La Grenadière

La Grenadière

d’ Honoré de Balzac

A CAROLINE,

A la poésie du voyage, le voyageur reconnaissant,

DE BALZAC.

La Grenadière est une petite habitation située sur la rive droite de la Loire, en aval et à un mille environ du pont de Tours.En cet endroit, la rivière, large comme un lac, est parsemée d’îles vertes et bordée par une roche sur laquelle sont assises plusieurs maisons de campagne, toutes bâties en pierre blanche, entourées de clos de vigne et de jardins où les plus beaux fruits du monde mûrissent à l’exposition du midi. Patiemment terrassés par plusieurs générations, les creux du rocher réfléchissent les rayons du soleil, et permettent de cultiver en pleine terre, à la faveur d’une température factice, les productions des plus chauds climats.Dans une des moins profondes anfractuosités qui découpent cette colline s’élève la flèche aiguë de Saint-Cyr, petit village duquel dépendent toutes ces maisons éparses. Puis, un peu plus loin, la Choisille se jette dans la Loire par une grasse vallée qui interrompt ce long coteau. La Grenadière, sise à mi-côte du rocher,à une centaine de pas de l’église, est un de ces vieux logis âgés de deux ou trois cents ans qui se rencontrent en Touraine dans chaque jolie situation. Une cassure de roc a favorisé la construction d’une rampe qui arrive en pente douce sur la levée,nom donné dans le pays à la digue établie au bas de la côte pour maintenir la Loire dans son lit, et sur laquelle passe la grande route de Paris à Nantes. En haut de la rampe est une porte, où commence un petit chemin pierreux, ménagé entre deux terrasses,espèces de fortifications garnies de treilles et d’espaliers,destinées à empêcher l’éboulement des terres. Ce sentier pratiqué au pied de la terrasse supérieure, et presque caché par les arbresde celle qu’il couronne, mène à la maison par une pente rapide, enlaissant voir la rivière dont l’étendue s’agrandit à chaque pas. Cechemin creux est terminé par une seconde porte de style gothique,cintrée, chargée de quelques ornements simples mais en ruines,couvertes de giroflées sauvages, de lierres, de mousses et depariétaires. Ces plantes indestructibles décorent les murs detoutes les terrasses, d’où elles sortent par la fente des assises,en dessinant à chaque nouvelle saison de nouvelles guirlandes defleurs.

En franchissant cette porte vermoulue, un petit jardin, conquissur le rocher par une dernière terrasse dont la vieille balustradenoire domine toutes les autres, offre à la vue son gazon orné dequelques arbres verts et d’une multitude de rosiers et de fleurs.Puis, en face du portail, à l’autre extrémité de la terrasse, estun pavillon de bois appuyé sur le mur voisin, et dont les poteauxsont cachés par des jasmins, des chèvrefeuilles, de la vigne et desclématites. Au milieu de ce dernier jardin, s’élève la maison surun perron voûté, couvert de pampres, et sur lequel se trouve laporte d’une vaste cave creusée dans le roc. Le logis est entouré detreilles et de grenadiers en pleine terre, de là vient le nom donnéà cette closerie. La façade est composée de deux larges fenêtresséparées par une porte bâtarde très-rustique, et de trois mansardesprises sur un toit d’une élévation prodigieuse relativement au peude hauteur du rez-de-chaussée. Ce toit à deux pignons est couverten ardoises. Les murs du bâtiment principal sont peints enjaune ; et la porte, les contrevents d’en bas, les persiennesdes mansardes sont vertes.

En entrant, vous trouverez un petit palier où commence unescalier tortueux, dont le système change à chaque tournant ;il est en bois presque pourri ; sa rampe creusée en forme devis a été brunie par un long usage. A droite est une vaste salle àmanger boisée à l’antique, dallée en carreau blanc fabriqué àChâteau-Regnault ; puis, à gauche, un salon de pareilledimension, sans boiseries, mais tendu d’un papier aurore à bordureverte. Aucune des deux pièces n’est plafonnée ; les solivessont en bois de noyer et les interstices remplis d’un torchis blancfait avec de la bourre. Au premier étage, il y a deux grandeschambres dont les murs sont blanchis à la chaux ; lescheminées en pierre y sont moins richement sculptées que celles durez-de-chaussée. Toutes les ouvertures sont exposées au midi. Aunord il n’y a qu’une seule porte, donnant sur les vignes etpratiquée derrière l’escalier. A gauche de la maison, est adosséeune construction en colombage, dont les bois sont extérieurementgarantis de la pluie et du soleil par des ardoises qui dessinentsur les murs de longues lignes bleues, droites ou transversales. Lacuisine, placée dans cette espèce de chaumière, communiqueintérieurement avec la maison, mais elle a néanmoins une entréeparticulière, élevée de quelques marches, au bas desquelles setrouve un puits profond, surmonté d’une pompe champêtre enveloppéede sabines, de plantes aquatiques et de hautes herbes. Cettebâtisse récente prouve que la Grenadière était jadis un simplevendangeoir. Les propriétaires y venaient de la ville, dont elleest séparée par le vaste lit de la Loire, seulement pour faire leurrécolte, ou quelque partie de plaisir. Ils y envoyaient dès lematin leurs provisions et n’y couchaient guère que pendant le tempsdes vendanges. Mais les Anglais sont tombés comme un nuage desauterelles sur la Touraine, et il a bien fallu compléter laGrenadière pour la leur louer. Heureusement ce moderne appendiceest dissimulé sous les premiers tilleuls d’une allée plantée dansun ravin au bas des vignes. Le vignoble, qui peut avoir deuxarpents, s’élève au-dessus de la maison, et la domine entièrementpar une pente si raide qu’il est très-difficile de la gravir. Apeine y a-t-il entre la maison et cette colline verdie par despampres traînants un espace de cinq pieds, toujours humide etfroid, espèce de fossé plein de végétations vigoureuses où tombent,par les temps de pluie, les engrais de la vigne qui vont enrichirle sol des jardins soutenus par la terrasse à balustrade. La maisondu closier chargé de faire les façons de la vigne est adossée aupignon de gauche ; elle est couverte en chaume et fait enquelque sorte le pendant de la cuisine. La propriété est entouréede murs et d’espaliers ; la vigne est plantée d’arbresfruitiers de toute espèce ; enfin pas un pouce de ce terrainprécieux n’est perdu pour la culture. Si l’homme néglige un aridequartier de roche, la nature y jette soit un figuier, soit desfleurs champêtres, ou quelques fraisiers abrités par despierres.

