition desdensités à l’intérieur de notre globe. Aussi la jeune calculatricerenchérissait encore sur les invitations précédentes en montrantcombien il était important d’avoir des observations nombreuses etprécises. La veille de la séance, elle avait complètement expliquél’orbite en comité académique.

C’est à l’Observatoire du Gaorisankar,toutefois, que toutes les observations de la comète étaientcentralisées. Établi sur le sommet le plus élevé du monde, à 8000mètres d’altitude, au milieu des neiges éternelles que les nouveauxprocédés de la chimie électrique avaient chassées à plusieurskilomètres tout autour du sanctuaire, dominant presque toujours deplusieurs centaines de mètres les nuages les plus élevés, planantdans une atmosphère pure et raréfiée, la vision naturelle ettélescopique y était vraiment centuplée. On y distinguait à l’œilnu les cirques de la Lune, les satellites de Jupiter et les phasesde Vénus. Depuis neuf ou dix générations déjà, plusieurs famillesd’astronomes séjournaient sur le mont asiatique, lentement etgraduellement acclimatées à la raréfaction de l’atmosphère. Lespremières avaient rapidement succombé. Mais la science etl’industrie étaient parvenues à tempérer les rigueurs du froid enemmagasinant les rayons du Soleil, et l’acclimatement s’était faitgraduellement, aussi bien que dans les temps anciens à Quito et àBogota, où l’on voyait, dès le dix-huitième ou le dix-neuvièmesiècle, des populations heureuses vivre dans l’abondance, de jeunesfemmes danser sans fatigue des nuits entières, à une altitude oùles ascensionnistes du Mont-Blanc, en Europe, pouvaient à peinefaire quelques pas sans manquer de respiration. Une petite colonieastronomique s’était progressivement installée sur les flancs del’Himalaya, et l’Observatoire avait acquis par ses travaux et parses découvertes l’honneur d’être considéré comme le premier dumonde. Son principal instrument était le fameux équatorial de centmètres de foyer à l’aide duquel on était parvenu enfin à déchiffrerles signaux hiéroglyphiques adressés inutilement à la Terre depuisplusieurs milliers d’années par les habitants de la planèteMars.

Tandis que les astronomes européensdiscutaient sur l’orbite de la nouvelle comète et constataient quevraiment cette orbite devait passer par notre planète et que lesdeux corps se rencontreraient dans l’espace, l’Observatoirehimalayen avait envoyé un nouveau phonogramme :

« La comète va devenir visible àl’œil nu. Toujours verdâtre. ELLE SE DIRIGE VERS LATERRE. »

L’accord absolu des calculs astronomiques,qu’ils vinssent d’Europe, d’Amérique ou d’Asie, ne pouvait plusoffrir le moindre doute sur leur précision.

Les journaux quotidiens lancèrent dans lepublic la nouvelle alarmante, en l’accompagnant de commentairestragiques et d’interviews multipliés dans lesquels ils faisaienttenir aux savants les discours les plus étranges.

C’était à qui renchérirait sur les donnéesexactes du calcul, en les aggravant de dissertations plus ou moinsfantaisistes. Mais, depuis longtemps, tous les journaux du monde,sans exception, étaient devenus de simples opérations mercantiles.La presse, qui avait rendu autrefois tant de services àl’affranchissement de la pensée humaine, à la liberté et auprogrès, était à la solde des gouvernants et des gros capitalistes,avilie par des compromissions financières de tout genre. Toutjournal était un mode de commerce. La seule question pour chacund’eux se résumait à vendre chaque jour le plus grand nombre defeuilles possible et à faire payer leurs lignes par des annoncesplus ou moins déguisées : « Faire des affaires», toutétait là. Ils inventaient de fausses nouvelles qu’ils démentaienttranquillement le lendemain, minaient à chaque alerte la stabilitéde l’État ; travestissaient la vérité, mettaient dans labouche des savants des propos qu’ils n’avaient jamais tenus,calomniaient effrontément, déshonoraient les hommes et les femmes,semaient des scandales, mentaient avec impudeur, expliquaient lestrucs des voleurs et des assassins et multipliaient les crimes sansparaître s’en douter, donnaient la formule des agents explosifsrécemment imaginés, mettaient en péril leurs propres lecteurs ettrahissaient à la fois toutes les classes sociales, dans le seulbut de surexciter jusqu’au paroxysme la curiosité générale et de«vendre des numéros».

