La Guerre

La Guerre

d’ Erckmann-Chatrian
PREMIER TABLEAU – LE DÉPART DE SOUWOROW

La grande place d’Alexandrie. À gauche, la boutique du fripier Zampieri, encombrée de manteaux, de chaussures,de vêtements. À droite, un café. Au fond, la cathédrale Saint-Laurent. Les fenêtres, les balcons autour de la place regorgent de monde. La foule encombre les marches et les porches de la cathédrale, où se chante le Te Deum. L’orgue, par instants, se fait entendre au-dessus des voix innombrables. Les banderoles, les drapeaux, les bannières aux couleurs de la Russie,flottent partout. Un régiment de cosaques traverse la place ;le fripier Zampieri et sa fille Marietta déploient des vêtements à l’étalage.

 

SCÈNE PREMIÈRE

 

Zampieri, Marietta, soldats russes,
hommes et femmes du peuple, puis Jonas.

 

Voix nombreuses. – Vivent les Russes ! Vivent les libérateurs de l’Italie ! Vivent les soldats de Souworow !

(Grandes acclamations qui se prolongent dans les rues voisines. Jonas paraît à droite.)

Zampieri, apercevant uncosaque qui cherche à décrocher une paire de bottes avec salance. – Au voleur ! au voleur ! (Il sort encourant.)

Le cosaque. – Hourrah !(Il pique des deux et disparaît à gauche.)

Jonas, s’approchant del’échoppe. – Hé ! maître Zampieri, encore un peu… (Ilmontre la paire de bottes en souriant. Zampieri seretourne.)

Zampieri. – C’est vous,Jonas ! (sadressant à sa fille.)Marietta, rentre bien vite les marchandises de l’étalage.Dépêche-toi.

Marietta. – Oui, mon père.

Zampieri, s’approchant deJonas. – Nos bons amis cosaques ont des lances si longues, etdes baïonnettes si pointues, qu’elles accrochent toujours quelquechose en passant.

Jonas, riant de boncœur. – Ne dites pas à des Italiens qu’ils mentent… Ne ditespas à des Russes qu’ils volent !…

Zampieri. – Et qu’est-ce qu’il nefaut pas vous dire à vous ?

Jonas. – Dites ce que vousvoudrez, je ne vous croirai pas.

Zampieri, souriant.–Jonas, vous êtes un honnête homme.

Jonas, regardant à droite età gauche d’un air comique. – Je n’ai pas de témoins,Zampieri, vous l’auriez payé cher.

(Tous deux rient et se serrent lamain.)

Zampieri, montrant lestroupes qui défilent. – Eh bien ! ils partent… Ilsquittent décidément l’Italie.

Jonas. – Oui, Souworow ne pouvaitplus s’entendre avec les généraux autrichiens, ça menaçait deprendre une mauvaise tournure ; il va rejoindre le corpsd’armée russe qui est en Suisse.

Zampieri. – Ma foi, Jonas, je nesuis pas fâché de les voir partir. Ces Russes sont les plus grandsvoleurs de la terre.

Jonas, avec ironie. – Àquoi pensez-vous, maître Zampieri ! Parler ainsi des sauveursde la foi, des restaurateurs de l’ordre, des vainqueurs de Cassano,de la Trebia, de Novi, des libérateurs de l’Italie…

Zampieri, s’emportant.–Eh ! tous ces libérateurs ne pensent qu’à nousdépouiller !…

Jonas, avec vivacité. –Prenez garde… on pourrait vous entendre. (Il indique du regarddes soldats de police, qui font circuler la foule. Zampieri secalme subitement. Jonas l’attire sur le devant de la scène.)Je viens vous proposer une affaire, Zampieri.

Zampieri. – Quoi ?

Jonas. – Deux cent cinquantehabits russes, cent paires de souliers, des pantalons, desépaulettes, des pompons.

Zampieri. – De l’hôpitalSaint-Laurent ?

Jonas. – Non, tout arrive deNovi, c’est marqué à la baïonnette.

Zampieri. – Et le prix ?

Jonas. – Deux cent vingt ducatsen bloc.

Zampieri. – Écoutez, Jonas,apportez-moi cela dans mon magasin… Je ne peux rien dire avantd’avoir vu la marchandise.

Jonas. – Quand ?

Zampieri. – Quand l’arrière-gardede Souworow aura quitté Alexandrie. Je connais l’intendance russe,elle reprend volontiers ce qu’elle a vendu, pour le vendre uneseconde fois.

(Grand tumulte au fond ; quelquesofficiers russes passent au galop.)

Voix nombreuses. – Vivent lesRusses ! Vivent les sauveurs de l’Italie !…

(Acclamations.)

Zampieri. – Quelsbraillards !

Jonas. – Bah ! laissez-lesfaire ; ils criaient aussi fort au passage de Bonaparte… Siles Français reviennent…

L’espion Ogiski, déguisé encrieur public, traversant la place, un paquet de brochures sous lebras. – Histoire d’Alexandre-Basilowitche Souworow, vainqueurde Kinburn, de Foxhani, du Rymnik, d’Ismaïl, de Praga. Histoire deSouworow, fameux généralissime du tzar Paul. Histoire du vainqueurde Cassano, de la Trebia, de Novi. Histoire de Souworowl’invincible !

(Il disparaît à gauche, enrecommençant : – Histoire, etc.)

Plusieurs voix, dans la rue àgauche. – Par ici ! hé ! par ici !

(En ce moment Zampieri aperçoit desenfants, qui grimpent aux piliers de son échoppe.)

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