En aucun lieu du monde vous ne rencontreriez une demeure tout àla fois si modeste et si grande, si riche en fructifications, enparfums, en points de vue. Elle est, au cœur de la Touraine, unepetite Touraine où toutes les fleurs, tous les fruits, toutes lesbeautés de ce pays sont complétement représentés. C’est les raisinsde chaque contrée, les figues, les pêches, les poires de toutes lesespèces, et des melons en plein champ aussi bien que la réglisse,les genêts d’Espagne, les lauriers-roses de l’Italie et les jasminsdes Açores. La Loire est à vos pieds. Vous la dominez d’uneterrasse élevée de trente toises au-dessus de ses eauxcapricieuses ; le soir vous respirez ses brises venuesfraîches de la mer et parfumées dans leur route par les fleurs deslongues levées. Un nuage errant qui, à chaque pas dans l’espace,change de couleur et de forme, sous un ciel parfaitement bleu,donne mille aspects nouveaux à chaque détail des paysagesmagnifiques qui s’offrent aux regards, en quelque endroit que vousvous placiez. De là, les yeux embrassent d’abord la rive gauche dela Loire depuis Amboise ; la fertile plaine où s’élèventTours, ses faubourgs, ses fabriques, le Plessis ; puis, unepartie de la rive gauche qui, depuis Vouvray jusqu’àSaint-Symphorien, décrit un demi-cercle de rochers pleins de joyeuxvignobles. La vue n’est bornée que par les riches coteaux du Cher,horizon bleuâtre, chargé de parcs et de châteaux. Enfin, à l’ouest,l’âme se perd dans le fleuve immense sur lequel naviguent à touteheure les bateaux à voiles blanches, enflées par les vents quirègnent presque toujours dans ce vaste bassin. Un prince peut fairesa villa de la Grenadière, mais certes un poète en fera toujoursson logis ; deux amants y verront le plus doux refuge, elleest la demeure d’un bon bourgeois de Tours ; elle a despoésies pour toutes les imaginations ; pour les plus humbleset les plus froides, comme pour les plus élevées et les pluspassionnées : personne n’y reste sans y sentir l’atmosphère dubonheur, sans y comprendre toute une vie tranquille, dénuéed’ambition, de soins. La rêverie est dans l’air et dans le murmuredes flots, les sables parlent, ils sont tristes ou gais, dorés outernes ; tout est mouvement autour du possesseur de cettevigne, immobile au milieu de ses fleurs vivaces et de ses fruitsappétissants. Un Anglais donne mille francs pour habiter pendantsix mois cette humble maison ; mais il s’engage à en respecterles récoltes : s’il veut les fruits, il en double le loyer ;si le vin lui fait envie, il double encore la somme. Que vaut doncla Grenadière avec sa rampe, son chemin creux, sa triple terrasse,ses deux arpents de vigne, ses balustrades de rosiers fleuris, sonvieux perron, sa pompe, ses clématites échevelées et ses arbrescosmopolites ? N’offrez pas de prix ! La Grenadière nesera jamais à vendre. Achetée une fois en 1690, et laissée à regretpour quarante mille francs, comme un cheval favori abandonné parl’Arabe du désert, elle est restée dans la même famille, elle enest l’orgueil, le joyau patrimonial, le Régent. Voir, n’est-ce pasavoir ? a dit un poète. De là vous voyez trois vallées de laTouraine et sa cathédrale suspendue dans les airs comme un ouvrageen filigrane. Peut-on payer de tels trésors ? Pourrez-vousjamais payer la santé que vous recouvrez là sous lestilleuls ?

Au printemps d’une des plus belles années de la Restauration,une dame, accompagnée d’une femme de charge et de deux enfants,dont le plus jeune paraissait avoir huit ans et l’autre environtreize, vint à Tours y chercher une habitation. Elle vit laGrenadière et la loua. Peut-être la distance qui la séparait de laville la décida-t-elle à s’y loger. Le salon lui servit de chambreà coucher, elle mit chaque enfant dans une des pièces du premierétage, et la femme de charge coucha dans un petit cabinet ménagéau-dessus de la cuisine. La salle à manger devint le salon commun àla petite famille et le lieu de réception. La maison fut meubléetrès-simplement, mais avec goût ; il n’y eut rien d’inutile nirien qui sentît le luxe. Les meubles choisis par l’inconnue étaienten noyer, sans aucun ornement. La propreté, l’accord régnant entrel’intérieur et l’extérieur du logis en firent tout le charme.