Tout n’était plus qu’affaires et réclames.Sciences, arts, littérature, philosophie, études et recherches, lesjournaux ne s’en préoccupaient plus. Un acteur de second ordre, uneactrice légère, un ténor, une chanteuse de café-concert, ungymnasiarque, un coureur à pied ou à cheval, un échassier, uncyclomane ou un vélocipédiste aquatique devenait en un jour pluscélèbre que le plus éminent des savants ou le plus habile desinventeurs. Le tout était habilement masqué sous des fleurspatriotiques, qui en imposaient encore un peu. En un mot, l’intérêtpersonnel du journal dominait toujours, dans toutes lesappréciations, l’intérêt général et le souci du progrès réel descitoyens. Longtemps le public en était resté dupe… Mais, à l’époqueou nous sommes, il avait fini par se rendre à l’évidence etn’ajoutait plus aucune foi à aucun article de gazette, de tellesorte qu’il n’y avait plus de journaux proprement dits, maisseulement des feuilles d’annonces et de réclames à l’usage ducommerce. La première nouvelle lancée par toutes les publicationsquotidiennes, qu’une comète arrivait à grande vitesse et allaitrencontrer la Terre à telle date fixée d’avance, – la secondenouvelle, que l’astre vagabond pourrait amener une catastropheuniverselle en empoisonnant l’atmosphère respirable, – cette doubleprédiction n’avait été lue par personne, sinon d’un œil distrait etavec l’incrédulité la plus complète. Elle n’avait pas produit plusd’effet que l’annonce de la découverte de la Fontaine de Jouvencefaite dans les caves du palais des Fées de Montmartre (élevé surles ruines du Sacré-Cœur) qui avait été lancée en même temps.

Les littérateurs, les poètes, les artistes enavaient même pris prétexte pour célébrer, en prose, en vers, endessins, en tableaux de tous genres, les voyages cométaires àtravers les régions célestes. On y voyait la comète passant devantl’essaim des étoiles effrayées, ou bien descendant du haut descieux, se précipitant et menaçant la Terre endormie. Cespersonnifications symboliques entretenaient la curiosité publiquesans accroître les premières terreurs. On commençait presque às’habituer à l’idée d’une rencontre sans trop la redouter. La maréedes impressions populaires fluctue comme le baromètre.

Du reste, les astronomes eux-mêmes nes’étaient pas d’abord inquiétés de la rencontre au point de vue deses conséquences sur le sort de l’humanité, et les revuesastronomiques spéciales (les seules qui eussent conservé quelqueautorité) n’en avaient encore parlé que sous forme de calculs àvérifier. Les savants avaient traité le problème par lesmathématiques pures et le considéraient simplement comme un casintéressant de la mécanique céleste. Aux interviews qu’ils avaientsubis, ils s’étaient contentés de répondre que la rencontre étaitpossible, probable même, mais sans intérêt pour le public.

Tout à coup, un nouveau phonogramme, lancécette fois du Mont-Hamilton, en Californie, vint frapper leschimistes et les physiologistes :

« Les observations spectroscopiquesétablissent que la comète est une masse assez dense, composée deplusieurs gaz, dans lesquels domine l’OXYDE DECARBONE. »

L’affaire se corsait. La rencontre avec laTerre était devenue certaine. Si les astronomes ne s’enpréoccupaient pas outre mesure, étant accoutumés depuis des sièclesà considérer ces conjonctions célestes comme inoffensives ; simême les principaux d’entre eux avaient fini par mettredédaigneusement à la porte les innombrables intervieweurs quivenaient incessamment les importuner, en leur déclarant que cetteprédiction n’intéressait pas le vulgaire et que c’était là un pursujet astronomique qui ne les regardait pas, les médecins avaientcommencé à s’émouvoir et discutaient avec vivacité sur lespossibilités d’asphyxie ou d’empoisonnement. Moins indifférentspour l’opinion publique, ils n’avaient point éconduit lesjournalistes, au contraire, et en quelques jours la question avaitsubitement changé de face. D’astronomique, elle était devenuephysiologique, et les noms de tous les médecins célèbres ou fameuxbrillaient en vedette à la première page des journauxquotidiens ; leurs portraits occupaient les revues illustrées,et une rubrique spéciale annonçait un peu partout :« Consultations sur la comète. » Déjà même la variété, ladiversité, l’antagonisme des appréciations avait créé plusieurscamps hostiles se jetant mutuellement à la tête des injuresbizarres et traitant tous les médecins de « charlatans avidesde réclame ».

Cependant le Directeur de l’Observatoire deParis, soucieux des intérêts de la science, s’était ému d’un pareiltapage, dans lequel la vérité astronomique avait été plus d’unefois étrangement travestie. C’était un vieillard vénérable, quiavait blanchi dans l’étude des grands problèmes de la constitutionde l’univers. Sa voix était écoutée de tous, et il s’était décidé àtransmettre aux journaux un avis déclarant que toutes lesconjectures étaient prématurées jusqu’à ce qu’on eut entendu lesdiscussions techniques autorisées qui devaient avoir lieu àl’Institut.

