La Guerre dans les airs

La Guerre dans les airs

d’ H. G. Wells

Chapitre 1 OÙ IL EST QUESTION DU PROGRÈS ET DE LA FAMILLE SMALLWAYS

1.

– Leur Progrès, comme ils disent, ça marche, – déclara M. Tom Smallways, – ça marche, et l’on se demande comment ça peut toujours marcher.

M. Smallways faisait cette remarque longtemps avant le début de la guerre dans les airs, accoté contre la palissade, au bout de son jardin, et, d’un regard qui n’exprimait ni louange ni blâme, il contemplait la vaste usine à gaz de Bun Hill. Au-dessus des gazomètres pressés les uns contre les autres, trois formes étranges apparurent, grandes vessies flasques qui se balançaient lourdement,devenaient plus rondes et plus énormes – des ballons que l’ongonflait pour les ascensions hebdomadaires de l’Aéro-Club.

– C’est comme ça tous les samedis, – précisa le voisin M.Stringer, le laitier. – Pas plus tard qu’hier, tout le monde seserait précipité pour voir un ballon partir, et maintenant il n’y apas un trou à la campagne qui n’ait son départ de ballon tous lesdimanches… Heureusement pour les compagnies du gaz !

– Samedi dernier, – répliqua M. Smallways, – j’ai été obligé deramasser trois brouettées de gravier dans mes pommes de terre…trois brouettées de lest qu’ils nous ont versées sur la tête. Ilsm’ont écrasé les touffes qui n’étaient pas enterrées.

– Il y a des dames, parait-il, qui montent là-dedans…

– Si on peut appeler ça des dames… En tout cas, ce n’est pasl’idée que je me fais d’une dame… Grimper en l’air et jeter des tasde sable sur le monde, ce n’est pas cela qu’on m’a enseigné àconsidérer comme une occupation pour des dames.

M. Stringer approuva de la tête, et les deux voisinscontinuèrent à surveiller les masses boursouflées, avec uneexpression qui avait passé de l’indifférence à ladésapprobation.

M. Tom Smallways était fruitier de son état et jardinier parvocation, et Jessica, sa modeste épouse, vaquait aux soins de laboutique. Le ciel avait destiné M. Smallways à vivre dans un mondepaisible, mais il avait oublié de créer un monde paisible pour M.Smallways. Le pauvre homme vivotait dans un chaos d’innovationscontinuelles et acharnées, en un endroit précisément ou cesinnovations s’effectuaient ostensiblement et impitoyablement. Lesvicissitudes, eût-on pu dire, croissaient sur le sol même qu’illabourait ; son jardin, loué à l’année, était ombragé d’uneimmense palissade de planches, qui proclamait que ce lopin de terreconstituait un très enviable site pour des constructions. À l’ombrede cette menace perpétuelle de congé, M. Smallways se livrait àl’horticulture, sur ce dernier bout de terrain investi de jour enjour plus étroitement par les accaparements urbains. Il s’enconsolait de son mieux en s’imaginant que ça ne pouvait pasdurer.

– Faudra bien que ça s’arrête ! – répétait-il.

Son vieux père se souvenait du Bun Hill comme d’un idylliquevillage. Jusqu’à cinquante ans, le vieillard avait conduit leschevaux de Sir Peter Bone ; puis, comme il s’était mis àboire, on lui avait confié l’omnibus de la gare, ce qui le menajusqu’à soixante-dix-huit ans, âge auquel il prit sa retraite. Toutle jour, rabougri, bourré de réminiscences qu’il déchargeait, dèsla première approche, sur l’imprudent qui s’aventurait dans sonvoisinage, il demeurait assis près de l’âtre. Il vous décrivait ledomaine de Sir Peter Bone, qu’on avait morcelé parlotissements ; il vous disait comment le noble seigneurrégentait le pays quand il y avait encore des bois et des champs,des chasses à tir et à courre, quand les pataches et les diligencesparcouraient la grand’route, quand des terrains de jeuxs’étendaient à l’endroit qu’occupe l’usine à gaz, et qu’onbâtissait le Palais de Cristal. Puis ç’avait été le chemin de fer,des villas et encore des villas, les usines à gaz, et lesréservoirs de la Compagnie des Eaux, au milieu d’un océan hideux delogements ouvriers ; ensuite, la captation des sources etl’assèchement de la petite rivière dont le lit n’était plus qu’unerigole fétide ; et enfin une seconde ligne de chemin de fer etune seconde station, et des maisons, encore des maisons et desboutiques, une concurrence insoutenable, des magasins à grandesvitrines, des écoles, des impôts nouveaux, des omnibus, destramways à traction mécanique, qui allaient jusqu’au cœur deLondres, des bicyclettes, des automobiles en nombre toujourscroissant, une bibliothèque publique payée par M. Carnegie…

– Faudra bien que ça s’arrête ! répétait M. Tom Smallways,dont les jours s’écoulaient au milieu de ces merveilles.

Mais ça ne s’arrêtait pas. La fruiterie, située dans une desplus petites et des plus vieilles maisons du village, sur laGrand’Rue, avait un air submergé, l’air de se cacher de quelqueennemi qui serait à sa recherche. Quand on refit la chaussée, on lasurhaussa à ce point, pour la niveler, qu’il fallait maintenantdescendre trois marches pour entrer dans la boutique. Toms’efforçait de vendre uniquement la récolte de son jardin, produitsexcellents assurément, mais de variété limitée. Et le Progrès vint,qui l’obligea à mettre dans son étalage des artichauts et desaubergines de France, des pommes étrangères, des pommes de l’Étatde New York, de Californie, du Canada, de la Nouvelle-Zélande, – «des fruits qui ont un bel aspect, mais qui ne valent pas nos bonnespommes d’Angleterre » – des bananes, des noix aux formes insolites,des « grappes fruits » et des mangues…

Les automobiles qui montaient ou descendaient la Grand’Ruedevenaient de plus en plus énormes et puissantes, passaient enronflant à des vitesses toujours plus grandes et répandaient desodeurs toujours plus infectes. On vit même de gros camionsassourdissants, qui remplaçaient les voitures de livraisons pour ladistribution des sacs de charbon, caisses, ballots, paquets, colisde tous genres. Des omnibus automobiles détrônèrent les omnibus àchevaux, et les fraises du Kent elles-mêmes adoptèrent la tractionmécanique pour se rendre à Londres, la nuit, et ajoutèrent à leursaveur naturelle les parfums du Progrès.

Enfin, le jeune Bert Smallways acheta une motocyclette.

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