Il fut donc assez difficile de savoir si madame Willemsens (nomque prit l’étrangère) appartenait à la riche bourgeoisie, à lahaute noblesse ou à certaines classes équivoques de l’espèceféminine. Sa simplicité donnait matière aux suppositions les pluscontradictoires, mais ses manières pouvaient confirmer celles quilui étaient favorables. Aussi, peu de temps après son arrivée àSaint-Cyr, sa conduite réservée excita-t-elle l’intérêt despersonnes oisives, habituées à observer en province tout ce quisemble devoir animer la sphère étroite où elles vivent. MadameWillemsens était une femme d’une taille assez élevée, mince etmaigre, mais délicatement faite. Elle avait de jolis pieds, plusremarquables par la grâce avec laquelle ils étaient attachés quepar leur étroitesse, mérite vulgaire ; puis des mains quisemblaient belles sous le gant. Quelques rougeurs foncées etmobiles couperosaient son teint blanc, jadis frais et coloré. Desrides précoces flétrissaient un front de forme élégante, couronnépar de beaux cheveux châtains, bien plantés et toujours tressés endeux nattes circulaires, coiffure de vierge qui seyait à saphysionomie mélancolique. Ses yeux noirs, fortement cernés,creusés, pleins d’une ardeur fiévreuse, affectaient un calmementeur ; et par moments, si elle oubliait l’expressionqu’elle s’était imposée, il s’y peignait de secrètes angoisses. Sonvisage ovale était un peu long ; mais peut-être autrefois lebonheur et la santé lui donnaient-ils de justes proportions. Unfaux sourire, empreint d’une tristesse douce, errait habituellementsur ses lèvres pâles ; néanmoins sa bouche s’animait et sonsourire exprimait les délices du sentiment maternel quand les deuxenfants, par lesquels elle était toujours accompagnée, laregardaient ou lui faisaient une de ces questions intarissables etoiseuses, qui toutes ont un sens pour une mère. Sa démarche étaitlente et noble. Elle conserva la même mise avec une constance quiannonçait l’intention formelle de ne plus s’occuper de sa toiletteet d’oublier le monde, par qui elle voulait sans doute êtreoubliée. Elle avait une robe noire très-longue, serrée par un rubande moire, et par-dessus, en guise de châle, un fichu de batiste àlarge ourlet dont les deux bouts étaient négligemment passés danssa ceinture. Chaussée avec un soin qui dénotait des habitudesd’élégance, elle portait des bas de soie gris qui complétaient lateinte de deuil répandue dans ce costume de convention. Enfin sonchapeau, de forme anglaise et invariable, était en étoffe grise etorné d’un voile noir. Elle paraissait être d’une extrême faiblesseet très-souffrante. Sa seule promenade consistait à aller de laGrenadière au pont de Tours, où, quand la soirée était calme, ellevenait avec les deux enfants respirer l’air frais de la Loire etadmirer les effets produits par le soleil couchant dans ce paysageaussi vaste que l’est celui de la baie de Naples ou du lac deGenève. Durant le temps de son séjour à la Grenadière, elle ne serendit que deux fois à Tours : ce fut d’abord pour prier leprincipal du collége de lui indiquer les meilleurs maîtres delatin, de mathématiques et de dessin ; puis pour détermineravec les personnes qui lui furent désignées soit le prix de leursleçons, soit les heures auxquelles ces leçons pourraient êtredonnées aux enfants. Mais il lui suffisait de se montrer une oudeux fois par semaine, le soir, sur le pont, pour exciter l’intérêtde presque tous les habitants de la ville, qui s’y promènenthabituellement. Cependant, malgré l’espèce d’espionnage innocentque créent en province le désœuvrement et l’inquiète curiosité desprincipales sociétés, personne ne put obtenir de renseignementscertains sur le rang que l’inconnue occupait dans le monde, ni sursa fortune, ni même sur son état véritable. Seulement lepropriétaire de la Grenadière apprit à quelques-uns de ses amis lenom, sans doute vrai, sous lequel l’inconnue avait contracté sonbail. Elle s’appelait Augusta Willemsens, comtesse de Brandon. Cenom devait être celui de son mari. Plus tard les derniersévénements de cette histoire confirmèrent la véracité de cetterévélation ; mais elle n’eut de publicité que dans le monde decommerçants fréquenté par le propriétaire. Ainsi madame Willemsensdemeura constamment un mystère pour les gens de la bonne compagnie,et tout ce qu’elle leur permit de deviner en elle fut une naturedistinguée, des manières simples, délicieusement naturelles, et unson de voix d’une douceur angélique. Sa profonde solitude, samélancolie et sa beauté si passionnément obscurcie, à demi flétriemême, avaient tant de charmes que plusieurs jeunes gens s’éprirentd’elle ; mais plus leur amour fut sincère, moins il futaudacieux : puis elle était imposante, il était difficile d’oserlui parler. Enfin, si quelques hommes hardis lui écrivirent, leurslettres durent être brûlées sans avoir été ouvertes. MadameWillemsens jetait au feu toutes celles qu’elle recevait, comme sielle eût voulu passer sans le plus léger souci le temps de sonséjour en Touraine. Elle semblait être venue dans sa ravissanteretraite pour se livrer tout entière au bonheur de vivre. Les troismaîtres auxquels l’entrée de la Grenadière fut permise parlèrentavec une sorte d’admiration respectueuse du tableau touchant queprésentait l’union intime et sans nuages de ces enfants et de cettefemme.

Les deux enfants excitèrent également beaucoup d’intérêt, et lesmères ne pouvaient pas les regarder sans envie. Tous deuxressemblaient à madame Willemsens, qui était en effet leur mère.Ils avaient l’un et l’autre ce teint transparent et ces vivescouleurs, ces yeux purs et humides, ces longs cils, cette fraîcheurde formes qui impriment tant d’éclat aux beautés de l’enfance.L’aîné, nommé Louis-Gaston, avait les cheveux noirs et un regardplein de hardiesse. Tout en lui dénotait une santé robuste, de mêmeque son front large et haut, heureusement bombé, semblait trahir uncaractère énergique. Il était leste, adroit dans ses mouvements,bien découplé, n’avait rien d’emprunté, ne s’étonnait de rien, etpa- raissait réfléchir sur tout ce qu’il voyait. L’autre, nomméMarie-Gaston, était presque blond, quoique parmi ses cheveuxquelques mèches fussent déjà cendrées et prissent la couleur descheveux de sa mère. Marie avait les formes grêles, la délicatessede traits, la finesse gracieuse, qui charmaient tant dans madameWillemsens. Il paraissait maladif : ses yeux gris lançaient unregard doux, ses couleurs étaient pâles. Il y avait de la femme enlui. Sa mère lui conservait encore la collerette brodée, leslongues boucles frisées et la petite veste ornée de brandebourgs etd’olives qui revêt un jeune garçon d’une grâce indicible, et trahitce plaisir de parure tout féminin dont s’amuse la mère autant quel’enfant peut-être. Ce joli costume contrastait avec la vestesimple de l’aîné, sur laquelle se rabattait le col tout uni de sachemise. Les pantalons, les brodequins, la couleur des habitsétaient semblables et annonçaient deux frères aussi bien que leurressemblance. Il était impossible en les voyant de n’être pastouché des soins de Louis pour Marie. L’aîné avait pour le secondquelque chose de paternel dans le regard ; et Marie, malgrél’insouciance du jeune âge, semblait pénétré de reconnaissance pourLouis : c’était deux petites fleurs à peine séparées de leur tige,agitées par la même brise, éclairées par le même rayon de soleil,l’une colorée, l’autre étiolée à demi. Un mot, un regard, uneinflexion de voix de leur mère suffisait pour les rendre attentifs,leur faire tourner la tête, écouter, entendre un ordre, une prière,une recommandation, et obéir. Madame Willemsens leur faisaittoujours comprendre ses désirs, sa volonté, comme s’il y eût euentre eux une pensée commune. Quand ils étaient, pendant lapromenade, occupés à jouer en avant d’elle, cueillant une fleur,examinant un insecte, elle les contemplait avec un attendrissementsi profond que le passant le plus indifférent se sentait ému,s’arrêtait pour voir les enfants, leur sourire, et saluer la mèrepar un coup d’oeil d’ami. Qui n’eût pas admiré l’exquise propretéde leurs vêtements, leur joli son de voix, la grâce de leursmouvements, leur physionomie heureuse et l’instinctive noblesse quirévélait en eux une éducation soignée dès le berceau ! Cesenfants semblaient n’avoir jamais ni crié ni pleuré. Leur mèreavait comme une prévoyance électrique de leurs désirs, de leursdouleurs, les prévenant, les calmant sans cesse. Elle paraissaitcraindre une de leurs plaintes plus que sa condamnation éternelle.Tout dans ces enfants était un éloge pour leur mère ; et letableau de leur triple vie, qui semblait une même vie, faisaitnaître des demi-pensées vagues et caressantes, image de ce bonheurque nous rêvons de goûter dans un monde meilleur. L’existenceintérieure de ces trois créatures si harmonieuses s’accordait avecles idées que l’on concevait à leur aspect : c’était la vied’ordre, régulière et simple qui convient à l’éducation desenfants. Tous deux se levaient une heure après la venue du jour,récitaient d’abord une courte prière, habitude de leur enfance,paroles vraies, dites pendant sept ans sur le lit de leur mère,commencées et finies entre deux baisers. Puis les deux frères,accoutumés sans doute à ces soins minutieux de la personne, sinécessaires à la santé du corps, à la pureté de l’âme et quidonnent en quelque sorte la conscience du bien-être, faisaient unetoilette aussi scrupuleuse que peut l’être celle d’une jolie femme.Ils ne manquaient à rien, tant ils avaient peur l’un et l’autred’un reproche, quelque tendrement qu’il leur fût adressé par leurmère quand, en les embrassant, elle leur disait au déjeuner suivantla circonstance : – Mes chers anges, où donc avez-vous pu déjà vousnoircir les ongles ? Tous deux descendaient alors au jardin, ysecouaient les impressions de la nuit dans la rosée et lafraîcheur, en attendant que la femme de charge eût préparé le saloncommun, où ils allaient étudier leurs leçons jusqu’au lever de leurmère. Mais de moment en moment ils en épiaient le réveil,quoiqu’ils ne dussent entrer dans sa chambre qu’à une heureconvenue. Cette irruption matinale, toujours faite en contraventionau pacte primitif, était toujours une scène délicieuse et pour euxet pour madame Willemsens. Marie sautait sur le lit pour passer sesbras autour de son idole, tandis que Louis, agenouillé au chevet,prenait la main de sa mère. C’était alors des interrogationsinquiètes, comme un amant en trouve pour sa maîtresse ; puisdes rires d’anges, des caresses tout à la fois passionnées etpures, des silences éloquents, des bégaiements, des histoiresenfantines interrompues et reprises par des baisers, rarementachevées, toujours écoutées…