Nous avons dit, je crois, que l’Observatoirede Paris, toujours à la tête du mouvement scientifique par lestravaux de ses membres, était devenu surtout, par la transformationdes méthodes d’observation, un sanctuaire d’études théoriques,d’une part, et, d’autre part, un bureau central téléphonique desobservatoires établis loin des grandes villes, sur les hauteursfavorisées d’une parfaite transparence atmosphérique. C’était unasile de paix où régnait la concorde la plus pure. Les astronomesconsacraient avec désintéressement leur vie entière aux seulsprogrès de la science, s’aimaient les uns les autres sans jamaiséprouver les aiguillons de l’envie, et chacun oubliait ses propresmérites pour ne songer qu’à mettre en évidence ceux de sescollègues. Le Directeur donnait l’exemple, et, lorsqu’il parlait,c’était au nom de tous.

Il publia une dissertation technique et savoix fut écoutée… un instant. Mais il semblait que la questionastronomique fût déjà hors de cause. Personne ne contestait et nediscutait la rencontre de la comète avec la Terre. C’était un faitacquis par la certitude mathématique du calcul. Ce qui préoccupait,c’était maintenant la constitution chimique de la comète. Si sonpassage par la Terre devait absorber l’oxygène atmosphérique,c’était la mort immédiate par asphyxie ; si c’était l’azotequi devait se combiner avec les gaz cométaires, c’était encore lamort, mais précédée d’un délire immense et d’une sorte de joieuniverselle, une surexcitation folle de tous les sens devant êtrela conséquence de l’extraction de l’azote et de l’accroissementproportionnel de l’oxygène dans la respiration pulmonaire.L’analyse spectrale signalait surtout l’oxyde de carbone [2] dans la constitution chimique de lacomète. Ce que les revues scientifiques discutaient surtout,c’était de savoir si le mélange de ce gaz délétère avecl’atmosphère respirable empoisonnerait la population entière duglobe, humanité et animaux, comme l’affirmait le président del’Académie de médecine.

L’oxyde de carbone ! On ne parlait plusque de lui. L’analyse spectrale ne pouvait pas s’être trompée. Sesméthodes étaient trop sûres, ses procédés trop précis. Tout lemonde savait que le moindre mélange de ce gaz dans l’air respiréamène rapidement la mort. Or un nouveau message téléphonique del’Observatoire du Gaorisankar avait confirmé celui duMont-Hamilton, en l’aggravant. Ce message disait :

« La Terre sera entièrement plongéedans la tête de la comète, qui est déjà trente fois plus large quele diamètre entier du globe, et qui va en s’agrandissant de jour enjour. »

Trente fois le diamètre du globeterrestre ! Lors même que la comète passerait entre la Terreet la Lune, elle les toucherait donc toutes les deux, puisqu’unpont de trente terres suffirait pour réunir notre monde à laLune.

Et puis, pendant les trois mois dont nousvenons de résumer l’histoire, la comète était descendue desprofondeurs télescopiques et devenue visible à l’œil nu : elleétait arrivée en vue de la Terre, et, comme une menace céleste,elle planait maintenant, gigantesque, toutes les nuits devantl’armée des étoiles. De nuit en nuit, elle allait ens’agrandissant. C’était la Terreur même suspendue au-dessus detoutes les têtes et s’avançant lentement, graduellement, épéeformidable, inexorablement. Un dernier essai était tenté, non pourla détourner de sa route, – idée émise par la classe des utopistesqui ne doutent jamais de rien, et qui avaient osé imaginer qu’unformidable vent électrique pourrait être produit par des batteriesdisposées sur la face du globe qu’elle devait frapper – mais pourexaminer de nouveau le grand problème sous tous ses aspects, etpeut-être rassurer les esprits, ramener l’espérance en découvrantquelque vice de forme dans les sentences prononcées, quelque causeoubliée dans les calculs ou les observations : la rencontre neserait peut-être pas aussi funeste que les pessimistes l’avaientannoncé. Une discussion générale contradictoire devait avoir lieuce lundi-là à l’Institut, quatre jours avant le moment prévu pourla rencontre, fixée au vendredi 13 juillet. L’astronome le pluscélèbre de France, alors Directeur de l’Observatoire deParis ; le Président de l’Académie de médecine, physiologisteet chimiste éminent ; le Président de la Société astronomiquede France, habile mathématicien ; d’autres orateurs encore,parmi lesquels une femme illustre, par ses découvertes dans lessciences physiques, devaient tour à tour prendre la parole. Ledernier mot n’était pas dit. Pénétrons sous la vieille coupole duvingtième siècle pour assister à la discussion.

Mais, avant d’entrer, examinons nous-mêmescette fameuse Comète, qui écrase en ce moment toutes lespensées.

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