– Ayez-vous bien travaillé ? demandait la mère, mais d’unevoix douce et amie, près de plaindre la fainéantise comme unmalheur, prête à lancer un regard mouillé de larmes à celui qui setrouvait content de lui-même. Elle savait que ses enfants étaientanimés par le désir de lui plaire ; eux savaient que leur mèrene vivait que pour eux, les conduisait dans la vie avec toutel’intelligence de l’amour et leur donnait toutes ses pensées,toutes ses heures. Un sens merveilleux, qui n’est encore nil’égoïsme ni la raison, qui est peut-être le sentiment dans sapremière candeur, apprend aux enfants s’ils sont ou non l’objet desoins exclusifs, et si l’on s’occupe d’eux avec bonheur. Lesaimez-vous bien ? ces chères créatures, tout franchise et toutjustice, sont alors admirablement reconnaissantes. Elles aimentavec passion, avec jalousie, ont les délicatesses les plusgracieuses, trouvent à dire les mots les plus tendres ; ellessont confiantes, elles croient en tout à vous. Aussi peut-être n’ya-t-il pas de mauvais enfants sans mauvaises mères ; carl’affection qu’ils ressentent est toujours en raison de cellequ’ils ont éprouvée, des premiers soins qu’ils ont reçus, despremiers mots qu’ils ont entendus, des premiers regards où ils ontcherché l’amour et la vie. Tout devient alors attrait ou tout estrépulsion. Dieu a mis les enfants au sein de la mère pour lui fairecomprendre qu’ils devaient y rester long-temps. Cependant il serencontre des mères cruellement méconnues, de tendres et sublimestendresses constamment froissées : effroyables ingratitudes, quiprouvent combien il est difficile d’établir des principes absolusen fait de sentiment. Il ne manquait dans le cœur de cette mère etdans ceux de ses fils aucun des mille liens qui devaient lesattacher les uns aux autres. Seuls sur la terre, ils y vivaient dela même vie et se comprenaient bien. Quand au matin madameWillemsens demeurait silencieuse, Louis et Marie se taisaient enrespectant tout d’elle, même les pensées qu’ils ne partageaientpas. Mais l’aîné, doué d’une pensée déjà forte, ne se contentaitjamais des assurances de bonne santé que lui donnait sa mère : ilen étudiait le visage avec une sombre inquiétude, ignorant ledanger, mais le pressentant lorsqu’il voyait autour de ses yeuxcernés des teintes violettes, lorsqu’il apercevait leurs orbitesplus creuses et les rougeurs du visage plus enflammées. Plein d’unesensibilité vraie, il devinait quand les jeux de Marie commençaientà la fatiguer, et il savait alors dire à son frère : – Viens,Marie, allons déjeuner, j’ai faim.

Mais en atteignant la porte, il se retournait pour saisirl’expression de la figure de sa mère qui pour lui trouvait encoreun sourire ; et, souvent même des larmes roulaient dans sesyeux, quand un geste de son enfant lui révélait un sentimentexquis, une précoce entente de la douleur.

Le temps destiné au premier déjeuner de ses enfants et à leurrécréation était employé par madame Willemsens à sa toilette ;car elle avait de la coquetterie pour ses chers petits, ellevoulait leur plaire, leur agréer en toute chose, être pour euxgracieuse à voir ; être pour eux attrayante comme un douxparfum auquel on revient toujours. Elle se tenait toujours prêtepour les répétitions qui avaient lieu entre dix et trois heures,mais qui étaient interrompues à midi par un second déjeuner fait encommun sous le pavillon du jardin. Après ce repas, une heure étaitaccordée aux jeux, pendant laquelle l’heureuse mère, la pauvrefemme restait couchée sur un long divan placé dans ce pavillon d’oùl’on découvrait cette douce Touraine incessamment changeante, sanscesse rajeunie par les mille accidents du jour, du ciel, de lasaison. Ses deux enfants trottaient à travers le clos, grimpaientsur les terrasses, couraient après les lézards, groupés eux-mêmeset agiles comme le lézard ; ils admiraient des graines, desfleurs, étudiaient des insectes, et venaient demander raison detout à leur mère. C’était alors des allées et venues perpétuellesau pavillon. A la campagne, les enfants n’ont pas besoin de jouets,tout leur est occupation. Madame Willemsens assistait aux leçons enfaisant de la tapisserie. Elle restait silencieuse, ne regardait niles maîtres ni les enfants, elle écoutait avec attention comme pourtâcher de saisir le sens des paroles et savoir vaguement si Louisacquérait de la force : embarrassait-il son maître par unequestion, et accusait-il ainsi un progrès ? les yeux de lamère s’animaient alors, elle souriait, elle lui lançait un regardempreint d’espérance. Elle exigeait peu de chose de Marie. Ses vœuxétaient pour l’aîné auquel elle témoignait une sorte de respect,employant tout son tact de femme et de mère à lui élever l’âme, àlui donner une haute idée de lui-même. Cette conduite cachait unepensée secrète que l’enfant devait comprendre un jour et qu’ilcomprit. Après chaque leçon, elle reconduisait les maîtres jusqu’àla première porte, et là, leur demandait consciencieusement comptedes études de Louis. Elle était si affectueuse et si engageante queles répétiteurs lui disaient la vérité, pour l’aider à fairetravailler Louis sur les points où il leur paraissait faible. Ledîner venait ; puis, le jeu, la promenade, enfin le soir, lesleçons s’apprenaient.

Telle était leur vie, vie uniforme, mais pleine, où le travailet les distractions heureusement mêlés ne laissaient aucune place àl’ennui. Les découragements et les querelles étaient impossibles.L’amour sans bornes de la mère rendait tout facile. Elle avaitdonné la discrétion à ses deux fils en ne leur refusant jamaisrien, du courage en les louant à propos, de la résignation en leurfaisant apercevoir la Nécessité sous toutes ses formes ; elleen avait développé, fortifié l’angélique nature avec un soin defée. Parfois, quelques larmes humectaient ses yeux ardents, quand,en les voyant jouer, elle pensait qu’ils ne lui avaient pas causéle moindre chagrin. Un bonheur étendu, complet, ne nous fait ainsipleurer que parce qu’il est une image du ciel duquel nous avonstous de confuses perceptions. Elle passait des heures délicieusescouchée sur son canapé champêtre, voyant un beau jour, une grandeétendue d’eau, un pays pittoresque, entendant la voix de sesenfants, leurs rires renaissant dans le rire même, et leurs petitesquerelles où éclataient leur union, le sentiment paternel de Louispour Marie, et l’amour de tous deux pour elle. Tous deux ayant eu,pendant leur première enfance, une bonne anglaise, parlaientégalement bien le français et l’anglais ; aussi leur mère seservait-elle alternativement des deux langues dans la conversation.Elle dirigeait admirablement bien leurs jeunes âmes, ne laissaiententrer dans leur entendement aucune idée fausse, dans le cœur aucunprincipe mauvais. Elle les gouvernait par la douceur, ne leurcachant rien, leur expliquant tout. Lorsque Louis désirait lire,elle avait soin de lui donner des livres intéressants, mais exacts.C’était la vie des marins célèbres, les biographies des grandshommes, des capitaines illustres, trouvant dans les moindresdétails de ces sortes de livres mille occasions de lui expliquerprématurément le monde et la vie ; insistant sur les moyensdont s’étaient servis les gens obscurs, mais réellement grands,partis, sans protecteurs, des derniers rangs de la société, pourparvenir à de nobles destinées. Ces leçons, qui n’étaient pas lesmoins utiles, se donnaient le soir quand le petit Marie s’endormaitsur les genoux de sa mère, dans le silence d’une belle nuit, quandla Loire réfléchissait les cieux ; mais elles redoublaienttoujours la mélancolie de cette adorable femme, qui finissaittoujours par se taire et par rester immobile, songeuse, les yeuxpleins de larmes.

– Ma mère, pourquoi pleurez-vous ? lui demanda Louis parune riche soirée du mois de juin, au moment où les demi-teintesd’une nuit doucement éclairée succédaient à un jour chaud.

– Mon fils, répondit-elle en attirant par le cou l’enfant dontl’émotion cachée la toucha vivement, parce que le sort pauvred’abord de Jameray Duval, parvenu sans secours, est le sort que jet’ai fait à toi et à ton frère. Bientôt, mon cher enfant, vousserez seuls sur la terre, sans appui, sans protections. Je vous ylaisserai petits encore, et je voudrais cependant te voir assezfort, assez instruit pour servir de guide à Marie. Et je n’en auraipas le temps. Je vous aime trop pour ne pas être bien malheureusepar ces pensées. Chers enfants, pourvu que vous ne me maudissiezpas un jour…

– Et pourquoi vous maudirais-je un jour, ma mère ?

– Un jour, pauvre petit, dit-elle en le baisant au front, tureconnaîtras que j’ai eu des torts envers vous. Je vousabandonnerai, ici, sans fortune, sans… Elle hésita. – Sans un père,reprit-elle.

A ce mot, elle fondit en larmes, repoussa doucement son filsqui, par une sorte d’intuition, devina que sa mère voulait êtreseule, et il emmena Marie à moitié endormi. Puis, une heure après,quand son frère fut couché, Louis revint à pas discrets vers lepavillon où était sa mère. Il entendit alors ces mots prononcés parune voix délicieuse à son cœur : – Viens, Louis ?

L’enfant se jeta dans les bras de sa mère, et ils s’embrassèrentpresque convulsivement.

– Ma chérie, dit-il enfin, car il lui donnait souvent ce nomtrouvant même les mots de l’amour trop faibles pour exprimer sessentiments ; ma chérie, pourquoi crains-tu donc demourir ?

– Je suis malade, pauvre ange aimé, chaque jour mes forces seperdent, et mon mal est sans remède : je le sais.

– Quel est donc votre mal ?

– Je dois l’oublier ; et toi, tu ne dois jamais savoir lacause de ma mort.

L’enfant resta silencieux pendant un moment, jetant à la dérobéedes regards sur sa mère, qui, les yeux levés au ciel, encontemplait les nuages. Moment de douce mélancolie ! Louis necroyait pas à la mort prochaine de sa mère, mais il en ressentaitles chagrins sans les deviner. Il respecta cette longue rêverie.Moins jeune, il aurait lu sur ce visage sublime quelques pensées derepentir mêlées à des souvenirs heureux, toute une vie de femme :une enfance insouciante, un mariage froid, une passion terrible,des fleurs nées dans un orage, abîmées par la foudre, dans ungouffre d’où rien ne saurait revenir. – Ma mère aimée, dit enfinLouis, pourquoi me cachez-vous vos souffrances ?

– Mon fils, répondit-elle, nous devons ensevelir nos peines auxyeux des étrangers, leur montrer un visage riant, ne jamais leurparler de nous, nous occuper d’eux : ces maximes pratiquées enfamille y sont une des causes du bonheur. Tu auras à souffrirbeaucoup un jour ! Eh ! bien, souviens-toi de ta pauvremère qui se mourait devant toi en te souriant toujours, et tecachait ses douleurs ; tu te trouveras alors du courage poursupporter les maux de la vie.

En ce moment, dévorant ses larmes, elle tâcha de révéler à sonfils le mécanisme de l’existence, la valeur, l’assiette, laconsistance des fortunes, les rapports sociaux, les moyenshonorables d’amasser l’argent nécessaire aux besoins de la vie, etla nécessité de l’instruction. Puis elle lui apprit une des causesde sa tristesse habituelle et de ses pleurs, en lui disant que, lelendemain de sa mort, lui et Marie seraient dans le plus granddénuement, ne possédant, à eux deux, qu’une faible somme, n’ayantplus d’autre protecteur que Dieu.

– Comme il faut que je me dépêche d’apprendre ! s’écrial’enfant en lançant à sa mère un regard plaintif et profond.

– Ah ! que je suis heureuse, dit-elle en couvrant son filsde baisers et de larmes. Il me comprend ! – Louis,ajouta-t-elle, tu seras le tuteur de ton frère, n’est-ce pas, tu mele promets ? Tu n’es plus un enfant !

– Oui, répondit-il, mais vous ne mourrez pas encore,dites ?

– Pauvres petits, répondit-elle, mon amour pour vous mesoutient ! Puis ce pays est si beau, l’air y est sibienfaisant, peut-être…

– Vous me faites encore mieux aimer la Touraine, dit l’enfanttout ému.

Depuis ce jour où madame Willemsens, prévoyant sa mortprochaine, avait parlé à son fils aîné de son sort à venir, Louis,qui avait achevé sa quatorzième année, devint moins distrait, plusappliqué, moins disposé à jouer qu’auparavant. Soit qu’il sûtpersuader à Marie de lire au lieu de se livrer à des distractionsbruyantes, les deux enfants firent moins de tapage à travers leschemins creux, les jardins, les terrasses étagées de la Grenadière.Ils conformèrent leur vie à la pensée mélancolique de leur mèredont le teint pâlissait de jour en jour, en prenant des teintesjaunes, dont le front se creusait aux tempes, dont les ridesdevenaient plus profondes de nuit en nuit.

Au mois d’août, cinq mois après l’arrivée de la petite famille àla Grenadière, tout y avait changé. Observant les symptômes encorelégers de la lente dégradation qui minait le corps de sa maîtressesoutenue seulement par une âme passionnée et un excessif amour pourses enfants, la vieille femme de charge était devenue sombre ettriste : elle paraissait posséder le secret de cette mortanticipée. Souvent, lorsque sa maîtresse, belle encore, pluscoquette qu’elle ne l’avait jamais été, parant son corps éteint etmettant du rouge, se promenait sur la haute terrasse, accompagnéede ses deux enfants ; la vieille Annette, passait la têteentre les deux sabines de la pompe, oubliait son ouvrage commencé,gardait son linge à la main, et retenait à peine ses larmes envoyant une madame Willemsens si peu semblable à la ravissante femmequ’elle avait connue.

Cette jolie maison, d’abord si gaie, si animée, semblait êtredevenue triste ; elle était silencieuse, les habitants ensortaient rarement, madame Willemsens ne pouvait plus aller sepromener au pont de Tours sans de grands efforts. Louis, dontl’imagination s’était tout à coup développée, et qui s’étaitidentifié pour ainsi dire à sa mère, en ayant deviné la fatigue etles douleurs sous le rouge, inventait toujours des prétextes pourne pas faire une promenade devenue trop longue pour sa mère. Lescouples joyeux qui allaient alors à Saint-Cyr, la petite Courtillede Tours, et les groupes de promeneurs voyaient au-dessus de lalevée, le soir, cette femme pâle et maigre, tout en deuil, à demiconsumée, mais encore brillante, passant comme un fantôme le longdes terrasses. Les grandes souffrances se devinent. Aussi le ménagedu closier était-il devenu silencieux. Quelquefois le paysan, safemme et ses deux enfants, se trouvaient groupés à la porte de leurchaumière ; Annette lavait au puits ; madame et sesenfants étaient sous le pavillon ; mais on n’entendait pas lemoindre bruit dans ces gais jardins ; et, sans que madameWillemsens s’en aperçût, tous les yeux attendris la contemplaient.Elle était si bonne, si prévoyante, si imposante pour ceux quil’approchaient ! Quant à elle, depuis le commencement del’automne, si beau, si brillant en Touraine, et dont lesbienfaisantes influences, les raisins, les bons fruits devaientprolonger la vie de cette mère au delà du terme fixé par lesravages d’un mal inconnu, elle ne voyait plus que ses enfants, eten jouissait à chaque heure comme si c’eût été la dernière.

Depuis le mois de juin jusqu’à la fin de septembre, Louistravailla pendant la nuit à l’insu de sa mère, et fit d’énormesprogrès ; il était arrivé aux équations du second degré enalgèbre, avait appris la géométrie descriptive, dessinait àmerveille ; enfin, il aurait pu soutenir avec succès l’examenimposé aux jeunes gens qui veulent entrer à l’école Polytechnique.Quelquefois, le soir, il allait se promener sur le pont de Tours,où il avait rencontré un lieutenant de vaisseau mis en demi-solde :la figure mâle, la décoration, l’allure de ce marin de l’empireavaient agi sur son imagination. De son côté, le marin s’était prisd’amitié pour un jeune homme dont les yeux pétillaient d’énergie.Louis, avide de récits militaires et curieux de renseignements,venait flâner [Coquille du Furne : flaner.] dans les eaux du marinpour causer avec lui. Le lieutenant en demi-solde avait pour ami etpour compagnon un colonel d’infanterie, proscrit comme lui descadres de l’armée, le jeune Gaston pouvait donc tour à tourapprendre la vie des camps et la vie des vaisseaux. Aussiaccablait-il de questions les deux militaires. Puis, après avoir,par avance, épousé leurs malheurs et leur rude existence, ildemanda à sa mère la permission de voyager dans le canton pour sedistraire. Or comme les maîtres étonnés disaient à madameWillemsens que son fils travaillait trop, elle accueillait cettedemande avec un plaisir infini. L’enfant faisait donc des coursesénormes. Voulant s’endurcir à la fatigue, il grimpait aux arbresles plus élevés avec une incroyable agilité ; il apprenait ànager ; il veillait. Il n’était plus le même enfant, c’étaitun jeune homme sur le visage duquel le soleil avait jeté son hâlebrun, et où je ne sais quelle pensée profonde apparaissaitdéjà.

Le mois d’octobre vint, madame Willemsens ne pouvait plus selever qu’à midi, quand les rayons du soleil, réfléchis par les eauxde la Loire et concentrés dans les terrasses, produisaient à laGrenadière cette température égale à celle des chaudes et tièdesjournées de la baie de Naples, qui font recommander son habitationpar les médecins du pays. Elle venait alors s’asseoir sous un desarbres verts, et ses deux fils ne s’écartaient plus d’elle. Lesétudes cessèrent, les maîtres furent congédiés. Les enfants et lamère voulurent vivre au cœur les uns des autres, sans soins, sansdistractions. Il n’y avait plus ni pleurs ni cris joyeux. L’aîné,couché sur l’herbe près de sa mère, restait sous son regard commeun amant, et lui baisait les pieds. Marie, inquiet, allait luicueillir des fleurs, les lui apportait d’un air triste, ets’élevait sur la pointe des pieds pour prendre sur ses lèvres unbaiser de jeune fille. Cette femme blanche, aux grands yeux noirs,tout abattue, lente dans ses mouvements, ne se plaignant jamais,souriant à ses deux enfants bien vivants, d’une belle santé,formaient un tableau sublime auquel ne manquaient ni les pompesmélancoliques de l’automne avec ses feuilles jaunies et ses arbresà demi dépouillés, ni la lueur adoucie du soleil et les nuagesblancs du ciel de Touraine.

Enfin madame Willemsens fut condamnée par un médecin à ne passortir de sa chambre. Sa chambre fut chaque jour embellie desfleurs qu’elle aimait, et ses enfants y demeurèrent. Dans lespremiers jours de novembre, elle toucha du piano pour la dernièrefois. Il y avait un paysage de Suisse au-dessus du piano. Du côtéde la fenêtre, ses deux enfants, groupés l’un sur l’autre, luimontrèrent leurs têtes confondues. Ses regards allèrent alorsconstamment de ses enfants au paysage et du paysage à ses enfants.Son visage se colora, ses doigts coururent avec passion sur lestouches d’ivoire. Ce fut sa dernière fête, fête inconnue, fêtecélébrée dans les profondeurs de son âme par le génie dessouvenirs. Le médecin vint, et lui ordonna de garder le lit. Cettesentence effrayante fut reçue par la mère et par les deux fils dansun silence presque stupide.

Quand le médecin s’en alla : – Louis, dit-elle, conduis moi surla terrasse, que je voie encore mon pays.

A cette parole proférée simplement, l’enfant donna le bras à samère et l’amena au milieu de la terrasse. Là ses yeux se portèrent,involontairement peut-être, plus sur le ciel que sur laterre ; mais il eût été difficile de décider en ce moment oùétaient les plus beaux paysages, car les nuages représentaientvaguement les plus majestueux glaciers des Alpes. Son front seplissa violemment, ses yeux prirent une expression de douleur et deremords, elle saisit les deux mains de ses enfants et les appuyasur son cœur violemment agité : – Père et mère inconnus !s’écria-t-elle en leur jetant un regard profond. Pauvresanges ! que deviendrez-vous ? Puis, à vingt ans, quelcompte sévère ne me demanderez-vous pas de ma vie et de lavôtre ?

Elle repoussa ses enfants, se mit les deux coudes sur labalustrade, se cacha le visage dans les mains, et resta là pendantun moment seule avec elle-même, craignant de se laisser voir. Quandelle se réveilla de sa douleur, elle trouva Louis et Marieagenouillés à ses côtés comme deux anges ; ils épiaient sesregards, et tous deux lui sourirent doucement.

– Que ne puis-je emporter ce sourire ! dit-elle en essuyantses larmes.

Elle rentra pour se mettre au lit, et n’en devait sortir quecouchée dans le cercueil.

Huit jours se passèrent, huit jours tout semblables les uns auxautres. La vieille Annette et Louis restaient chacun à leur tourpendant la nuit auprès de madame Willemsens, les yeux attachés surceux de la malade. C’était à toute heure ce drame profondémenttragique, et qui a lieu dans toutes les familles lorsqu’on craint,à chaque respiration trop forte d’une malade adorée, que ce ne soitla dernière. Le cinquième jour de cette fatale semaine, le médecinproscrivit les fleurs. Les illusions de la vie s’en allaient une àune.

Depuis ce jour, Marie et son frère trouvèrent du feu sous leurslèvres quand ils venaient baiser leur mère au front. Enfin lesamedi soir, madame Willemsens ne pouvant supporter aucun bruit, ilfallut laisser sa chambre en désordre. Ce défaut de soin fut uncommencement d’agonie pour cette femme élégante, amoureuse degrâce. Louis ne voulut plus quitter sa mère. Pendant la nuit dudimanche, à la clarté d’une lampe et au milieu du silence le plusprofond, Louis, qui croyait sa mère assoupie, lui vit écarter lerideau d’une main blanche et moite.

– Mon fils, dit-elle.

L’accent de la mourante eut quelque chose de si solennel que sonpouvoir venu d’une âme agitée réagit violemment sur l’enfant, ilsentit une chaleur exorbitante dans la moelle de ses os.

– Que veux-tu, ma mère ?

– Ecoute-moi. Demain, tout sera fini pour moi. Nous ne nousverrons plus. Demain, tu seras un homme, mon enfant. Je suis doncobligée de faire quelques dispositions qui soient un secret entrenous deux. Prends la clef de ma petite table. Bien ! Ouvre letiroir. Tu trouveras à gauche deux papiers cachetés. Sur l’un, il ya : – Louis. Sur l’autre : – Marie.

– Les voici, ma mère.

– Mon fils chéri, c’est vos deux actes de naissance ; ilsvous seront nécessaires. Tu les donneras à garder à ma pauvrevieille Annette, qui vous les rendra quand vous en aurez besoin. –Maintenant, reprit-elle, n’y a-t-il pas au même endroit un papiersur lequel j’ai écrit quelques lignes ?

– Oui, ma mère.

Et Louis commençant à lire : – Marie Willemsens, née à…

– Assez, dit-elle vivement. Ne continue pas. Quand je seraimorte, mon fils, tu remettras encore ce papier à Annette, et tu luidiras de le donner à la mairie de Saint-Cyr, où il doit servir àfaire dresser exactement mon acte de décès. Prends ce qu’il fautpour écrire une lettre que je vais te dicter.

Quand elle vit son fils prêt, et qu’il se tourna vers elle commepour l’écouter, elle dit d’une voix calme : Monsieur le comte,votre femme lady Brandon est morte à Saint-Cyr, près de Tours,département d’Indre-et-Loire. Elle vous a pardonné.

– Signe…

Elle s’arrêta, indécise, agitée.

– Souffrez-vous davantage ? demanda Louis.

– Signe : Louis-Gaston !

Elle soupira, puis reprit : – Cachète la lettre, et écrisl’adresse suivante : à lord Brandon. Brandon-Square. Hyde-Park,Londres. Angleterre.

– Bien, reprit-elle. Le jour de ma mort tu feras affranchircette lettre à Tours.

– Maintenant, dit-elle après une pause, prends le petitportefeuille que tu connais, et viens près de moi, mon cherenfant.

– Il y a là, dit-elle, quand Louis eut repris sa place, douzemille francs. Ils sont bien à vous, hélas ! Vous eussiez étéplus riches, si votre père…

– Mon père, s’écria l’enfant, où est-il ?

– Mort, dit-elle en mettant un doigt sur ses lèvres, mort pourme sauver l’honneur et la vie.

Elle leva les yeux au ciel. Elle eût pleuré, si elle avaitencore eu des larmes pour les douleurs.

– Louis, reprit-elle, jurez-moi là, sur ce chevet, d’oublier ceque vous avez écrit et ce que je vous ai dit.

– Oui, ma mère.

– Embrasse-moi, cher ange.

Elle fit une longue pause, comme pour puiser du courage en Dieuet mesurer ses paroles aux forces qui lui restaient. – Ecoute. Cesdouze mille francs sont toute votre fortune ; il faut que tules gardes sur toi, parce que quand je serai morte il viendra desgens de justice qui fermeront tout ici. Rien ne vous yappartiendra, pas même votre mère ! Et vous n’aurez plus,pauvres orphelins, qu’à vous en aller, Dieu sait où. J’ai assuré lesort d’Annette. Elle aura cent écus tous les ans, et restera sansdoute à Tours. Mais que feras-tu de toi et de ton frère ?

Elle se mit sur son séant et regarda l’enfant intrépide, qui lasueur au front, pâle d’émotions, les yeux à demi voilés par lespleurs, restait debout devant son lit.

– Mère, répondit-il d’un son de voix profond, j’y ai pensé. Jeconduirai Marie au collége de Tours. Je donnerai dix mille francs àla vieille Annette en lui disant de les mettre en sûreté et deveiller sur mon frère. Puis, avec les cent louis qui resteront,j’irai à Brest, je m’embarquerai comme novice. Pendant que Marieétudiera, je deviendrai lieutenant de vaisseau. Enfin, meurstranquille, ma mère, va : je reviendrai riche, je ferai entrernotre petit à l’Ecole Polytechnique, où je le dirigerai suivant sesgoûts.

Un éclair de joie brilla dans les yeux à demi éteints de lamère, deux larmes en sortirent, roulèrent sur ses jouesenflammées ; puis, un grand soupir s’échappa de ses lèvres, etelle faillit mourir victime d’un accès de joie, en trouvant l’âmedu père dans celle de son fils devenu homme tout à coup.

– Ange du ciel, dit-elle en pleurant, tu as effacé par un mottoutes mes douleurs. Ah ! je puis souffrir. – C’est mon fils,reprit-elle, j’ai fait, j’ai élevé cet homme !

Et elle leva ses mains en l’air et les joignit comme pourexprimer une joie sans bornes : puis elle se coucha.

– Ma mère, vous pâlissez ! s’écria l’enfant.

– Il faut aller chercher un prêtre, répondit-elle d’une voixmourante.

Louis réveilla la vieille Annette, qui, tout effrayée, courut aupresbytère de Saint-Cyr.

Dans la matinée, madame Willemsens reçut les sacrements aumilieu du plus touchant appareil. Ses enfants, Annette et lafamille du closier, gens simples déjà devenus de la famille,étaient agenouillés. La croix d’argent, portée par un humble enfantde chœur, un enfant de chœur de village ! s’élevait devant lelit, et un vieux prêtre administrait le viatique à la mèremourante. Le viatique ! mot sublime, idée plus sublime encoreque le mot, et que possède seule la religion apostolique del’église romaine.

– Cette femme a bien souffert ! dit le curé dans son simplelangage.

Marie Willemsens n’entendait plus ; mais ses yeux restaientattachés sur ses deux enfants. Chacun en proie à la terreurécoutait dans le plus profond silence les aspirations de lamourante, qui déjà s’étaient ralenties. Puis, par intervalles, unsoupir profond annonçait encore la vie en trahissant un débatintérieur. Enfin, la mère ne respira plus. Tout le monde fondit enlarmes, excepté Marie. Le pauvre enfant était encore trop jeunepour comprendre la mort. Annette et la closière fermèrent les yeuxà cette adorable créature dont alors la beauté reparut dans toutson éclat. Elles renvoyèrent tout le monde, ôtèrent les meubles dela chambre, mirent la morte dans son linceul, la couchèrent,allumèrent des cierges autour du lit, disposèrent le bénitier, labranche de buis et le crucifix, suivant la coutume du pays,poussèrent les volets, étendirent les rideaux ; puis levicaire vint plus tard passer la nuit en prières avec Louis, qui nevoulut point quitter sa mère. Le mardi matin l’enterrement se fit.La vieille femme, les deux enfants, accompagnés de la closière,suivirent seuls le corps d’une femme dont l’esprit, la beauté, lesgrâces avaient une renommée européenne, et dont à Londres le convoieût été une nouvelle pompeusement enregistrée dans les journaux,une sorte de solennité aristocratique, si elle n’eût pas commis leplus doux des crimes, un crime toujours puni sur cette terre, afinque ces anges pardonnés entrent dans le ciel. Quand la terre futjetée sur le cercueil de sa mère, Marie pleura, comprenant alorsqu’il ne la verrait plus.

Une simple croix de bois, plantée sur sa tombe, porta cetteinscription due au curé de Saint-Cyr.

CY GIT

UNE FEMME MALHEUREUSE,

morte à trente-six ans,

AYANT NOM AUGUSTA DANS LES CIEUX.

Priez pour elle !

Lorsque tout fut fini, les deux enfants vinrent à la Grenadière,jetèrent sur l’habitation un dernier regard ; puis, se tenantpar la main, ils se disposèrent à la quitter avec Annette, confianttout aux soins du closier, et le chargeant de répondre à lajustice.

Ce fut alors que la vieille femme de charge appela Louis sur lesmarches de la pompe, le prit à part et lui dit : – Monsieur Louis,voici l’anneau de madame !

L’enfant pleura, tout ému de retrouver un vivant souvenir de samère morte. Dans sa force, il n’avait point songé à ce soinsuprême. Il embrassa la vieille femme. Puis ils partirent toustrois par le chemin creux, descendirent la rampe et allèrent àTours sans détourner la tête.

– Maman venait par là, dit Marie en arrivant au pont.

Annette avait une vieille cousine, ancienne couturière retirée àTours, rue de la Guerche. Elle mena les deux enfants dans la maisonde sa parente avec laquelle elle pensait à vivre en commun. MaisLouis lui expliqua ses projets, lui rendit l’acte de naissance deMarie et les dix mille francs ; puis, accompagné de la vieillefemme de charge, il conduisit le lendemain son frère au collége. Ilmit le principal au fait de sa situation, mais fort succinctement,et sortit en emmenant son frère jusqu’à la porte. Là, il lui fitsolennellement les recommandations les plus tendres en luiannonçant sa solitude dans le monde ; et, après l’avoircontemplé pendant un moment, il l’embrassa, le regarda encore,essuya une larme, et partit en se retournant à plusieurs reprisespour voir jusqu’au dernier moment son frère resté sur le seuil ducollége.

Un mois après, Louis Gaston était en qualité de novice à bordd’un vaisseau de l’Etat, et sortait de la rade de Rochefort. Appuyésur le bastingage de la corvette l’Iris, il regardait les côtes deFrance qui fuyaient rapidement et s’effaçaient dans la lignebleuâtre de l’horizon. Bientôt il se trouva seul et perdu au milieude l’Océan, comme il l’était dans le monde et dans la vie.

– Il ne faut pas pleurer, jeune homme ! il y a un Dieu pourtout le monde, lui dit un vieux matelot de sa grosse voix tout à lafois rude et bonne.

L’enfant remercia cet homme par un regard plein de fierté. Puisil baissa la tête en se résignant à la vie des marins. Il étaitdevenu père.

Angoulême, août 1832.

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